- Audition de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU.
- Audition d’Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda.
- Audition d’Hélène DUMAS, historienne.
Audition de monsieur Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, témoin « de contexte » cité par le ministère public à la demande de la LICRA.
Déclaration spontanée.
Dans son introduction, monsieur AUDOIN-ROUZEAU se présente comme un spécialiste de la Première Guerre mondiale. Il ne revendique pas le titre d’expert et se considère comme un enseignant chercheur. Pour lui, le génocide des Tutsi souffre beaucoup d’un manque d’intérêt. Il reconnaît humblement : « Je n’ai pas vu, je n’ai pas compris le génocide. Il m’a fallu du temps. J’ai commis une grave erreur. Or ce génocide est près de nous. » Le génocide des Tutsi, toutefois, ne bénéficie pas du même statut que les autres génocides.
Pour lui, les racines européennes de ce génocide sont lourdes.
Tout d’abord, il évoque les théories racistes et racialistes européennes qui sont à la source des grands génocides du 20e siècle, théorie qui prône une hiérarchie des races. Il rappelle l’arrivée des premiers européens qui voient le Rwanda avec leurs propres lunettes. Ils ne comprennent pas cette société clanique, d’où la création d’un mythe : les Hutu sont les premiers occupants, les Tutsi sont venus du Nord. Le colonisateur belge a une responsabilité très grande dans cette situation : en soutenant les Tutsi, il a créé une immense frustration. S’ensuivent des massacres en 1959 en 63…
Deux autres ingrédients existent pour qu’il y ait génocide.
Tout d’abord, il n’y a pas de génocide sans guerre (ce qui est propre aux trois génocides), sans l’angoisse de la défaite. Le génocide des Tutsi n’a pas d’exemple de crime de masse commis aussi vite. La guerre fait rentrer les acteurs sociaux dans un temps autre. La guerre modifie les seuils de sensibilité.
Enfin, il n’y a pas de génocide sans un état ; il faut un état moderne pour mettre en place un génocide. Et le témoin de renvoyer à l’empire ottoman, à l’état nazi, à l’état rwandais, celui du gouvernement intérimaire formé les 7 et 8 avril 1994 avec l’aide de l’ambassade de France à Kigali. C’est ce gouvernement intérimaire qui va organiser ce génocide en s’appuyant sur un maillage très serré de l’administration et de la société : préfets, bourgmestres, conseillers de secteur, conseillers de cellule.
Au Rwanda, tout le monde sait qui est Hutu ou Tutsi. Et le témoin de souligner le rôle capital de la garde présidentielle, de la gendarmerie et des miliciens dans la commission du génocide.
Au Rwanda il s’agit d’un état qui n’aurait pas pu mettre en place ce génocide sans la violence du voisinage. Et de souligner le rôle essentiel des voisins qui avaient souvent des relations d’amitié ou des relations familiales. On a voulu dire que le génocide était le résultat d’un immense soulèvement populaire pour venger la mort du président HABYARIMANA : une version absurde qui est une forme de négationnisme. les voisins ne se sont pas mis seuls en mouvement : les autorités du pays, la radio-télévision libre des Mille collines étaient là pour les galvaniser[1].
En conclusion, le témoin affirme que le génocide des Tutsi est un immense mouvement de notre temps dont la connaissance va progresser. Le rapport DUCLERTRapport Duclert[2] a permis de relever un déni ainsi que les propos du président Macron à Kigali. Depuis, le génocide des Tutsi est entré dans les programmes scolaires ; un procès comme celui-ci aussi peut faire progresser la connaissance que l’on a de ce génocide.
Par ses questions, monsieur le président va permettre au témoin de préciser un certain nombre de points esquissés lors de sa déclaration spontanée : influence de la pensée européenne et de la colonisation, établissement des livrets puis des cartes d’identité précisant la mention ethnique au début des années 30[3], cartes qui vont conduire beaucoup de gens à la mort (NDR. Les enfants n’ont pas de carte d’identité. Ils ne l’obtiennent qu’à l’âge de seize ans). On sait qui sont leurs parents mais les tueurs venus d’ailleurs ne les connaissent pas.
