L’Avocat général M. Philippe COURROYE commence son réquisitoire en citant certains événements survenus durant l’année 1994 dans le monde, événements connus de tous. Puis il fait remarquer que très certainement, si l’on nous demandait de citer les 10 événements les plus marquants de l’année 1994, le génocide des Tutsi au Rwanda ne serait certainement pas le premier événement que l’on citerait.
Il continue en interpellant les jurés et en leur faisant comprendre qu’il s’agit aujourd’hui de faire leur devoir vis-à-vis de l’Humanité. Puis il évoque deux questions qu’ils seraient légitimes de se poser :
- Pourquoi juger en France 22 ans après ?
- Comment juger ?
Il fait alors un rappel de la compétence universelle de la France qui peut s’appliquer dans ce procès puisque les deux accusés ont été arrêtés en France. Il explique que le procès arrive 22 ans après justement parce que les deux accusés sont des « fuyards », et que la durée particulièrement longue de l’instruction dans ce dossier est en réalité un délai normal au regard de la complexité de l’affaire. S’agissant de l’instruction, Monsieur COURROYE aborde également les recours émis par la défense, notamment contre l’ordonnance de mise en accusation (OMA) : par conséquent, les prétentions que la défense a pu émettre durant l’audience sur des éléments de l’instruction ne tiennent pas, il aurait fallu le faire pendant l’instruction, et la défense en a eu l’occasion.
Comment juger ? Monsieur l’Avocat Général parle tout d’abord des témoins que les jurés ont pu voir défiler à la barre durant ces deux mois d’audience. En effet, il n’a pas été présenté de preuve scientifique des massacres, les témoignages prennent donc une part importante dans le processus d’élaboration de leur intime conviction. Les jurés et les membres de la Cour ont pu voir des témoins venus d’horizon très divers : des témoins de contexte, des condamnés, des victimes et des témoins de personnalité. S’agissant de l’intégrité des témoins, Monsieur l’Avocat Général nous dit qu’ils sont venus sans haine, avec parfois une réserve digne. Puis il cite Maitre MATHE, l’avocate de NGENZI, qui a pu dire à son client lors d’un interrogatoire « on ment rarement, on se trompe parfois, on reconstitue toujours la vérité ». En effet, le traumatisme que les témoins ont pu vivre lors des événements d’avril 1994 engendre forcément des distorsions, mais quoi de plus normal. Monsieur l’Avocat Général fait ici le parallèle avec les témoignages des victimes des tueries du Bataclan ou d’Orlando et se demande si la défense aurait osé remettre en doute leurs paroles s’ils avaient oublié certains éléments. De plus, nous sommes 22 ans après, les témoins ont vécu des choses horribles. Et finalement si les témoins venaient répéter mot pour mot ce qu’ils avaient pu déclarer lors de leurs auditions par les gendarmes français, cela n’aurait-il pas été, cette fois, la preuve d’une manipulation des témoins ? Les distorsions présentes dans les auditions des témoins ne peuvent prouver leur corruption. Rappelant également que des témoins de contexte, comme Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, ou encore Hélène DUMAS et Eric GILLET ont pu dire qu’ils avaient été confrontés à une « parole libre » lorsqu’ils s’étaient rendus au Rwanda.
Concernant le rôle de la Cour d’Assise, Monsieur l’Avocat Général note bien sûr les différences procédurales avec les juridictions internationales, notamment sur le temps du procès ou encore le statut des témoins, ou enfin la qualité des personnes qui jugent (un jury populaire en France et des juges professionnels au TPIR). Mais Monsieur l’Avocat Général évoque que cela n’empêche en rien le respect de l’égalité des armes ou bien du principe du contradictoire, tout en notant que ce dernier peut être un peu mis à mal lorsque la défense, la veille des plaidoiries, vers minuit, verse des pièces de 166 pages.
Monsieur l’Avocat Général rappelle aux jurés qu’il s’agit d’un procès pour l’Histoire et l’Humanité puisque les crimes commis sont des crimes contre la communauté des Hommes dont ils font eux-mêmes partie. Il rappelle également le rôle du Ministère Public qui est de défendre l’intérêt général et par conséquent s’il s’avère qu’un accusé est innocent, l’objectif du Ministère Public ne sera pas de le faire condamner.
