Procès RWAMUCYO, mardi 22 octobre 2024. J16


 

Audition de madame Angélique UWAMAHORO, elle aurait été témoin directe des faits reprochés à Eugène RWAMUCYO. Souhaite se constituer partie civile, assistée par maître EPOMA.

Madame UWAMAHORO vivait à NYAGACYAMA, dans le secteur de NKUBI, à environ 1h de marche de la commune de NGOMA. En 1993, elle connaissait déjà Eugène RWAMUCYO, car elle se rendait avec sa mère « à la Santé » (NDR. Au CUSP[1] de BUTARE) pour se faire soigner une maladie de peau. Sa mère avait des rendez-vous avec RWAMUCYO concernant le Planning familial. Elle le reconnaît sans hésitation dans la salle d’audience.

En 1994, madame UWUMAHORO était âgée de seulement 13 ans. Après le 20 avril et le début du génocide dans la préfecture de BUTARE, sa famille se sépare. Une partie se rend à KABAKOBWA (secteur de NKUBI). Une autre, dont elle fait partie, va au couvent des religieux de RANGO des frères Don Bosco (secteur de TUMBA). S’y trouvent beaucoup de réfugiés Tutsi de TUMBA.

Le lendemain, à partir de 15h, une attaque est déclenchée, d’abord avec des armes à feu. Deux de ses frères sont tués (NDR. Ce sont ses cousins paternels). Elle passe la nuit au milieu des cadavres. Elle retrouve la seule survivante de sa famille, sa sœur Claudine MUKAMUGAGA (NDR. Elle aussi est sa cousine germaine du côté de son oncle paternel). Devant le couvent Don Bosco, arrivent deux bus transportant des militaires de l’ESO[2], suivis d’un pick-up (voiture tout terrain à double cabine) avec à son bord des interahamwe[3] et Eugène RWAMUCYO. Les miliciens s’emparent de Claudine, car ils recherchent des jeunes filles. Cinq jeunes femmes sont ainsi enlevées, dont Claudine. Les miliciens les ont très probablement violées, car « c’est comme ça qu’ils procédaient ». Pour justifier cet enlèvement, RWAMUCYO dit qu’ils emmènent ces jeunes filles pour les soigner et qu’il les ramènera. Insistant pour suivre sa cousine, madame UWAMAHORO est écartée par RWAMUCYO, qui rétorque qu’elle n’est encore qu’un enfant. Elle ne reverra jamais sa cousine.

Fuyant le couvent, elle passe par MUKONI, TUMBA et l’UNR[4]. Elle se retrouve bloquée à une barrière, située à côté de la maison de Pauline NYIRAMASUHUKO et de l’église anglicane rwandaise (EAR). S’y trouvent beaucoup de Tutsi, femmes et enfants.

Lorsque madame UWAMAHORO se trouvait à cette barrière, deux voitures sont passées. La première était conduite par un certain NDINDABAHIZI, chauffeur de la commune de NGOMA, qui transporte de l’essence pour mettre le feu aux maisons des Tutsi. Dans l’autre voiture se trouve Eugène RWAMUCYO. Il descend de la voiture et demande d’où viennent tous ces Tutsi après les avoir balayé du regard. Il jure aux interahamwe présents que ça n’en n’est pas fini avec les Tutsi. Il dit à leur chef à la barrière de ne pas se comporter comme des enfants, et qu’en cas de besoin « ils allaient faire des Tutsi leurs lits ». C’est une incitation directe à tuer les Tutsi qui sont à la barrière, et une promesse qu’ils ne repartiront pas vivants de cet endroit. RWAMUCYO aurait ainsi montré aux Tutsi qu’ils étaient condamnés.

Le massacre commence vers 17h, à la machette ou au gourdin. Madame UWAMAHORO est parvenue à s’enfuir. S’engage un nouveau périple qui l’emmène au stade de HUYE (derrière le bureau communal de NGOMA). Elle y reste environ un mois.

