Réquisitoire de l’Avocat général, Monsieur COURROYE
- Paul TOUVIER est condamné à la perpétuité. Le 1er mai, Ayrton SENNA se tue. François MITTERAND et la reine d’Angleterre inaugurent le tunnel sous la Manche. MANDELA est élu président en Afrique du sud. L’oscar du meilleur film est décerné à La liste de Schindler. 1994 restera comme un excellent cru de bordeaux et de champagne. Il faut grossir la focale pour voir le printemps et le génocide du Rwanda. Aurions-nous, rappelant à nos souvenirs cette année, cité en premier cet événement ? Pourtant nous savons depuis ces deux mois de procès que c’était l’événement le plus marquant de cette année. Une tragédie qui souille la fin du XXème siècle.
Ce Rwanda « compliqué » de 1994, vous devez l’aborder avec deux questions simples, et des risques qu’il faut évacuer.
- Pourquoi juger en France 22 ans plus tard ?
- Comment juger ?
Nous pouvons juger en France à la faveur de la compétence universelle. Les deux accusés ont été arrêtés en France. Alors pourquoi la cour d’assises française et pas le TPIR ? Parce que le TPIR était limité dans le temps. En outre il n’avait pas d’exclusive, car les cours nationales pouvaient juger.
Pourquoi juge-t-on 22 ans après ? Parce qu’on a affaire à des fuyards. NGENZIi était à Mayotte. BARAHIRA est exactement la même chose. Il a fallu la plainte du CPCR qui a été déposée en 2011. L’instruction a été terminée le 28 mai 2014. C’est tout à fait normal, dans le cadre d’une procédure de cette nature. Nous, on a commencé en 2016, mais la justice a commencé depuis longtemps.
La deuxième question qu’il convient de se poser, c’est comment juger. Le mercredi 13 mai, au 4è jour du procès, vous avez entendu Joseph MATATA qui a tenté de vous inoculer le poison du doute. Il a laissé entendre que la justice était impossible, que les témoins subissaient des pressions, vous aussi… Et puis nous avons eu droit à l’écran de fumée du double génocide, et à l’écran de fumée du totalitarisme actuel.
Il y a eu beaucoup de témoins, cités par la défense, par la partie civile, d’horizons différents. La stratégie de la défense est assez en ligne avec le fond de ce que vous a dit monsieur MATATA (les témoins ont négocié leur peine, ils ont négocié leur libération, ils racontent n’importe quoi…). On a entendu le 31 mai Patrice NGIRUMPATSE qui a dit à un moment : « Je suis le messager du parquet de Kigali ». Là, la défense s’est redressée ! Un flop. En fait, il nous a expliqué que le parquet de Kigali lui avait transmis la convocation… Il y a même un témoin qui a dit : « J’ai quand même pas pris un jet privé ! ». Tous les témoins ont dit qu’ils étaient libres.
On a eu la thèse du complot. BARAHIRA l’a dit. NGENZI et sa femme l’ont dit : « Ce sont des témoins à charge ». Mais cette thèse vole en éclat à cause de la disparité de circonstances dans lesquelles se situent les témoins. Si une pression existe dans ce dossier, elle résulterait plutôt de l’entourage des accusés. Je rappelle Manassé MUZATSINDA : « J’espère que ce que je peux dire n’aura pas de conséquence sur ma vie ».
Dans ce dossier les témoignages ont une place particulière. Maître MATHE a dit l’autre jour : « On ment rarement, on se trompe parfois, on reconstitue énormément ». Je crois que vous avez fait le tri entre les témoins fiables et ceux qui l’étaient moins. Je pense à monsieur Jean MPAMBARA, qui a évidemment menti. Ou bien nous avons eu des citations partielles, omettant des phrases explicitant les circonstances : par exemple concernant Médiatrice UMUTESI et ses déclarations sur les réunions du MRND, qu’elle entendait mais sans en faire partie, tout simplement parce que sa boutique était située en face du terrain de réunion.
Ce qu’il faut retenir, c’est la cohérence d’ensemble. La distorsion est plutôt signe de l’authenticité des témoignages. Si on avait eu des copies calque, que n’aurait-on entendu sur les bancs de la défense ! Les témoins ne racontaient pas une promenade aux champignons. Nous avons donc affaire à des points de vue différents, une mémoire sélective qui télescope certains détails. Si on examinait les auditions des rescapés du Bataclan et de la tuerie d’Orlando, on trouverait des différences. Est-ce que ça disqualifie leur témoignage ? Non. Il y a eu des distorsions entre les déclarations orales et écrites, des problèmes de traduction, des réponses aux seules questions dans les interrogatoires… Ce qu’il faut retenir, c’est la cohérence d’ensemble.
Moi, je l’ai ressentie comme une impression de réalité, de souffrance et de réalisme. Et ce qui était sensible, c’était leur dignité. Pas de haine, pas de règlement de compte. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU nous a dit : « Je n’ai jamais ressenti d’encadrement dans cette parole ». DUPAQUIER est venu nous dire qu’il n’a jamais rencontré aucune difficulté pour enquêter. Hélène DUMAS, même chose. On a choisi notre interprète. On a entendu Eric GILLET, cet avocat belge, qui avait participé à la commission de 94. Il s’était rendu compte que MATATA n’avait pas traduit correctement (à l’époque monsieur MATATA était affilié au FPR, mais il a dû passer par toutes les couleurs).
Au TPIR, il n’y a pas de jurés, pas de procédure d’instruction, donc des procédures fleuves qui peuvent durer 5 à 10 ans. Les témoins sont préparés par la défense ou l’accusation. Dans la procédure du TPIR ? les témoins sont « anonymisés » (vous avez monsieur X, avec un numéro). Nous avons une juridiction différente. Le moteur de votre décision, c’est votre intime conviction. Vous avez une responsabilité lourde, mais cette responsabilité ne doit pas vous tétaniser, au contraire, elle doit vous humaniser. C’est un procès pour l’histoire, par l’humanité, et pour l’Humanité tout entière.
Vous ne jugez pas le FPR, les gacaca[1], le régime politique actuel… Vous jugez deux hommes, deux accusés qui sont accusés d’avoir commis les crimes les plus graves dans le crime universel. Car ce sont des crimes contre tous les hommes.
Quel est le rôle du ministère public ? Il ne représente aucun intérêt politique ou diplomatique. En conscience, les avocats généraux sont les défenseurs de l’intérêt général. Les procureurs, l’avocat général, ce ne sont pas des accusateurs « prêts à l’emploi ». On a écouté les débats, écouté les charges. Défendre l’intérêt général, ce n’est pas de faire condamner des innocents. Si nous le pensions (qu’ils sont innocents), nous vous le dirions. C’est notre devoir. C’est notre devoir de vous faire part de notre intime conviction.
Je vais donc revenir sur :
I – les éléments de contexte
II – les personnages
III – les faits reprochés.
(I – Les éléments de contexte)
Du 7 avril au 17 avril à Kabarondo, que s’est-il passé ? Au Rwanda, il y a environ 7 millions 600 000 habitants avant le génocide. On a tué près de 15% de la population du Rwanda en 3 mois. C’était une solution finale. Chaque mort, c’est une tragédie individuelle. Les génocidaires rwandais occupent peut-être la première place sur le podium de l’efficacité.
Ce génocide, est-ce qu’il résulte de représailles ? D’un chaos généralisé ? Ou est-ce qu’il a été planifié ? Souvenez-vous de Éric GILLET, il a bien résumé : « Un génocide n’est pas un orage d’été qui éclate ». Les crimes ont des racines historiques, ils viennent d’un triptyque à travers lequel le Tutsi devient l’ennemi. DUPAQUIER a dit : « Si l’on compare le génocide à un arbre, il a des racines profondes ». Il y a eu d’abord la frustration hutu, puis la frustration tutsi.
Ce génocide est proche de nous parce qu’il a la même ligne de pensée. Il provient de l’administration belge. Elle ethnicise le pays et dans les années 30 apparait la carte d’identité avec la mention hutu et tutsi, qui deviendra l’étoile jaune des tutsi 60 ans plus tard.
Le triptyque par lequel le Tutsi devient l’ennemi à éradiquer décrit un ensemble de conditions qu’on retrouve toujours, dans tous les cas de génocide :
- un Etat central dominant
- la guerre
- l’idéologie
L’Etat.
Le Rwanda bénéficie d’un maillage administratif très quadrillé hérité de la colonisation. On va jusqu’à la cellule de 10 maisons. Pourquoi un quadrillage si serré ? Ça permet de faire descendre et remonter l’information très facilement. Dans ce système, le bourgmestre a un rôle clé. Il est la personnification du pouvoir communal. (Il cite GUICHAOUA sur ce point). Alison DES FORGES écrit : « D’un rang inférieur au préfet, (…) il exerçait sur la population un pouvoir plus direct et plus global que ses supérieurs » [2]. C’était le personnage central dans leur (les administrés) vie quotidienne. En 1994, sur 143 bourgmestres 2 sont tutsi, membres du MRND.
La guerre.
600 000 Tutsi ont quitté le pays suite aux pogroms des années 59, 60, 63, 73. Ils sont amassés dans des camps, à la frontière. Le FPR est formé en Ouganda. Il attaque en octobre 1990.
Facialement, le pays lâche du pouvoir. En 1991 le multipartisme est déclaré, en 1993 les accords d’Arusha sont signés… « Le 6 avril 1994, le gouvernement en place n’était pas génocidaire » : voilà ce qu’on nous a fait citer ! Extrait de GUICHAOUA. Bien sûr. Mais le pouvoir présidentiel l’était !
L’idéologie.
Une idéologie de ségrégation gouverne le pays. Avec pour motif central la peur du retour des Tutsi. Dès la prise du pouvoir par les Hutu, la matrice du pouvoir est ségrégationniste. En 1964 Grégoire KAYIBANDA[3], il prophétise : si les Tutsi de l’extérieur tentaient de reprendre Kigali, « ce serait la fin précipitée de la race tutsi… ». Rien de plus normal.
L’attaque du FPR permet de régler les problèmes internes : le seul problème, c’est les Tutsi. La guerre permet de voir fleurir « les entrepreneurs identitaires qui fabriquent le EUX et NOUS », comme dit Jacques SEMELIN. Surgissent alors l’Akazu[4] et le Hutu Power [5].
Le multipartisme débouche sur une bipolarisation accrue. Arusha est vécu comme une trahison. Se renforce alors le pouvoir présidentiel qui avance masqué. En 1992, Léon MUGESERA fait son discours lors d’un meeting du MRND. Un discours où il cite HABYARIMANA, où il explique que l’erreur qu’ils ont faite c’est de laisser partir les Tutsi à la frontière, et que s’ils s’avisaient de vouloir revenir on les renverrait par la Nyabarongo en Ethiopie. C’est loin du discours : « Paix et Développement » que nous a cité monsieur NGENZI !
