Procès RWAMUCYO, lundi 14 octobre 2024. J10


Monsieur Charles ONANA, témoin cité par la défense, devait être entendu en fin de matinée. Il s’est fait porté « pâle » et ne viendra donc pas. Nous aurions pourtant beaucoup aimé l’entendre.

Audition de monsieur Faustin KIGABO, ancien professeur de l’UNR[1].

Monsieur le président commence par demander au témoin pour quelles raisons il a été condamné à 19 ans de prison. Tout simplement POUR SAVOIR si les faits pour lesquels il a été jugé sont connexes de ceux de RWAMUCYO. Puisque c’est le cas, il ne prêtera pas serment.

Le témoin a connu l’accusé au petit séminaire de RWESERO et reconnaît aussitôt qu’il a été obligé par les autorités de participer à des rondes pendant le génocide: raison pour laquelle il a été condamné par une gacaca[2]. Et c’est au cours d’une des rondes qu’il faisait dans son quartier de BUYE, qu’il a rencontré RWAMUCYO. Des prisonniers étaient en train de ramasser des corps quand RWAMUCYO, qui supervisait l’activité, lui a brutalement demandé de s’éloigner. Ce qui se disait en prison, c’est que Eugène RWAMUCYO était membre de la CDR[3]. Concernant les événements de 1973, il ne se souvient pas que l’accusé ait été chassé de son établissement scolaire.

Autour des années 1992/1993, le témoin a croisé l’accusé lors d’un meeting au stade près de la préfecture. C’était la campagne d’information avec la naissance du multipartisme. RWAMUCYO portait une cravate de la CDR, se souvient-il. Mais il n’a jamais entendu ce dernier tenir des propos déplacés.

REMERA? On disait, en prison, qu’il avait beaucoup tué. Quant au Cercle des Républicains, il n’en a jamais entendu parler. Revenant sur les rondes, le témoin précise que le but était d’éviter que les troubles de GIKONGORO ne se répandent à BUTARE. Ce n’est qu’avec la venue du président SINDIKUBWABO que la situation s’est détériorée[4]. Lui-même n’a pas vu de massacres mais il évoque la mort d’un de ses collègues Jean-Marie Vianney MANIRAHO, de sa femme et de ses enfants. Il évoque aussi vaguement la mort du professeur KARENZI devant l’hôtel Ibis. Il rend alors les militaires responsables de ces tueries.

« Ils passaient dans les maisons, contrôlaient les cartes d’identité… Après le discours du président, je n’ai plus fait de ronde. Mais au mois de mai, on nous a dit de les reprendre: les Tutsi avaient fui ou avaient été tués. On nous demandait de combattre les soldats du FPR infiltrés et de participer à la défense civile. Certaines personnes ont été entraînées au maniement des armes. Mais je n’ai pas vu de soldats du FPR. Les armes qu’on nous avait distribuées nous ont été reprises, les fusils passant d’un groupe à l’autre. Des Tutsi ont été tués, mais pas par ceux qui faisaient les rondes » a poursuivi le témoin.

Revenant sur le rammassage des corps, monsieur KIGABO ne comprend toujours pas pourquoi RWAMUCYO l’a chassé. Par contre, il ne sait pas où les corps étaient transportés, il n’a pas vu de fosse. L’accusé portait-il une blouse blanche? Il n’a pas eu le temps d’observer! Il n’a pas vu non plus de Caterpillar. Au bout de quelques jours, les cadavres sentaient une odeur inhabituelles. Il n’a pas participé à la réunion du 14 mai 1994[5]: il n’avait même pas été averti. Il ajoutera pourtant que tous les enseignants avaient été contraints de participer! Il rapportera aux gendarmes qui l’interrogeaient que KAMBANDA avait dit que les Tutsi du FPR avaient creusé des fosses pour enterrer les Hutu! (NDR. Comprenne qui pourra. Accusation en miroir?) Et d’ajouter que le premier ministre avait demandé aux enseignants d’exprimer leurs idées.

