- Audition de Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge,
ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare ». - Interrogatoire de personnalité de l’accusé (suite).
- Audition de Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de de l’accusé.
- Exposé du président à propos des écrits d’Alison DES FORGES et André GUICHAOUA.
Préliminairement, le président ordonne le versement aux débats d’une pièce apportée par Me FOREMAN (avocat du Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda). Dans un article publié dans « Le Soir » fin 1994[1], monsieur Jean-Pierre CHRÉTIEN écrit : « Aujourd’hui peut-on oublier que Dismas NSENGIYAREMYE, qui a lancé en août deux appels « pour la paix », était clairement identifié à la veille du génocide comme un membre du trio symbolique du « Hutu power[2] » (avec MM. KARAMIRA et MUREGO) ? »
Audition de monsieur Damien VANDERMEERSCH, magistrat belge, ancien juge d’instruction dans le procès des « Quatre de Butare »[3].
Monsieur VANDERMEERSCH est un magistrat belge de 65 ans qui a travaillé en tant que juge d’instruction sur des dossiers mettant en cause des personnes qui étaient en Belgique après le génocide. Parmi elles on évoquera le cas de Vincent NTEZIMANA, un professeur de sciences de l’Université de Butare, à qui il était reproché d’avoir établi des listes de personnes ayant été utilisées pour les massacres. Un de ces dossiers concernait la préfecture de Butare, tout comme c’est le cas dans notre affaire.
Il s’est rendu plusieurs fois au Rwanda pour des investigations qu’il a pu mener en toute liberté, et ce dès 1995. Le pays se relevait de la guerre et du génocide et commençait lentement à se reconstruire.
Sur demande du président, le témoin aborde la question de témoins professionnels ou de témoins subissant des pressions et dit ne pas avoir eu le sentiment d’avoir fait face à des témoins manipulés lors de ses enquêtes. Au contraire, son équipe et lui-même étaient dans un contexte où ils menaient largement des auditions spontanées car beaucoup de gens étaient encore sur place. Leur travail a été de reconstruire les faits grâce aux témoignages qui étaient parfois imprécis -aussi du fait de la reconstitution que les gens font naturellement en discutant et rapprochant les évènements- mais pour l’essentiel « quand vous êtes au milieu du cyclone vous n’oubliez pas […]; ce sont des souvenirs assez forts ». Pour lui, les accusés qui disent « je n’ai rien vu, je n’ai rien entendu » ce n’est pas possible. Quoi qu’il en soit, en ce qui concerne l’absence de manipulation de témoin, pour appuyer sa position, monsieur VANDERMEERSCH se réfère a l’histoire d’une femme qui a perdu toute sa famille et qui a elle-même été blessée dans le génocide. Elle disait qu’elle ne savait pas pourquoi elle témoignait car elle n’avait plus rien, « elle était à 100 000 lieues de toute la politique ».
Parmi les témoins que le juge belge entendra, il dira ultérieurement après une question de la défense avoir remarqué que généralement les personnes haut placées étaient réticentes à déposer, préférant rester en dehors de cela et que ce sont les plus modestes qui s’étaient montrées les plus courageuses.
Le président demande ensuite au témoin de parler du cas de Vincent NTEZIMANA, dont l’affaire permet d’éclairer la nôtre. Cet homme avait établi une liste de personnes dont il dira que c’était pour les évacuer puis qu’il l’avait remise au vice-recteur, un radical. Il avait également participé à des rondes dont il avait reconnu, selon le témoin, qu’elles servaient à traquer l’ennemi. Il précisera que les rondes dites « pour la sécurité » étaient les mêmes du fait que la sécurité impliquait de se défendre de l’ennemi donc des Tutsi. Néanmoins, durant ces rondes qui étaient armées, ou à d’autres occasions, certains ont pu parfois décider de sauver des personnes. (NDR. Ce premier procès organisé en Belgique au printemps 2001 concernera aussi un ancien ministre, directeur de l’usine, d’allumettes de Butare, Alphonse HIGANIRO, ainsi que deux religieuses du monastère de SOVU? soeurs GERTRUDE et soeur KIZITO. Tous les accusés seront condamnés à des peines allant de 12 à 20 ans de prison.)
Me PARUELLE, avocat de parties civiles interrogera monsieur VANDERMEERSCH sur l’état du système judiciaire rwandais à la suite du génocide. Il ressort des déclarations de ce dernier que ce système était effondré mais que même si il avait été à même de fonctionner, il n’aurait pas pu juger les 120 000 détenus estimés à l’époque. L’institution des gacaca[4] Ce recours à la tradition paraissait donc indispensable.
Le témoin précisera à Me LINDON, avocate de parties civiles, que c’était exceptionnel qu’un accusé reconnaisse sa participation au génocide, et qu’il n’a pas rencontré de cas en Belgique.