Et puis comme dit DUPAQUIER, il y a toujours un pouvoir parallèle. Ce sera les Interahamwe [6]. Le Tutsi est assimilé au FPR, aux Inkotanyi [7], à la 5ème colonne. Dans le mémorandum de Bagosora, on trouve des notes (qui sont citées dans « Tuez-les tous« ). Elles sont datées de fin mars 94, mais ce document date de bien avant en réalité. Elles portent sur l’autodéfense civile : « Pour toutes ces communes, on formera deux groupes de 55 personnes chacun. Il y aura 11 fusils par groupe ». Si c’est pas une planification et un génocide qui ne dit pas son nom, je me demande ce que c’est ? De plus, il y a des armes, les officiers nous ont dit qu’ils ont reçu des kalachnikovs. Plus de 500 000 machettes sont livrées entre janvier 1993 et février 1994. Félicien KABUGA a importé 500 000 machettes. C’est la preuve.
Et puis il y a le négationnisme. Un tiers des foyers a la radio. On en a distribué beaucoup avec des piles en 1993. Kangura, qui commence en mai/juin 90, avant même l’offensive du FPR, ce beau journal… « Les 10 commandements du Hutu ».
DUPAQUIER interroge alors HABYARIMANA, il est là-bas : « Que pensez-vous des 10 commandements du Hutu ? – Liberté de la presse ». Novembre 1991. Les Inyenzi [8], c’est quoi ? Des cafards, faut les dératiser. Et puis il y a la radio Rwanda et en août 93 la création de la RTLM. Parce qu’il faut assurer la fidélité au parti. La RTLM utilise les relais de la radio nationale, bien sûr, elle est diffusée partout. Elle est très écoutée, par les cibles aussi. Et par le FPR. DUPAQUIER dit qu’elle opère un « lavage de cerveau pour préparer le génocide », avec Georges RUGGIU. Il y a deux personnes au Rwanda qui ne captaient pas la RTLM. Pas de chance. BARAHIRA et Octavien NGENZI. C’est curieux parce que Médiatrice, à 100 mètres, elle l’entendait… Dès le lendemain du discours de MUGESERA, le 22 novembre 92, il y a des cadavres dans la Nyabarongo. Ça a pas tardé !
Dès le 7 avril, on va appliquer le génocide préparé. On élimine la première ministre et les Hutu opposants. L’embrasement est immédiat. Les méthodes génocidaires sont communes : les barrières, l’encouragement aux meurtres, l’armée… L’État ne protège plus, il devient tueur, il fouette le cheval fougueux. Tandis qu’on érige des barrières, les barrières morales tombent. Mais on vous a dit que c’est plus compliqué que ça : on tue au nom de quelque chose. On désherbe. La planification, elle repose sur 4 temps, comme les 4 temps d’un moteur à explosion : la frustration, la domination, la ségrégation, l’extermination. Un plan. Pas plus qu’Hitler ne s’est réveillé un beau matin de 42 avec la solution finale.
La défense a essayé d’établir un avant et un après le 19 avril 1994, date du discours du tout nouveau président qui vient débarquer le préfet de Butare qui résiste encore (qui sera suivi de son exécution et du massacre industriel des Tutsi de la région qui avaient tenu jusque-là). Mais rappelez-vous la voix du speaker de la RTLM qu’on entend dans Tuez-les tous. Qu’est-ce qu’il dit ? Avant l’attentat contre l’avion ? « Il va se passer quelque chose, préparez-vous, tout ça à cause des Tutsi qui foutent le bordel ».
Comment les croire, quand ils disent qu’ils ne savaient rien ? Ils ont été nourris à ces mamelles qui leur ont infusé le lait génocidaire. On peut se demander qui ils sont vraiment ?
(II – Les personnages)
D’abord, il y a une proximité dans leur parcours. Leur normalité. Ils viennent de la même région, ils sont de la même génération. Tous deux ont eu une enfance sans problème. NGENZI, sa mère serait peut-être tutsi, elle n’a pas déposé en sa faveur dans les gacaca. BARAHIRA a été très discret sur sa vie de couple. Sa femme a dit : « Il a été mon mari ». Elle a divorcé. Tous deux sont des notables. Ils sont considérés par les témoins qui sont venus comme cultivés. Ils sont membres de l’appareil d’Etat. BARAHIRA a travaillé un temps comme encadreur de la jeunesse.
Il y a un grand absent, entre les deux : le colonel RWAGAFILITA [9]. NGENZI et BARAHIRA sont les seuls à ne pas connaître le positionnement idéologique sectaire de RWAGAFILITA. RWAGAFILITA, c’est le doigt de Dieu, celui du président qui se pose sur eux. On les voit ensemble, au bar d’Anaclet RUHUMULIZA. Le préfet de l’époque, qui n’est pas MRND (un deal de l’accord d’Arusha sur le multipartisme), on va l’exécuter. Tout ça intervient dans une société très disciplinée, très hiérarchisée.
NGENZI, il est membre du comité préfectoral du MRND. Il est pas simplement encarté. Sa femme a dit qu’il est doux, gentil : c’est un juste, en deux mots, qui a sillonné les collines pour maintenir la paix. Sauf qu’on a des témoins qui disent son changement d’attitude en 1990. Ça veut dire qu’il est en ligne avec le régime. Il y a Médiatrice UMUTESI, Oscar KAJANAGE, Jacqueline KANSORO, Etienne GAKWAYA (NGENZI lui reproche d’être au PSD et refuse de le ramener dans sa voiture). On discerne un double jeu ; côté jardin : doux, côté cour : sectaire. Osée KAREKEZI a dit : « Rusé, malin, dissimulé, qui s’emploie à tromper ». Opportuniste. A mon avis, NGENZI, il est de ces hommes qui, si une autorité lui demande l’heure, répondent : « L’heure qui vous plaira ».
Quant à BARAHIRA… Autant NGENZI est filandreux, autant BARAHIRA est granitique. Une personnalité monolithique, dépourvue de toute empathie. Au moins il ne s’embarrasse d’aucune fioriture dans ses mensonges pour laisser passer un peu d’empathie.
Alors, on ne naît pas génocidaire, on le devient. Il s’est produit un génocide qu’ils ont servi. Tous deux prendront la fuite.
(III – les faits reprochés)
Il y a une stratégie du double jeu chez NGENZI. Il est ambigu, il ne montre pas son jeu. NDOBA dit : « On lui a demandé des renforts, il les a toujours refusés ». Donatille va se réfugier là où on lui a dit d’aller, le lendemain le Simba Bataliani [10] débarque. Le bétail, les chèvres de TITIRI… NGENZI dit : il n’y a rien ! Les chèvres de TITIRI sont datées du 8 avril. Vous avez entendu un témoin dire que NGENZI a dit alors : « On ne mange pas les chèvres quand les maîtres sont encore vivants ». Un témoin a dit avoir vu NGENZI et l’avoir entendu dire : « Mangez les chèvres après ». Il voit NGENZI parler avec le fils d’Anaclet (Ndr : très grand Interahamwe local). NGENZI circule librement. Bien sûr, il est bourgmestre, MRND, proche du colonel RWAGAFILITA… et qui tient les barrières ? La population désignée par l’autorité locale, sous la direction du bourgmestre. Samson MUSONI va le voir pour lui signaler des massacres à la grenade et NGENZI lui dit : « Rentre chez toi ». NGENZI a une attention sélective, mais comme le dit le duc de MORNY (frère de NAPOLEON III) : « En cas de grand coup de balai de quel côté seriez-vous ? – Mais du côté du manche, bien sûr ! ». NGENZI est du côté du manche.
Il y a eu des attaques auxquelles BARAHIRA a assisté en tant que chef des Interahamwe. (Il les cite). Florian MUKESHAMBUKA a mobilisé trois jours durant la population pour résister. Il croise BARAHIRA qui lui dit : « Viens travailler avec nous ». BARAHIRA, c’est un homme calme, bon gestionnaire, bon père, une sorte de GANDHI rwandais. A propos de la réunion du 13 avril : je vous reconnais le mérite de la simplicité à défaut de la crédibilité. Sur la réunion au terrain de football le 13 avril : il n’y était pas, il était chez lui, elle n’a pas eu lieu, et le terrain de foot n’existe pas ! Or on a : quand ? Le 13 avril. Où ? Au terrain de foot de Cyinzovu. Samuel NSENGIYUMVA bat le rappel – probablement, ça s’est fait par le bouche à oreille. Qui ? Des hommes. Hutu. Environ 300 à 500 tiennent dans le stade. D’ailleurs la plupart arrivent armés de machettes, lances, gourdins. Qui a pris la parole ? BARAHIRA. Je ne retiens pas la présence de NGENZI lors de cette réunion, mais elle n’a pu se faire sans son aval. BARAHIRA, c’était une autorité. Il a le label MRND, c’est un ancien bourgmestre. Rappelez-vous ce témoin qui a dit que c’étaient eux qui l’avaient poussé, car ce qu’ils disent, ça a force de loi : « Les directives nous ont pénétrés », souvenez-vous.
Il n’y a aucune ambiguïté : l’ennemi, c’est le Tutsi. « Allez travailler, allez assurer la sécurité dans vos communes », ça veut dire : allez exterminer. Et pour couronner le tout, BARAHIRA va être encore plus précis, il va parler des couples mixtes. Ce qui montre l’extrême théorisation du génocide. La logique, car l’ethnie se transmet par le père. Si on tue la mère, on tue l’enfant. Comme à la chasse. Si on tue la biche, faut tuer le faon. C’est l’open bar de la violence. Etre Tutsi c’est être condamné à la peine de mort. Dans la forêt Projet, on exécute. A son échelle, BARAHIRA est le concepteur de ce moteur à explosion. Et puis parmi ces brutes perfusées aux harangues de BARAHIRA, il y a ceux qui vont aller à l’église.
J’en viens à l’église. Au soir du 12 avril, il y a 3500 personnes. Au matin du 13, peut-être 4000. L’église semble un asile inviolable. Est-ce que NGENZI a conduit des réfugiés à se rendre à l’église ? – Oui. Alors est-ce qu’il ne les a pas concentrés pour mieux les exterminer ? De même à l’IGA [11]? NGENZI, lui, le sait. Ça s’est fait ailleurs, dans d’autres paroisses. Ça se fait ailleurs parce que c’est une politique d’Etat. NDOBA (Ndr : employé communal) connaît bien NGENZI. Il pense que NGENZI a concentré les réfugiés à l’église. KAJANAGE n’a pas dit le contraire.
