- Audition de Samuel MURIHANO, en visioconférence, détenu.
- Audition de Jean-Damascène RUTAGUNGIRA qui déclare vouloir se constituer partie civile.
- Audition de Béata UWAMWEZI en visioconférence, agricultrice, rescapée.
- Audition de Pierre KABASHA, en visioconférence, détenu.
- Audition de Francine UWERA, rescapée qui déclare vouloir se constituer partie civile
avec son frère qui est dans la salle.
Audition de Samuel MURIHANO, en visioconférence, détenu.
Le témoin affirme que le 15 avril 1994 le bourgmestre NGENZI est venu à Rubira chercher des gens pour enterrer les victimes de l’église de Kabarondo. Il y avait quatre véhicules, celui de la commune, un autre de RUHUMULIZA, le troisième de David MUNYAKAZI et le dernier de Pierre KABASHA. En cours de route , ils apprennent que les gens de Kabarondo avaient refusé de participer à l’enterrement des corps. Après nous avoir déposés, les véhicules sont partis: nous avons alors vu que les militaires et les gens avaient beaucoup tué dans l’église. Ils ont enterré les corps dans une fosse creusée depuis trois mois à l’arrière de l’église. La corvée terminée, les fossoyeurs ont demandé à NGENZI de leur acheter pour 5 000 francs de bière, comme c’est la coutume au Rwanda. La tradition précise « qu’il faut enlever la terre de la bouche des gens« .
Ils se sont rendus ensuite au Centre de Santé où ils ont retrouvé des Tutsi blessés. Les jeunes gens qui étaient avec eux sont allés les tuer à l’arrière.
CYASA les a alors conduits à l’IGA. 8 en étaient sortis mais ce dernier en avait déjà fusillé deux contre le mur. Deux d’entre eux étaient Hutu et ils ont protesté: » Nous allons être victimes du fait que nos mères sont Tutsi et nos pères Hutu? » On les a alors séparés et les Tutsi ont été tués.
La présidente questionne le témoin sur des événements qui se sont produits. NGENZI va être appelé le 8 pour s’interposer entre deux groupes de tueurs. Un certain PILOTE vient d’être tué par Patrice HABYARIMANA qui lui a donné un coup de gourdin sur la tête. Ce dernier sera à son tour tué par ZAHANGA. S’en suivra le pillage de la maison de Claver KARANGWA. Il s’agissait d’un règlement de compte entre deux groupes rivaux. Le bourgmestre a vu que les gens se tiraient dessus: il a alors demandé aux policiers communaux de tirer en l’air pour séparer les deux groupes. NGENZI a pris le corps de Patrice pour le conduire dans sa famille. Il demande au groupe de Rundu de s’occuper d’enterrer leur mort.
Suit alors l’épisode du vol des chèvres ou des veaux [1] . NGENZI leur a arraché la viande pour la remettre à son propriétaire, TITIRI. Le témoin ne se souvient pas avoir entendu la fameuse phrase que l’on attribue à NGENZI: » Comment, vous mangez les chèvres alors que le propriétaire est encore en vie? » On rappelle au témoin qu’il avait été entendu par les gendarmes français le 9 juillet 2012. Il aurait déclaré que le chef était NGENZI: ce qu’il conteste aujourd’hui. « Celui qui a écrit ça a menti! » répond le témoin. Il affirme à nouveau que c’est sous la contrainte qu’il est allé enterrer les cadavres de Kabarondo. Les plus récalcitrants ont été menacés.
On lui rappelle alors un certain nombre de faits consignés par le PV d’audition qu’il a signé. Il conteste le contenu de ses déclarations, disant une nouvelle fois qu »‘on l’a calomnié« , qu’on a menti sur son compte. Même les faits concernant l’IGA, il les conteste ; »Tout cela a été inventé. Ils ont écrit n’importe quoi! » Même réaction concernant l’argent qu’il aurait reçu après l’enterrement: on parle de 5 000 francs, d’autres évoquent 15 000. En réalité, il a bien reçu 15 000 francs mais quelqu’un lui en a pris 10 000! « Avez-vous enterré des personnes qui étaient encore vivantes? » « Non, je n’ai pas vu un vivant. Les corps étaient déjà en état de décomposition ». Il demande à ce que sa déposition soit discrète car il craint les réactions de la famille de NGENZI. » J’ai ma famille dehors. J’ai dit beaucoup de choses contre des gens riches et forts. Ces gens qui sont à l’extérieur sont plus forts que nous! »
A Maître PARUELLE qui l’interroge, il répond invariablement qu’on le calomnie.
