Réquisitoire de madame Aurélia Devos, vice-procureur.
Madame Aurélia Devos semble tendue avant de prendre la parole, concentrée en tout cas. Elle commence par rappeler avec émotion le fait que, en juillet 1994, le choléra qui sévit dans les camps du Zaïre prend toute la place jusqu’à occulter le génocide des Tutsi perpétré au cours des trois mois précédents.
Elle lance ensuite une lourde charge contre la stratégie de la défense : « Pour détourner le regard, on vous a parlé de l’après-génocide, du TPIR, des Ingando (camps de réinsertion pour ceux qui rentrent du Zaïre, ndlr), du nouveau pouvoir à Kigali… Propos tronqués, mensonges… Peut-être demain entendrez-vous de quoi vous divertir, entendrez-vous parler des traîtres qui ont plaidé coupable… »
En citant Audouin-Rouzeau, témoin de contexte qui est intervenu au début du procès, elle ajoute qu’on « transforme aujourd’hui les victimes en bourreaux ». L’historien parlait du « feu sous la cendre. »
Hommage est alors rendu à tous ces témoins qui « n’en rajoutent pas, qui ont peur d’accuser, peur de s’accuser en en disant trop. Tant de victimes sont mortes, éteignant la parle et le souvenir. Le plus souvent, seule reste la parole de ceux qui ont tué. » Hommage à ces témoins venus pour la première fois en Europe, intimidés par la défense, questionnés parfois avec ironie. Madame Devos évoque tous les problèmes posés par la traduction, demande de prendre en compte la dimension culturelle, l’effet évolutif de la mémoire. D’avoir à l’esprit ces témoins entendus par le TPIR au Rwanda par des enquêteurs qui ne notent que ce qui les intéressent. Entendus aussi au TPIR lors d’audiences, par les enquêteurs français, par les magistrats instructeurs, entendu devant nous avec la peur qui les habitait. Une défense qui pose des questions qui comportent déjà les réponses, des questions alambiquées pour faire chuter le témoin. Elle dénonce l’ironie des avocats de la défense, leurs manœuvres pour discréditer les témoins. Est-ce anormal que des rescapés se regroupent dans des associations qui les soutiennent ? Allusion aux propos du prévenu qui n’a cessé de s’en prendre à l’association Ibuka.
Et de demander : « Simbikangwa serait le seul à dire la vérité ? »
Madame Devos va ensuite décrire le Kigali de 1994, comme si elle donnait une leçon de géographie politique, rappeler l’attentat du 6 avril, pour ajouter aussitôt : « Les Tutsi sont devenus des cibles. » Redire qu’un génocide spontané n’existe pas, rappeler les propos des nombreux témoins de contexte qui ont fait part de leur vécu à Kigali alors que le génocide battait son plein. Elle va ensuite évoquer longuement les principaux acteurs présents chez Simbikangwa pendant le génocide, principalement monsieur Higiro et Pascal Gahamanyi, tous deux partis sans dire au revoir… Ce jeune Pascal Gahamanyi, « le Tutsi utile, otage de son sauveur qui porte à jamais la perversion de celui qui l’a sauvé ! » Des propos lourds de sens.
Et tous les gardiens de Kiyovu ! Isaïe, « son Tutsi qui croyait être son ami et qui le croit toujours ! » Et Simbikangwa, ce sauveur qui refuse de le reconnaître, qui refuse les remerciements, qui, avec cynisme, s’attribue le titre de « Juste » ! « On sauve par calcul, par prévision. Les vrais sauveteurs ne sont pas dans ce box. » Et de dénoncer les mensonges du prévenu qui avoue d’abord n’être jamais sorti de chez lui puis qui finira par reconnaître qu’il sortait pour prendre soin de ses réfugiés… Pour s’occuper de ses vaches, « en plein génocide » s’offusquera madame Devos !