Parler d’ethnie au Rwanda, c’est un abus de langage créé par le colonisateur et adopté par les Rwandais eux-mêmes. Les Rwandais appartenaient à des clans, Hutu et Tutsi étaient des catégories sociales dont on pouvait changer avant l’établissement des cartes d’identité. Le colonisateur a fait des Hutu et des Tutsi des « races » différentes. Comme il y avait beaucoup de familles « mixtes », le génocide est entré dans les familles.
Et le témoin d’aborder la question du viol, acte de destruction de la filiation : viols publics devant les enfants, devant les maris.
Plusieurs jurés vont poser des questions à leur tour, signe de l’intérêt qu’ils ont accordé aux propos du témoin : rôle de la gendarmerie qui a procédé à un travail de repérage, courage de femmes qui faisaient passer un enfant pour le leur afin de le sauver.
Le témoin, toujours sur question d’un juré, conteste les propos de monsieur GUICHAOUA qui fait commencer le génocide après la mort du président HABYARIMANA. Il préfère insister sur les propos du général VARRET qui dénonce un projet génocidaire dès 1990.
Note du rédacteur. Il peut être intéressant, à ce stade, de rapporter les propos du général VARRET dans son livre « Souviens-toi. Mémoires à l’usage des générations »[4]. Il évoque une réunion à la fin de laquelle le chef d’état-major de la gendarmerie, Pierre-Célestin RWAGAFILITA, lui tient les propos suivants : « Nous sommes en tête à tête, entre militaires, on va parler clairement. Je vous demande des armes car je vais participer avec l’armée à la liquidation du problème. Le problème, il est très simple : les Tutsi ne sont pas très nombreux, on va les liquider. » Édifiant. Sans commentaire.
Plusieurs avocats des parties civiles vont à leur tour questionner le témoin : distinction entre massacre et génocide, la notion du « syndrome de la victime parfaite » dont le témoin parle dans son livre « Une initiation »[5], notion d’allié, d’ennemi, de complice, l’ennemi n’étant plus seulement le soldat de l’APR mais le Tutsi de l’intérieur, rôle des barrières.
Maître ALTIT, pour la défense, va « bombarder » le témoin d’une série impressionnante de questions auxquelles il répondra avec assurance. On se serait cru au TPIR[6] lors d’un contre-interrogatoire de témoin.
Audition de monsieur Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda, témoin « de contexte », cité à la demande du ministère public.
Après avoir remercié la justice française d’avoir fait appel à lui, le témoin, professeur à l’ULB[7], rappelle son passé d’étudiant en lien avec l’Afrique à laquelle il s’intéresse depuis quarante ans: 150 à 200 séjours dans une trentaine de pays.
En 1978, il se rend dans la région des Grands Lacs et va prendre conscience du rôle funeste de son pays. Il prend conscience du lien très fort qui existe entre l’IDC, l’Internationale Démocrate Chrétienne, et les églises de ces pays. Lorsque le génocide a commencé en 1994, les médias ont fait appel à lui alors que le monde universitaire en Belgique est relativement mutique. Les autorités politiques belges l’envoient au Burundi en mai 1994 comme observateur dans le dialogue politique de ce pays. Il a la confiance à la fois des hommes politiques hutu et des militaires tutsi. Il entend alors les récits hallucinants de ce qui se passait au Rwanda, rapportés par ceux qui étaient arrivés comme réfugiés au Burundi. Il a voulu chercher à comprendre par lui-même ce qui se passait de l’autre côté de la frontière.
Il fait part aux autorités burundaises de son désir d’aller au Rwanda. Des soldats du FPR[8] finiront par accepter de l’accompagner. En arrivant au Rwanda, il va prendre conscience de ce qu’est une « zone de désolation » lui qui connaissait déjà ce qu’était une zone de guerre. Il veut essayer de comprendre si dans ces événements il y a ce qu’il appelle une « construction. » Mais pour comprendre il fallait rencontrer les gens. Il raconte alors avec beaucoup d’émotion la découverte de l’église de NTARAMA jonchée de cadavres. C’est lui qui conduira l’équipe de Jean Marie CAVADA, de France 3 devant cette église pour l’émission « La marche du siècle. Autopsie d’un génocide »[9].
