Procès RWAMUCYO, jeudi 10 octobre 2024. J8


Audition de monsieur Jean GAHURURU, ancien secrétaire général de la Croix Rouge rwandaise en 1994. Cité à la demande de la défense.

Monsieur GAHURURU, un homme bien mis de sa personne, arrive d’Allemagne où il s’est réfugié depuis de longues années. En 1994, au Rwanda, il travaillait à la Croix Rouge de Kigali (1968-1994). Il souhaite témoigner sur les conditions sanitaires dans lesquelles il vivait dans la capitale. Il assurait des cours de secourisme et dit avoir été instructeur pour l’armée. Mais il exerçait des fonctions officielles: il était inspecteur général du commerce (poursuite des crimes financiers.; Im aura aussi un emploi à la banque.

Jusqu’au 6 avril 1994, « nous étions constamment en alerte, dit-il, nous avons été surpris par l’attentat contre le président HABYARIMANA.  La population était chauffée à blanc, il y avait au Rwanda, comme en Corse, une mentalité de vandetta, une folie de massacres qui a cumulé en génocide. »

Monsieur le président reprend assz vite la main. Il rappelle que monsieur GAHURURU a été membre du Comité Central de direction de la Croix Rouge, comme volontaire. La Croix Rouge rwandaise comprtait plusieurs services et avait des liens avec les autorités étatiques. Le témoin précise qu’il était sous la tutelle du Ministère de la Santé, mais avec une certaine indépendance toutefois. Tous les services étaient dirigés par des cadres permanents (plus de 200). Les volontaires étaient encoree plus nombreux, formés comme secouristes (plus de 1000).

Le directeur était monsieur Jean-Philippe GAILLARD.  Le 3 ou 4 avril, il participe à une réunion concernant « une catastrophe possible » (NDR. On pense à la menace du colonel BAGOSORA[1] qui aurait dit: « Je vais préparer l’Apocalypse. » C’est le Nonce Apostolique qui aurait donné l’information selon laquelle se préparait des choses graves (NDR. La RTLM[2] avait aussi annoncé qu’il allait se passer « quelque chose »).

Sur question de monsieur le président, le témoin confirme qu’ils avaient aussi des activités dans les prisons

Le 6 avril, « cest le chaos total » précise le témoin. Même s’il était impossible de se déplacer les premiers jours, la Croix Rouge prend le leaderchip dans l’organisation des secours, monsieur GAILLARD s’étant rendu au CND[3], le parlement actuel, où étaient cantonnés 600 soldats du FPR[4].

« Dès le début du génocide, tout le monde était en danger, poursuit le témoin. Je suis resté chez moi jusqu’au 15 avril. Je constate que beaucoup de gens se sont réfugiés à la Sainte Famille. Nous commençons à secourir les réfugiés. » Et monsieur GAHURURU de se lancer dans un éloge appuyé du vicaire de la paroisse, l’abbé Wenceslas MUNYESHYAKA ( NDR Son comportement lors du génocide lui a valu de nombreuses années de poursuites judiciaires en France. Il finira par obtenir un non-lieu, au grand désespoir des rescapés[5]. Soutenu longtemps par l’Église, il sera renvoyé à l’état laïc et privé de tout ministère pour avoir voulu déclarer unenfant de onze ans. À Saint-Paul, tout près de là, se trouvait l’abbé Célestin HARERIMANA, actuellement évêque dans un diocèse duNord du pays.) Le témoin dit avoir témoigné en faveur du prêtre de la Sainte Famille: « Cétait un jeune prêtre adoré par les jeunes et qui avait une autorité naturelle. Nous lui amenions des vivres pour secourir les réfugiés. »

Monsieur le président tente de modérer ses éloges en lui rappelant qu’il y avait aussi des Interahamwe[6] qui venaient chercher des Tutsi pour les exécuter. Le témoin va s’empresser de dire qu’il y a eu aussi des victimes du FPR qui bombardaient l’église.