Là où j’ai une certitude, c’est qu’il n’y a eu aucune aide. Aucune nourriture. Il y a eu une demande de l’abbé INCIMATATA et aucune logistique communale à disposition de la population. Dans l’église qui se remplit, l’alimentation est très insuffisante. Madame NGENZI, dont j’ai compris la douleur, a manqué de décence quand elle a eu l’outrecuidance de dire que la population avait eu largement à manger dans l’église, tout juste s’il n’y a pas eu du gaspillage… Alison DES FORGES a dit que c’était une stratégie : on affaiblissait la population pour mieux les tuer. Quand on l’interroge sur ce que lui aurait fait, Etienne GAKWAYA dit qu’il aurait commencé par faire fermer les débits de boisson. Puis il se fait destituer par Anaclet RUHUMULIZA. Il en parle à NGENZI : lettre morte. Ce qui montre la collusion entre les extrémistes.
Je reviens sur cette réunion sur la sécurité, quelques jours avant le massacre de l’église, à laquelle l’abbé INCIMATATA participe. Lors de cette réunion, il y a une scission entre ceux qui sont « power » et les autres. L’abbé nous dit que le bourgmestre est « neutre ». Entendez bien ! Il ne prend pas position. Le secteur résiste aux tueries ; l’abbé va rassurer la population. C’est de ce jour du 11 avril que NGENZI va basculer. Il est parti à Kibungo chercher du renfort, il revient et… rien. NGENZI ne va pas voir l’abbé le soir du 11. Mais l’abbé apprend que NGENZI ne veut plus qu’on fasse de ronde, et qu’il est rentré. Qu’il est passé dans son secteur de Rubira et qu’il a dit : « Les Hutu ne doivent plus s’entretuer, on doit tuer les Tutsi ». Le lendemain, NGENZI lui dit que les militaires ne viendront pas, qu’ils sont tous au front. L’abbé lui donne 7000 francs pour qu’il les apporte à sa famille, NGENZI lui dit : « C’est beaucoup » – comme s’ils étaient déjà morts.
Manassé voit NGENZI le 11, près du camp militaire et NGENZI le ramène à Kabarondo. NGENZI nous dit qu’il n’a rien fait. Alors quelle est la raison de la venue de NGENZI à Kibungo ? Manassé l’a vu près du camp militaire.
CYASA dit que le colonel RWAGAFILITA [9] vient s’installer au camp Huye le 8 avril. Qu’il y a le colonel Anselme pour la défense militaire et que RWAGAFILITA s’occupe de la défense civile. Il y a donc un double commandement. Le préfet RUZINDANA est court-circuité ! Il n’est pas du bon bord. Le colonel RWAGAFILITA, c’est l’homme fort. On a interrogé NGENZI, il nous a dit : « Je n’ai aucun contact avec les militaires ». Le problème, c’est que INCIMATATA dit qu’il y avait un militaire du camp de Huye à la commune à côté de NGENZI. Le préfet, il a été exécuté le 18 novembre, il est du PSD, il pèse pas lourd. RUZINDANA se plaignait en 93 des problèmes de sécurité ! Le 8 avril, jour où l’abbé voit NGENZIi avec le militaire, il voit aussi sa voiture devant la préfecture. On a connaissance d’une réunion préfectorale avec tous les bourgmestres et le colonel RWAGAFILITA le 8 avril.
Marie-Thérèse a entendu parler de l’attaque de l’église, elle prévient KAJANAGE. Ça m’étonnerait qu’il n’ait pas su, lui, le bourgmestre. Alors s’il n’était pas d’accord, il aurait pu prévenir. Si une lame de fond arrive, vous prévenez celui qui est sur le rivage. Des gens par centaines, par milliers, vont mourir.
L’attaque est datée. 13 avril. Deux évènements importants sont rapportés. Premièrement la présence du colonel RWAGAFILITA. NDOBA nous dit l’avoir vu près du bureau communal et s’être mis au garde à vous. GATABAZI l’a vu de ses yeux, et il partait chez NGENZI. Alors je vais vous dire, si RWAGAFILITA vient le 13 avril à Kabarondo, qui il va voir si ce n’est le bourgmestre ? Deuxièmement, la réunion sur la place du marché. Plusieurs témoins, au moins 9 affirmatifs, signalent que NGENZI invite les réfugiés à venir sur la place du marché. En tout cas, il n’est pas pensable que le bourgmestre de Kabarondo ait laissé une telle réunion se faire sans en être informé. On a entendu les policiers communaux. Cette réunion est un stratagème pour mieux exterminer les réfugiés. Faut les diviser, séparer les hommes des femmes. Comment, à ce stade, ne pas penser à un autre crime contre l’humanité ? Oradour-sur-Glane. Cette division SS appelée pour renforcer les troupes allemandes en Normandie ! (Ici, les filles de NGENZI quittent la salle). C’est le même stratagème : les hommes sont rassemblés dans les granges, on les fusille, les femmes et les enfants dans l’église. Le 9 avril, Anaclet RUHUMULIZA a distribué des grenades à la population.
Mais les réfugiés ne vont pas se laisser faire. INCIMATATA dirige la bataille. Ça marche pas mal. Alors il faut solliciter des renforts. Il y a une gradation dans l’horreur. Deux remarques. Premièrement, il y a une violation du sacré. L’église représente un tabernacle inviolable, et ce de façon ancestrale. Il y a un roman de Victor HUGO qui s’appelle Notre dame de Paris. L’Egyptienne, Esmeralda, va être exécutée sur la place, et le bossu va la sauver. Il la prend, l’enferme dans la cathédrale, se met au balcon et crie : « Asile ! Asile ! ». La justice royale ne pénètrera pas dans l’église. Au Moyen-Age. Là, on va violer cet interdit. Ce jour-là des chrétiens vont tuer d’autres chrétiens. Ce jour-là, messieurs, vous n’avez pas hésité à ajouter le sacrilège à l’horreur. Vous avez à cette époque beaucoup d’extrémistes qui considèrent que les prêtres sont trop ouverts aux Tutsi. Et puis il y a une forme d’exorcisme. Les Tutsi vont brûler comme le diable. On considérait que le diable était dans les Tutsi, corps et esprit.
Deuxièmement, on constate une industrialisation du massacre. On emmène des armes lourdes, on pilonne au mortier. Des gendarmes se mettent au sud de l’église, entre 5 et 10. Des militaires arrivent, une centaine.
Il y a une proximité relationnelle entre les accusés et les Interahamwe, que la défense a essayé de faire voler en éclat. La réalité, c’est que la jeunesse du MRND ce ne sont pas des danseurs folkloriques, ils peuvent mettre enfin en application la haine inculquée dans les meetings. « Y a pas d’Interahamwe à Kabarondo… ». Faux ! Il y a Toto et Bienfaiteur. Il y a des liens géographiques, voire villageois, avec eux ; des liens politiques et idéologiques, hiérarchiques. Osée KAREKEZI a dit que les Interahamwe dépendent de NGENZI. Constance MUKABABAZAYIRE a dit qu’elle a vu au matin du 13 NGENZI avec les Interahamwe et Anaclet RUHUMULIZA, le dirigeant des Abarinda. On dit que NGENZI emmenait le Simba Bataliani aux réunions du MRND (Daniel X). Voilà pour les milices.
Mais voilà les renforts. Les gendarmes, les militaires. Qui les a appelés ? Le préfet était court-circuité. En tout état de cause, quand les gendarmes sont sur la commune, qui a autorité pour les diriger ? Le bourgmestre. Quant aux militaires, qui les a fait venir du camp Huye ? On a plusieurs témoignages :
– L’abbé INCIMATATA. Pour l’abbé, c’est NGENZI qui est allé les chercher. Il a vu le véhicule de la commune partir vers 9h, revenir vers 10h.
– NDOBA voit NGENZI passer le matin dans le véhicule communal vers Kibungo. Et il en revient avec des militaires. Comme INCIMATATA, il pense que c’est NGENZI qui est allé les chercher.
– CYASA est affirmatif : NGENZI est venu demander des renforts au camp Huye, lui seul connaissait le nombre de réfugiés – il ne passait peut-être pas à l’église pour dire bonjour ! CYASA dit : 150 militaires, 3 bus. Il y a le colonel RWAGAFILITA et le colonel Anselme. CYASA, je vais pas le soumettre à la béatification, mais une telle accusation ça lui rapporte quoi ? Il a la perpétuité !
Il n’y a pas d’étanchéité entre l’autorité militaire et administrative, comme il voudrait nous le faire croire. Le massacre va s’opérer selon une taylorisation effroyable. Aux militaires, aux gendarmes, le gros œuvre. La bétonnière. 1000 hommes tombent devant l’église. Et c’est Francine qui dit : « Les militaires arrivent, nous avons eu de la chance ! ». Et puis un homme qui dit : « Priez. Les Interahamwe ne nous ont pas eus, ils ont appelé les militaires ». Et puis elle a décrit. Elle dit à sa sœur qui a la moitié du visage arraché par une balle : « Mais Denise, tu meurs ! ». La mère (sa mère) et son enfant vont mourir un peu plus loin dans l’église. Combien de temps cette Apocalypse ? Imaginez ! Nous avons commencé cette audience à 9H45, imaginez que depuis ce matin nous essuyions du pilonnage à l’arme lourde… Mais c’est une éternité d’horreur !
Mais les militaires pour être lourdement armés n’en sont pas moins lâches. Ils entrent dans l’église, et là, grosse surprise : il y a de nombreux survivants. Alors après la bétonnière, les finitions à la truelle. Francine sort les mains en l’air. On s’agenouille devant les machettes et les gourdins. Et on sort un petit bout du papier qui dit la vie ou la mort, les 5 lettres du mot Tutsi. On trie. On fauche à l’arme automatique. Mais BARAHIRA a le souci des munitions et dit : « Economisez les balles ». Ils se sont mis à découper. C’est Marie MUKAMUNANA et son enfant. Et puis la fuite, la faim, les chiens…
Dans tout ça, quel est le rôle des accusés ?
Alors BARAHIRA, c’est l’homme tranquille de Cyinzovu. VOLTAIRE, l’homme tranquille, a dit : « Il faut cultiver son jardin ». Le 13 avril, il dit : « J’étais chez moi ! J’ai coupé de l’herbe pour nourrir mes vaches ». Il n’a rien vu. C’est « le jardinier électricien ». Ça rappelle cette vieille pub d’EDF : « Des hommes au service des hommes ».
