Plaidoiries des parties civiles (2ème partie).
La matinée a été consacrée à la fin des plaidoiries des avocats des parties civiles commencées vendredi 25 octobre. Nous reproduirons ici les interventions que les avocats voudront bien nous transmettre.
Réquisitions du ministère public.
Après les plaidoiries des avocats des parties civiles, l’accusation, représentée par le ministère public, prend longuement la parole, pendant près de 7 heures.
Les avocats généraux reviennent largement sur les enjeux du dossier et rappellent aux jurés la lourde tâche qui est la leur.
Me PERON s’attachera à contextualiser le dossier. Il évoquera les difficultés rencontrées, notamment au regard des preuves disponibles. Ces preuves sont surtout testimoniales mais sont rares car, pour les grands massacres de masse, les quelques survivants étaient systématiquement achevés. À cela il faut ajouter une certaine fragilité, du fait du temps qui passe et qui efface les souvenirs. Et à l’avocat général de constater : « le temps est notre pire ennemi ».
Me PERON revient sur toutes les allégations et insinuations qui ont été faites (et qui seront sûrement réitérées) par la défense sur la question des témoignages. Les récits sont forcément incomplets, elliptiques, et les éventuelles incohérences, trente ans après (sans compter les traumatismes et la mémoire collective, qui peut interférer) ne démontrent en rien un « syndicat de délateurs » comme le soutient la défense.
L’avocat général rappelle que le mensonge est « la grammaire des perpétrateurs », en soulignant que les cercles des extrémistes exilés présentent des similitudes frappantes avec les mafias : il ne faut pas exclure des pressions sur les témoins venant de ce côté-là. Il dresse par la suite une typologie des témoins, en fonction de leur niveau d’implication et de responsabilité dans la machine génocidaire. Il mentionne également les témoins survivants ainsi que les témoins directs et extérieurs (comme Rony ZACHARIAH[1]) qui sont extrêmement précieux.
Si la cour et les jurés sont « épaulés intellectuellement par les meilleurs experts », force est de constater qu’ils ont également entendu un « florilège de la pensée révisionniste voire négationniste », présenté par les témoins cités à la demande de la défense. On mentionnera au passage l’ « art consommé de l’esquive » de RWAMUCYO.
Le ministère public reviendra sur les trois principaux arguments de la défense, qui sont la manipulation des témoins, l’accusation d’un « procès politique » et l’instrumentalisation de la justice française à des fins politiques et diplomatiques.
Les procureurs décriront ensuite avec précision le contexte historique national dans lequel le dossier s’inscrit. Ils exposent les ingrédients du génocide, que sont l’idéologie extrémiste diffusée par les médias de la haine (RTLM[2], Kangura[3],…), la guerre (le génocide étant mis « sous le couvert de cette guerre ») et la stigmatisation systématique et sur le long terme des Tutsi. Dans ce cadre, l’attentat du 6 avril 1994 est décrit comme l’aboutissement d’un processus impulsé centralement, le déclencheur qui « lance les tueries ». Il y a eu une « volonté délibérée de destruction », l’État étant le meurtrier de sa propre population.
On exposera les similitudes à l’échelle de tout le pays (barrières, rondes, regroupement des Tutsi dans les églises, les stades, les bâtiments administratifs,…), le rôle des autorités, des élites sociales et intellectuelles.
Le ministère public s’attachera par la suite à comprendre le cheminement intellectuel de RWAMUCYO. Seront alors exposées ses quatre influences intellectuelles que sont la pensée raciste, la pensée régionaliste, la pensée marxiste-léniniste et la pensée chrétienne (que Me PERON qualifie de « dévoyée » de ce cadre). Sera également évoquée l’implication de RWAMUCYO dans la vie intellectuelle et idéologique au Rwanda, à commencer par ses liens avec le Cercle des Républicains Progressistes de NAHIMANA (créé entre octobre et décembre 1990), le journal Kangura[3], le parti de la CDR[4] (concluant qu’il ne fait pas de doute que RWAMUCYO en était membre) et la RTLM[2]. Me PERON dépeint RWAMUCYO comme un précurseur du génocide, « l’un des ingrédients essentiels à la réaction ». Par son poste au sein de l’ONAPO[5] et à l’UNR[6], il occupait une position transversale lui permettant de participer au processus de « noyautage de l’administration » par les extrémistes.