De retour dans son pays, il est contacté par MSF Belgique dont il servira de caution auprès du FPR pour intervenir au Rwanda. Devant les horreurs qu’il découvre, corps mutilés, découpés… Alors qu’autrefois les églises étaient des lieux de refuge, il a bien fallu inciter la population à tuer dans ces mêmes lieux de culte. Les Tutsi pensaient trouver un asile à l’église, ils y ont été massacrés. Il a bien fallu imaginer une stratégie pour en arriver là.
Dans les salles de catéchisme gisent beaucoup de personnes mortes mais qu’il croit vivantes : amas de corps entassés et brûlés. Devant ce « spectacle » de désolation, il veut comprendre.
A la maternité de NYAMATA, il découvre des fiches de naissance d’enfants tutsi déchirées, comme si on avait voulu effacer toute trace d’enfant tutsi. C’était donc bien le fruit d’une organisation.
Même expérience à l’église de NYAMATA : un grillage éventré en face du bâtiment. Pourquoi les Tutsi ne fuyaient-ils pas, se demande-t-il, alors que les tueurs arrêtaient de travailler à 15 heures ? En réalité, pourquoi fuir, il y avait des barrières partout.
Une dernière expérience va beaucoup marquer le témoin. Alors qu’il s’apprête à quitter la région, il va dire au revoir aux « pensionnaires » d’une section de femmes mutilées dans un hôpital de campagne. Son départ va provoquer les confidences d’une des femmes. « Tu veux savoir pourquoi je ne suis pas partie? » Cette jeune femme avait été violée, avait subi l’ablation de son appareil génital et était devenue hémiplégique. En ayant subi de tels supplices, on avait voulu abolir, rompre la filiation. D’où les nombreux viols systématiques des femmes tutsi. Une femme violée par un Hutu enfantera un Hutu. Tout était donc bien organisé.
En faisant des allers-retours entre BUJUMBURA et NYAMATA, le témoin finira par convaincre un camionneur de transporter des vivres pour secourir les rescapés.
Conscient qu’alors il ne sert plus à rien, monsieur VERHAAGEN décidera de rentrer en Belgique en essayant de se rendre utile et en répondant aux convocations de la justice.
Témoignage fort d’un homme qui a voulu comprendre l’incompréhensible : il était clair que derrière tous ces massacres de masse il y avait un système bien organisé. Le génocide était bien le fait d’autorités qui avaient entraîné un peuple dans la commission de l’irréparable.
Audition de madame Hélène DUMAS, historienne, témoin « de contexte », citée à la demande du ministère public.
La témoin commence par faire référence à son expérience sur le terrain en particulier celle qui concerne les Gacaca[10], « un espace de jugement et aussi de parole sur ce qui s’est passé sur les collines de SHYORONGI » (au nord de la ville de Kigali). Espace de parole structuré autour d’un dossier, constitué des aveux des accusés, qui allait être examiné par les juges.
« Ce qui m’a marqué, c’est la manière de raconter l’exécution du génocide à l’échelle locale, précise, colline par colline, des crimes commis par l’État, par des officiers, même si ce sont des petites gens qui étaient jugées. »
Le premier responsable, c’est l’État. L’autre mâchoire de l’étau meurtrier qui enserre les victimes, ce sont les voisins avec lesquels on partage des liens d’amitié, des liens religieux.
Cet étau, l’État l’organise progressivement à partir de années et investit l’ensemble de ses moyens dans la traque et l’extermination des Tutsi, si bien que la population persécutée ne peut trouver de l’aide auprès de personne car les gens qui sont sensés les administrer organisent leur extermination. Les Tutsi ne peuvent trouver refuge auprès de leurs amis et voisins.
Les juridictions Gacaca ont permis de comprendre le fonctionnement de ce génocide.
Un million de mort en moins de trois mois, il faut tenter de comprendre quand on travaille sur ces questions en tant qu’historien.
La témoin évoque ensuite ses travaux à partir de cahiers d’enfants (105) qui feront l’objet de son second livre[11] : important qu’ils soient intégrés à l’histoire du génocide. Il y a eu cette même démarche pour la destruction des juifs d’Europe. Il fallait que leurs récits soient pris en compte comme des sources d’histoire. Indispensable de prendre très au sérieux la parole des rescapés et des enfants. Ils ne constituent pas une cible comme une autre, mais la cible privilégiée du génocide. Ils sont représentés de manière massive : les enfants de 0 à 14 ans représentent le 1/3 des victimes du génocide.