NGENZI, lui, c’est la Croix Rouge ! J’ai repris ses interrogatoires. Il va faire rapport au préfet le matin du 13 à Kibungo. Quoi y faire ? Et qu’est-ce qu’il fait comme rapport quand il y retourne en fin de journée s’il n’est pas allé à l’église ? Pour que ses déclarations collent avec celles de MPAMBARA (Ndr : qui parle pour sa défense), il se réserve une plage de temps… Donc il est chez lui jusqu’à 11h. Je vais vous dire, c’est même pire s’il a vu MPAMBARA, parce que MPAMBARA, le bourgmestre qui fuit, il a dû lui dire ce qui s’est passé dans sa commune, dans son église. Ce pourrait être le titre de la journée : « Derrière les cyprès » (Ndr : NGENZI déclare qu’il n’a rien vu de la journée, qu’il y avait une rangée de cyprès entre le bureau communal, à l’extérieur duquel il se trouvait assis, et l’église). Sa femme répond de lui : il n’est jamais allé à l’église. Qu’est-ce qu’on dit ? Une grenade a été tirée par les réfugiés sur un convoi de militaires qui passait par là… A Oradour, on a fusillé 99 personnes la veille du massacre, et le prétexte, parce qu’il en faut toujours un, ce sont des soi-disant tirs de maquisards.
Dans le dossier, il y a au moins un faux témoignage : celui de MPAMBARA. En février 2006, quand on lui parle de son emploi du temps au TPIR, il n’en parle pas de NGENZI ! Différents policiers, dont NDOBA, ont confirmé sa présence à l’église. Manassé le confirme, qui dit avoir entendu : « N’entravez pas les militaires dans leur travail ». J’ai demandé : vous l’avez vu longtemps ? Ils sont précis. NGENZI a basculé, il est aux côtés des génocidaires, il est du côté obscur de la force. Christine MUTETERI l’a vu avec les assaillants, debout, au milieu de la route asphaltée. Marie MUKAMUNANA l’a vu debout au milieu des militaires. Bertin a vu NGENZI avec « un petit fusil ». Constance MUKABABAZAUIRE voit NGENZI et BARAHIRA à travers la fenêtre de l’église. Oscar KAJANAGE a décrit une fin du monde : « Il était là, debout, à côté de la route, je le voyais ».
BARAHIRA, comment il aurait manqué le bouquet de la journée ?! C’est un opérationnel. NGENZI, c’est l’organisateur. BARAHIRA, c’est l’officiant de la machette. Comme vous mentez mal ! BARAHIRA a dit qu’il n’a rien entendu. Un témoin est venu dire : « On entendait tout ça plus loin que chez BARAHIRA ». Pas de son, pas d’image. En octobre 2013, il dit avoir parlé à NGENZI à l’église. Lors d’un autre interrogatoire, il déclare que NGENZI lui a dit avoir transporté les blessés, que c’était très dur. Le 16 juin, ici, il dit qu’il a vu NGENZI mais qu’il ne lui a pas parlé. BARAHIRA a considéré « qu’on pourrait qualifier ça de génocide ». Mais il se trouve des témoins qui disent l’avoir entendu dire : « Machettez-les, découpez-les ! ». Combien de cadavres jonchent la nef, la cour, les champs avoisinants ? Combien de rescapés pour cet Oradour des mille collines ? BARAHIRA et NGENZI peuvent s’enorgueillir d’avoir dépassé le nombre de victimes de la division SS d’Oradour. 150 à 200 a dit madame NGENZI, 200 à 300… On oublie un zéro, le zéro est l’infini de l’horreur.
Après ces bacchanales de l’horreur, il faut cacher. On sait que ce n’est pas exactement pareil qu’un champ de guerre. On va dissimuler les cadavres. Sans doute le 16. Le 14 ? NGENZI a passé sa journée à chercher le corps de J.P pour aller l’enterrer ! Il y a 3000 cadavres qui attendent d’être enfouis devant l’église. Le 15 avril au soir, il souffle probablement ses 36 bougies. Devant l’église, il y a 3000 corps. C’est-à-dire comme au Wall Trade Center. Il y avait des hommes, des familles, des nourrissons. Est-ce qu’Octavien NGENZI va en rester là ? Fuir cette abomination ? Non. Il y a les jours suivants. On ajoute des cadavres. Le Centre de Santé, l’IGA, les rafles chez les voisins, celles de ses amis, de ses parents adoptifs. Octavien NGENZI a désormais choisi son camp. La mort est devenue son métier.
Monsieur le président, messieurs de la cour, mesdames et messieurs les jurés. Eh bien voilà, nous vous avons exposé les faits qui valent à Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA d’être devant la cour. Ils ont une qualification juridique qu’il vous faudra apprécier. Le crime de génocide et le crime contre l’humanité sont les crimes les plus graves.
(Il explique la différence entre ces deux crimes). Les deux conditions sont cumulatives et réunies. Le crime de génocide se distingue du crime contre l’humanité. Sachez que dans le génocide, ce qui est central, c’est la destruction totale ou partielle d’un groupe défini. Dans le crime contre l’humanité, ce sont les exécutions massives de civils, c’est Oradour, c’est Kibungo, qui sont exécutés parce qu’ils sont considérés comme des ennemis ou des complices. Ces qualifications ne se recoupent pas, comme tente de le faire la défense. Dans un crime de génocide, la justice protège un groupe précis. Dans un crime contre l’humanité, c’est une population civile dans son ensemble. A Kabarondo, vous avez bien compris qu’il n’y a pas de combat contre un ennemi en arme. Où est la menace ? Où sont les soldats ? Où est la ligne de front, le FPR dont on a tant parlé ? Ces crimes sont d’une telle gravité que notre législateur, par une loi du 26 décembre 1964, a fait qu’ils relèvent de l’imprescriptibilité. Le temps n’adoucit rien.
Ces deux crimes sont tragiquement incontestés. Ils ressortent des témoins, des déclarations mêmes des deux accusés qui ne contestent plus le génocide. Ces massacres visaient à tuer les Tutsi, désignés comme l’ennemi intérieur. Il faut les éliminer de la surface de la terre ; j’ai employé le terme de solution finale. Et puis aussi ceux qui sont trop modérés. C’est une réalité factuelle mais aussi juridique. C’est l’arrêt KAREMERA Je cite le tribunal car il fixe les principes juridiques : « Entre le 6 avril et le 17 juillet 1994 sur toute l’étendue du territoire rwandais des attaques systématiques ont été dirigées sur la population civile tutsi ». Les deux crimes sont reconnus, stigmatisés par la juridiction internationale : génocide et crime contre l’humanité.
Il n’y a aucun seuil numérique. On parle de détruire « une partie substantielle du groupe ». On parle de 800 000 personnes. Nul ne conteste qu’on ait voulu tuer l’ensemble, voire la totalité du groupe tutsi au Rwanda.
Il y a une autre notion sur laquelle je dois revenir, c’est celle de plan concerté. Il y a une très grande similitude entre le code pénal français et la juridiction internationale. Dans le code pénal français, il faut pour ces deux crimes qu’ils soient commis « en exécution d’un plan concerté ». J’ai rappelé les éléments idéologiques précédant l’attentat qui montrent que les massacres ne viennent pas d’un élan spontané. La défense a voulu montrer qu’il n’y a pas de plan concerté. Et elle va le faire encore. Elle va parler de la différence entre l’ « entente » et le « plan concerté ». Pour ça, on va vous parler du colonel BAGOSORA. Il a été condamné pour génocide et crime contre l’humanité. Il a été mis en accusation pour « entente », mais ça n’a pas été retenu. Il fallait vérifier si au vu des charges le procureur avait assez, avec le référentiel de preuves, pour prouver qu’ils avaient, entre eux, une entente commune. Vous, on vous demande votre « intime conviction ». Mais attention, l’entente est une infraction autonome (article 213.3 du code pénal). C’est une association. BARAHIRA et NGENZI ont été poursuivis pour cette entente, une sorte d’association de malfaiteurs entre eux. On n’est pas dans le même domaine que celui du plan concerté, qui est constitutif du génocide, qui est un cadre général dans lequel le crime est commis. On n’a pas retenu l’entente, ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas de plan concerté ! Les travaux parlementaires disent : « Le plan concerté peut se déduire de l’ampleur même du crime ». Le Garde des Sceaux vient au Sénat le 10 juin 2008 pour créer la CPI. Il dit que la notion de plan concerté peut se déduire des faits, il n’est pas nécessaire qu’il soit dans les lois, dans les décrets, etc. « La façon dont le crime a été commis suffit à établir le plan concerté ». On va pas demander de passer devant un notaire pour déposer le plan ! Au fond, c’est le mouvement de masse qui fait qu’on va tuer sans se poser de question.
Et puis le plan concerté ne doit pas obligatoirement être étatique. Il peut venir d’un gouvernement parallèle, d’une milice, d’un groupuscule extrémiste. Vous pensez à quoi ? Moi je pense au club de Kibungo, qui était un gros mouvement d’extrémistes au prétexte de discuter du développement économique de Kibungo. Evidemment, on voit souvent la patte de l’Etat. Il semble qu’il est quasiment impossible de commettre le crime de génocide sans la participation de l’Etat. Evidemment, ce plan vous le trouvez à l’échelle de Kabarondo. Indépendamment du tressage des décisions, toutes les décisions du TPIR ont rejeté la thèse du chaos généralisé, de représailles suite à un attentat. Il y avait un plan, pas à compter du 19 avril, comme la défense va le dire. Mais la juridiction internationale dit dès le 6 avril. Et c’est ce que disent les chercheurs, les historiens, eu égard à la rapidité de la mise en place des massacres, leur exécution, le relai administratif, les modes opératoires identiques (barrières, concentration des Tutsi dans divers lieux, etc). « Au Rwanda, il y avait une population encadrée pour tuer les Tutsi » dit GUICHAOUA. Dans encadrée il y a cadre, et dans cadre il y a plan. Et puis il y a le jugement de la Cour de Paris de SIMBIKANGWA. Ils ont dit : « Efficacité collective qui révèle nécessairement l’existence d’un plan concerté ».
La défense va tenter un écran de fumée : la théorie du double génocide. On renvoie dos à dos deux atrocités, un partout il y aurait, et rien. Quelles que soient les exactions du FPR, pendant les jours où BARAHIRA et NGENZI ont sévi, en quoi cela les exonèrerait-ils des massacres qu’on a évoqués ? Faudrait-il absoudre les crimes d’Adolf HITLER parce que STALINE en a commis aussi ?
Juste pour répondre au double génocide, c’est quand même une thèse très contestée. Le FPR voulait certes renverser le régime HABYARIMANA, dit Alison DES FORGES, pour autant il ne veut pas rétablir la monarchie tutsi. DES FORGES dit qu’au FPR, ils prennent tout le monde ; le colonel KANYARENGWE était un hutu. Ils prennent tout le monde. A partir du 17 juillet, date à laquelle le FPR contrôle tout le territoire, il n’y a plus eu de carte d’identité.
Quant au totalitarisme actuel, est-ce que vous jugez d’une police ? C’est hors sujet ! Vous jugez des faits commis par deux hommes, depuis une justice libre. Alors la responsabilité pénale des accusés est pleine et entière dans ces évènements.