Monsieur COURROYE en vient ensuite aux crimes commis au Rwanda en 1994. Il rappelle que les dix jours de début avril vécus à KABARONDO ne sont qu’une page de ce qui s’est déroulé dans tout le pays à ce moment, mais que chaque mort reste une tragédie individuelle et qu’il ne faut pas qu’ils deviennent une unité déshumanisée que l’on ajoute aux statistiques. Le représentant du Ministère public aborde alors la preuve de la planification du génocide commis contre les Tutsi en 1994. Lors de leurs passages à la barre, Eric GILLET et Jean-François DUPAQUIER parlaient des racines profondes sur lesquelles était fondé un génocide. Monsieur l’Avocat Général reprend cette métaphore et expose qu’elle est tout à fait applicable au Rwanda et regarde l’histoire du pays, notamment depuis la colonisation. Il aborde ensuite ce qu’il considère comme le triptyque essentiel à la commission de ce crime :
- Un Etat central dominant et fort
- Un contexte de guerre
- Une idéologie
Il démontre que les premiers et les derniers éléments sont présents pour le Rwanda, dès le début des années 60. De plus, en 1990, l’attaque du FPR fait basculer le pays dans un contexte de guerre, cela permettant, comme l’a bien décrit Jacques SEMELIN, de déplacer les différents problèmes du pays sur l’ennemi qu’est le Tutsi. Monsieur l’Avocat Général expose ensuite les différents événements des années 90 pouvant prouver la planification du génocide : le discours de Léon MUGESERA à Kabaya en novembre 1992, la création des milices, de la RTLM et de la défense civile, les différents rapports d’ONG et de l’ONU, la publication des « 10 commandements des Bahutu » dans le journal KANGURA…
Monsieur l’Avocat Général conclut alors : « Pendant qu’on érige des barrières, les barrières morales tombent » et résume la planification ainsi : « frustration, domination, ségrégation, extermination ».
Il en arrive alors aux faits objets du procès. Monsieur Philippe COURROYE évoque en premier lieu les massacres commis dès le 7 avril 1994 dans les différents secteurs de Kabarondo. Mais qui en réalité reflètent une politique de massacre qui se faisait à l’unisson sur tout le territoire, comme a pu le dire Stéphane AUDOIN-ROUZEAU : « L’Etat ne protège plus, il fouette le cheval fougueux ». Dans ce cadre Monsieur l’Avocat Général évoque le rôle du bourgmestre, et l’attitude de NGENZI, en se référant à une citation historique d’un neveu de Napoléon : « En cas de grand coup de balai, de quel côté serez- vous ? Du côté du manche bien sûr ». L’accusation en vient plus précisément à l’attaque du secteur de Cyinzovu et à la réunion préalable au carrefour de Kyonza organisée par BARAHIRA, prouvant ainsi l’autorité conservée par ce dernier. Puis Monsieur COURROYE évoque la réunion du terrain de football de Cyinzovu, et cite les différents témoignages concernant les propos attribués à BARAHIRA. Monsieur l’Avocat Général conclut alors que c’est « l’open bar de la violence ! Allez- y c’est gratuit ! ». S’agissant de la présence de NGENZI à cette réunion, et revenant sur le rôle du Ministère Public qui n’est pas de faire condamner à tout va, il précise qu’il ne retiendra pas la participation de NGENZI à cette réunion, les témoignages n’étant pas assez concordants. Cependant il retient que NGENZI ne pouvait pas ne pas être au courant.
S’appuyant sur les témoignages, Monsieur Philippe COURROYE évoque les suites de cette réunion, parmi lesquelles la destruction de la maison de YORAMU, l’attaque de la forêt Projet et bien sûr l’attaque de l’église.
Sur l’église de Kabarondo, Monsieur l’Avocat Général revient sur l’afflux des réfugiés dès le 7 avril. Il clôt le débat sur le nombre de réfugiés pouvant être présents lors de l’attaque du 13 avril. Il expose les raisons pour lesquelles les personnes se réfugient à l’église évoquant un « sanctuaire inviolé » jusque- là. Sur le séjour des réfugiés à l’église, Monsieur l’Avocat Général rappelle que NGENZI n’a jamais donné d’instruction pour aider les réfugiés, ni mis en place une logistique communale à disposition de la population. L’alimentation était bien insuffisante et aucune protection particulière n’était accordée. Alison DES FORGES démontrait bien qu’affamer la population était une technique mise en place par les autorités pour exterminer plus facilement.
S’agissant de l’attaque du 13 avril, Monsieur Philippe COURROYE introduit ainsi son propos : « L’aube va se lever sur la journée sanglante du 13 avril et NGENZI n’aura pas un semblant d’humanité pour les réfugiés ». Il déroule ensuite la journée du 13 avril en évoquant une stratégie bien connue, diviser pour mieux régner, séparer les hommes et les femmes pour mieux exterminer. Monsieur l’Avocat Général fait alors le parallèle avec le drame d’Oradour sur Glane où les femmes et les enfants avaient été enfermés dans l’église incendiée et les hommes fusillés dans les granges et sur la place du marché. Il résume alors la première attaque des Interahamwe [1] dirigée « par le si mal prénommé Bienfaiteur ». Monsieur l’Avocat Général fait alors deux remarques sur cette attaque :
- La violation du sacré : il évoque Victor HUGO et Notre Dame de Paris. Le bossu ayant arraché Esméralda aux flammes, il s’enferme dans l’église et y demande asile, église qui ne sera pas violée par les soldats du roi. Mais Monsieur l’Avocat Général interpellant les accusés ajoute : « Au Rwanda en 1994 vous n’avez pas hésité à ajouter le sacrilège à l’horreur ». L’église va alors se transformer en enfer sur terre, les Tutsi brûlant comme des démons.
- L’industrialisation du massacre : face à la résistance et à la défense des réfugiés, organisées par l’abbé INCIMATATA, lors de l’attaque des Interahamwe [1], les militaires, les gendarmes et les policiers municipaux vont intervenir.