Le témoin décrit la situation à Kigali: « C’était le chaos total. Les gens ne savaient pas où aller. Il y avait des morts partout, les barrières étant tenues par des Interahamwe, groupe de tueurs formés par un de mes amis, un militaire qui travaillait au ministère du commerce, Désiré MURENZI que retrouverai avec le FPR plus tard. Étonnant!. » Tito RUTAREMARA, un haut reponsable du FPR, lui aurait appris que chaque cellule à Kigali était infiltrée par 5 agents du FPR. Pour le témoin, le mouvement de la jeunesse du FPR, dirigé par le Tutsi KAJUGA, était infilté par des rebelles. Le FPR aurait manipulé la population pour favoriser les massacres! Crédible?

Si le témoin écoutait la RTLM, c’était pour savoir où la Croix Rouge devait intervenir. « Dire qu’il a eu un génocide des Hutu, c’est compliqué, continue-t-il sur question du président. Mais un génocide des Hutu au CONGO, oui. »

En tant que responsable à la Croix Rouge, il a participé à de nombreuses réunion de sécurité avec les autorités, à la Préfecture dont une pour discuter de l’enfouissement des corps, la distribution de l’eau… Des amas de corps ayant été entassés, il y avait nécessité de les ramasser: cette présence de cadavres représentait un danger sanitaire pour la population. Les cadavres étaient jetés dans des camions-bennes du ministère des Travaux publics et transportés dans des fosses communes, l’une située à NYAMIRAMBO et uneautre à GIKONDO. C’est le préfet Tharcisse RENZAHO qui coordonnait les activités.

Alors que le gouvernement intérimaire fuit à GITARAMA le 12 avril, le témoin va rester à KIGALI et sera renommé Directeur général au Ministère de la Famille après le génocide au cours duquel il travaillait avec sa ministre de Tutelle Pauline NYIRAMASUHUKO (de triste mémoire[7]).

Le témoin, toujours sur question du président, reconnaît avoir travaillé avec Médecins sans Frontières et l’orphelinat de GISIMBA, qui sera reconnu comme Juste. Mais beaucoup d’ONG, comme les partis politiques, se sont scindés en deux groupes, dont l’un favorable au génocide. Alors que beaucoup de corps avaient été conduits à la morgue de la capitale où ils étaient conservés, il faudra se résoudre à leur ensevelissement à partir de fin avril. Il y aurait eu plus de 60 000 victimes dans la capitale.

C’est pour des problèmes de sécurité que le témoin dira avoir dû quitter le Rwanda pour rejoindre sa famille en Allemagne où il va avoir des activités politiques.

Concernant l’accusé, il l’avait connu à BYUMBA, alors qu’il était élève à l’école préparatoire au petit séminaire de RWESERO. Le témoin fait allusion aux évévements de 1973, lorsque des élèves hutu exités avaient provoqués des bagarres dans les écoles. On sait que RWAMUCYO avait été exclu pour avoir fomenté des troubles.

Maître TAPI cherche à savoir si le témoin sait comment s’est passé l’ensevelissement des corps à BUTARE: ce dernier n’en sait rien.

Maître Alice ZARKA demande au témoin écoutait la RTLM. Il confirme pour ajouter que 16 000 Tutsi ont été sauvés par la Croix Rouge et qu’ils aidaient indifféremment Hutu et Tutsi. Des ambulances circulaient et ils est arrivé que des blessés soient arrachés des voitures pour être tués.

Sur question de madame l’avocate générale, le témoin parle de ses engagements politiques en Allemagne. D’abord membre du RDR, il rejoindra les FDU. Dans un de ses ouvrages, monsieur GUICHAOUA le présente comme un dur du MRND[8]).

Monsieur PERON s’étonne que les Interahamwe aient pu délivrer des autorisations pour passer les barrières. En l’absence de gouvernement, c’est eux qui faisaient la loi. Ils accordaient des laisser-passer parce que, parmi les vicitmes, il y avait aussi des Interahamwe.

Comme il se doit, la parole sera donnée à la défense mais les quelques questions posées ne présentaient pas un grand intérêt. Monsieur le président met fin à l’audience.