Il y a une question dans la qualification de crime contre l’humanité (celle de la participation active). Pour le génocide, le texte dit : « Commis ou faire commettre ». Dans un crime on peut être co-auteur, mais il y a aussi la question de la complicité. C’est celui qui aide, qui assiste, qui facilite le crime ; c’est le fait d’être le penseur, le concepteur du crime. Dans la complicité il n’y a pas d’atténuation de la culpabilité.
Pour BARAHIRA, vous savez qu’il a participé activement, machette à la main, au crime de Cyinzovu. Il va donner des instructions à la réunion du terrain de foot, mais il va être mis en cause lui-même par plusieurs témoins (dont la vieille Joséphine), ce qui signe sa participation active. Devant ces témoins, il n’a que sa dénégation. Donc vous retiendrez qu’il est pleinement co-auteur.
NGENZI est plus sournois, plus duplice. Qu’est-ce qu’il va plaider ? Qu’il a été dépossédé de son pouvoir. On va vous plaider la contrainte par les militaires, son incapacité à arrêter une logique criminelle… Il est un conducteur qui est aux commandes d’un véhicule sur le verglas… Il nous a même dit le 28 juin : « J’ai voulu sauver le monde ! ». S’il a voulu sauver le monde, pourquoi il y a tant de monde qui viennent l’accuser ? Il mériterait une médaille. Ou, moi je dis, il mériterait un procès… un procès en béatification ! Le problème, c’est que moi je vois surtout Judas. C’est une fiction, mesdames et messieurs, je demande pas à NGENZI d’être un héros, d’être Jean MOULIN, le préfet de Chartres qui, quand l’autorité allemande arrive et lui demande une liste, il refuse, il est enfermé, il casse une ampoule électrique pour se trancher la gorge, il tente de se tuer. On lui demande pas d’être Jean MOULIN, mais d’agir en homme libre, responsable. Il y a une très belle phrase de Saint AUGUSTIN qui dit : « La liberté n’est pas de faire ce que l’on veut mais ce que l’on doit ».
Il y a une passivité coupable, mais aussi un activisme coupable. C’est une présence qui est plus qu’un encouragement intellectuel. C’est une participation. Il est coactif dans ces massacres : à l’enfouissement, à l’IGA, au Centre de Santé, dans les domiciles. Il conduit le convoi, c’est le premier de cordée ! C’est à la fois un participant et un ordonnateur ! SIMBIKANGWA a été condamné pour complicité de crime contre l’humanité car il n’était pas présent sur les lieux du crime, il était bureaucrate. NGENZI était parfaitement présent. Il a menti. Il y a un mensonge qui m’a choqué, c’est face à l’abbé, devant l’évêque, en visioconférence. Il était pas armé, NGENZI ? Faux. Il a donné 50 000 ? Faux ! C’est Judas qui emporte la rançon. Et sa femme et lui viennent dire que le 15 on a puisé dans les économies de la famille pour sauver une vie ? Mais c’est impossible. Le 15, l’abbé PAPIAS, il est pas arrêté ! Vous lisez dans le marc de café ! Et puis il a dit que c’est l’abbé PAPIAS qui a détourné la rançon destinée à le sauver ! NGENZI, il a pas sauvé l’abbé PAPIAS, il l’a racketté pour préparer sa cavale. Il est pas un « malgré nous », vous savez, ces Alsaciens enrôlés sous l’uniforme allemand – enrôlés dans des massacres qu’ils ont désapprouvés. On ne peut poursuivre quelqu’un qui a été enrôlé de force, sous une contrainte irrésistible qui vous met dans une situation impossible. La contrainte, c’est un pistolet sur la tempe ! Mais NGENZI, soit-disant menacé par l’armée, par le FPR ? Si tel est le cas, pourquoi il est arrêté en 2010 ? Il aurait dû être préfet, voire ministre aujourd’hui ! Il est menacé, lui ? Il franchissait les barrières. Lui, l’ennemi numéro 1, on n’arrête pas sa belle-mère. Mais Edith, elle, quelle menace elle représentait ?
Dans l’église, il y a l’autorité civile pleine et entière, représentée par NGENZI, et l’armée. C’est une collaboration pleine et entière. Vous vous rappelez, je vous ai parlé de la demande d’INCIMATATA qui vient demander de l’aide à NGENZI et qu’il y a un militaire à côté de lui. Il n’a pas peur. C’est la coproduction génocidaire. On n’est pas contraint, nécessairement, quand on est armé. On n’est pas contraint quand on fume, quand on boit de la bière dans une rafle, quand on conduit le camion – ce qui prouve que l’on sait où on va. On n’est pas contraint quand il n’y a pas les militaires – dans les rafles, à l’IGA, au Centre. Alors moi je considère qu’il est co-auteur, pleinement.
Il est l’autorité à l’enfouissement quand il livre, quand il sauve (le comptable, RUKINKA, PAPIAS). Puis, vous savez, tous les tortionnaires ont eu, selon leur intérêt, des actions comme ça. Vous avez un très beau livre, « Les mains du miracle », de Kessel, sur le masseur de HIMMLER. Il a sauvé des milliers de vies en massant. Parce que HIMMLER aimait bien son masseur, et puis « on sait jamais ». Alors vous savez, le fait de sauver des vies, c’est pas une marque d’humanité, c’est une marque de pouvoir. Or NGENZI a clairement choisi son camp, c’est celui du génocide, de l’extermination, même s’il a eu l’habileté de le faire sournoisement. Il a serré la main du mal, consciemment. C’est son Montoire à lui. Montoire, cette petite ville où PÉTAIN a serré la main du Führer. « Il ne faut jamais passer par Montoire, on finit à Sigmaringen » (ce château où se retrouve le gouvernement vichyste exilé en Allemagne, en sept 1944). Oui monsieur NGENZI vous avez dit oui, il faut en subir les conséquences. Souvenez-vous le gendarme qui a dit : « NGENZI, il a toutes les cartes en main ». Il peut démissionner. Comme Etienne GAKWAYA. Il pouvait le faire avant 94, après 94. En tout cas, il peut, là où il est, dire non. Dire non c’est un devoir d’humanité, envers sa conscience.
BARAHIRA et lui, durant ce procès, ont manqué des rendez-vous avec la vérité. J’ai souvent tendu la main, qui est restée dans le vide de leur déni. Souvenez-vous de ce que disait son adjoint David TANAZIRABA. Qu’est-ce que vous auriez fait en tant que bourgmestre ? Il a répondu sur deux mesures précises. 1) « J’aurais fait des réunions pour dire de ne pas s’entretuer ». 2) « J’aurais fait des rondes ». C’était au pouvoir du MRND. Et quand on lui a dit : « Pouvait-il dire non ? ». Il a répondu « oui. » (L’avocat cite ici 2 bourgmestres qui ont dit non ou maintenu l’ordre. Dont un, enfermé le 12 avril, enfermé, mais qui a survécu). Un autre bourgmestre a donné des laissez-passer. « Celui qui sauve une vie sauve l’humanité tout entière » comme dit le Talmud. NGENZI, lui, il a voulu sauver son poste. Parce qu’il a pensé que le FPR pouvait être battu. Ce qui est terrible… « Le poisson pourrit par la tête » – c’est un proverbe chinois –… les puissants, les notables, tous ceux qui devraient incarner la civilisation… l’administration et la politique : le bourgmestre, NGENZI, et le président du parti, BARAHIRA, et le commerce, avec Anaclet RUHUMULIZA. Ils ont gardé leur poste et leur fonction, le problème c’est qu’ils font l’inverse de ce qu’ils doivent faire ! Ils incitent, ils excitent ! Ils ont une double responsabilité : locale et nationale. A leur niveau d’autorité ce sont des chefs incontestés. A l’échelle nationale ce sont les exécutants zélés d’un plan qu’ils servent. Je cite Alison DES FORGES dans « Aucun témoin ne doit survivre » sur les bourgmestres : « Utilisant leur autorité pour faire participer les citoyens aux projets communaux (…), les bourgmestres amenaient les assaillants sur les lieux des massacres (…). Les bourgmestres s’assuraient de la participation régulière et ordinaire de la population à ces activités dirigées contre les Tutsi » [12]. Leur rôle d’organisation et d’articulation avec l’armée puis de pression sur « ceux qui s’opposaient à la violence » est clairement désigné. Tout est dit.
On a parlé du colonel RWAGAFILITA [9]. Il aurait sa place entre les deux accusés. Ça n’aurait pas fait disparaître d’un iota la responsabilité pénale de NGENZI et BARAHIRA. Mais c’est toujours le même système de défense : on se repasse la balle de la responsabilité, de l’échelon inférieur au stade supérieur. En 1986, tandis que je voulais devenir procureur, je me retrouve à assurer des surveillances de détenus dans le cadre de mon cursus. Je me retrouve surveillant, dans sa cellule, de Klaus BARBIE. Je l’accompagne dans ses promenades, on en a fait beaucoup. Il avait exactement la même ligne de défense : « J’étais un petit lieutenant ». Mais moi je me rendais compte, aussi. Je lui parle de Jean MOULIN. Tout juste s’il disait pas que le supplice de la baignoire c’était une séance de balnéothérapie ! « C’est pas moi, c’est le colonel Blaumerger, quand on l’a emmené avenue Foch… ». Vous pouvez dupliquer : le colonel Blaumerger, c’est RWAGAFILITA. Et en quoi ça aurait exonéré Klaus BARBIE ? « Il y a pire que le bourreau, c’est son valet », dit MIRABEAU. NGENZI et BARAHIRA, ils sont à la fois les bourreaux et les valets des planificateurs. Ainsi ils exercent la pleine responsabilité de co-auteurs.
Alors pour évaluer la peine, vous ne partez pas de rien. Vous avez entendu. Anaclet RUHUMULIZA : perpétuité ; CYASA : perpétuité. Vous semble-t-il que la responsabilité des deux accusés soit moindre et mérite une peine plus clémente ? Des bourgmestres ont été jugés ; le bourgmestre GATETE, de Murambi : perpétuité, puis 40 ans en appel ; un autre : 30 ans, puis perpétuité en appel. Cette cour juge des crimes de droit commun. On a jugé un violeur récidiviste à 30 ans avec 22 ans de sûreté. Il y a des condamnations à perpétuité qui sont demandées par ce pays pour un seul crime. Dans votre délibéré, vous vous souviendrez de la dialyse de BARAHIRA. Mais en quoi l’état de santé a à voir avec les événements de 1994 ? Quand ils étaient frais, vigoureux, forts.