Sur les différents participants aux attaques, Monsieur COURROYE évoque une proximité géographique et idéologique de la milice avec les accusés ; les Interahamwe sont les miliciens du MRND, les Abarinda [2] sont originaires de Rubira (secteur d’origine de NGENZI), le Simba Bataliani [3] est dirigé par un ancien éducateur de la jeunesse à l’époque où BARAHIRA était bourgmestre. Les gendarmes sont sous l’autorité du bourgmestre depuis un décret de 1974, il en est de même pour les policiers municipaux. Les militaires sont décrits par plusieurs comme intervenant à la demande de NGENZI. De nombreux témoins disent l’avoir vu partir chercher les militaires, ou revenir avec eux. De plus, CYASA (NDR : surnom qui signifie « le pourfendeur », au sens propre du terme), qui n’a aucun intérêt à mentir sur ce point, dit avoir vu NGENZI le 13 au camp HUYE pour réclamer des militaires. Enfin, Laurent BUCYIBARUTA, ancien préfet de Kabarondo jusqu’en 1992, puis préfet de Gikongoro, avait bien confirmé lors de son audition qu’il était possible pour le bourgmestre d’aller demander l’intervention de militaires, sans passer par le préfet, en cas d’extrême urgence.
Selon Monsieur l’Avocat Général, il y a donc une sorte de rationalisation scientifique du meurtre qui s’opère au matin du 13 avril. Il qualifie « d’apocalypse » la journée du 13 vécue par les réfugiés de l’église : les massacres commencent à 9h et se terminent vers 18h. Monsieur COURROYE fait alors une comparaison avec la journée vécue à l’audience, demandant aux jurés d’imaginer que la salle ait été bombardée tout le long de cette journée. « C’est une éternité d’horreur » conclut-il. Et « la maison du Seigneur va finalement céder devant les armes maléfiques des hommes ». Monsieur l’Avocat Général en arrive ensuite au moment de la sortie de l’église des derniers rescapés, qui seront « finis à la truelle » et à qui l’on va demander de sortir leur carte d’identité, « sortir ce bout de papier qui est la vie ou la mort », « c’est ça un génocide, c’est ça l’absurdité, l’atrocité d’un génocide, la pure haine des cinq lettres du mot Tutsi ». Monsieur l’Avocat Général aborde ensuite les jours suivant ce massacre, où il faut tenter de survivre pour les rares rescapés qui ont échappé à la mort.
Puis il aborde le rôle des accusés en faisant allusion au personnage de Voltaire, Candide, (NDR : Candide ou l’Optimisme est un conte philosophique de Voltaire paru à Genève en janvier 1759), la première image qui nous vient en tête s’agissant de BARAHIRA : « Il faut cultiver son jardin ». NGENZI, lui, c’est la Croix Rouge qui sauve certains rescapés après être resté derrière les cyprès sans rien voir. Et le soir il rentre chez lui sans se préoccuper de la situation à l’église. Monsieur l’Avocat Général reprend les différents témoignages de victimes et de participants mettant en cause les accusés. Il conclut alors que NGENZI est « un dirigeant, un chef d’Etat- Major, un organisateur » et que BARAHIRA quant à lui est « un opérateur, un auxiliaire de la machette présent à l’église le 13 avril ».
S’agissant des jours qui suivent, comme lors de la destruction des fours crématoires devant l’avancée de l’Armée Rouge, à KABARONDO on va procéder à l’enfouissement des corps devant l’arrivée du FPR, corps décrits comme étant en décomposition, monsieur l’Avocat Général datant alors cet enfouissement du 16 avril. Ce n’est donc pas pour rendre leur dignité aux corps que NGENZI fait procéder à l’enfouissement. De plus il va chercher de la main d’œuvre pour ensevelir les cadavres, et quelle main d’œuvre ? La milice des Abarinda [2] qui achèvera à la machette les survivants de l’église.
Philippe COURROYE rappelle que le 15 au soir, au lieu de se préoccuper des 3000 corps des victimes de l’église, NGENZI rejoint sa famille et souffle ses 36 bougies (NDR : il est né un 15 avril). « Est-ce que NGENZI va alors fuir cette horreur ? Non, les jours suivants il va continuer. La mort est devenue son métier ».
C’est ainsi que se conclut cette première partie des réquisitions de Monsieur l’Avocat Général. Réquisitions marquées par une grande maîtrise du dossier et du déroulement de ces deux mois d’audience. En citant les uns après les autres les témoignages des personnes qui sont venues déposer, Monsieur COURROYE nous fait revivre avec émotion l’ensemble des audiences, mais toujours avec une grande fermeté dans le ton.
Laura GUILABERT, stagiaire au CPCR.
Suite et fin du réquisitoire lundi 4 juillet.
- Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Abarinda : dans le secteur de NGENZI, ce groupe avait repris le nom traditionnel « des gens qui savent chasser » pour l’appliquer à la traque des Tutsi.
[Retour au texte] - Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, déjà cité par plusieurs témoins pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
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