 

Audition de madame Marie-Claire MWITAKUZE, ancienne secrétaire de l’ONAPO. Citée à la demande du ministère public.

Madame MWITAKUZE est l’ancienne secrétaire de l’Office national de la population (ONAPO), à Butare, et situé dans l’enceinte du CUSP[9]. Elle a été mutée depuis le siège à Kigali en mars 1991, sur fond de violentes discriminations anti-tutsi.

Elle connaît l’accusé, monsieur RWAMUCYO, depuis 1992, date à laquelle il intègre l’ONAPO de Butare. Il est proche de monsieur Jean Chrysostome NDINDABAHIZI, directeur de l’ONAPO et employeur de madame MWITAKUZE. Elle décrit l’accusé comme quelqu’un de hautain, arrogant, qui la prenait de haut. Il se vantait, devant elle et ses collègues, de ne pas se présenter par son prénom devant ses étudiants, mais plutôt en disant en anglais « I am CDR! » (je suis la CDR), en se tapant la poitrine. Ses collègues lui font la remarque de ne pas dire ça devant madame MWITAKUZE car elle est tutsi. Après cela, il a arrêté de lui dire bonjour, et ne lui a montré que mépris et dédain. De manière générale, la témoin dit craindre, à cette époque, monsieur RWAMUCYO.

Madame MWITAKUZE décrit trois moments qui permettent de mieux cerner l’implication idéologique et criminelle de l’accusé.

Elle revient sur les circonstances qui l’ont amenée à trouver une liste de noms en possession de monsieur RWAMUCYO. Ce dernier ne venait à l’ONAPO que pour l’ordinateur qui se trouvait dans le bureau d’un membre étranger (un Allemand, prénommé Philippe). Un jour que Philippe était parti à Kigali, et après que monsieur RWAMUCYO ait quitté le bureau, madame MWITAKUZE s’y est introduite, la porte étant ouverte. L’ordinateur était encore allumé. Elle y a vu une liste de noms, dont un qu’elle a retenu, à savoir celui d’Athanase KAYITARE. Elle fait l’hypothèse que c’est celui d’un conseiller de la ville de Butare, dans le quartier arabe. Selon la témoin, monsieur RWAMUCYO prenait ses aises et n’était pas particulièrement discret, ce qui peut expliquer qu’elle ait pu avoir accès à ce document.

Madame MWITAKUZE déclare également avoir vu des manœuvres d’espionnage ou d’intimidation de l’accusé à l’égard de plusieurs Tutsi de Butare. Elle explique qu’un jour, à la fin de la journée de travail, il a retrouvé un de ses proches (idéologiquement parlant) nommé RUTAYISIRE, qui travaille comme planton au CUSP. Tous deux sont montés dans la voiture de monsieur RWAMUCYO, une Toyota RAV4 de couleur jaune et verte. Roulant lentement, ils remontaient ainsi la route pour observer un groupe d’hommes tutsi se trouvant devant la quincaillerie jouxtant l’hôtel Faucon, dans le centre-ville de Butare. Ce comportement était fait à la vue et au su de tous.

Hôtel Faucon à Butare

 

Enfin, pendant le génocide en mai 1994, elle est cachée chez un militaire, dans un faux plafond. Depuis sa cachette, elle entend la transmission à la radio d’une réunion des élites de l’UNR[10] autour du premier ministre KAMBANDA[11]. Elle reconnaît alors la voix d’Eugène RWAMUCYO, qui dit « Nous avons fait des listes systématiques. Que ceux qui se cachent n’espèrent rien, nous allons les trouver ! ». C’est à cette occasion qu’elle fait le lien avec la liste de noms retrouvée dans l’ordinateur.

À l’issue de sa déposition, monsieur le président LAVERGNE demande à la témoin de regarder l’accusé et de dire si elle le reconnaît. Elle le toise longuement, avant de déclarer qu’elle le reconnaît, et que c’est Eugène RWAMUCYO.