C’est au tour de l’avocat général de poser des questions. « A l’église il y avait beaucoup de cadavres. A l’extérieur aussi. Des hommes, des femmes, des enfants. On voyait que NGENZI était triste, qu’il avait la main sur la bouche. « NGENZI ne nous a pas dit d’aller au Centre de Santé. On avait compris que les Tutsi étaient les ennemis des Hutu. » « Même les vieillards, les femmes, les enfants? continue monsieur COURROYE. » C’est le diable qui avait visité le pays! » répondra le témoin. A beaucoup de questions il répond « calomnies ». Le mot « génocide« , il dit ne pas le comprendre car c’est un mot utilisé par les gens qui ont fait des études. (NDR: il existe bien un mot en Kinyarwanda pour dire génocide, Itsembabwoko, mais le mot « jenoside » avec cette écriture est aussi employé fréquemment). Pour terminer, monsieur COURROYE lui fait remarquer que ses propos semblent très éloignés de ceux qu’il a tenus autrefois devant les gendarmes français. » Vous avez subi des pressions? » se hasarde l’avocat général. Pas de réponse.
Questionné par la défense, il parle de son exil en Tanzanie, de son retour au Rwanda le 15 décembre 1996, de son emprisonnement d’abord pour 10 ans, puis pour 30 ans en appel : « J’attends que Dieu me sorte de la situation« . Il reçoit la visite de son épouse et des ses enfants en prison.
Audition de Jean-Damascène RUTAGUNGIRA qui déclare vouloir se constituer partie civile.
Après avoir évoqué la situation à Remera où on avait tué le fils de GICE, un handicapé, ainsi que son frère, où on avait volé des vaches, ils finissent par arrêter Charles MUTSINZI. NGENZI, appelé sur les lieux le fait relâcher et dit: » Quiconque va toucher à cet homme aura de sérieux ennuis« . Certains sont partis tuer à Remera. NGENZI est revenu deux fois pour s’assurer qu’on n’avait pas tué. Le témoin va se réfugier deux fois à Kabarondo, le 11 et le 12. Revenu à l’église, NGENZI nous insultait.
Le 13 c’est l’épisode de la réunion des hommes sur la place du marché sur invitation du conseiller RWASAMIRIRA. Les femmes, les enfants et les vieillards restent dans l’église. Les hommes, trompés, se feront accueillir par des gens en armes. NGENZI et BARAHIRA sont là, parmi les Interahamwe [2]. Une grenade est lancée qui cause la mort d’un certain Olivier. Panique dans les rangs, retour vers l’église où l’abbé INCIMATATA demande aux réfugiés de se défendre avec des pierres et des bâtons. Avec l’arrivée de RWAGAFILITA [3], les choses empirent. Les policiers nous tiraient dessus, les Interahamwe étaient menaçants avec leurs armes, sous la direction de NGENZI er BARAHIRA. Le témoin suppose que le colonel de gendarmerie a donné ses instructions. Il évoque alors, dans un flash back, la situation à l’église protestante ADPR en 1993: une communauté qui se scinde en deux: ceux qui restent fidèles à l’enseignement de la Bible et les autres.