Il reste une ultime question, d’ordre métaphysique, à laquelle nous n’avons pas la réponse. C’est ce mystère de l’inhumain. Le trou noir évoqué par Jacques SEMELIN. Ça serait beaucoup trop facile, beaucoup trop, de dire que les génocidaires de la Shoah, de Phnom-Penh, du Rwanda étaient nés sadiques. Dans ce texte de Primo LEVI, « Si c’est un homme », il a dit qu’il y avait très peu de monstres à Auschwitz. Ces génocides sont commis avec des gens ordinaires, des pères, des voisins. J’ai le souvenir d’une série, qui est passée il y a quelques années : Holocauste. Le type est un type normal, on voit son évolution. A la fin il dirige un camp, il rentre chez lui, sa femme lui dit : « Ça va, t’as passé une bonne journée, pas trop dur ? ». On voit ses petites filles qui lui ouvrent la porte, elles lui sourient. Un homme ordinaire. La mort est devenue leur métier. C’est ce que Hannah ARENDT appelle « la banalité du mal », mais elle a été mal comprise. La banalité, c’est pas la banalisation. C’est la mécanisation, la banalité. Le seul problème, c’est que ce ne sont pas des robots. Ce sont des hommes, ils appartiennent à notre communauté. Un homme, ça exige du discernement. BARAHIRA a dit à l’expert : « Je n’étais pas là pour penser ». Au Rwanda, ce n’est pas une petite poignée de sadiques qui a commis le génocide. C’est pas des pervers, c’est des semblables – « mon semblable, mon frère » comme dit BAUDELAIRE. Pourquoi ils sont tombés ? Par soumission, par haine, par absence de sens critique, parce qu’ils ont quitté les rivages de l’humanité pour rejoindre celui de l’absurde, au sens de CAMUS. BARAHIRA l’a dit : « Il n’y a pas de pourquoi ».
J’avais parlé de l’oscar pour « La liste de Schindler ». Il y a une scène qui m’a bouleversé : un fauteuil roulant qu’on jette par la fenêtre, et un SS qui joue une suite de Bach. Beaucoup d’entre vous sont allés à Auschwitz. La nuit tombe à 15h30. Je me souviens que je marchais le long de cette voie ferrée, le long des baraquements, et j’ai entendu en moi l’avant dernier aria de « La passion selon Saint Jean ». Les paroles disent : « Reposez en paix, saints ossements, que je repose aussi… ouvre pour moi le ciel et ferme la porte de l’enfer ». Comment la patrie de BACH, de GOETHE, de H.HEINE a pu commettre de telles abominations ? Comment la patrie de Alexis KAGAME, le poète, a pu commettre de telles abominations ? Comment peut-on commettre… être capable du meilleur comme du pire ? « Aujourd’hui je suis triste pour toute ma génération », dit Antoine de SAINT- EXUPERY le 30 juillet 44, c’est sa dernière lettre. « Dieu s’était absenté » a dit Stéphane AUDOIN-ROUZEAU. Ça m’a fait penser à « La nuit » d’Elie Wiesel. On pend ce jour-là. Deux juifs et un adolescent. Son agonie dure deux heures. Les autres assistent au supplice, et puis quelqu’un dit : « Où est Dieu ? ». J’entends en moi une voix qui dit : « Il est ici, pendu au gibet ». Je crois profondément que le visage de l’humanité triomphant est toujours celui du supplicié, transfiguré par celle qui a quitté son bourreau.
Ce que votre verdict aura le devoir de rappeler, c’est le prix de la vie « qui ne vaut rien, mais que rien ne vaut », comme dit MALRAUX. Votre justice va envoyer un message : la justice s’exerce, quel que soit le temps. Il dira que participant au génocide d’un million d’hommes, NGENZI et BARAHIRA ont voulu assassiner toute l’humanité. Et pourtant l’Arménie, la Shoah, le Cambodge… vous avez rien appris ? Et puis votre verdict dira cette petite citadelle qui comporte toute l’humanité : la conscience. La conscience du bien et du mal, de dire non. Vous avez cité, Monsieur GAUTHIER, le poème de Victor HUGO, « La conscience ». Il y a un chapitre, dans « Les misérables » : « Tempête sous un crâne ». Jean VALJEAN, il est devenu maire, bourgmestre ! Et puis il y a un forçat qu’on ramène, qu’on prend pour Jean VALJEAN. Alors il réfléchit. Et qu’est-ce qu’il fait ? Il va aller se dénoncer et puis il profite d’un moment d’inattention pour s’enfuir. Enfin, votre verdict, il va faire œuvre de mémoire. Il va dire que pour que l’humanité perdure, il faut se souvenir. Ne jamais oublier Oradour, Birkenaü, Kabarondo, car tout peut recommencer un jour. Et le monde doit savoir qu’il faut en répondre. Gardez en mémoire Primo LEVI :
« Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connait pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas:
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule;
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous. »
Eh bien mesdames et messieurs parce que cela fut et que cela ne doit plus être, vous condamnerez Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA à la peine criminelle à perpétuité.
Réquisitoire de Monsieur Ludovic HERVELIN-SERRE.
Monsieur le président, messieurs les assesseurs, mesdames et messieurs les jurés.
Et si on en était resté là, si au terme de cette journée du 13 avril il ne s’était plus rien passé, alors que la nuit tombante allait rendre invisible toute trace de ce qui s’était passé. Si après cette journée épouvantable, si au terme de ces évènements il ne s’était rien passé au Centre de Santé, n’aurions-nous pas déjà assez d’éléments pour dire qu’à Kabarondo il ne s’est pas rien passé ? Si des victimes n’avaient pas supplié une balle, s’il ne s’était rien passé à l’IGA [11], n’aurions-nous pas bien assez pour dire que des crimes contre l’humanité se sont passés à Kabarondo ? Et s’il ne s’était rien passé à Cyinzovu, dans les domiciles, au bureau communal, n’aurions-nous pas bien assez pour déclarer que messieurs Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA sont déjà bien coupables ?
L’enfouissement des corps n’est pas en lui-même un acte répréhensible. Cependant il prend une place particulière dans le contexte dans lequel il a lieu, car il n’est pas l’accomplissement d’un rite funéraire mais la volonté de dissimuler les corps à l’approche du FPR (cette volonté est précisée par deux témoins – qu’il nomme). Quand quelqu’un n’a rien à voir avec un meurtre, quel intérêt peut-il avoir à dissimuler le corps de la victime ? La manière dont se passe cet ensevelissement a quelque chose à voir avec l’autorité d’Octavien NGENZI. Cette position d’autorité d’Octavien NGENZI sur ses policiers communaux, on ne voit pas pourquoi elle s’inverserait subitement. Cette journée a dû se passer plutôt le 16 que le 15. D’autant qu’une partie des personnes qui participent à cet enfouissement va se trouver à l’IGA. Derrière les contradictions, ces évènements sont dans une proximité temporelle. On relève une parfaite continuité dans la journée entre l’enfouissement des corps et les évènements de l’IGA. Enfin, la question est de savoir si toutes les personnes qui ont subi cet enfouissement étaient déjà mortes. Nous n’aurons jamais la réponse. Sur la date, j’ai une intuition. Ce n’est certainement pas le lendemain du massacre, et sûrement pas parce que NGENZI n’avait pas l’autorisation préfectorale, mais parce qu’il y avait matière à pillage. Et les victimes étaient nombreuses. Il fallait du temps. Et ensuite on les a jetées dans une fosse, ce qui fera dire à un témoin : « Ce n’était pas un enterrement ordinaire ». Ce qui nous fait dire que s’il était témoin, soit il s’abstient de les compter devant le nombre ; soit il n’était pas là. Et s’il ne passe pas des heures à observer les corps jetés dans la fosse, c’est qu’il a mieux à faire et qu’il peut compter sur des hommes qui exécutent ses instructions.
Il y aura ce jour un autre massacre, au chiffre variable. Nous savons qu’Octavien NGENZI a conduit des Tutsi au Centre de Santé. Tous les endroits où il a conduit des Tutsi se sont refermés en pièges. Rappelez-vous Donatille KANGONWA, cette femme survivante de l’église qui rampe jusqu’au Centre de Santé, et qui deviendra rescapée du Centre. Cela est confirmé par NDOBA, X, Tito BARAHIRA lui-même, que NGENZI était là. Malheureusement, au Centre, on ne va pas seulement s’occuper de soigner les blessés. Pas seulement parce qu’il n’y a pas d’électricité. Donatille KANGONWA dit que l’infirmière refuse de soigner les victimes, elle a reçu des ordres de NGENZI. Marie-Goretti rapporte que depuis sa chambre, au Centre, elle a entendu que toutes les personnes se trouvant dans le centre de santé allaient être tuées. Elle demande confirmation à NGENZI qui répond de manière fataliste. Et puis il y a ce trou, creusé derrière le bâtiment avant les tueries le matin même. Félicien KAYINGA parle de 6 ou 7 h du matin – il a entendu le creusement de cette fosse. Et puis viennent des gens de Rubira. Hors les Tutsi qu’il s’agissait d’enterrer, ce ne sont pas que des morts, mais des vivants qui se trouvent au Centre ce matin-là.
Le déroulement de ce massacre fait intervenir Manassé MUZATSINDA qui est décrit par François comme « debout au centre de la cour ». Ce policier municipal que NGENZI a pris pour ramasser des gens pour l’enfouissement, « il était là pour veiller sur notre sécurité ». Manassé dit qu’il n’était pas là. On parle de sa femme, tutsi, présente au Centre de Santé depuis quelques jours. Le 16, il vient la chercher. Un bon « pressentiment », particulièrement salvateur. Les acteurs de ce massacre ont tué les blessés sur la demande d’Octavien NGENZI. Lui dit qu’il n’y était pas. Octavien NGENZI a été présent au Centre et s’est ensuite éloigné vers cette fameuse citerne, du côté de la route. Félicien KAYINGA nous indique avec le plus de précision possible comment on devait retourner au Centre pour le « nettoyer ». C’est là que Félicien KAYINGA a réussi à sauver sa vie. Ceux qui sont morts sont jetés, ceux qui sont encore vivants sont emmenés non loin pour être exécutés après qu’on les eut dépouillés de leurs vêtements et affaires. Félicien KAYINGA décrit comment les enfants criaient tandis que les adultes maitrisaient leur souffrance. Le fait que Félicien KAYINGA est rescapé en parvenant à convaincre qu’il était hutu nous montre combien ce massacre était de nature ethnique.
NGENZI est près de la citerne, à 5 mètres. De toutes façons, ces mesures ne font pas obstacle à l’environnement sonore. Ces cris, même à 40 mètres de distance, on ne peut pas ne pas les entendre. François NZIGIYIMANA dit que Manassé, dans la cour, ne pouvait pas ne pas entendre les cris. Nous sommes dans une proximité immédiate, une très grande proximité géographique. Dès lors Octavien NGENZI ne peut être un témoin involontaire. C’est quelqu’un qui n’est pas dépassé. C’est quelqu’un qui donne des ordres, qui dit qu’on doit nettoyer le Centre (Félicien le dit, l’infirmière le dit). Et puis sur ce chemin macabre, il a dit : on va continuer. A l’IGA.