Deux jours avant que le FPR[5] ne prenne BUTARE (NDR. La ville étant prise le 4 juillet, ce qui suit s’est donc passé le 2 juillet 1994), RWAMUCYO, accompagné de militaires de l’École des Sous-officiers (ESO), arrive dans le stade pour déclarer aux nombreux réfugiés que la paix est revenue et qu’ils peuvent s’installer pour faire à manger. C’est une tromperie car une demi-heure plus tard, les Tutsi du stade sont pris pour cible par des tirs avant que les interahamwe ne rentrent dans les lieux pour les massacrer à l’aide d’armes traditionnelles.

Madame UWAMAHORO est blessée à l’aine par une balle. Elle est retrouvée et soignée deux jours plus tard par des soldats du FPR, au Groupe scolaire (on lui retire la balle). Des séquelles importantes l’empêchent encore aujourd’hui de marcher normalement. À ce titre, elle déclare : « Je ne peux pas oublier RWAMUCYO, s’il n’avait pas dit que la paix était revenue, je serais partie et je n’aurais pas pris cette balle, qui est la cause de mon infirmité ». Elle souligne ainsi la persistance, dans sa mémoire et dans sa chair, du génocide et des actes imputés à l’accusé. Par ailleurs, elle demande la « Justice pour les [s]iens, qui sont morts pour ce qu’ils étaient ». Sa famille compte deux survivants, sa petite sœur Claudine UWAMARIYA, et un demi-frère (fils de son père), Leothe HARERIMANA.

Comme la veille, la défense obtient que soit « donner acte », c’est-à-dire que le témoignage de madame UWAMAHORO soit consigné par écrit, car les faits seraient « rigoureusement » étrangers à l’instruction. Me MATHE dit que « ce ne sont pas des faits reprochés à l’accusé ». Monsieur le président LAVERGNE rappelle que c’est à la cour et aux jurés qu’il appartiendra d’en juger.

Puis Me MATHE a cherché à comprendre comment le témoin a su qu’un procès contre RWAMUCYO allait avoir lieu. Madame UWAMAHORO ne comprenant pas la question, Me MATHE en vient à soupçonner que quelqu’un (qui ?) lui aurait dit de ne pas répondre à cette question. Ces suspicions s’inscrivent dans la droite ligne des insinuations portées par la défense depuis l’ouverture de ce procès.

 

Audition de madame Consolée MUKESHIMANA, elle aurait été témoin directe des faits reprochés à Eugène RWAMUCYO. Souhaite se constituer partie civile, assistée par maître BERNARDINI.

Le témoin, qui devait être entendu en visioconférence depuis KIGALI a fait savoir qu’elle ne pouvait être entendue pour cause d’hospitalisation. La Cour décide de renoncer à l’entendre.

 

Madame Claudette MUHOZA, aurait été témoin des réunions auxquelles l’accusé aurait participé durant le génocide. Souhaite se constituer partie civile, assistée par maître EPOMA.

Madame UMUHOZA n’avait que onze ans au moment du génocide. Elle vivait (et vit toujours) à TUMBA, dans la commune de NGOMA (NDR. Elle a déposé un témoignage et a été partie civile en 2023 dans le procès de Sosthène MUNYEMANA[6]). Elle connaissait Eugène RWAMUCYO avant le déclenchement du génocide, et ce par plusieurs biais. Elle le voyait tous les jours déjeuner au restaurant de François SEMANZI, où sa grande sœur, Monique UWIZEYE, travaillait. Surtout, le docteur NGIRABATWARE (médecin du CHUB[7]) avait embauché RWAMUCYO pour donner des cours de français à ses deux enfants. Madame UMUHOZA se rendait parfois chez ce médecin pour assister à ces leçons, et les enfants lui avaient dit le nom de ce professeur.

Le génocide débute le 21 avril 1994 à TUMBA. Autour du 26 avril, a lieu une réunion au bureau de secteur de TUMBA (ouvert par Sosthène MUNYEMANA[8]). Cette réunion avait pour but de faire sortir ceux qui se cachaient. Plusieurs de ses frères et sœurs sont tués le soir-même.

C’est à ce moment-là qu’elle est enlevée par Célestin RUGENINTWAZA, qui se vante de se l’être « appropriée ». Elle devient, selon ses propres mots, son « objet sexuel ». Célestin RUGENINTWAZA est un membre des interahamwe[3], ancien chauffeur à la SORWAL, usine d’allumettes dirigéepar HIGANIRO avant le génocide. Il travaillait avec Boniface MISAGO, un interahamwe important, marié à la sœur de madame UMUHOZA (Claudine KAYITESI). La maison de RUGENINTWAZA, où la témoin passe une partie importante du génocide, se situe dans la propriété de MISAGO, prenant la forme d’une annexe.