La présidente revient sur l’épisode du vol des chèvres déjà longuement évoqué [1]… Le témoin conduit sa famille à l’église le 12 vu que la situation se détériore. Il rentre chez lui avec sa femme puis revient le lendemain. NGENZI est passé en déclarant qu’un « homme véritable est celui qui reste dans son foyer« . Il voulait nous narguer. Il évoque la mort de plusieurs personnes de sa famille avant de revenir à l’église: problème de nourriture, NGENZI n’en fournissant pas. Il revoit NGENZI sur la place du marché lors de l’attaque des réfugiés qui avaient été invités à s’y rendre, pour dialoguer soit-disant, en fait pour se faire attaquer. Le témoin, sur demande de la présidente, va reprendre la chronologie précise de la journée du 13. Il insiste sur l’attaque de l’église par les Interahamwe auxquels il s’est mêlé, évoque la mort de sa mère fracassée par un gourdin, raconte l’épisode de la vieille Joséphine que BARAHIRA va bousculer: elle sera tuée ensuite de coups de gourdins, dévêtue. Si on commence à épargner les femmes tutsi et les jeunes filles, c’est pour « les épouser« , avait dit BARAHIRA, mais c’était en réalité pour les prendre chez eux, les exploiter et les violer.
Les responsabilités des uns et des autres seront alors longuement abordées pour savoir qui avait autorité sur qui. Puis un assesseur veut savoir quels sont les morts de la famille du témoin: il énumérera chacun: 3 enfants, des frères, des soeurs, des cousins germains, cousines et leurs maris: plus de 20 personnes. Difficile d’évaluer le nombre de personnes dans l’église. L’abbé parlait de 3000, il y en avait peut-être plus. » Il y avait beaucoup de femmes et d’enfants, des petits qui pleuraient, d’autres qui marchaient à quatre pattes. Beaucoup pleuraient, j’avais mal au coeur« .
A maître LAVAL qui l’interroge sur sa famille et sur le sentiment qu’il éprouve aujourd’hui face à ce drame, le témoin répond: » Je suis remarié, j’ai 7 enfants. Nous nous sommes pardonnés. Si NGENZI et BARAHIRA revenaient au Rwanda, ils pourraient aussi demander pardon. Je n’éprouve aucun désir de vengeance. »
Le procureur, entre autres questions, demande au témoin si ce procès est important, en France, 22 ans après? « Pour nous, nous avons conscience que vous allez régler nos problèmes« . Des contradictions avec d’autres témoins? « Dans les conditions dans lesquelles nous étions, nous ne pouvions pas voir la même chose ». Le témoin a-t-il entendu NGENZI et BARAHIRA dire « Machettez-les! » Il confirme.
Maître MATHE n’est pas du tout convaincue de la sincérité du témoin. « Un témoin qui se contredit sur deux points très importants, dois-je croire tout le reste » finira-t-elle par dire. Elle va alors « cuisiner » le témoin à propos de RWAGAFILITA [3] à la fin de son intervention.
Audition de Béata UWAMWEZI en visioconférence, agricultrice, rescapée.
« Quand nous sommes arrivés à l’église, il y avait encore peu de réfugiés. NGENZI nous rendait visite très souvent, s’enquerrait du nombre et nous rassurait. Je suis alors partie dans la campagne où NGENZI organisait beaucoup de réunions pour persuader les gens de venir se réfugier à l’église. Tous les jours il transportait des gens et le nombre des réfugiés commençait à grandir. Tous les jours il contrôlait le nombre des personnes présentes. Les assassins sont venus, ont encerclé l’église. Nous essayions de nous défendre. Ils sont alors allés chercher des militaires et des gendarmes. Les hommes étaient restés dehors et continuaient à se battre. Nous avons alors fermé les portes de l’église. De la route, ils tiraient sur le toit de l’église qui a fini par s’effondrer. Les gens sont morts en grand nombre, moi j’ai été blessée. Après avoir tiré sur la porte centrale pour l’ouvrir, les Interahamwe [2] sont entrés et ont frappé les gens à coups de gourdins, les ont découpés à la machette. On a trié les gens en fonction de leur « ethnie ». Personnellement, je suis restée couchée car j’avais mal à une épaule. Les Interahamwe sont venus et m’ont coupée à la gorge (elle montre lors une grosse cicatrice qui barre son cou). Je ne pouvais plu me lever, j’ai passé la nuit là et ne suis sortie que le lendemain matin.