Ce devait être le lieu d’une réunion pour le retour à la paix (Samuel NDOBA, Jean RUZINDANA). Octavien NGENZI dit qu’il n’est pas armé, mais tout le monde dit qu’il porte un revolver. Le policier Jean-Baptiste GATABAZI dit que NGENZIi demande que les policiers l’accompagnent. On va tuer les Tutsi. Parmi les victimes, un assistant bourgmestre, Jean RWIZIBURIRA. Les Tutsi, sur la base d’un tri, ont été victimes. Qui a fait le tri ? Jean-Claude REBERO impute à RUHUMULIZA, Toto, X, le tri de Kabarondo. Un autre témoin, pas le plus crédible, indique que le tri a été fait par CYASA et NGENZI. NGENZI dit que lorsqu’il arrive à l’IGA le massacre est déjà commis. Le problème c’est que tout a commencé après son arrivée. Jean-Baptiste GATABAZI, policier communal, indique que NGENZI est retourné vers son véhicule quand ils ont commencé à tirer. Et lorsque les militaires disent qu’ils vont tuer les Tutsi, NGENZI aurait dit : « Ok ». On ne peut le voir que comme une demande d’autorisation et la vérification de sa position d’autorité. CYASA, lui, impute tout à NGENZI qui a demandé à ce que les victimes soient tuées par balle, et les policiers les ont tuées le long du mur. D’autres témoins, J-C REBERO, mettent en cause CYASA lui-même. Le plus probable, c’est une totale convergence de ces deux acteurs. L’assistant bourgmestre n’y a pas survécu. X demande : « qu’est-ce qu’il faut en faire ? ». NGENZI : « Rien. Laissez-le là ». Ils étaient ensemble, NGENZI n’avait pas peur de CYASA.
La chasse aux Tutsi va se poursuivre jusque dans les domiciles, là où se réunissent un homme hutu et une femme tutsi. La première perquisition à vocation de rafle se passe chez RUZINDANA. Il décrit la présence de Bienfaiteur, Toto, TURATSINZE. NGENZI dit qu’il suit le groupe. Puis on va chez Osée KAREKEZI et les époux anonymes. Chez J.B RUZINDANA, on ne trouve personne. NGENZI est venu avant. Marie MUKABARANGA (la femme de RUZINDANA) rapporte que NGENZI serait passé la veille au soir pour s’entretenir avec son époux. Son mari lui aurait dit : « Si demain on vient ici et qu’on trouve un tutsi, tu n’auras qu’à t’en prendre à toi-même ». Et Marie : « Je ne sais s’il était venu nous avertir ou vérifier s’il y avait des Tutsi ». Si Marie MUKABARANGA a ainsi témoigné son peu de reconnaissance pour Octavien NGENZI, on peut s’interroger sur ses motivations. Par ailleurs, NGENZI a dit qu’il lui avait fourni une fausse carte d’identité hutu, et Marie l’a démenti. Elle a dit que ce n’était pas lui. Et à supposer que la démarche de NGENZI soit altruiste, l’aide qu’il vient apporter est au bénéfice du mari de Marie, qui est un hutu ayant été condamné pour génocide. Et cette conduite est porteuse d’une signification : la veille au soir, Octavien NGENZI sait qu’il y aura des perquisitions dans les domiciles.
Ensuite, il va chez monsieur KAREKEZI, événement rapporté par lui-même, sa femme, et leur fille Géraldine. Madame KAREKEZI dit qu’ils arrivent « ensemble en voiture ». Il y a environ une quinzaine de participants : des Interahamwe, des militaires, Bienfaiteur, Toto, TURATSINZE et BARAHIRA. Ils sont armés d’armes, de machettes. NGENZI lui-même est armé. Il porte « un petit fusil » décrit par Jacqueline et Osée KAREKEZI. S’il la tient, dit Osée, il ne le menace pas pour autant. Géraldine dit qu’il ne s’en est pas servi, si ce n’est pour menacer sa petite sœur. NGENZI s’assied auprès de Madame KANSORO, épouse KAREKEZI, derrière la maison. NGENZI dit qu’il est venu les protéger, s’asseyant près de celle qu’il considère comme sa mère adoptive. Les témoignages ne confirment pas la position d’un homme sous contrainte, obligé d’obéir. Osée KAREKEZI, très choqué qu’un homme qu’il connaît si bien se conduise de la sorte, va essayer d’être le plus précis pour décrire son comportement : il tente de décrypter les relations entre Octavien NGENZI et les autres acteurs. Il y a une difficulté à discerner le chef opérationnel et celui qui est l’instigateur. Surtout quand celui qui est à l’origine veille à être en retrait. NGENZI, c’est celui qui ne voulant pas qu’on ne voie trop qu’il en est l’organisateur reste en retrait de ce qu’il voit. C’est le comportement de quelqu’un de très rusé. Pour les KAREKEZI, il y a une difficulté à admettre ce qu’ils voient. Ils ne peuvent le voir comme un protecteur. Osée est tout à fait en désaccord avec le fait que NGENZI serait venu prévenir. Géraldine dit qu’à aucun moment NGENZIne fait quelque chose pour empêcher ce qui se passe. Octavien NGENZI demande où se trouve Claire (Ndr : la fille aînée du couple, institutrice, qui faisait écouter aux enfants des chansons de Cécile KAYIREBWA – une exilée tutsi). Madame KAREKEZI est plus précise : « Est-ce que Claire a rejoint les Inkotanyi » ? Il y a les chansons qu’elle écoute, son petit ami. Ce qui est sûr, c’est qu’il la demande. Octavien NGENZI ne le nie pas, il dit qu’il la demande pour sa sécurité. Pour la sécurité de Claire, il vaut mieux que NGENZI n’ait pas su où elle se trouvait. Cette version de NGENZI selon laquelle il arrive exactement en même temps que les assaillants pour protéger n’est pas du tout convaincante. Ce que NGENZI est prêt à faire chez des gens avec lesquels il a une grande proximité est révélateur.
Il se rend ensuite encore chez un couple mixte. La femme est tutsi. C’est une cible intéressante pour NGENZI car ils ont accueilli des réfugiés dès le 7, lesquels sont ensuite partis à l’église. Qui sont les assaillants chez les époux anonymes ? Bienfaiteur, Toto, TURATSINZE, NGENZI, X et X. Ce sont surtout des Interahamwe. Les époux n’ont pas vu de militaire ou de béret. Et pourtant on vient armé. Monsieur X l’a dit, madame X l’a dit : Ngenzi a un « pistolet » ou « petit fusil ». Tout le monde le dit. Monsieur X décrit les évènements, comment on lui ordonne de tuer sa belle-sœur et comment il se blesse avec cette épée. Alors on la lui arrache, on la plante dans cette victime, avant de l’achever plus loin. Monsieur X dit que Octavien NGENZI et Bienfaiteur lui ont donné un couteau pour exécuter sa belle-sœur. NGENZI dit que Monsieur X a tué lui-même sa belle-sœur. Mais lorsqu’il s’agit d’achever la malheureuse victime, nous constatons que c’est à coups de machette, de lance ; et les attaquants sont décrits de loin les auteurs de ce massacre par Madame X. Qui les voit de loin. L’initiative de ces évènements est imputée à Octavien NGENZI qui accompagne l’ensemble des acteurs. Il est là quand on l’achève, nous dit Moïse DUSENGIMANA. Il est décrit sans ambiguïté comme le meneur de cette mise à mort. C’est lui qui va décider du départ. Quant à l’époux anonyme, pour lui Bienfaiteur n’apparaît pas comme quelqu’un qui donne des instructions à Octavien NGENZI. NGENZI n’obéissait pas. Sa participation n’est pas du tout celle d’un subordonné soumis à l’autorité de militaires. Et même si Moïse, un des employés du couple, dit que les agresseurs sont dirigés par Bienfaiteur, Octavien NGENZI est là comme superviseur. Et c’est très cohérent avec tout le reste. NGENZI ne fait rien pour s’opposer. Moïse dit qu’il n’a pas réagi, ne s’est pas détourné de la scène du crime, n’a rien fait pour l’empêcher. Il ne s’y est pas opposé car il en était à l’initiative. C’est un crime d’ordre ethnique, et qui se retrouve dans le serment qu’il fait prêter à madame X : d’avoir la vie sauve, mais de ne mettre au monde que des enfants hutu. Octavien NGENZI n’a eu à aucun moment un rôle protecteur, et aucun rôle protecteur chez lui, dans sa maison, non plus.
Nous avons entendu Monsieur MPAMBARA ainsi que l’épouse de monsieur NGENZI. Pour Monsieur MPAMBARA (bourgmestre de Rukara à l’époque des faits), bien informé, le domicile de monsieur NGENZI est un lieu sûr (puisqu’il vient s’y réfugier), ce qui induit que celui-ci avait conservé son autorité. Au domicile d’Octavien NGENZI il y a la mère de madame (tutsi). Celle-ci ne s’est pas réfugiée chez lui, elle est venue pour des examens médicaux. Il y a aussi la demi-sœur, mais son séjour n’a rien à voir avec les évènements. Il y a l’abbé Papias, hutu. Il y a Alice, qui avait alors 10 ans, dont le père est hutu. Il y a Edith, sa marraine, et la fille d’Edith. Alice vient remercier NGENZI de tout son cœur de l’avoir sauvée. Mais à la question qui lui est posée par la cour, elle confirme bien qu’elle est hutu. Ce n’est pas une jeune fille tutsi qui a été sauvée. Edith et sa fille, oui, sont tutsi. Elles vont être tuées. Le refuge d’Octavien NGENZI ne sera qu’extrêmement temporaire. Et quand il va proposer qu’on l’accompagne dans sa fuite, il va le faire à Alice, la petite hutu, pas à Edith. Parmi les deux Tutsi qui se trouvent dans son domicile, personne ne survivra. Les réfugiés vont faire l’objet d’une rafle décrite par GATABAZI. Octavien NGENZI est présent, plusieurs personnes sont emmenées. Les militaires qui arrivent, comment auraient-ils su que des Tutsi se trouvaient là ? Ce qui conduit REBERO à faire l’hypothèse que c’est NGENZI lui-même qui a fait cette révélation. Médiatrice UMUTESI pense qu’il a voulu donner l’exemple. Avec Oscar KAJANAGE, on peut faire le constat qu’il n’a sauvé personne. Si. Le comptable de la commune, qu’il rachète, préférablement à d’autres, plus proches (Dative, la femme de KAJANAGE, son ami d’enfance), et on peut se demander quelles en sont les raisons. On peut se demander la différence qu’il y a entre le fait qu’eux se cachent là ou qu’il les cache – ou plutôt, sa femme. Il est intéressant pour lui de pouvoir alléguer qu’il abrite des Tutsi : « Moi je n’ai rien contre les Tutsi, j’ai même un très bon ami Tutsi », c’est sa version.