Les enfants, c’est la filiation. Éliminer les enfants, c’est rompre la filiation à jamais. C’est le fil des générations à venir de la communauté qui est vouée à disparaître. L’enfance, dans le génocide, c’est un enjeu essentiel. Ce que les enfants racontent est cohérent.
A propos des enfants, ce qui a marqué le témoin, c’est le silence entretenu dans les familles concernant les violences antérieures. Les rédacteurs étaient originaires d’une région de l’est du Rwanda. Beaucoup de parents de ces enfants n’étaient pas originaires de cette région, ils avaient été déplacés du nord en 1966 et en 1959, avec la mise en place d’une forme de nettoyage ethnique, les familles ayant été forcées de quitter leurs collines natales.
C’est à partir du moment où les enfants vont à l’école et que les enseignants leur demandent s’ils sont Tutsi ou Hutu qu’ils posent la question à leurs parents. Ces enfants sont moins nombreux dans les classes. Ils découvrent leur identité par la discrimination institutionnalisée
Ce qu’ils disent du génocide, ils racontent un monde inversé, renversé. Un univers où toutes les valeurs fonctionnent en sens inverse. Quand ils décrivent le basculement du 7 avril, ils décrivent la frayeur sur le visage de leurs pères qu’ils pensaient invincibles et ce monde adulte devient impuissant pour les protéger. Et le monde adulte, celui des voisins et des camarades de classe, se transforme en menace mortelle.
Ces enfants s’inventent une ascendance hutu pour essayer d’échapper aux tueurs, car être Hutu ou Tutsi n’est pas écrit sur leur visage contrairement à certaines théories. Les victimes connaissent un enfermement dans les frontières de leurs collines. Ces collines qu’ils connaissent par cœur changent brusquement avec les nouvelles barrières, le paysage n’est plus le même. Le monde des adultes est un monde « inversé ».
La seconde inversion qu’on relève est liée au religieux. Le Rwanda est catholique et chrétien en grande majorité. Beaucoup de tutsis se sont réfugiés dans les lieux saints, dans les églises. Certains ont été sauvés dans les églises et le fait de se placer dans une église, c’est se placer sous la protection de Dieu. Pendant le génocide, les tueurs placent Dieu de leur côté, et décrètent la mort des Tutsi. Les églises deviennent des lieux de massacres. Dans les récits, ils entendent dire : « N’ai pas de scrupule à faire cela dans la maison de Dieu car le dieu des Tutsi est mort. » On a privé les Tutsi de ce seul secours religieux.
Autre inversion : on entre dans un autre monde qui fonctionne à l’envers. Les enfants vont faire leur première expérience de la sexualité, pas une sexualité qui donne la vie, mais qui donne la mort. Car ils n’ont pas été épargnés par le spectacle des viols répétitifs et systématiques. Ils racontent avec des mots crus le viol de leurs sœurs, le viol de leur mère.et pour les petites filles, elles racontent leur propre viol.
Ce ne sont pas des déviants qui ont commis ces actes, c’est une politique qu’on retrouve partout au Rwanda. Atteinte à la filiation en procédant à des mutilations et en les infectant avec le SIDA.
Pour des enfants, le génocide n’a pas fini de produire ses victimes, leur mère, leurs seuls parents survivants meurent parfois plusieurs années après du SIDA.
C’est un monde inversé qui confronte les enfants à la réalité de la mort. Ils racontent qu’ils sont morts. Ils disent souvent « Ils nous ont tués ». Ils racontent leur propre mort au moment où ils assistent à l’assassinat de leurs parents dans des conditions cruelles. Ce ne sont pas des psychopathes qui font cela, ce sont des gens qui y donnent du sens. La témoin de donner l’exemple d’une petite fille qui voit sa mère se faire assassiner. Elle pense qu’elle va mourir car elle ne peut imaginer vivre sans ses parents.