Je suis allée au dispensaire de Kabarondo. Les Interahamwe nous ont trouvés et ils ont continué à tuer, même des gens bien- portants ou des blessés. Moi, j’ai eu de la chance. Le moment venu, nous nous sommes traînés pour trouver refuge auprès de la population. J’avais du sang partout. J’ai continué à marcher. Les Inkotanyi [4] sont arrivés et nous ont conduits à l’hôpital.
Réponses aux questions.
« Pendant le séjour à l’église, NGENZI ne nous a jamais apporté à manger. J’avais très mal au ventre car je n’avais pas mangé depuis plusieurs jours. »
« Je prendrai des pierres pour me défendre mais ils avaient encerclé l’église. Je voyais les Interahamwe dehors par les fenêtres qui avaient été détruites. Alors que que j’étais déjà blessée, j’ai reçu un coup de gourdin sur la tête. Des Interahamwe sont venus me toucher et comme ils ont vu que j’étais encore en vie, ils m’ont asséné des coups de gourdin. Quand la nuit est tombée, nous suppliions pour avoir de l’eau; Au Centre de Santé, personne n’a voulu nous soigner: j’avais pourtant des plaies ouvertes. On ne nous a remis que de la pénicilline. Ceux qui ont attaqué le Centre ont voulu nous tuer. Ce qui m’a sauvé, c’est que j’ai perdu connaissance. »
L’avocat général interroge le témoin sur les conditions de vie dans l’église, la nuit. « Beaucoup étaient morts, d’autres amputés des jambes qui agonisaient, d’autres comme moi blessés au cou. Ceux qui ont survécu sont ceux qui se sont retrouvés sous les cadavres. Nous avons dormi là, parmi eux. »
Le témoin redit qu’au Centre de Santé l’infirmier GATETE ne s’est pas occupé d’elle.
L’audience se termine par les questions de maître MATHE, questions qui n’apportent pas d’éléments vraiment nouveaux.
Audition de Pierre KABASHA, en visioconférence, détenu.
Sa déclaration spontanée sera très courte: « NGENZI m’a réquisitionné pour trouver des gens qui accepteraient d’enterrer les gens de Kabarondo. »
La présidente le questionne d’abord sur une visite qu’il aurait eu à la prison de Nsinda, le 16 février 2010. Il a bien rencontré des Blancs (?) accompagnés d’un traducteur. Il a remis un court témoignage écrit sous la dictée car le témoin de sait pas lire ni écrire. En bas du document, l’enquêteur a écrit un post-scriptum: « Ce témoin en sait probablement beaucoup plus qu’il n’a accepté de nous en dire ». Signé: Alain GAUTHIER (NDR. En réalité, j’étais seul avec une personne que la responsable nationale des Gacaca m’avait fait rencontrer pour m’accompagner sur le terrain).
La présidente rappelle ensuite les faits pour lesquels le témoin a été condamné: la mort de Patrice et de Pilote, épisode plusieurs fois évoqué dans le procès.
Le témoin rapporte qu’en fait sa seule participation au génocide se résume au transport des personnes qui devaient aller enterrer les morts de Kabarondo. Il a été forcé de le faire. On ne lui a pas mis une arme sur la tempe, mais les policiers qui l’accompagnaient étaient armés. Comment aurait-il pu refuser? NGENZI lui avait bien dit ce qui s’était passé à l’église, mais lui n’y allait pas pour tuer. Après avoir transporté les fossoyeurs jusqu’à Kabarondo, il est rentré chez lui. S’il a fait 15 ans de prison, c’est parce qu’on l’a accusé du meurtre d’une femme, ce qu’il a toujours contesté.
Audition de Francine UWERA, rescapée qui déclare vouloir se constituer partie civile avec son frère qui est dans la salle et qui avait 6 ans en 1994. Elle-même avait 14 ans. Elle est commerçante.