Depuis sa remise en liberté en novembre 2013, le témoin travaille à l’Université de BYUMBA mais n’a jamais adhéré à un parti politique.

Resté à BUTARE jusqu’à fin juin, il partira pour BUKAVU (Zaïre) via GIKONGORO et CYANGUGU. Sur la route, beaucoup de barrières que les soldats français feront disparaître. Il reviendra à BUTARE avec l’arrivée de l’Opération Turquoise[6].

Maître MEILHAC fera remaquer que le témoin va rester 12 ans en prison sans être jugé.

 

Audition de Monsieur Tatien RUTAGANDA, employé de l’ONAPO[7] à KIGALI.

Ce témoignage ne présente que peu d’intérêt dans le cadre de ce procès. Toute sa déposition porte sur les deux semaines pendant lesquelles il a travaillé à l’élaboration d’un rapport consistant à identifier les besoins des camps de réfugiés dans le nord du pays: problèmes de nutrition et d’hygiène, d’autres concernant l’environnement. La visite des camps s’effectuera du 5 au 18 mai. Ce rapport, rédigé par RWAMUCYO devait être remis aux décideurs. Il ne sait pas si les mesures ont été mises en place.

Une phrase à retenir lorsque le témoin, soulignant la nécessité de mettre en place une sécurité de type militaire, parle d’un camp de déplacés comme d’un « camp de concentration. » Lui non plus n’a pas vu de cadavres. Il faut dire qu’une semaine après l’attentat il était retrourné dans sa famille à BYUMBA. C’est de là qu’il partira au Zaïre pour ne revenir qu’en octobre 1996 lors de l’intervention des troupes du FPR pour démenteler les camps. En 2004, il arrive en Belgique, a rencontré RWAMUCYO lors de mariages ou d’enterrements.

Le témoin connaît finalement très peu l’accusé: il ne peut rien dire sur sa personnalité. S’il a accepté de venir témoigner, c’est parce qu’il a reçu une convocation du président. En fait, il a été cité à la demande de la défense. Depuis son arrivée en Belgique, il est retourné deux fois au Rwanda où il a encore de la famille.

Était-il nécessaire d’entendre ce témoin. Pas sûr que les jurés en aient retiré beaucoup d’enseignements pour se faire une idée sur l’accusé.

 

Audition de monsieur Éric GILLET, ancien avocat de parties civiles lors de plusieurs procès en Belgique. Témoin de contexte cité par le ministère public.

La seconde partie de l’après-midi est consacrée à la déposition de monsieur GILLET, avocat au barreau de Bruxelles. Fin connaisseur du Rwanda et des mécanismes idéologiques, politiques et historiques ayant mené au génocide, il témoigne ici en tant qu’expert.

Monsieur GILLET s’est rendu pour la première fois au Rwanda début 1991, pour défendre les victimes des arrestations massives faisant suite à l’invasion du FPR le 1er octobre 1990. Parmi ces personnes, figurent de nombreux journalistes. Il est par la suite amené à plusieurs reprises à enquêter sur les violations de droits de l’homme avant et directement après le génocide.

Ainsi, il participe en 1993 (et pour la Fédération Internationale des Droits de l’Homme – FIDH) à la commission internationale d’enquête aux côtés de plusieurs autres ONG, comme Human Rights Watch. Les enquêtes se déroulent pendant deux semaines, en janvier 1993. Elles donnent lieu à un rapport publié en mars 1993, et qui couvre toutes les violations des droits de l’homme sur le territoire du Rwanda[8]. Ce rapport se penche particulièrement sur le massacre des Bagogwe, une communauté tutsi résidant dans la région des volcans, au Nord-Ouest du Rwanda. Ce massacre (janvier-mars 1991) a été mené uniquement car cette communauté est considérée comme tutsi, une incursion préalable du FPR sur le territoire rwandais servant de prétexte. Le ciblage spécifique de cette communauté amène le rapport à parler d’ores et déjà de génocide. Les enquêtes traitent également du massacre du Bugesera en 1992, organisé depuis des semaines par les autorités. Une accusation en miroir – consistant à accuser les Tutsi d’avoir un plan à l’encontre des Hutu – sert de justification au massacre et de fondement à la propagande. Le rapport traite et condamne également les crimes commis par le FPR, de sorte qu’il ne peut être considéré comme partial.