L’implication de RWAMUCYO dans la politique génocidaire est aussi bien théorique que matérielel. Théorique d’abord, car il a rédigé de nombreux rapports – trois figurent au dossier et sont rédigés entre mai 1993 et mai 1994 – qui sont complètement déconnectés de la réalité. Surtout, le rapport du 24 avril a été particulièrement mis en perspective, car il a été envoyé le même jour que le départ précipité des équipes de MSF de Rony ZACHARIAH, après le massacre du personnel Tutsi de MSF dans l’enceinte du CHUB[7]. Les massacres se déroulant au CHUB ne sont nulle part évoqués par ce rapport. Surtout, le ministère public soupçonne que le rapport suivant (celui du 6 mai 1994) a eu des applications extrêmement concrètes en préconisant, par un double langage, le transfert et l’extermination des réfugiés Tutsi du CHUB. En cela, RWAMUCYO aurait fourni ainsi sa « contribution administrative au processus génocidaire ».
Le volet pratique est constitué par l’enfouissement des cadavres. C’est un dispositif en trois temps, mobilisant successivement la population civile (ayant elle-même participé aux massacres), les prisonniers réquisitionnés de KARUBANDA et enfin le caterpillar, conduit par Emmanuel BIRASA. Ce-dernier a ainsi indiqué avoir creusé onze fosses, réparties sur trois grandes zones :
- Six fosses à BUTARE : dans le quartier de TABA (autrement appelé BUYE ; la fosse est découverte en 2002) ; près de l’hôtel FAUCON dans le centre-ville ; au groupe scolaire de KABUTARE ; près de l’UNR dans la forêt de l’Arborétum ; à l’IRST[8] ; derrière le bureau de la préfecture (où sont exterminés les réfugiés Tutsi du CHUB).
- Quatre fosses à GISHAMVU : deux fosses à NYAKIBANDA, respectivement à l’IGA et au grand séminaire ; deux fosses à NYUMBA, entre l’église et l’école primaire.
- Une fosse sur la colline de KABUYE, à NDORA, là où Dominique NTAWUKUTIRYAYO, le sosu-préfet, avait rassemblé les Tutsi.
Après être revenue sur le calendrier des enfouissements, qui débutent globalement à partir du 23 avril 1994, Me PÉTRÉ rappelle que cette politique s’inscrit dans un dispositif national. Ce n’est en rien une initiative individuelle de l’accusé, pour des motifs sanitaires, de « décence » ou humanistes. Pour le montrer, l’avocate générale évoquera l’implication au plus haut niveau de l’État (notamment Jean KAMBANDA[9] et Pauline NYIRAMASUHUKO[10]), la nomination de RWAMUCYO à la tête (par intérim, et après candidature de sa part) de la région sanitaire de BUTARE en lien directement avec la préfecture et la participation plus que probable de celui-ci à au moins une réunion d’un conseil de sécurité. L’enfouissement apparaît comme délibérément organisé pour cacher les corps et « finir le travail » de la machine génocidaire. Aucune assistance n’est apportée aux survivants, qui sont achevés (notamment en étant jetés dans les fosses). En cela, nous dit Me PÉTRÉ, il faut décoder la notion d’hygiène, et la comprendre dans ce contexte comme la volonté de nettoyer la ville de ses habitants Tutsi.
Dans le cadre de l’enfouissement, monsieur RWAMUCYO présente tous les atours d’une figure d’autorité. Habillé en blouse blanche et amenant avec lui son fusil, il est une caution morale des tueries, de l’enfouissement et de l’indignité qui s’y rattache.
L’avocat général Me PERON reviendra ensuite sur les éléments qui trahissent l’intention génocidaire de RWAMUCYO. Selon le ministère public, aussi bien son discours du 14 mai à l’UNR en présence de Jean KAMBANDA que la convocation à la réunion du Cercle des Républicains du 23 juin 1994 en constituent des traces tangibles. Ces éléments sont à comprendre dans le contexte de la mise en place de l’auto-défense civile. Dans ce cadre, les civils sont présentés comme des objectifs militaires par RWAMUCYO dans son intervention du 14 mai 1994. L’auto-défense civile est mobilisée dès la mi-mai pour traquer les rescapés Tutsi. L’analyse de la convocation à la réunion du Cercle des Républicains permettra à Me PERON d’établir la similarité idéologique avec la CDR.
