Réquisitoire de l’avocat général : perpétuité requise.
« Je ne pourrai jamais être le même homme. Vous et moi (s’adressant aux jurés) nous sommes en communion. » C’est ainsi que Bruno Sturlese, l’avocat général, pâle et manifestement ému, commence son réquisitoire.
« Ce procès est bien notre affaire à tous. Historique, il l’est à plus d’un titre. Il s’insère dans l’Histoire avec un grand H, pas seulement l’histoire du Rwanda. Le génocide des Tutsi concerne l’histoire de l’humanité, une page effrayante de l’humanité. » Historique, ce procès l’est aussi parce que c’est la première fois qu’une cour d’assises française est saisie d’une telle affaire, et ce crime « entre bel et bien dans notre code pénal. » Vingt ans après les faits, un tel procès est très utile en France, précise l’avocat général.
Pourquoi juger Pascal Simbikangwa ? Et de faire l’historique de du dossier Simbikangwa, de sa fuite du Rwanda en juillet 1994 jusqu’à son exil à Mayotte où il sera arrêté pour trafic de faux papiers. C’est alors que le Procureur de Kigali, ayant eu connaissance de la présence de Simbikangwa à Mayotte, le fera rechercher. A noter que le TPIR avait précédemment remis son dossier aux autorités judiciaires du Rwanda, en vertu de son mandat qui entrait dans sa phase d’achèvement. Les autorités judiciaires françaises ayant décidé de refuser l’extradition de Simbikangwa vers son pays, la justice française avait donc compétence pour le juger : « Aut dedere, aut judicare », ou le livrer, ou le juger.
S’adressant à la Cour, Bruno Sturlese précise : « Votre compétence est à vivre comme une fierté, comme un rouage indispensable contre l’impunité. Cette compétence va de soi pour éviter que notre territoire devienne un sanctuaire pour génocidaires (ce qu’il est déjà, ndlr). Et d’ajouter, lyrique : « Juges de tous les pays, soyez fiers de vous donner la main pour lutter contre l’impunité. Ceux qui ont voulu assassiner un peu d’humanité doivent être convaincus que, où qu’ils se cachent, ils auront des comptes à rendre à la justice humaine. » En effet, « ces crimes sont insupportables, et donc imprescriptibles. »
Pourquoi juger Simbikangwa vingt ans après ? Tout simplement « parce que Simbikangwa s’est caché pendant treize ans. Il n’y a eu dans cette affaire ni lenteur, ni atermoiement de la justice française. Ce n’est pas non plus un procès expéditif. »
En reconnaissant le rôle d’aiguillon du CPCR et en rendant un hommage au Procureur Marc Brisset-Foucault, alors en poste à Mayotte, l’avocat général va rappeler la chronologie des faits et rappeler aux jurés qu’ils doivent juger Simbikangwa « au regard d’une seule exigence : l’appréciation honnêtes des preuves.
Quant aux témoins, la défense « s’est acharnée à vouloir les faire chuter à tout prix. Ce seraient tous de faux témoins, des récitants selon le mot de Simbikangwa. Et de bien rappeler aux jurés de « distinguer les mensonges en tenant compte du décalage culturel, des failles de la mémoire. Les contradictions, les différences entre les témoins, c’est mieux que les discours formatés de Simbikangwa et de sa défense. »
« Il faut juger Simbikangwa au nom de la loi et non au nom de la mémoire ou de l’émotion » rappellera l’avocat général. « On ne juge pas l’Histoire, mais on ne peut occulter le contexte » ajoute-t-il. Et de poursuivre : « Ce procès a mis l’accusé face à ses actes, face aux survivants de ses actes, face aux porte-parole des victimes. »
Et de souligner aussi la « force et la puissance de la négation de ces crimes aveuglants et dissimulés », la négation étant partie intrinsèque du génocide, bien que certains témoins et l’accusé lui-même « aient ergoté et ramené le crime de génocide au rang des autres crimes. »
Monsieur Sturlese ne manquera pas de rappeler que ce procès est un « remède contre l’oubli et qu’il sera utile pour les générations futures. » Il devait donc se tenir. Mais juger Simbikangwa « exige une plongée dans l’innommable, c’est une descente aux enfers et il est nécessaire de montrer le déni d’humanité des bourreaux. » S’appuyant sur les propos d’Elie Wiesel : « Se taire est interdit, parler impossible », Bruno Sturlese rappelle que ce procès « ravive les douleurs des victimes et la culpabilité d’avoir survécu. » D’où la nécessité, pour les jurés, de « tenir à distance cette émotion, ce qui est à la fois difficile et surhumain. »