(NDR: la plupart de ceux qui ont reconnu avoir participé au génocide sont des personnes qui étaient en détention au Rwanda, déjà condamnées, détenues ou pas. Concernant les personnes jugées et condamnées en France, aucune n’a reconnu sa moindre responsabilité et toutes ont fait appel. A ce jour, il reste trois procès à faire en appel: celui du milicien de KIBUYE, Claude MUHAYIMANA, du préfet de GIKONGORO, Laurent BUCYIBARUTA er celui de Philippe HATEGEKIMANA/MANIER, alias BIGUMA, un gendarme de NYANZA. Ce dernier étant le seul à être détenu, son procès en appel devrait se dérouler à partir de novembre 2024).
Me BOURG, pour la défense, demandera à monsieur VANDERMEERSCH si les parties civiles qui vont interroger des témoins sur place au Rwanda ne dépassent pas leur rôle. Le juge belge répondra que dans un certain nombre de cas les témoins sont en effet fournis par des associations de parties civiles ou par la défense mais que c’est le rôle de l’instruction de mener sa propre enquête et ses propres auditions même lorsque ces parties l’ont déjà fait de leur côté (NDR. Allusion probable au travail du CPCR sans le travail duquel aucun procès n’aurait encore eu lieu en France, si ce n’est celui de Laurent BUCYIBARUTA, le Parquet n’ayant pris l’initiative des poursuites qu’en 2019 dans l’affaire d’un habitant de Mulhouse, Thomas NTABADAHIGA)
Interrogatoire de personnalité de l’accusé (suite).
Le début de l’après-midi va être consacré à la suite et fin de l’interrogatoire de personnalité de monsieur MUNYEMANA. Des questions assez personnelles lui seront posées concernant la composition de sa famille (il a neuf petits-enfants). Puis, c’est sa carrière professionnelle en France qui sera évoquée. Monsieur le président va rappeler tous les adjectifs que les témoins de moralité ont pu utiliser lors de leur interrogatoire: juste, modéré, sage, professionnel, respectueux, intègre, courageux… Et avec une certaine malice, monsieur le président conclut: « Vous n’avez que des qualités, monsieur MUNYEMANA! »
Monsieur Marc SOMMERRE passera ensuite un long moment à énumérer tous les chefs d’accusation contenus dans le mandat d’arrêt international transmis par le Rwanda qui demandait son extradition. Extradition que la Chambre de la Cour d’appel de Bordeaux refusera au nom de la non-rétroactivité des peines, posture partagée depuis toujours par la Cour de cassation, au grand désespoir des rescapés et de leurs familles.
Puis ce sera l’occasion d’aborder sa demande de réfugiée refusée par l’OFPRA[5], refus confirmé par la CNDA[6] qui évoque « de sérieuses raisons de penser que l’accusé à commis des crimes contre l’humanité. » Monsieur MUNYEMANA n’a jamais eu conscience du caractère ethniste des événements qui se sont déroulés au Rwanda à partir du 17 avril 1994. Qui pourrait le croire?
Quant à la plainte du Collectif girondin, même si elle reposait initialement sur des « faux », elle sera à l’origine des poursuites dont l’accusé fait aujourd’hui les frais. Il portera à son tour plainte pour « atteinte à la présomption d’innocence » mais finira par être mis en examen et déféré tardivement devant la cour d’assises.
Une dernière question abordée par maître Simon FOREMAN, avocat du CPCR. Elle concerne son patrimoine immobilier et le fait qu’il ait vendu sa maison pour créer une SCI avec ses enfants. « Une décision« , souligne l’avocat, « qui n’est pas sans conséquences pour les victimes en cas de condamnation de l’accusé. »
Pas sûr que monsieur MUNYEMANA sorte grandi de ce long interrogatoire de personnalité: il nie les faits qui lui sont reprochés, ment probablement dans certaines de ses déclarations, et tout cela avec une intelligence certaine. La suite des débats nous éclairera probablement davantage sur le rôle que l’accusé a joué, sur la colline de TUMBA, en 1994.
Audition de madame Fébronie MUHONGAYIRE, épouse de monsieur MUNYEMANA.
Le témoin, qui ne pouvait jusqu’à ce jour participer aux auditions, va être longuement interrogée, d’abord par monsieur le président puis par les différentes parties. L’épouse de l’accusé commence par remercier la cour pour l’organisation d’un procès qui arrive toutefois bien tard.
En guise d’introduction, madame MUHONGAYIRE va faire une longue déclaration pour affirmer qu’elle est Tutsi « de sang » mais Hutu pour l’administration. En effet, c’est en 1896 que son arrière-grand-père, suite à une guerre des clans, va devenir Hutu et se rendre à KIGEMBE, à la frontière du BURUNDI où sa famille se refugiera plus tard.