Madame UMUHOZA ne se cache donc pas et est amenée au contraire partout par RUGENINTWAZA, dans tous ses déplacements. Elle est témoin de nombreuses horreurs du génocide.

Un matin après que le génocide eut débuté (elle date cela deux jours après avoir été enlevée par RUGENINTWAZA), RWAMUCYO accompagné de deux interahamwe, Fidèle et Faustin (deux fils d’un autre milicien important, Félicien KUBWIMANA) arrivent chez RUGENINTWAZA. Ils disent chercher les membres de la fratrie de Monique UWIZEYE, qui serait « détentrice des secrets des inkotanyi[9] ». RWAMUCYO, voyant madame UMUHOZA , alors âgée de onze ans, aurait déclaré : « Voyez-vous ces minuscules doigts, qui sont les mêmes que ceux des ‘inkotanyi’ ». Puis il vise son « cou prêt à recevoir un coup de machette ». Finalement, RUGENINTWAZA (et la témoin) accompagne RWAMUCYO et les autres miliciens dans leur véhicule. Ils roulent jusqu’à la préfecture. À chaque barrière, RWAMUCYO s’entretient avec les interahamwe et les incite à « faire le boulot qui [leur] incombe ».

À la Préfecture, madame UMUHOZA découvre une foule immense et énormément de cadavres. S’y trouve un autre interahamwe, GAPIKIRI (NDR. Ce milicien et tueur exerçant dans la commune de TUMBA est également cité dans le dossier de Sosthène MUNYEMANA, avec lequel il a tué et participé au génocide[8]). La témoin retrouve là-bas deux cousines germaines, qui avaient épousé des maris de RUHENGERI. Odette NIYONAMBAZA, qui avait deux petites filles, et une certaine Domitille, qui avait un fils du nom de Clément.

RUGENINTWAZA explique le lien de parenté entre madame UMUHOZA et ces femmes. RWAMUCYO lui répond qu’il veut que la ville soit entièrement débarrassée et « nettoyée » des Tutsi, et qu’il n’y a personne d’autre de mieux placé que lui pour tuer ces femmes. RUGENINTWAZA les frappe – elles et leurs enfants – alors à coups de gourdin clouté, devant madame UMUHOZA. Il traîne leurs cadavres dans la fosse creusée à la Préfecture.

Profondément choquée, madame UMUHOZA voit un engin Caterpillar qui ramasse les corps à l’extérieur de la fosse pour les y jeter. La fosse est pleine. Les Tutsi vivants étant encore nombreux, trois bus sur lesquels il est écrit ONATRACOM ont été utilisés. Les miliciens on fait monter avec brutalité environ 200 personnes par bus. C’est donc un convoi d’environ 600 personnes. RWAMUCYO, RUGENINTWAZA, la témoin, GAPIKIRI et les fils de KUBWIMANA suivent les bus en voiture. Arrivés à l’école primaire de NYENDE, les Tutsi sont enfermés dans les salles de classe. Les miliciens y mettent le feu en déversant le contenu de quatre jerricanes d’essence. Environ 600 personnes sont ainsi brûlées vives dans l’école.

Lors de leur départ, RWAMUCYO menace les autres tueurs, en leur disant que s’ils « ne sont pas à même de faire le travail, ils n’avaient qu’à le lui dire et il en appellerait [d’autres pour faire le travail à leur place] ». Pour la témoin, il semble diriger les interahamwe.

Le témoin explique par la suite comment, dans la même journée, RWAMUCYO et les miliciens ont participé à un massacre d’ampleur à KABAKOBWA. RWAMUCYO dit aux miliciens de prendre des jeunes femmes Tutsi, qui ont été « arrogantes » pour avoir des rapports sexuels avec elles (donc pour les violer). De nombreuses femmes sont ainsi violées dans la forêt du presbytère. RUGENINTWAZA y participe (il semblerait que RWAMUCYO non). La journée se termine lorsqu’ils chargent dans le véhicule de nombreux biens pillés par RUGENINTWAZA dans la ville : un frigo, une télévision, deux matelas, d’importantes liasses de billets (une large partie étant laissée sur place), et une paire de jumelles.