Les questions de monsieur le président permettent à madame MWITAKUZE d’éclairer plusieurs points, comme l’organisation interne de l’ONAPO ou encore le déclenchement du génocide avec les premiers massacres dans la nuit du 19 au 20 avril 1994. Sur l’ONAPO, elle fait remarquer que certains membres du personnel ont obtenu leur poste pour des raisons politiques, et appartiennent au MRND Power[12] ou à la CDR[13]. Ainsi, une des infirmières est l’épouse de Siméon REMERA, membre de la CDR. Elle souligne qu’elle était la seule tutsi dans son service, ce qui lui a valu d’être menacée, insultée et renvoyée (sans lettre de licenciement) par son directeur, monsieur Jean Chrysostome NDINDABAHIZI, et monsieur RWAMUCYO. Son directeur se disait du PSD[14] mais il ne fait aucun doute pour madame MWITAKUZE qu’il appartenait à la CDR, au regard de son comportement. Elle est finalement réintégrée dans son poste par le préfet de Butare, monsieur HABYARIMANA[15].

Elle expose également son parcours durant le génocide. Dans la nuit du 19 avril, les rondes mixtes se terminent brusquement, puisqu’il n’y a que des hommes tutsi dans la rue. Les hommes hutu ont reçu des instructions de ne pas s’y rendre. À 23h, des sons de tambour annoncent le déclenchement des massacres. Elle se réfugie dans la vallée avec ses deux enfants et ses belles-sœurs, et croise son mari. Elle est finalement cachée par un militaire (qui venait de perdre un enfant et chez qui son mari s’était rendu). Son mari est caché par une autre famille. Ses deux enfants ont pu traverser la frontière du Burundi via le convoi de l’ONG Terre des Hommes. Le fait d’avoir été protégée par le militaire est « incompréhensible » pour la témoin, car « il n’était plus question de fraternité ou d’amitié » à cette période. S’il l’a protégée, il a en revanche abattu les grandes sœurs de madame MWITAKUZE et leurs maris. Seuls ont survécu son neveu – traumatisé – et sa nièce, à qui a été inoculé le VIH.

La défense interroge la témoin sur son parcours après le génocide. Elle a travaillé au niveau d’un secteur à Butare, dans l’administration et les affaires sociales. La défense revient également sur ses engagements politiques : malgré une carte au Parti libéral (PL) donnée par un de ses amis, elle ne s’y est jamais engagée. De manière générale, elle fait clairement comprendre que la politique ne l’intéresse pas, et va même jusqu’à dire qu’elle déteste ça.

Elle souligne cependant que son mari écoutait la radio du FPR pour s’informer, car il refusait d’écouter Radio Rwanda ou la RTLM[2]. Il soutenait le FPR. C’est ce qui amène la défense à porter des insinuations, qui fait le rapprochement entre les convictions politiques de son mari et le fait qu’elle évoque le travail clandestin des Tutsi du PL. Me MATHE insinue-t-elle que madame MWITAKUZE fut une espionne tutsi ? Cette question est directement posée par monsieur le président LAVERGNE, qui s’impatiente de voir que ces insinuations ne donnent lieu à aucune interrogation. L’incongruité des insinuations de la défense, révélée par la remarque de monsieur le président, déclenche des rires dans la salle. Les questions de la défense tournant en rond, le président coupe court et remercie madame MWITAKUZE pour son témoignage avant de lui souhaiter un bon retour au Rwanda.

Vers la fin de son audition, madame MWITAKUZE, qui avait des choses personnelles à dire à la cour, a demandé de pouvoir continuer à huis-clos. Monsieur le président accepte sa demande et fait évacuer la salle.

 

Audition de monsieur GASANA NDOBA, membre fondateur du Collectif des Parties Civiles en Belgique, très actif dans le procès dit des  » Quatre de Butare » au printemps 2001[16]. Cité à la demande du CPCR.

Monsieur GASANA n’est pas entendu comme témoin mais fourni des renseignements à la Cour. Se présentant encore comme consultant en droits de l’homme, il a été le président de la Commission Nationale des Droits de l’Homme au Rwanda (CNDRH), fondée en octobre 1990. Cette ONG a participé à la commission internationale d’enquête en janvier 1993, qui dénonce déjà les signes annonciateurs de crimes de masse. Monsieur GASANA, comme monsieur Jean CARBONARE (alors président de Survie), tire la sonnette d’alarme et est témoin « de l’ensemble des éléments qui ont mené au génocide » en 1994.