« Le 7 avril, lendemain de l’attentat, nous étions chez nous. A partir de ce jour nous avions peur et nous passions la nuit dans notre bananeraie où papa nous faisait dormir pour notre sécurité. Le 9 avril, la situation allait de mal en pis. Un voisin, GAHUTU, a dit à papa de faire fuir son épouse et ses enfants. Ce fut difficile pour nous d’arriver à l’église: nous sommes arrivés la nuit.. Il y avait beaucoup de gens et plus de place pour dormir…
La date fatidique du 13 est arrivée. Le nombre de réfugiés augmentait, je voyais le véhicule de la commune déposer des gens, blessés ou bien-portants. Papa était chargé d’enregistrer les noms des nouveaux arrivants. Le 13 fut un jour inoubliable dans mon histoire. Insouciante, je jouais dehors avec d’autres enfants pendant que maman faisait la cuisine à l’intérieur de l’église. Ce 13 au matin, il y a eu beaucoup de bruits: les femmes et les enfants ont dû rentrer, on venait de nous attaquer. C’était vers 8 heures, si ma mémoire est bonne.
Je suis rentrée dans l’église en courant, avec mes deux grandes sœurs et nous avons rejoint la sacristie. A partir de ce moment, je n’ai plus revu mon père. Maman se tenait dans le chœur de l’église avec mon petit frère de 6 ans et une petite sœur de 2 ans. Une fois les portes fermées, on pouvait voir, par les fenêtres détruites, les Interahamwe avec leur foulard rouge sur la tête. Ils se battaient avec les hommes à l’extérieur, combat qui n’a pas duré très longtemps. Un homme resté à l’intérieur nous a demandé de prier car leur objectif était de nous exterminer! Nous étions saisis de frayeur quand nous avons appris que beaucoup d’hommes avaient été tués ou avaient fui. A un moment, on a eu l’impression que les combats avaient cessé. En regardant par une fenêtre, j’ai vu arriver un bus de militaires. Ils venaient probablement pour nous sauver! Mais le même homme qui était resté dans l’église nous a dit à nouveau de prier car, les Interahamwe n’ayant pas pu faire ce qu’ils voulaient, on a fait appel aux militaires pour les aider. Quelques instants après, nous avons entendu siffler des balles. Il y avait beaucoup de fumée dans l’église. Après une dizaine de minutes, une nouvelle accalmie.
Je ne sais pas combien nos étions dans la sacristie mais pour nous protéger des balles, nous avons utilisé les matelas que nos avions transportés, protection finalement peu efficace. J’ai alors pu voir qu’on avait tiré sur ma grande sœur: ses doigts avaient été coupés et une partie de son visage avait été arraché. Elle pouvait parler tout de même. Francine demande à sa sœur Denise si elle dort. Cette dernière lui répond: » Ne t’en fais pas. Dans quelques instants je serai avec Dieu au paradis« . C’est alors que maman m’a dit que c’était fini pour ma grande sœur. Vers 16 heures, de nouveau beaucoup de bruits, des balles qui sifflent. J’avais su sang partout.
C’est à ce moment-là qu’un obus a été tiré et beaucoup de gens sont entrés dans l’église. Un tueur aurait alors dit qu’ils allaient avoir de la clémence mais que tout le monde devait sortir en levant les bras en l’air et en montrant sa carte d’identité. Nous avons pu voir que le sol, à l’extérieur, était jonché de cadavres.
Mon autre grande sœur avait les genoux fracassés par des balles. Je ne pouvais ni crier, ni ressentir de la douleur. Tout cela me reviendra plus tard. Ma grande sœur m’a dit au revoir et que, si nous nous en sortions, qu’on vienne la voir! En sortant, on nous a fait mettre à genoux et nous avons reçu des coups de machettes. J’ai aperçu mon petit frère de 6 ans qui ne savait pas où aller: je l’ai gardé avec moi. C’est lui qui m’a dit ce qui était arrivé à maman. On avait tiré sur elle mais Aimé, le bébé, continuait à téter son sein. Maman était morte mais pas son enfant.