« Simbikangwa va faire sa guerre contre le front intérieur, contre le complice du FPR, contre le Tutsi », sa guerre contre des vieillards, des femmes des enfants, « pas contre des combattants. » Si on ne peut prouver les faits qui lui sont reprochés à Gisenyi, par contre, à Kigali, le prévenu s’active. Tous les témoins le disent. Simbikangwa est « le bras radiophonique d’une politique génocidaire ». Et de rappeler le témoignage de Valérie Bemeriki dont le témoignage en soutien à son patron Ferdinand Nahimana au TPIR ne sera pas retenu parce qu’elle a menti. Madame Devos va parler de ce témoin Higiro qui se prend les pieds dans le tapis lors de déclarations contradictoires. Mais ce témoin était habité par la peur. Peu importe où les armes étaient cachées. Des armes étaient entreposées chez Simbikangwa, il s’en souviendra « jusqu’à sa mort » Les gardiens, si malmenés par la défense, attestent aussi des livraisons d’armes. Madame Devos s’en prend à nouveau aux avocats de la défense qui s’acharnent sur un homme, un rescapé qui a perdu toute sa famille, et qui vont jusqu’à oser la question : « Vous avez été poursuivi ? » Un rescapé ! Des armes qui serviront à tuer, et pas seulement à Kiyovu !
L’acquittement de Protais Zigiranyirazo au TPIR dans son procès en appel agité par la défense ? Et la révélation du nom d’un témoin protégé ? De quoi Z était-il accusé ? « Le témoin BCW l’a vu le 12 et le 17 avril 1994. Neuf témoins disent, en première instance, l’avoir vu à Rubaya, dans le nord, entre le 11 et le 17. La Chambre de première instance n’a pas jugé ces témoins crédibles. La Chambre d’appel dit que la Chambre de première instance a mal évalué la crédibilité des témoins. Elle ne peut être sûre de la présence de monsieur Z à Kigali, au-delà de tout doute raisonnable. C’est le Procureur qui n’a pas été au bout de sa démonstration. Jamais la Chambre n’aura dit que le témoin BCW a menti. » Il fallait rétablir la vérité devant la Cour.
Madame Devos continue son implacable démonstration en rappelant le rôle central de Simbikangwa dans le génocide, dans la ville de Kigali. Le prévenu circulait avec ses gardes du corps dont il n’a pas condamné les crimes quand ils rentraient les mains pleines de sang ! Simbikangwa a eu un rôle essentiel aux barrières : il les visite, encourage les tueurs pour qu’ils fassent « un bon travail ». Tout cela montre bien l’autorité du prévenu. Des corps, il n’en a jamais vu. Il n’a même pas senti l’odeur de brûlé qui se dégage lorsque les tueurs décident de se débarrasser des cadavres en les déposant sur des pneus en flammes ! Et que dire du rôle de Simbikangwa dans la dénonciation de Jean Marie Vianney Nyetegeka, ce gardien Tutsi dont il a demandé la mort et qui, par miracle, aura la vie sauve, et au sujet duquel la défense tiendra une nouvelle fois des propos « choquants » : « Pourquoi ne vous ont-ils pas tué avant ? Pourquoi être revenu sur la barrière ? Vous avez eu de la chance ! » ironise maître Epstein.
Pour terminer ce long réquisitoire d’une qualité exceptionnelle, madame Devos s’explique : « Simbikangwa n’a pas vu de mort exécuté devant lui ? Peut-être. Mais parce qu’il est un donneur d’ordre. Le plus grand responsable n’est-il pas celui qui encourage ? La responsabilité ne se compte pas en nombre de morts. La volonté d’exterminer dépasse le nombre des victimes. Le crime qui a été commis est un crime contre l’humanité… Simbikangwa sera l’un des derniers à quitter Kigali. Sa détermination aura été totale, aura duré trois mois. »
Les derniers mots seront pour les membres de la Cour : « Aucun d’entre vous ne sortira indemne de cette cour d’assises. Mais vous aurez compris ce qu’aura été le rôle de Simbikangwa. Et rappelez-vous « qu’aucun témoin ne devait survivre. »