Lors de son départ, RWAMUCYO menace de nouveau les autres tueurs, en indiquant qu’ils « n’échapperaient pas à sa fureur si Monique UWIZEYE n’était pas retrouvée et tuée ».

Elle racontera par la suite son sauvetage des mains de RUGENINTWAZA, ainsi que l’enterrement en dignité de membres de sa famille, dont les corps sont retrouvés en 1999. Elle soulèvera les conséquences quotidiennes du génocide sur sa vie d’aujourd’hui, puisqu’elle se retrouve seule à assumer la charge de ses trois enfants. Elle évoquera les persécutions que subissent encore aujourd’hui les rescapés du génocide. C’est « une vie difficile alors qu’elle aurait dû être belle ». Elle dit, en s’adressant à RWAMUCYO, qu’il « leur a fait du mal ».

Après ce témoignage, la défense critiqua largement la procédure d’instruction du dossier, qui n’a pas entendu madame UMUHOZA. Elle se plaint donc de devoir faire face à un témoignage nouveau, inconnu d’elle (NDR. Ce qui n’a pas empêché la défense de citer elle-même très tardivement des témoins à décharge, qui n’ont pas non plus été entendus au préalable dans le dossier d’instruction). Me MATHE fustige « la masse d’informations qui [leur] est tombée dessus pendant deux heures ».

Ce qui n’empêchera pas celle-ci de faire tomber une masse de questions bien peu utiles sur madame UMUHOZA. La défense s’entêtera alors à demander à la témoin comment elle a su qu’un procès contre RWAMUCYO allait se tenir.

 

Audition de madame Laurence DAWIDOWICZ, représentante de l’association SURVIE[10].

Je m’appelle Laurence DAWIDOWICZ, je suis kinésithérapeute et adhérente de l’association Survie qui s’est portée partie civile dans ce procès et que je représente ici.
Je remercie nos avocats, présents dans la salle qui ont travaillé gracieusement pour porter notre voix, nous les remercions de leur engagement à nos côtés.
Je vais tout d’abord vous présenter SURVIE et ensuite les raisons qui nous ont conduits, en tant qu’association, à nous porter partie civile dans ce procès.

I – QUI EST SURVIE ?
SURVIE, c’est une association qui regroupe 900 adhérents répartis en 20 groupes locaux présents dans différentes régions de France. Nous avons trois salariés, qui sont financés par nos fonds propres, issus des cotisations des adhérents et de dons de personnes privées.
Survie a été créée au début des années 80, pour lutter contre les causes structurelles de la misère dans les pays du Sud.
Ses membres fondateurs ont lancé le « manifeste-appel contre l’extermination par la faim », une pétition signée par 55 prix Nobel à l’époque, et par de nombreux parlementaires français mais, sans que cela ne débouche sur des actes, contrairement aux mobilisations en Italie ou en Belgique…
Cette interpellation internationale plaidait en faveur d’une réforme de l’aide publique au développement pour que cette aide s’attaque véritablement aux racines de l’extrême misère et la famine dans les pays du Sud.
Et en France ?
Assez rapidement et dans la suite logique du manifeste, Survie a milité pour assainir les relations entre la France et les pays d’Afrique francophone, ce qu’on appelle la lutte contre la Françafrique.
C’est l’époque où le public a commencé à découvrir, notamment grâce à notre action, que des partis politiques français de premier plan bénéficiaient, pour leur financement, de fonds détournés par des dictateurs africains. Autant d’argent qui échappait aux besoins criants des citoyens de ces pays et aggravait leur misère.

II – COMMENT SURVIE EN EST-IL VENU A S’INTERESSER AU RWANDA ?
Le Rwanda en 1993, c’est « Silence on tue »
• En 1992-93 les exactions contre les Tutsi ont pris une tournure massive.
• Les associations rwandaises de défense des droits de l’Homme ont beau être actives, leur travail de documentation des massacres n’a aucun effet sur le pouvoir en place.
• Réunies en un collectif, (le CLADHO), elles décident alors d’alerter leurs supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsi du Rwanda.
• Là au moins, elles sont entendues. Par la Fédération Internationale des droits de l’Homme, la branche africaine de Human Right Watch et l’Union africaine des Droits Humains, qui envoient une mission d’enquête sur place.
• Jean CARBONARE, qui était à l’époque président de Survie, fait partie de la délégation.