Bruno Sturlese continue ses mises en garde : « Juger Simbikangwa oblige à comprendre le contexte, simplement comprendre, pas écrire ou réécrire l’Histoire du Rwanda. » Sur le contexte, « tous les éclaircissements ont été donnés : entre avril et juillet 1994, il y a bien eu le génocide des Tutsi au Rwanda, l’attentat contre l’avion d’Habyarimana n’a pas été l’élément déclencheur, tout était en place avant. Nous avons assisté à l’aboutissement d’une propagande haineuse. Les autorités ont tout fait pour faire participer la population d’une manière massive. Et de conclure provisoirement : « Ces éléments suffisent pour votre appréciation sur les responsabilités de Simbikangwa : ce n’est pas le procès du génocide, mais bien celui d’un homme, Pascal Simbikangwa. »
L’avocat général va ensuite s’adresser directement au prévenu en faisant apparaître la caractéristique majeure de la personnalité de Simbikangwa : le mensonge érigé en système, « lui qui exècre le mensonge. Simbikangwa ment, manipule la réalité. Sa force ? Dire tout et son contraire, toujours avec le sourire. Il va jusqu’à nier le génocide des Tutsi même si, « sous la pression avisée de ses conseils, il va finir par reconnaître le génocide des Tutsi tout en ajoutant aussitôt qu’il y a eu un génocide des Hutu. »
Bruno Sturlese continue ses attaques en direction du prévenu : « Simbikangwa jongle brillamment, avec jouissance, avec les armes de la dialectique et de la rhétorique. Il a choisi le camp de ceux qui ont choisi la stratégie perverse, ralliant le camp des assassins de la mémoire. »
Et d’asséner trois questions : « Quand faut-il le croire ? Comment le croire ? Peut-on encore le croire ? »
En effet, lui qui dit parler au nom de la vérité, il a tout fait pour torpiller la vérité : « Vous êtes un grand falsificateur de votre petite histoire et de la grande histoire. En réclamant la médaille des Justes, vous devenez un grand usurpateur ! » Il n’y a donc rien à attendre de Simbikangwa dans la recherche de la vérité.
Le Simbikangwa d’avant 1994 explique celui du temps du génocide : il n’a pas changé. C’était un dignitaire puissant, intouchable, qui bénéficiait de privilèges réservés aux grands du régime. Il avait des relations avec des personnalités éminentes de la société rwandaise, des ministres, des proches d’Habyarimana. Même Filip Reyntjens, cité par la défense, en atteste. Simbikangwa fait partie des « indispensables d’Habyarimana. » Simbikangwa s’est positionné idéologiquement dans le camp des extrémistes, c’est un « fanatique du président ». Simbikangwa est tout, sauf le personnage « neutre » pour lequel il veut se faire passer : sa neutralité est un « mythe » à faire tomber. Bruno Sturlese va évoquer alors le personnage controversé de Ruggiu, de la TRLM. La simple évocation de ce nom irrite Simbikangwa. Il ne supporte pas les propos que l’animateur de la RTLM a pu tenir à son égard : son rôle d’épurateur, son racisme à l’égard des Tutsi, la violation de son statut de militaire lorsqu’il fonde un journal, sa contribution financière à la RTLM. Finalement, Simbikangwa est « une figure publique qui agit en coulisse ». Simbikangwa avait un charisme évident : il a dû fasciner certains, fait peur à d’autres. Son passage au SCR, Service Central de Renseignements, lui a fait une réputation de tortionnaire, la réputation d’un homme qui nage en eaux troubles, glauques, pour intimider ceux qui ne pensent pas comme lui. « Manipulation de la presse, intimidations des journalistes, menaces à l’égard de monsieur Kavaruganda, le président de la Cour suprême, qui mourra le premier jour du génocide ! Voilà ce qui caractérise Simbikangwa qui aurait pu être poursuivi pour ses actes de torture. Il a eu de la chance : ce sont des actes prescrits.
Et de terminer son réquisitoire à l’adresse de Simbikangwa : « A la veille de ce génocide, on est loin de l’image lisse que vous voulez donner. C’est une imposture. » Simbikangwa est un homme terrifiant, agissant toujours masqué, un dignitaire mêlé aux basses œuvres d’un régime capable du pire.
« Comment cet homme si puissant aurait-il, le 6 avril, devenir autre ? »
La séance est alors suspendue. Il reviendra à Aurélia Devos de reprendre dans le détail tous les faits reprochés à Simbikangwa. Bruno Sturlese, en fin de journée reprendra la parole pour rappeler aux témoins des éléments juridiques concernant la qualification pénale du comportement coupable de Simbikangwa, et pour évoquer la peine qu’il va demander. A ce moment de la journée, on sent bien que la magistrat va demander la peine maximale, la réclusion à perpétuité. Nous reviendrons sur cette fin de journée chargée d’émotion et de solennité.