Pour revendiquer sa condition de Tutsi, elle évoque son expulsion de l’école en 1973, comme beaucoup de Tutsi. Quant à leurs enfants, revenus de France peu avant le génocide, ils ne savaient pas s’ils étaient Hutu ou Tutsi. A la question de savoir si c’est important de se réclamer Tutsi, le témoin élude quelque peu les propos du président.
Sur invitation de monsieur le président, l’épouse de l’accusé va évoquer sa carrière professionnelle, tant au Rwanda, qu’en France ou en Belgique, pays où elle se rendra pour ses études. C’est là qu’elle rencontrera, à NAMUR, celle qui deviendra l’épouse de Jean KAMBANDA, premier ministre du gouvernement génocidaire. Comme son mari, elle ne prendra pas immédiatement conscience que ce dernier a basculé dans le MDR Power[2]. Position qui est tout de même surprenante.
En devenant adhérente du MDR au moment du multipartisme, parti héritier du PARMEHUTU du président KAYIBANDA, elle ira jusqu’à prétendre ne pas considérer que le Parti pour l’émancipation des Bahutu était une organisation raciste aux premières heures de l’indépendance: pour elle, les Bahutu représentent tout « le petit peuple« , Hutu et Tutsi confondus. (NDR. Une façon originale de comprendre l’histoire de son pays et de tenter de masquer son appartenance au camp des extrémistes. Le PARMEHUTU était viscéralement anti-TUTSI.)
Seront abordées ensuite ses relations avec les deux ministres du gouvernement intérimaire[7], Jean KAMBANDA et Straton NSABUMUKUNZI auxquels la famille MUNYEMANA restera fidèle. C’est ce dernier qui aidera son mari à quitter le Rwanda fin juin 1994 et qui, lors d’un voyage en France, lui transmettra un courrier de son mari resté seul à TUMBA avec ses enfants. C’est aussi par lui qu’elle pourra transmettre des billets d’avion pour que sa famille la rejoigne à Bordeaux.
Quant aux accusations portées contre son mari, elle évoque « une chasse aux intellectuels hutu », une notion très répandue dans la diaspora rwandaise qui a rejoint l’Europe après le génocide des Tutsi. Pour confirmer ses dires, elle remet à monsieur le président un tract qui a été rédigé par le Collectif girondin à l’origine de la plainte déposée contre son mari en 1995.
Le témoin a beaucoup de mal à dire qu’il s’agit du génocide des Tutsi. Elle répète que le chef des Interahamwe[8] était Tutsi (NDR. Robert KAJUGA) et que des Tutsi ont tué d’autres Tutsi. Si la majorité des tueurs se sont révélés être des Hutu, c’est tout à fait normal puisque les Hutu était majoritaires. Là encore un raisonnement qui montre bien dans quel camp elle s’est toujours située.
Toute l’audition de madame MUHONGAYIRE se déroulera dans cet état d’esprit. La témoin s’est montrée combative, restée fidèle à ses amis. Ce n’est que tardivement, comme son mari, qu’elle réalisera peut-être qu’en 1994 ce sont bien les Tutsi qui ont été majoritairement exterminés. De là où elle était, à Bordeaux, il lui était difficile, selon ses dires, de savoir ce qui se passait à TUMBA et dans le reste du pays!
Exposé de monsieur le président SOMMERER à propos des écrits de madame Alison DES FORGES et de monsieur André GUICHAOUA.
Pour clôturer la journée et pour éclairer les jurés, monsieur le président va retracer l’histoire du Rwanda en s’appuyant sur les ouvrages de madame DES FORGES[9] et de monsieur GUICHAOUA [10]). De la colonisation belge à la période post génocide, monsieur SOMMERER rappelle les grandes dates qui ont marqué l’histoire de ce pays. Sorte de « Rwanda pour les nuls » d’une grande qualité. L’accusé sera amené à donner sa réaction suite à cet exposé: il se dira « globalement d’accord » avec les propos du président.
Il ne m’est pas apparu utile de reprendre cet historique. Les habitués de notre site, les connaisseurs du Rwanda n’y apprendraient rien de nouveau. Quant à ceux qui voudraient se documenter davantage, ils pourront utilement se reporter sur les « Repères » que nous donnons sur notre site.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Margaux MALAPEL, bénévole
Jacques BIGOT, responsable des notes et de la présentation
- « Retour du « Hutu power » de Jean-Pierre CHRÉTIEN – Le Soir, 19/12/1994 -archivé sur « francegenocidetutsi.org« [↑]
- Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑][↑]
- Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha ») Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
- OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
- CNDA : Cour Nationale du Droit d’Asile[↑]
- GIR : Gouvernement Intérimaire Rwandais pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
- Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
- André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]