À partir des exemples que constituent ces différents massacres – et qui préfigurent le génocide de 1994 – monsieur GILLET expose les éléments de continuité avec le génocide des Tutsi au Rwanda. En premier lieu, il souligne l’importance du rôle joué par les différents services de l’Etat. Toutes les autorités publiques se sont articulées pour commettre ces massacres, que ce soit l’armée, l’administration centrale, les entreprises publiques (comme l’Office Rwandais d’Information, l’ORINFOR, organe de presse de l’État) et les mouvements de jeunesse des partis politiques (constitués en milices, comme les Interahamwe[9]). Dans le cas du Bugesera en 1992, cette articulation et coordination se retrouve par la mise à disposition des tueurs de bus par le ministère des transports. On retrouve la même chose, à l’échelle de tout le pays, en 1994. Tous les échelons administratifs sont concernés, de l’administration centrale aux cellules en passant par les préfectures, les communes et les secteurs. Ainsi, les massacres épousent les limites administratives.

Un autre élément de continuité est l’importance de la propagande. Dans sa déposition, monsieur GILLET revient sur trois documents et discours qui constituent selon lui des « jalons vers l’entreprise d’extermination ». Il insiste particulièrement sur le document définissant l’ennemi, établi par une commission militaire réunie fin 1991[10]. Le document est largement diffusé, dans l’armée d’abord puis au-delà à partir de septembre 1992. Le rapport des ONG de 1993 s’alarme de ce document, qui définit de manière extrêmement large l’ennemi et établissant un amalgame entre les Tutsi et le FPR. De la même manière, est considérée comme complice toute personne n’adoptant pas une lecture ethniste de la société rwandaise. Certaines personnalités sont nommément citées dans ce document, qui constitue la base de la propagande présidant au génocide des Tutsi en 1994. Monsieur GILLET évoque également les « Dix Commandements des Bahutu » de 1990[11] et le discours de Léon MUGESERA à KABAYA (GISENYI) en novembre 1992 incitant à l’extermination des Tutsi (même les enfants), avant de les renvoyer « chez eux »[12].

Ce rapport de 1993 trouve un certain écho parmi les autorités belges, qui accentuent la pression sur le gouvernement rwandais pour signer les Accords d’Arusha et s’engager à ce que de tels massacres n’aient plus lieu[13]. Malgré cela, et pour le témoin, l’année 1993 marque une véritable « fuite en avant » des « durs du régime » rwandais, qui mène au génocide. Le ministre belge des affaires étrangères parle, dans une communication envoyée à l’ONU, de génocide dès février 1994, soit deux mois avant l’attentat contre l’avion présidentiel. En France et aux États-Unis, le rapport ne suscite aucune réaction politique et diplomatique. Ces deux pays auront énormément de mal à qualifier de génocide les massacres ciblés et systématiques visant les Tutsi en 1994. Pour le témoin, la passivité de la communauté internationale a permis au gouvernement intérimaire, le 19 avril 1994 et après l’assassinat du préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA, d’étendre le génocide à la province de BUTARE. Il souligne que les génocidaires sont très soucieux de la communauté internationale, ce qui explique que soient menées des entreprises de ramassage et d’enfouissement des cadavres en mai 1994.

Dès la fin 1994, monsieur GILLET retourne au Rwanda pour participer aux enquêtes diligentées par différentes ONG. Il travaille aux côtés d’Alison DES FORGES, historienne américaine. Une équipe de chercheurs, établie à BUTARE, est ainsi montée, et collecte documents (très nombreux précise le témoin) et témoignages (dûment traduits). Ces données servent à Alison DES FORGES à la rédaction de son livre Aucun témoin ne doit survivre[14].