Après le génocide, la CNDRH a recourt très tôt à la justice, avec les premières plaintes déposée dès 1994 en Belgique. Monsieur GASANA coordonne les parties civiles dans le procès à Bruxelles des Quatre de Butaré en 2001. En France, il a témoigné dans le procès SIMBIKANGWA en 2014[17] et en appel en 2016[18].

Au cours de sa déposition, il revient sur le rôle des intellectuels de Butare et le corps professoral de l’UNR[10] dans le génocide. Concernant monsieur RWAMUCYO, il ne fait aucun doute pour lui qu’il a répandu la haine ethnique. Le témoin rapporte que l’accusé aurait menacé monsieur DEGNI-SEGUI, Rapporteur spécial de l’ONU pour le Rwanda, en Côte d’Ivoire. Monsieur GASANA décrit monsieur RWAMUCYO comme quelqu’un d’ « arrogant » et de « porté sur la violence ». En cela, il a des comptes à rendre.

Il effleure également la question des fosses, et des méthodes de mise à mort. Il souhaitait s’appuyer sur des photographies des corps lorsqu’ils ont été exhumés des fosses communes afin de montrer comment les victimes ont été abattues. Pour le témoin, « tant qu’on ne les a pas vus, on n’a pas compris grand-chose ».

Monsieur GASANA est interrogé par monsieur le président LAVERGNE au sujet de son frère, Pierre-Claver KARENZI, tué avec son épouse le 21 avril 1994 à Butare. Monsieur KARENZI était un intellectuel de haut niveau et professeur à l’UNR. Marié, il était le père de trois enfants. Il est une figure locale importante, en tant que joueur de football, entraîneur et créateur d’un club à Butare. Dans les années 1980, il était membre du parti unique, et a été débarqué après avoir ouvertement critiqué la publication du brûlot raciste que sont les « 10 Commandements des Bahutu »[19]. Le 21 avril 1994, monsieur KARENZI et sa famille reçoivent un appel d’un militaire leur demandant s’ils sont chez eux. Ils comprennent qu’il faut se cacher. Monsieur KARENZI et sa femme sont arrêtés ensemble par la Garde présidentielle. Après avoir été torturé et humilié, monsieur KARENZI est abattu. Son crâne est ouvert par ses bourreaux, qui voulaient « voir à quoi ressemble le cerveau d’un Tutsi ». Son corps est laissé plusieurs jours devant l’hôtel Faucon, là où il a été tué, au niveau de la barrière. Son épouse, quant à elle, est fusillée chez elle. Les trois enfants, cachés dans une congrégations, sont arrêtés et abattus le 30 avril 1994. Les corps des enfant sont retrouvés dans la fosse de TABA, au Nord-Ouest de Butare, en 2002, soit huit ans plus tard. Si la mise à mort de monsieur KARENZI a été retenue comme un élément dans la condamnation de Vincent NTEZIMANA par Cour d’assises de Bruxelles en 2001, monsieur GASANA ne dispose d’aucune indication sur l’endroit où se trouve son corps. Sa déposition et constitution en tant que partie civile vise notamment à obtenir des réponses, car il est convaincu que monsieur RWAMUCYO sait où se trouve les corps de son frère et de sa belle-sœur.

À ce titre, l’accusé intervient pour indiquer qu’il ne connaissait pas monsieur KARENZI, et n’a aucune idée des circonstances de sa mort et du lieu où se trouve son corps. Il déclare la même chose pour la belle-sœur du témoin. Il explique ceci en rappelant qu’il était « nouveau à Butare » et ne connaissait donc personne. À ceci, monsieur GASANA répond que l’accusé connaissait forcément son frère monsieur KARENZI car l’UNR est une petite université, et ce d’autant plus que son frère était une personnalité publique.