Plusieurs de ces enfants ont été précipités dans des fosses communes. Une des fillettes raconte de quelle manière, elle est restée 3 semaines dans la fosse (décrit comme 3 semaines, mais en réalité c’était sûrement quelques jours), elle a commencé à boire le sang des cadavres au-dessus d’elle et ce sang avait un goût salé : elle doit sa survie au fait d’avoir bu ce sang. C’est ce sang qui lui a donné la force de sortir de la fosse. Elle a honte ensuite d’expliquer aux médecins ce qui s’est passé.
Les cliniciens ont identifié le syndrome du « chasse-mouche » : les enfants répétaient de manière compulsive le même geste, ils chassaient les mouches. Puis ils ont expliqué qu’ils chassaient les mouches des cadavres de leurs parents. Ces expériences de mort, ce sont des expériences répétées de la manière dont ils ont pu mourir car ils ont été cachés sous les cadavres en décomposition.
Ces expériences font partie de l’histoire du génocide. Ils montrent l’acharnement des tueurs et leur détermination à exterminer et à faire souffrir. Les textes de ces enfants nous font accéder à ces conditions essentielles du génocide.
Ces souvenirs sont ancrés dans la mémoire de ces jeunes survivants. Ils n’épargnent rien des détails, de la mise à mort. Dans cette écriture singulière, on voit avec eux, on entend avec eux et on sent avec eux. On entend le fracas des armes, des cris de douleur, jusqu’à ceux des vaches. On voit que le bétail est anthropomorphisé par les victimes comme par les tueurs. Logique de dévoration et de destruction du bétail et aussi destruction systématique des biens. Sans logique économique car ils décident de les détruire. Il y a des « spécimens tutsi » que les tueurs gardent en vie, et ils les promènent devant les enfants hutu dans une logique pédagogique, pour leur montrer à quoi ressemblaient les Tutsi avant qu’ils soient exterminés.
On a le sentiment que ces scènes sont rendues vivantes, il y a une force de vérité qui s’impose par ces manières de raconter. Pour les rescapés, le génocide ne prend pas fin après l’arrêt des massacres. Les enfants qui ont perdu tout appui familial se reconstituent en familles d’orphelins avec à leur tête un orphelin. Pour eux, le génocide continue de vivre dans leur existence matérielle.
Pendant les commémorations, les rescapés revivent leur traumatisme et ont des crises. On entend des cris et des pleurs, des personnes appellent au secours. Le génocide, pour les rescapés, ne correspond pas à notre calendrier. Les rescapés continuent de vivre le génocide dans les existences individuelles des rescapés.
La témoin d’évoquer enfin son dernier projet à la paroisse de KADUHA. Il y a quelques années, on a trouvé un album de fragments d’archives, de témoignages, de coupures de presse, de photos d’une religieuse allemande, sœur Milgitha[12]. Elle décide de rester dans sa région pour protéger son centre de santé et son personnel tutsi. Cette femme, est témoin du massacre du 21 avril. Elle va chercher les survivants parmi les corps, elle prend des photos (NDR. Lors du procès BUCYIBARUTA, le cas de cette religieuse a été longuement évoqué [13]).
Le 21 avril 1994 : entre 15 000 et 18 000 réfugiés tutsi qui étaient venus seuls ou sur ordre des autorités locales, s’entassaient dans un presbytère dont il était impossible de s’échapper.
À KADUHA, le signal de la tuerie dans la nuit du 21 au 22 avril est donné par quelques gendarmes qui se retrouvent là. Ils lancent une première grenade contre une maison occupée par des réfugiés tutsi.
En 1963, dans les rapports du CICR, on trouve l’utilisation du mot génocide. On a le sentiment de lire déjà des témoignages de 1994 en lisant ces rapports déjà (NDR. C’est ce qu’on a appelé alors le « petit génocide de GIKONGORO qui a fait près de 20 000 morts à la Noël 1963).
Sur questions de monsieur le président, madame DUMAS va expliquer assez longuement la procédure des Gacaca qui a fonctionné comme institution judiciaire avec une dimension pénale importante. Une procédure souvent contestée, même par les rescapés qui y voient une amnistie déguisée. Ces procès vont être organisés de 2005 à 2012. Puis d’évoquer la situation des « tueurs sauveteurs » qui souligne la complexité du génocide.