Monsieur GILLET consacrera une partie importante de sa déposition au rôle des intellectuels dans le génocide. Il l’exemplifie en faisant référence aux différents procès devant la Cour d’assises belge, qui a souligné le rôle d’universitaires (comme Vincent NTEZIMANA), de directeurs d’entreprise (comme Alphonse HIGANIRO) ou encore de banquiers (comme Ephrem NKEZABERA, les banques ayant été mises au service du génocide). Ce sont avant tout des intellectuels et des administrateurs qui sont jugés en Belgique, au titre de la compétence universelle. Ceux-ci mettent leur « puissance intellectuelle au service du développement de la haine raciale », comme c’est le cas de Léon MUGESERA, professeur de lettres. Le témoin rappelle que c’est Grégoire KAYIBANDA, intellectuel et président de la Première République rwandaise, qui est à l’origine du concept de « démocratie du ‘peuple majoritaire’ ». Cette conception de la démocratie qui exclue les Tutsi infuse dans toute l’idéologie extrémiste, et se retrouve largement chez Vincent NTEZIMANA notamment. Elle justifie les discriminations imposées aux Tutsi, et explique que le multipartisme soit en-dehors de l’entendement d’une part de l’élite hutu. Comme le rapport monsieur GILLET, Vincent NTEZIMANA – et ses camarades idéologues – voit dans la « démocratie du ‘peuple majoritaire’ » un moyen d’achever la Révolution sociale de 1959, ce qui nécessite l’extermination du « peuple minoritaire » que sont les Tutsi. À ce titre, le témoin souligne la cohérence conceptuelle frappante avec le document sur la définition de l’ennemi. Les intellectuels sont également des laboratoires d’idées, participant ainsi à justifier ou nier le génocide. Leur statut social et leur simple présence sur les lieux des crimes suffisent à légitimer l’entreprise d’extermination, à « valider le message ». Cette implication est donc protéiforme, d’autant plus que ces intellectuels fusionnent avec d’autres autorités. Monsieur GILLET prend l’exemple des intellectuels et des militaires, notamment à BUTARE, qui se fréquentent énormément et constituent un véritable « binôme » de catégories génocidaires et disciplinaires.

Le témoin clôturera sa déposition par la question de la langue génocidaire, qu’il compare à la « novlangue managériale ». L’implication de l’État dans le génocide passe par la mobilisation d’un travail sur la langue visant à unifier le langage. Le vocabulaire du quotidien du génocide se confond avec la vie hors du génocide (d’où des termes comme « travailler », « protéger », « désherber », « organiser la société »). Il s’agit d’effacer tout affect dans le langage et d’embrigader massivement la population en donnant l’illusion que les bourreaux continuent à faire des travaux agricoles, qui s’appliquent ici à des êtres humains. Cette manière anodine de parler d’une extermination planifiée permet de créer une « carapace mentale » aux tueurs par la déshumanisation et la banalisation. Elle permet également de brouiller la compréhension des acteurs internationaux, qui peuvent être trompés par l’apparente normalité de ces termes.

Dans la suite de la déposition de monsieur GILLET, monsieur le président LAVERGNE lira le passage du rapport de 1993 consacré au document définissant l’ennemi, qu’il reproduit en partie[15]. Le témoin est interrogé sur les réactions après la publication de ce rapport en mars 1993, le rôle des groupes d’intellectuels – certaines personnalités faisant le lien entre ces différents groupes – ou encore l’embargo sur les armes. La Cour soulève notamment des interrogations concernant le rôle des religieux, dont les convergences avec les génocidaires peuvent être systémiques mais pas institutionnelles. Interrogé à ce sujet, le témoin rappelle également que le meurtre de certains religieux par le FPR est documenté.