Les questions des avocats des parties civiles permettent d’évoquer la découverte récente d’une fosse commune à NGOMA (Butare) contenant environ 2000 corps. Monsieur GASANA évoque plus avant l’organisation de la mort et de l’après-mort par les tueurs, en faisant remarquer que monsieur RWAMUCYO a sûrement beaucoup de choses à dire sur les logiques de déshumanisation et de profanation des corps. Il insiste sur l’importance pour les familles de retrouver les corps, afin de les enterrer dignement. Il parle à ce titre d’une « trahison de la communauté des vivants vis-à-vis de la communauté des morts », qu’il est impératif de réparer et dont les conséquences sont désastreuses pour la dignité et la santé mentale des survivants. Pour monsieur GASANA, les tueurs savaient parfaitement ce qu’ils faisaient, et connaissaient la portée symbolique et sociale de leurs actes. Il ajoute qu’en 2002, pour la fosse de TABA, la communauté a bénéficié de l’assistance d’un médecin légiste, afin d’identifier les corps. Des prélèvements ADN ont également eu lieu à cette fin.

Monsieur GASANA situe sur une carte la fosse de TABA, à la demande de l’avocate générale, Me PETRE. Faisant suite à la question de l’avocat général, Me PERON, monsieur GASANA revient largement sur la dimension sociale des rites d’exhumation des corps des fosses, puis des rites d’inhumation en dignité. Ceux-ci sont de plus en plus codifiés, au cours de cérémonies mêlant veillées et témoignages. L’inhumation est vécue comme un profond soulagement pour les familles. Soulagement qui ne lui est pas permis jusqu’à présent, concernant une partie de sa famille disparue dans le génocide.

La défense se contentera de revenir sur les précédentes dépositions de monsieur GASANA et les enquêtes menées à Butare.

 

Audition de monsieur Romy ZACHARIAH, médecin, ancien responsable de Médecins sans Frontières à BUTARE en 1994. A témoigné au procès de Bruxelles en 2001. Cité à la demande du ministère public.

Méthodiquement, le témoin va décliner chronologiqement les étapes de son séjour au Rwanda, à BUTARE, du 24 février au 24 avril 2024. Arrivé à KIGALI le 20 février, il se rend aussitôt dans le sud du pays dans le cadre d’une mission de Médecins sans Frontières. Il est chargé de la gestion des quatre camps de rescapés burundais établis au sud de BUTARE.

Dès l’attentat contre l’avion du président rwandais, avec son équipe, il se doit de travailler dans l’urgence. Le 7 avril, il rencontre le commandant militaire de BUTARE/GIKONGORO pour obtenir des laisser-passer.

Entre le 9 et le 13 avril, il se rend à GITARAMA, à environ 60 kilomètres au nord de BUTARE pour ravitailler l’hôpital. Sur la route, de nombreuses personnes ayant quitté KIGALI tentent de fuir vers le BURUNDI: colonne de gens épuisés. La capitale est déjà jonchée de cadavres. À l’entrée de GITARAMA, ils rencontrent une barrière imposante. Des militaires demandent la carte d’identité du chauffeur: Tutsi. À force de négociations, l’équipe de MSF[20] finit par passer. À l’hôpital, essentiellement des blessés. Le soir, ils retournent à BUTARE. Un de leur objectif sera alors de récupérer les membres de MSF: barrières sur la route… 12 personnes à reprendre à NYAKIZU.

Le 16 avril, rencontre avec le directeur de Caritas qui gère l’hôpital de KABUTARE (plutôt un dispensaire). Il fallait évacuer des gens de GIKONGORO. C’est à KIBEHO qu’ils veulent se rendre: huit barrières pour y arriver, beaucoup de blessés à l’église. Ils vont éprouver de graves diffcultés avec des policiers communaux qui, après les avoir braqués, les obligent à rebrousser chemin. Ils entendent alors des bruits de mitrailleuses et des cris. Arrivés à destination, ils apprennent que beaucoup de gens ont été tués. Ceux qui ont pu échapper aux tueries tentent de rejoindre la capitale universitaire.