Jean Carbonare au JT de France 2 le 28 janvier 1993
Jean Carbonare au JT de France 2 le 28 janvier 1993 (archive INA)

• Il a témoigné au JT de France 2[11], à son retour, des enquêtes des associations rwandaises, de ce qu’elles leur avaient montré mais aussi du soutien du gouvernement français au gouvernement en place au Rwanda. Bouleversé par ce qu’il a vu, il ne s’en est jamais remis.
• Jean CARBONARE a rencontré la cellule africaine de l’Elysée pour lui remettre un pré-rapport de mission.
Mais là encore : silence radio, aucune réaction et pire, comme l’a bien montré le récent rapport Duclert[12], l’exécutif français continue à soutenir le régime Habyarimana, puis le Gouvernement Intérimaire Rwandais, responsable du génocide.

Quelle a été l’action de Survie pendant le génocide ?
D’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris. Ils ont multiplié les conférences de presse, les communiqués, mais aussi des manifestations symboliques, comme la marche en rond : ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.
Et depuis ?
Le génocide des Tutsi a marqué un tournant pour notre association : depuis 1994, nous en avons fait un combat fondateur.
L’association a pris conscience du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices.
C’est pourquoi nous avons introduit la lutte contre la banalisation du génocide dans nos statuts.

… et nous l’avons traduit en actes
Dès octobre 94 François –Xavier Verschave qui succédera à Jean Carbonare comme président de Survie, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ».
Parallèlement, la déléguée du président, Sharon Courtoux recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos weekends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, certains qui connaissaient le Rwanda, d’autres qui avaient rencontré des rescapés, mais aussi des personnes qui portaient parfois dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité.
Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994. Ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.
Avec d’autres associations nous avons créé la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale, et multiplier les pressions pour que partout la justice s’applique contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires. Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations.
Dans cette logique, nous avons changé les statuts de l’association pour pouvoir ester en justice.

III – POURQUOI SURVIE SE CONSTITUE-T-ELLE PARTIE CIVILE ?
Vous l’aurez compris, notre raison d’être à Survie, c’est de lutter contre l’impunité, l’impunité des pouvoirs publics comme celle des individus.
C’est cette même impunité qui a permis que le génocide d’avril 94 soit possible, car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient été ni arrêtés, ni jugés, ni condamnés.
Nous sommes petits mais obstinés. Nous voulons que la justice soit rendue. Pour que le « Plus jamais ça » ne soit pas que des mots.
La France est hélas une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide. Nous avons été parties civiles dès le premier procès d’un accusé rwandais en France, celui de Pascal SIMBIKANGWA mais aussi celui des deux bourgmestres Octavien NGENZI ET Tito BAHARIRA, puis, plus récemment, celui de Laurent BUCYBARUTA, celui de Sosthène MUNYEMANA, celui de Philippe MANIER.
Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance mais une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice, pour que les enfants des victimes ne tremblent plus au moindre son de sifflet, comme ceux des Interahamwe[3] qui les pourchassaient, pour que les enfants des tueurs sachent que le cycle s’est arrêté là.
Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain. Que ce génocide restera dans la conscience de nos concitoyens et que maintenant, c’est un à jury citoyen que nous pouvons nous en remettre.

 

Maître MATHE interroge le témoin sur la personne de Jean CARBONARE. Elle sait qu’il a quitté la présidence de SURVIE fin 1994, qu’il est parti au Rwanda en octobre 94. Il a joué un rôle important au sein de l’association. Il avait rencontré des Tutsi exilés au Sénégal à la suite des massacres des années 62-63.

Il semble que l’avocate de l’accusé en connaisse beaucoup plus que le témoin. Elle s’appuie sur un document écrit par Chantal MOREL sur le couple CARBONARE: « Un exemple face au génocide: Marguerite et Jean CARBONARE ». Au Sénégal, le couple originaire de DIEULEFIT dans la Drôme se lie d’amitié avec monsieur Ezéchias RWABUHIHI et son épouse (NDR. Beaucoup plus tard, monsieur RWABUHIHI deviendra président de l’association « Les Amis du CPCR ». Au début des années 2000, il avait été ministre de la Santé au Rwanda.)