Me PETRE conclura cet exposé en rappelant le parcours de RWAMUCYO après le génocide, où il se présente comme un « vaincu » qui espère toujours la victoire (contre le FPR[11], contre les Tutsi).
Le ministère public traduira tout cela en droit. Après avoir rappelé la définition du génocide en droit français (Art. 211-1 du Code pénal), du crime contre l’humanité (Art. 212-1 du Code pénal) et de l’entente en vue de commettre le génocide ou un crime contre l’humanité (Art. 212-3 du Code pénal), chaque fait reproché à RWAMUCYO est qualifié en droit.
Sur l’entente, le ministère public constate que RWAMUCYO a servi de caution intellectuelle et de soutien au gouvernement intérimaire tout au long du génocide, aussi bien du fait de son intervention à la réunion du 14 mai 1994 que de son rôle au sein du Cercle des Républicains. Il a également, avec d’autres, mis en place le transfert des réfugiés du CHUB et a coordonné les opérations d’ensevelissement. En cela, RWAMUCYO s’est rendu coupable d’une entente en vue de commettre le génocide ou un crime contre l’humanité, selon le ministère public.
Sur le génocide, Me PERON considèrera que les preuves ne sont pas suffisantes relativement aux ordres d’enfouissement qu’aurait donnés RWAMUCYO. En revanche, le ministère public soutient que RWAMUCYO a commis ou a fait commettre le génocide en acceptant et en encourageant, par sa seule présence au bord des fosses et du fait de son autorité, l’enfouissement des cadavres et des survivants. Pour l’avocat général, il ne fait aucun doute que RWAMUCYO était animé de l’intention génocidaire, la volonté de détruire le groupe ethnique tutsi.
Concernant le crime contre l’humanité, le ministère public estime que RWAMUCYO s’est rendu complice « encourageant, organisant les enfouissements alors que les crimes étaient toujours en cours ».
Me PERON rappelle aux jurés que le doute n’est pas un principe d’abstention mais d’action vers « une vérité judiciaire, votre décision », pour le repos des corps des victimes (où sont-ils?) car « par son déni, l’accusé le refuse ». Il poursuit : « Vous allez, par votre décision, écrire un morceau de l’histoire du Rwanda ». Pas la « grande Histoire (c’est le rôle des historiens) (…) C’est un homme que nous jugeons ». Et de regretter : « Que savons-nous de lui? Peu de choses en réalité » tant il n’a cessé « d’esquiver les questions ». Et d’ajouter que ce ne sont pas les témoins cités par la défense « qui vont nous aider. Vous avez eu le banc et l’arrière banc des extrémistes du monde entier ».
L’accusé n’a sans doute pas de « sang sur les mains » mais « on peut tuer avec les mots ». RWAMUCYO est un « intellectuel d’action » qui n’a pas hésité à se rendre au bord des fosses. Il a mis « son intelligence au service de la politique génocidaire. » Il est aujourd’hui « retraité, pensionné alors que ses victimes reposent sans sépultures au Rwanda ».
Selon Me PERON, il encourt la peine de réclusion criminelle à perpétuité. En tenant compte de l’échelle des peines infligées lors des précédents procès, le ministère public requiert une peine de 30 ans de réclusion ( NDR. Cette demande a surpris bon nombre de personnes présentes dans la salle d’audience dans la mesure où l’avocat général avait comparé le rôle de l’accusé avec son confrère MUNYEMANA pour qui 30 ans de réclusion avait été aussi requis. Or, monsieur PERON avait assez longuement souligné le rôle plus déterminant de monsieur RWAMUCYO dans le génocide. Demande qui ne nous paraît pas très logique. Ce sera aux jurés de décider, au nom des Français, en leur âme et conscience).
Rendez-vous donné à 11 heures demain pour les plaidoiries de la défense.
Jules COSQUERIC, bénévole
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
- Voir l’audition de monsieur Romy ZACHARIAH, médecin, ancien responsable de Médecins sans Frontières à BUTARE en 1994. Il avait notamment aussi témoigné au procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. [↑]
- RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑][↑]
- Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).[↑][↑]
- CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
- ONAPO: Office national de la population[↑]
- UNR : Université nationale du Rwanda[↑]
- CHUB: Centre hospitalier universitaire de Butare[↑]
- IRST: Institut de Recherche Scientifique et Technologique[↑]
- Voir l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
- Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[↑]
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]