Nous étions agenouillés et comme je voyais des gens sortir du groupe, j’ai demandé si je pouvais sortir aussi. Nouveaux coups de machette, de bâton, de pierres…. Étourdie, j’ai couru en oubliant que j’étais avec mon petit frère; Pendant qu’on courait, ils ont continué à nous tirer des balles dessus, nous devions sauter en évitant de marcher sur les corps. Les balles sifflaient. Une autre fille courait derrière moi mais je croyais que c’était un Interahamwe. Fatiguée, je suis tombée par terre et la fille m’a rejoint. J’ai recommencé à vivre avec elle dans la forêt. Nous nous sommes cachées sous des branchages pour dormir. Nous voyions passer des gens qui transportaient les biens qu’ils avaient pillé dans les maisons. Nous avions très faim et étions couvertes de sang. Nous nous sommes approchées d’une maison où vivait un enfant de mon âge. C’est lui qui m’a raconté comment mon père était mort: il avait été fauché par une balle, sur une citerne. J’étais devenue insensible. La grand-mère de l’enfant est arrivée et nous a chassées. Nous l’avons suppliée de nous donner à manger, mais elle « n’avait pas de nourriture à donner à des Inyenzi » [5]! Nous passons une nouvelle nuit dans la forêt, ma tête avait enflé. Il s’est mis à pleuvoir. Persuadées que nous allions mourir, et comme nous entendions les Interahamwe continuer leur chasse avec des chiens, nous avons choisi de nous rapprocher de la grand route pour y être tuées. J’éprouvais beaucoup de chagrin et de remords pour avoir abandonné mon petit frère. Nous avons eu la chance de rencontrer une femme tutsi dont le mari hutu était décédé. Elle pouvait se déplacer librement, protégée par ses enfants hutu. C’est elle qui m’a appris que mon petit frère était en vie, recueilli par des voisins. La femme tutsi voulait bien nous cacher mais ne savait pas où aller. J’ai alors rejoint la maison de notre voisin GAHUTU qui a réussi à faire fuir les Interahamwe en leur donnant de l’argent. Je serai finalement sauvée par les Inkotanyi qui venaient de prendre Kabarondo ».
Interrogée par la présidente, elle répondra calmement à ses questions qui n’apportent pas vraiment du nouveau sur un témoignage poignant. Madame MATHIEU lui demandera si elle veut ajouter quelque chose à son récit. Et d’ajouter,en conclusion: » On m’a appelée pour donner mon témoignage sur NGENZI et BARAHIRA. Je n’ai pas vu NGENZI mais en tant que bourgmestre, il avait la possibilité de limiter les dégâts. J’ai entendu dire qu’il fuyait ses responsabilités. On nous a enseigné à nous pardonner, à nous réconcilier. Qu’il reconnaisse sa responsabilité! Je ne sais pas ce qu’il ressent en lui mais il pourrait demander pardon: nous sommes prêts à pardonner. Demander pardon à Dieu: on ne peut pas mentir à Dieu. Ce qu’on ne peut pas dire aux hommes, à Dieu on ne peut le cacher, on ne peut pas mentir à Dieu. Je souhaite que NGENZI sorte tout ce qu’il a sur son cœur. »
Comme pour le témoignage de vendredi soir, nous ne reviendrons pas sur les questions qui ont suivi. Ce témoignage se suffit à lui-même.
Alain GAUTHIER
- Des voleurs s’étaient emparés des vaches et des chèvres d’un certain TITIRI. Selon plusieurs témoins, NGENZI aurait dit « Vous mangez les chèvres alors que leur propriétaire est encore en vie?”, incitant ainsi les massacres qui ont suivi. NGENZI assure que « ce sont des inventions », cependant les témoignages rapportant ces propos se multiplient au fil des audiences.
[Retour au texte] - Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Le colonel RWAGAFILITA était l’homme fort de la région, éminence grise du pouvoir génocidaire. Il valait mieux bénéficier de ses faveurs pour devenir bourgmestre… Il fut parmi les activistes les plus impliqués dans les massacres autour de Kibungo dont il était originaire. Voir le glossaire pour plus de détails.
[Retour au texte] - Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. « Glossaire« .
[Retour au texte] - Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. « Glossaire« .
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