Le 17 avril, une réunion de sécurité avec plusieurs ONG est prévue à l’Auditorium mais elle ne pourra avoir lieu, une autre réunion occupe les locaux. C’est à ce moment qu’une camionnette remplie de gens excités, foulard distinctif sur la tête, qui chantent à tue-tête, comme lors d’un match de football… Le chauffeur d’une voiture est abattu à une barrière. À noter que le sous-préfet était manifestement au courant des massacres de KIBEHO.

Le 18 avril, les demandes de laisser-passer se compliquent. On exige de plus en plus de critères : on exige maintenant de préciser la nationalité des membres de MSF. Interdiction leur est faite de se rendre à GIKONGORO. Rencontre avec le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA qui sera très vite démis et tué. Le témoin souligne le rôle pacificateur du préfet.

Le 19 avril, le sous-préfet fait savoir à la délégation de MSF que s’ils font le choix de rester, c’est à leurs risques et périls. Les membres de MSF se dirigent vers la frontière de l’Akanyaru, à environ 35 km de BUTARE. Aux barrières, des cadavres auxquels ils assistent: au moins une soixantaine de corps. Des gens tentent aussi de traverser la frontière, poursuivis par des Interahamwe[6]. Les gens seront tués presque en totalité.

Le 20 avril, retour au camp de base pour évacuer le personnel MSF. Barrières érigées sur la route… Vérification des identités du personnel, Hutu et Tutsi séparés. Des machettes sont données aux Hutu à qui on demande de tuer les Tutsi. Rencontre avec le nouveau préfet, Sylvain NSABIMANA pour raconter ce qui s’est passé. MSF n’obtiendra aucun soutien. À l’hôpital, beaucoup de personnes sont venues se réfugier. Pour permettre aux soldats blessés de se faire soigner, obligation est faite d’évacuer les blessés civils.

Le 21 avril, une quarantaine d’enfants soignés en pédiatrie sont emmenés de l’hôpital vers la préfecture « pour des raisons d’hygiène »! Seuls 6 enfants seront retrouvés. À l’hôpital de KABUTARE, les salles sont réquisitionnées pour soiger les militaires.

Le 22 avril, cest l’intronisation du nouveau préfet. Le témoin est invité à se rendre chez le sous-préfet. Arrivé sur place, une vingtaine de cadavres joncent le sol, autour de la maison. Monsieur ZACHARIAH rapporte qu’une femme dont le sein a été tranché continue d’alaiter son bébé lui-même criblé de balles! Un jeune de treize ans a eu la jambe transpercée par une balle et laissé pour mort. Alors que le témoin tente de mettre l’enfant dans sa voiture, des militaires s’y opposent. Le représentant, à force de négociations finit par repartir avec le blessé!

Le 21 avril, nouvelle rencontre avec le sous-préfet MUVUNYI, nouvelles exigences pour obtenir des laisser-passer.

Le 23 avril, il y a plus de 150 blessés à l’hôpital. Plus de 40 seront tués pendant la nuit et ramassés dès le lever du jour par des prisonniers. Monsieur ZACHARIAH rencontre le directeur de l’hôpital qui n’a aucun pouvoir. Un capitaine de l’armée, NTIZEHIMANA, aurait déclaré: « Cet hôpital pue le Tutsi, il faut le nettoyer. »

Une employée hutu, mariée à un Tutsi, Sabine, enceinte de sept mois, sera exécutée, malgré l’intervention du témoin: « Sabine est Hutu » dit le médecin de MSF. Le capitaine répond: « Tu as raison, elle est Hutu mais son mari est Tutsi » (son enfant sera donc Tutsi). La délégation de MSF réalise qu’elle ne peut plus travailler dans cet hôpital. Décision est prise de quitter le pays. Leur départ est décidé pour le lendemain, 24 avril. Leur mission est terminée.