Les questions des avocats des parties civiles donneront l’occasion à monsieur GILLET de largement disqualifier la thèse selon laquelle règnerait au Rwanda une « culture du mensonge » rendant impossible de faire confiance aux témoignages. Celle-ci correspond à une « offensive sur la crédibilité des témoins » menée par les génocidaires présumés et les cercles qui gravitent autour d’eux, partant du présupposé que le génocide ne pourra pas être documenté autrement. Cette thèse a trouvé des relais parmi certains universitaires français et belges. Pour lui, ceci relève d’une remise en cause systématique de la parole des témoins. Monsieur GILLET insiste sur le grand nombre de documents administratifs, qui viennent confirmer les témoignages. Il rappelle qu’il appartient à la justice d’apprécier les biais des témoignages, à commencer par l’effet du temps sur la mémoire et les traumatismes.

Seront alors posé au témoin un nombre important de questions, d’abord par les parties civiles. Les Tutsi seraient responsables du génocide des leurs, ce que l’on appelle accusation en miroir, manière de nier ce que l’on connaît soi-même en l’attribuant à l’autre. Le témoin de donner un exemple. Au Bugesera, les Tutsi auraient mis le feu à leurs maisons pour attirer l’attention de la communauté internationale. Les Tusi seraient infiltrés partout, les femmes tutsi également infiltrées aurprès des Hutu.

Au Rwanda, les Tutsi avaient de plus en plus la conviction qu’ils allaient être éliminé. Des familles ont envoyé leurs enfants au Burundi, d’autres tout simplement à BUTARE dont ils pensaient que la ville serait épargnée.

Concernant l’enfouissement des corps, « Aucun témoin ne doit survivre » pourrait-il vouloir dire qu’aucun corps ne doit être vu? Monsieur GILLET précise qu’il faut effacer les traces, il faut cacher la scène du crime en enterrant les corps (cf. le nazisme et les chambres à gaz ou les nombreux charniers dans les forêts).

Le peuple majoritaire? Le peuple hutu opprimé est le seul peuple. Les Tutsi deviennent des citoyens de seconde zone. Cela commence à l’école. S’ils acceptent cette situation, ils seront tolérés. Les mamans demandent souvent aux enfants de faire le dos rond, de ne pas se faire remarquer. Monsieur GILLET de remonter assez loin dans le temps en rapportant les propos du président KAYIBANDA[16] à l’occasion d’une nouvelle attaque de groupes tutsi venus du BURUNDI: « S’ils recommencent (les attaques), ils doivent savoir que ce sera la fin de la race tutsi ».

Maître PERON revient sur la notion de « révolution sociale », de République opposée à Monarchie: cela aurait-il un contenu idéologique?

Monsieur GILLET: « C’était la république des Hutu qu’il fallait défendre. Le MDR est ressuscité qui renvoie au PARMEHUTU[17], jusqu’à se scinder en deux avec l’apparition du MDR Pawa, la branche extrémiste[18]. Quant à la CDR[3], ce n’est pas la même chose, elle est extrémiste par nature, c’est les extrêmes du MRND[19]. Les partis aussi se scinderont en deux: d’un côté ceux qui règleront fidèles aux valeurs de leur parti et de l’autre, ceux qui se tourneront vers les options de la CDR.

L’avocat général va lire ensuite des extraits du discours de monsieur RWAMUCYO lors de la réunion du 14 mai 1994, sans révéler l’auteur de ces paroles. Monsieur GILLET réagira en disant que c’est encore aujourd’hui la position de certains Rwandais en exil.

Maître MATHE, visiblement énervée, comme chaque fois que monsieur GILLET est appelé à la barre, annonce qu’elle a 18 points à aborder, ce qui pourrait dure de 1h30 à 2 heures. Monsieur le président demande si le témoin peut revenir le lendemain. Il est 20 heures! Ce dernier dit que ce ne sera pas possible.  Maître MATHE est donc invitée à poser ses questions.