En 1990, poursuit l’avocate, « par leurs amis rwandais du Sénégal, ils font connaissance avec le représentant du FPR à PARIS, monsieur François RUTAYISIRE et avec son Excellence Jacques BIHOZAGARA, ambassadeur du Rwanda à Paris. Ce dernier fera venir Jean CARBONARE à Mulindi »(NDR. Me Mathé fait là une imprécision qui peut induire en erreur : Jean CARBONARE est allé à Mulindi en juillet 1994 et pas avant qu’il fasse parti de la Commission FIDH-HRW-UADH de 1993[13]. Source Marguerite Carbonare – comité de vigilance – Note pour précision fournie par LD), base arrière du FPR, c’est là qu’il lui aurait proposé de participer à la reconstruction du pays après la guerre, ce fut l’origine de son engagement pour reconstruire des maisons pour les veuves du génocide, avec le financement du PAM (Programme d‘aide alimentaire mondial).

Fin 1994, les CARBONARE séjournent au Rwanda où ils auraient établi « des contacts étroits avec le couple KAGAME. » (NDR. Toutes ces réflexions pour discréditer le couple CARBONARE ?« ), le témoin précise que l’épouse KAGAME était impliquée dans le programme de reconstruction de ces maisons.

Concernant la Commission internationale des droits humains de 1993 dont maître Eric GILLET a longuement parlé[14], s’appuyant cette fois sur les commentaires de madame Alison DES FORGES lors du procès AKAYESU au TPIR, Me MATHE cite une partie du témoignage de celle-ci : suite à une question de l’avocat d’AKAYESU elle aurait déclaré que si elle avait su que Jean CARBONARE était aussi lié au FPR, elle n’aurait pas accepté de participer à cette commission. Madame DAWIDOWICZ termine en précisant que dans ce témoignage « Alison Des Forges dit bien que le rapport était issu d’un consensus entre les membres de la commission, elle ne dit pas qu’il y a eu manipulation par CARBONARE » (NDR. contrairement à ce que voulait surement entendre la défense ?).

 

Visionnage du film que monsieur RWAMUCYO a tourné en février 1993: RWANDA 1990 à 1993. Le FPR avait rompu le cessez-le feu et organisé une attaque à RUHENGERI. Lors d’un déplacement, l’accusé avait tourné des images des massacres commis par le FPR. Il était aussi passé par le camp de déplacés de  NYACYONGA, aux portes de KIGALI. L’accusé montre des corps en putréfaction, d’autres à peine enterrés, œuvre du FPR. A NYACYONGA, il filme la détresse des réfugiés en proie à la malnutrition et aux intempéries. L’accusé dit avoir été « bouleversé par la guerre! »

Cette projection sera suivie d’une vive discution entre monsieur le président et l’accusé. Au lieu de venir concrètement en aide aux réfugiés en collaborant avec les ONG, il a écrit un rapport intitulé: « Programme d’intégration des programmes chargés de planning familial dans le programme élargi de vaccination« , un programme « plus politique qu’humanitaire » lui fera remarquer le président. Ce que l’accusé tentera de contester bec et ongles.

Il est tard, 20h20. Monsieur le président promet de revenir sur ce rapport lors des prochains interrogatoires.

 

Jules COSQUERIC, bénévole

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

 

  1. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[]
  2. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[]
  3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[][][]
  4. UNR : Université nationale du Rwanda[]
  5. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  6. Voir l’audition de Claudette UMUHOZA, partie civile dans le procès de Sosthène MUNYEMANA, le 27 novembre 2023.[]
  7. CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[]
  8. Voir Procès Sosthène MUNYEMANA[][]
  9. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[]
  10. https://survie.org[]
  11. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du Le 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[]
  12. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[]
  13. Voir  Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[]
  14. Voir l’audition d’Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique[]

Lire aussi

Procès en appel HATEGEKIMANA : mardi 17 décembre 2024. J30. Verdict

VERDICT  : Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation est condamné à la peine de réclusion criminelle à perpétuité pour génocide et crime contre l'humanité.