Toujours sur questions du président, le témoin revient sur la « mémoire » des rescapés. Ils se souviennent de beaucoup de choses, mais pas des dates précises. Ils reconstituent leur temps à eux car ils n’avaient pas de calendrier. Ils ne savaient pas non plus qu’on les interrogerait un jour.
Maître PHILIPPART souhaite que le témoin revienne sur la notion « d’ennemi ».
Hélène DUMAS. L’ennemi ce n’est pas seulement le FPR[8]. On trouve les Tutsi nostalgiques de la monarchie, les Tutsi de l’intérieur. Figurent aussi parmi ces ennemis les Hutu désignés comme des traîtres car ils sont proches de la cause tutsi. On voit à travers les documents de l’État major que cette définition s’étend au-delà du simple combattant. La femme tutsi est aussi présentée comme prostituée, caricaturée dans dessins pornographiques et donc ennemie. L’ennemi n’est plus simplement le combattant.
Maître PHILIPPART. Et les rassemblements dans les églises, étaient-ils spontanés ou organisés ?
Hélène DUMAS. Les rassemblements dans les églises étaient ordonnés par les autorités préfectorales pour mieux organiser le massacre. Il y avait aussi des regroupements volontaires des victimes pour essayer de se défendre. Il y avait aussi les hôpitaux ou les bureaux communaux où les Tutsi ont été tués en masse. Parfois ils y allaient d’eux-mêmes parce qu’ils pensaient qu’ils allaient être protégés. Les collines ont été aussi des lieux de refuge, les Tutsi pouvant se défendre en se rassemblant à leur sommet.
Les gendarmes ? A KADUHA, ils ont retourné leurs armes contre les gens qu’ils étaient chargés de défendre.
Le double langage ? Il y a notamment le terme « travailler » mais aussi le mot « sécurité » pour évoquer le rôle des barrières. On parle aussi des « troubles » pour parler des massacres. Il faut pouvoir décrypter ces mots qui paraissent triviaux. La population connaissait le sens de ces mots.
Le vocabulaire pour désigner les Tutsi ? Serpents, cafards… autant de termes pour déshumaniser les Tutsi qui seront jetés dans les latrines, dans des fosses communes.
Qu’est-ce qui vous fait dire que la gendarmerie est puissante à l’époque ? La gendarmerie fait partie des forces armées. Les gendarmes appartiennent à la puissance de feu de l’État comme les militaires. Sans les gendarmes il n’y a pas de massacre. C’est eux qui impulsent, eux qui organisent. C’est parce que les gendarmes sont là que les populations civiles viennent tuer après.
Ils viennent montrer sur la place comment il faut faire.
Certains essaient de faire un parallèle entre le génocide et les exactions du FPR. Qu’en pensez-vous ?
Hélène DUMAS. C’est une théorie négationniste qui consiste à relayer cette image de la guerre inter-ethnique. C’est une manière de dépolitiser le génocide et c’est une conception raciste. Les exactions commises par le FPR rentrent éventuellement dans la catégorie de crimes de guerre, mais on n’est pas dans un génocide. C’est ridicule sur le point de vue historique.
Maître GUEDJ, pour la défense souhaite savoir si, avant la révolution de 1959 les Hutu avaient accès à l’éducation et aux emplois publics. Ce que l’on entend par « Ibyitso[14] ». Mais il veut surtout savoir si le Rwanda est une démocratie. Poussée dans ses retranchements, le témoin finit par dire que non.
On s’en tiendra là pour aujourd’hui.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, notes et mise en page
- RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
- La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
- Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
- Souviens-toi. Mémoires à l’usage des générations futures, Général Jean Varret Laurent Larcher, Éd. Les Arènes[↑]
- Une initiation. Rwanda (1994-2016), Stéphane Audoin-Rouzeau, Éd. Seuil[↑]
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- ULB : Université libre de Bruxelles[↑]
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
- « Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.[↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑] - Sans ciel, ni terre : paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020.
Hélène Dumas a aussi publié Le génocide au village : le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Éditions du Seuil, 2014[↑] - Voir « Afin de mettre une marque en ce temps » – Kaduha, avril 1994 : un album de l’attestation, Hélène Dumas dans la revue Sensibilités 2021/2 (N° 10) [↑]
- voir entres autres témoignages les auditions de plusieurs parties civiles le 13 juin 2022. [↑]
- Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]