David TANAZIRABA , qui a protégé une vingtaine de personnes, a lui, sans doute, fait une action salvatrice que d’autres s’attribuent à tort. CYASA a déclaré qu’il a sauvé plus de 300 personnes. Et quand bien même on sauve une victime, pour autant ça ne fait pas disparaître la responsabilité. Le cas du « tueur sauveteur » c’est un cas qui se concrétise. Francine UWERA dit qu’un Hutu l’a beaucoup aidée tout en en tuant d’autres. Mais il y en a eu peu, sinon il y aurait eu moins de morts. Stéphane AUDOIN-ROUZEAU, GUICHAOUA le disent : la conduite de massacres n’est pas incompatible avec la tentative de sauver. Jacques SEMELIN parle des « petits gestes », des gens « contraints à participer à quelques meurtres pour sauver un grand nombre de vies ». Ce n’est pas le cas d’Octavien NGENZI. On est très loin de quelqu’un qui fait tout ce qu’il peut faire pour sauver des vies.
L’abbé Papias le montre. Il est chez NGENZI. Il va avoir la vie sauve après un véritable monnayage conduit par Octavien NGENZI. C’est très certainement le 17 avril, selon une note de l’évêque, qu’il vient monnayer à l’évêché la vie de l’abbé Papias. NGENZI est armé, il a un fusil. Il ne l’utilise pas pour menacer l’abbé, Monseigneur Philippe RUKAMBA, mais il l’a. Et il dit : « Dans ma tête je ne vois que lui ». D’ailleurs Innocent RUKAMBA confirme que NGENZI était armé d’un pistolet. Octavien NGENZI vient en arme dans une finalité indiquée clairement : il veut de l’argent. « Il faut racheter ce prêtre, sinon je vais le tuer comme j’en ai tué d’autres ». Innocent RUKAMBA dit qu’au moment où il entend cette phrase les autres ne sont pas là. La finalité lucrative n’est probablement pas étrangère à la démarche de NGENZI. Car le moins qu’on puisse dire, c’est que le compte ne tombe pas juste ! 40 ou 50 000 francs rwandais auraient été donnés par son épouse le 15 au soir. Les comptes ne tombent pas juste, mais la chronologie non plus ! Le 15 au soir, c’est trop tôt. Et puis il y a derrière cette demande cette évidence que c’est toujours lui qui est aux commandes : on le laisse circuler, c’est lui qui négocie le prix, c’est à lui qu’on remet l’argent. Il n’est pas du tout celui qui est pris en otage, celui qui est mis sur le côté. Jean CHATAIN rapporte cette demande de rançon de l’abbé Papias. Et il rapporte ce que dit Papias : « La seule question que se pose encore l’abbé Papias, c’est comment s’est effectué le partage », quel a été le montant de la commission prélevée par le bourgmestre. Papias aurait-il été tué sans la rançon ? On ne peut qu’être frappé par le monnayage de la vie, et voir que pour les génocidaires, on peut s’accommoder de quelques vies sauvées.
Médiatrice UMUTESI, on lui permettra de sauver sa vie, dans un danger particulièrement grand. Il y a du monde chez elle, beaucoup de monde. Jusqu’en 1990, elle a de bons rapports avec Octavien Ngenzi. Elle décrit comment Octavien NGENZI a changé de comportement après l’attaque du FPR. Et Jacqueline MUGUYENEZA, l’autre grand témoin, chez Médiatrice, embarquée dans la rafle. Elle est là parce qu’elle n’imagine pas qu’une maison communale soit raflée. Elles datent l’attaque au 17. Médiatrice voit NGENZI, une cigarette dans la main droite, un fusil dans la main gauche. Elle lui demande si on va la tuer ; dans un crachat, il lui dit que non. Il est fatigué mais il n’a absolument pas peur des militaires, il n’est pas contraint. Beaucoup voit l’arme, Médiatrice n’est pas la seule. Le capitaine avec qui il vient est probablement le capitaine Théophile TWAGIRAMUNGU, notamment reconnu par Augustin NSENGIYUMVA. Ce capitaine TWAGIRAMUNGU, qui n’est pas de Kabarondo, comment sans NGENZI peut-il savoir qu’il y a des réfugiés chez Médiatrice ? Or ils arrivent ensemble. Jacqueline est formelle : ils se sont garés à 10 mètres et se sont approchés à pied. En tout cas, Octavien NGENZI n’était pas sous les ordres du capitaine ! C’est une forme de co-direction. Un chef opérationnel, et une autorité qui supervise. Mais sans lui la rafle n’aurait pas lieu, sans lui on ne saurait même pas où il y a des personnes à chercher. La veille, Jean-Marie Vianney MUNYANGAJU lui rapporte qu’une réunion a eu lieu dans un cabaret. Réunion au cours de laquelle on a évoqué les réfugiés de chez Médiatrice. Il vient prévenir, mais trop tard, car quand revient Jean-Marie Vianney MUNYANGAJU les militaires sont déjà là. Il va quand même réussir à sauver les membres de sa famille. Chez Médiatrice UMUTESI, NGENZI n’est pas quelqu’un de contraint par les évènements, c’est également le témoignage de Samuel NDOBA, alors présent. C’est Octavien NGENZI qui a donné les limites.
D’ailleurs après être passé par Kibungo, Rubira, NGENZI aurait dit : « Je viens d’échapper à la mort, si parmi vous quelqu’un cache des Tutsi chez lui, il faut les dénoncer sinon vous serez tués ». Cette phrase dit quelque chose de très juste. Celui qui donne les Tutsi n’est pas tué. Octavien NGENZI n’est pas tué. Après la rafle de chez UMUTESI, il ne part pas directement à Kibungo (puis à Birenga), il va préparer une autre rafle. Le bureau communal, à une dizaine de mètres, était un autre lieu de refuge. Pas seulement à Kabarondo. Des personnes s’étaient réfugiées au bureau communal de Kabarondo. Le capitaine TWAGIRAMUNGU ne pouvait le savoir. Octavien NGENZI ne pouvait l’ignorer. NGENZI aurait dit, selon NSENGIYUMVA : « Nous devons aller prendre d’autres personnes à la commune, elle s’appelle Dative ». Nous savons que ça va les conduire à Birenga. Mais d’abord à Kibungo, vers où se dirige un cortège funèbre, en tête duquel – ce n’est pas anecdotique – se trouve celui de NGENZI. Le troisième est celui de CYASA, qui suit le cortège qui va conduire des victimes chargées comme des bœufs (dit Jacqueline) à l’abattoir. A Birenga les victimes sont dépouillées. Jacqueline décrit Dative avec son bébé. On renvoie les véhicules et les massacres vont commencer. C’est de la même nature que le massacre de l’église. Le cri des enfants – peut-être des seuls enfants, tant les adultes se contiennent. Sauf quand elle entend sa belle-sœur Christine hurler à la mort quand on découpe devant elle ses propres enfants. Les gourdins cloutés, les machettes. Il y a même une hache. Son souci de l’exactitude la pousse à dire « une petite hache ». Les policiers refusent d’utiliser leurs armes pour des considérations économiques.
NGENZI dit qu’il n’a jamais été à Birenga. Jacqueline dit, affirme qu’il y était présent. Elle dit qu’elle le supplie, qu’il dit qu’il ne peut rien faire. Elle dit qu’il était là quand les hommes ont reçu des coups dans les tendons. Puis il part. Personne ne l’empêche de partir. Il part pour aller négocier la libération de Papias. Il n’y a pas que Jacqueline qui le dit, Jean-Baptiste X dit que « Octavien NGENZI nous a rejoints ». Qu’il lui a dit de l’accompagner dans la direction de Birenga. Et ce qui se passe à Birenga rappelle ce qui se passe le 13 avril à l’église. Il y a des scènes atroces. Les mêmes déclarations des victimes, leur supplique de mourir, l’espoir d’être tuées par balle, d’être achevées. Jacqueline ignorait qu’elle sauverait sa vie : « Nous avons de la chance, on va nous fusiller, pas nous découper » dit-elle. Après Birenga, elle dit : « Mon Dieu, je supplie qu’aucun couteau ne me trouve, aucun gourdin, je demande une balle ou une grenade ». A eux seuls ces évènements de Birenga auraient justifié une cour d’assises pour Octavien NGENZI. Ils donnent une coloration sans ambiguïté à ces évènements. Aller jusqu’au bout d’une logique. Traquer tous les Tutsi, les débusquer où qu’ils se trouvent. Bientôt les Tutsi, ce sera fini. Cela n’est rien d’autre que la mise en exécution d’un message tout à fait identique à celui qui avait été proclamé sur le terrain de Cyinzovu. Après avoir signé de manière indélébile le crime contre l’humanité, Octavien NGENZI a posé un point sur le i du mot génocide.
Les faits que vous jugez sont d’une gravité inouïe. Je sais ne pas me tromper en disant qu’aucun de vous ne sera jamais confronté dans sa vie à pire chose que ce qui a été vécu entre le 7 et le 20 avril à Kabarondo. Il y a plus effrayant que le fait qu’on ne puisse pas trouver pire dans la réalité, c’est qu’on ne peut pas imaginer pire. On a atteint, à Kabarondo, le pire. C’est la source d’une réflexion troublante : c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être le pire des hommes pour accomplir le pire des crimes.
- Gacaca : Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, elles ont une vocation judiciaire et réconciliatrice. Voir le glossaire pour plus de détails.
[Retour au texte] - Alison DES FORGES, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, Paris, 1999, p. 55-56.
[Retour au texte] - Président de la République rwandaise de 1961 au 5 juillet 1973, date du coup d’état de Juvénal HABYARIAMANA qui était alors son ministre de la Défense.
[Retour au texte] - Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État.Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Terme qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.
[Retour au texte] - Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Le colonel RWAGAFILITA était l’homme fort de la région, éminence grise du pouvoir génocidaire. Il valait mieux bénéficier de ses faveurs pour devenir bourgmestre… Il fut parmi les activistes les plus impliqués dans les massacres autour de Kibungo dont il était originaire. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
Voir le glossaire pour plus de détails.
[Retour au texte] - Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, déjà cité par plusieurs témoins pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
[Retour au texte] - Centre communal de formation permanente.
[Retour au texte][Retour au texte (Réquisitoire de M. HERVELIN-SERRE)] - Alison DES FORGES, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Karthala, Paris, 1999, p. 275.
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