Moins que des questions, ce sont surtout des avis qu’elle donne face aux déclarations du témoin qu’elle conteste systématiquement. Elle ouvre le feu et va tirer à boulets rouges sur monsieur GILLET.  « Quelles sont les circonstances de la mission internationale de janvier 1993? Pourquoi les associations qui participaient à cette mission l’ont-elles fait à ce moment (le 10 février 1993? le FPR rompt le cessez-le-feu). La présence de Jean CARBONARE a-t-elle posé un problème? » Etc, etc…

L’avocate lit ensuite les grands titres du Manifeste des Bahutu (1959) qui contient les revendications du peuple majoritaire: suppression des corvées, reconnaissance légale de la propriété privée, création d’un fond de crédit rural, liberté d’expression, codification des lois coutumières, élection des chefs et des sous-chefs, octroi plus juste des bourses d’études….

Monsieur GILLET reconnaît qu’il y a là une demande légitime de justice et qu’il n’y a rien à redire à ces revendications.

Maître MATHE évoque alors la Réponse au Manifeste des BAHUTU, le 17 mai 1958 par le Grand Conseil du Mwami. Personne dans la salle n’a pu réagir à cette lecture mais il semblerait que ce document, qui rejette d’une manière systématique, voire raciste ces revendications, serait un faux. (NDR. Il serait bon de revenir sur cet épisode afin de faire toute la lumière sur ce document.)

Maître MATHE termine sur des questions qu’elle aborde à chaque procès: contestation d’une importation massive de machette à cette époque, Léon MUGESERA a fait l’objet d’un mandat d’arrêt après son discours de KABAYA, ce qui prouve qu’il n’a pas été soutenu par HABYARIMANA (NDR. C’est vrai, mais les propos ont été tenus devant de nombreux cadres du parti et son auteur a fui au Canada où il sera rattrappé par la patrouille. Ses paroles d’une rare violence seront mises en pratique lors du génocide. Extradé vers son pays, il sera jugé et condamné.)

Comme le témoin finira par renoncer à répondre aux questions qui portent sur l’après génocide, maître MATHE se demande alors pourquoi il est venu.

Commentaire de l’auteur de ce compte-rendu: on peut se demander si toutes ces questions éclairent les jurés dans la tache qui sera la leur dans quelques jours lorsqu’ils auront à se prononcer sur la culpabilité de l’accusé.

Il est très tard, près de 21h30, monsieur le président suspend l’audience.

Jules COSQUERIC, bénévole

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

  1. UNR : Université nationale du Rwanda[]
  2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[]
  3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[][]
  4. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
    Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[]
  5. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[]
  6. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[]
  7. ONAPO: Office national de la population[]
  8. Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[]
  9. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  10. Voir la « Commission Bagosora » sur l’« ennemi » de décembre 1991, annexe 7 de Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994, André Guichaoua – La Découverte (Paris), ouvrage complété par un site en ligne.[]
  11. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[]
  12. Léon MUGESERA a été condamné à la prison à perpétuité pour son discours prononcé à Kabaya le 22 novembre 1992 – archivé sur le site francegenocidetutsi.org[]
  13. Accords de paix, signés en août 1993, à Arusha (Tanzanie), entre le gouvernement du Rwanda et le FPR (Front patriotique Rwandais). Ils prévoient notamment la diminution des pouvoirs du Président HABYARIMANA au profit d’un gouvernement « à base élargie » (cinq portefeuilles sont attribués au FPR), l’intégration des militaires du FPR dans la nouvelle armée gouvernementale, la nomination de Faustin TWAGIRAMUNGU  au poste de Premier ministre et l’envoi d’un contingent de 2 500 hommes de l’ONU, la MINUAR, pour faciliter la mise en place des nouvelles institutions. Le président HABYARIMANA fit tout pour différer la mise en place de ces accords. L’attentat contre lui survint le soir du jour où il s’y résigna.[]
  14. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[]
  15. Voir p.63 du Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[]
  16. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide.[]
  17. Le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide, créé en 1959 par Grégoire KAYIBANDA, premier président du Rwanda indépendant[]
  18. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[]
  19. MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[]

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