Monsieur le président demande au témoin s’il a eu des contacts avec les autorités sanitaires de BUTARE. Aucun! Connaît-il l’accusé? Non, il ne l’a jamais vu à BUTARE. Toujours sur questions du président, le témoin répète que leur mission est de soigner tous les malades ou blessés. Aucun médecin rwandais ne travaillait des les camps dont Romy ZACHARIAH avait la responsabilité: NSHILI, NYAKIZU, KIGEMBA et MUGANZA ( NDR. Beaucoup de ces réfugiés burundais participeront aux massacres dans la région de MUGANZA. Les Tutsi de Gisagara qui tentaient de rejoindre le BURUNDI ont été exterminés par ces derniers).

Sera évoquée aussi la question de l’ensevelissement des corps, mais le témoin ne connaît pas la situation. Il parlera plutpot des corps jetés dans la rivière ( NDR. La défense insistera pour dire que ces corps-là ne viennent pas de BUTARE!) L’avocate générale lit quelques lignes d’un rapport qui préconise l’attitude à avoir en cas de crimes de masse ou de catastrophe. Autant de critères qu’il était difficile d’appliquer au Rwanda.

Maître MATHE fait reconnaître au témoin qu’à BUTARE il y avait très peu de cadavres dans les rues, des unités ici ou là. (NDR. J’ai été étonné que personne ne lui fasse remarquer que le témoin a quitté BUTARE le 24 avril, peu de jours après le début des massacres dans cette ville.)

 

Jules COSQUERIC, bénévole

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

  1. Chef de cabinet du ministre de la défense du gouvernement intérimaire, désigné comme membre de l’Akazu et du Réseau Zéro, le colonel BAGOSORA est un des piliers du pouvoir. Il a contribué à armer les Interahamwe à partir de 1991 et a joué un rôle clé dans l’organisation des milices début avril 94. Après l’attentat du 6 avril, il prend la tête d’un comité de crise et installe au pouvoir les extrémistes Hutu. Condamné par le TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda), à la prison à vie en 2008 pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, sa peine a été réduite à 35 ans de prison en appel en 2011.
    Voir le glossaire pour plus de détails.[]
  2. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[][]
  3. CND : Conseil national pour le développement, bâtiment du Parlement où était basé un bataillon du FPR, à Kigali.[]
  4. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  5. Voir notre article du 25 juin 2018 : Affaire Wenceslas MUNYESHYAKA : la Cour d’Appel de Paris confirme l’ordonnance de non-lieu.[]
  6. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[][]
  7. Pauline NYIRAMASUHUKO : ministre de « la Famille et du  Progrès des femmes » à partir de 1992 jusqu’à la fin du génocide, n’hésite pas à inciter les tueurs, voire son fils Shalom, à violer les femmes tutsi. Jugée au TPIR et condamnée à perpétuité en 2011, peine réduite à 47 années de prison en 2015. Voir également: Madame Pauline, la haine des Tutsis, un devoir historique, podcast de France Culture, 28/4/2023.[]
  8. André GUICHAOUA : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[]
  9. CUSP: Centre Universitaire de Santé publique de Butare[]
  10. UNR : Université nationale du Rwanda[][]
  11. Réunion du 14 mai 1994 à Butare avec Jean KAMBANDA, Premier ministre du Gouvernement intérimaire pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide et son audition du 11 octobre 2024[]
  12. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[]
  13. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[]
  14. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[]
  15. Jean-Baptiste HABYARIMANA (ou HABYALIMANA) : le préfet de Butare qui s’était opposé aux massacres est destitué le 18 avril puis assassiné (à na pas confondre avec Juvenal HABYARIMANA).[]
  16. Procès des « quatre de Butare » en 2001 à Bruxelles : Quatre Rwandais condamnés pour génocide à Bruxelles – Le Parisien, 9/6/2001. []
  17. Voir l’audition de monsieur GASANA NDOBA au premier procès de Pascal SIMBIKANGWA, le 12 février 2014[]
  18. Voir l’audition de monsieur GASANA NDOBA au procès en appel de Pascal SIMBIKANGWA, le 14 novembre 2016[]
  19. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[]
  20. MSF : Médecins sans frontières[]

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VERDICT  : Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation est condamné à la peine de réclusion criminelle à perpétuité pour génocide et crime contre l'humanité.