Procès Ngenzi/Barahira. Mardi 21 juin 2016. J30.

La journée commence par l’annonce du retrait de madame MATHIEU, présidente de la Cour d’assises. Elle a dû se rendre au chevet de son mari, gravement malade. C’est le premier assesseur, monsieur DUCHEMIN, qui en fait l’annonce et qui est appelé, de droit, à remplacer la présidente. Au nom de tous les avocats, maître LAVAL se dit « profondément attristé » par cette nouvelle et présente à madame MATHIEU ses pensées les meilleures. Il n’y a pas d’objection sur le plan juridique. Le procès va donc se poursuivre.

Audition du premier témoin anonyme X en visioconférence.

Le président s’assure toutefois que l’identité du témoin a bien été vérifiée.

Le témoin commence par dire que monsieur NGENZI est venu chez elle dans la soirée et qu’il l’a trouvée en train de prendre sa douche. Il portait un pistolet et celui qui l’accompagnait avait une grenade. Elle sera amenée à préciser un peu plus tard que le bourgmestre est dehors et s’adresse à elle par la fenêtre de sa chambre. Les « visiteurs » lui ont réclamé les clés de la maison mais elle ne les a pas trouvées tout de suite. Après être entrés, ils ont fouillé la maison et ont trouvé une de ses sœurs. Tout le monde est alors sorti et ils se sont rendus en contre-haut de la maison. Celui qui avait une grenade a dit qu’il fallait les fusiller. Un des assaillants a fait valoir qu’il ne fallait pas les tuer car ils avaient un militaire dans la famille et qu’ils pourraient se venger. NGENZI lui aurait fait jurer de ne plus jamais mettre au monde que des enfants hutu. Le témoin s’est alors éloignée et a vu sa sœur se faire tuer avant de se cacher dans la brousse.

Le président rappelle les propos du témoin lors de son audition et pose des questions à cette femme tutsi mariée à un Hutu. Aux tueurs se mêlaient des gens qui fuyaient l’avancée du FPR. C’est bien NGENZI qui menait le groupe, même si elle a reconnu deux Interahamwe [1], BIENFAITEUR et TURATSINZE. A la maison, il n’y avait que sa sœur qui était revenue de l’église après l’attaque. Si elle a demandé l’anonymat, c’est parce qu’elle craint les conséquences de ses déclarations. Entendue le 15 novembre 2012, elle reconnaît avoir parlé de NGENZI dans les Gacaca [2], mais « il n’était pas encore arrêté et personne ne pensait qu’il le serait« . Le bourgmestre portait bien « un petit fusil qu’on appelle pistolet« . A la question de savoir si son mari était concerné par ce meurtre, elle répond qu’elle ne sait pas. « Ma sœur a laissé deux enfants. Je voudrais savoir si la Cour pouvait déterminer une réparation pour ces enfants et pour moi-même« , déclare-t-elle.

Comme à son habitude, l’avocat général pose une série de questions qui obligent le témoin à donner des précisions: l’attaque s’est produite vers 15/16 heures, il y avait beaucoup d’Interahamwe qui venaient chercher des Tutsi et qui savaient qu’elle était Tutsi, la visite a duré une quarantaine de minutes, NGENZI n’a pas sauvé ses proches, le mari de sa sœur et leurs enfants ont été tués aussi. Certaines questions vont d’ailleurs mettre à mal l’anonymat qu’elle réclamait…

Maître MATHE, révélant que lors de la confrontation monsieur NGENZI avait appelé son mari par son nom, « seuls les jurés et le public ne connaissent pas votre mari! » ajoute-t-elle.  « Tout le monde sait qu’elle est entendue de Paris ».

Audition du second témoin X, mari du témoin précédent.

Le témoin commence par dire que NGENZI est venu chez lui lors d’une grande attaque. Il y avait beaucoup de gens de Byumba et Kayonza qui fuyaient la guerre et qui avaient installé leur campement dans un petit bois que possédait le témoin. Lors de l’arrivée des assaillants, le témoin n’était pas là: il était parti acheter du sucre. Il déclare qu’il avait laissé « quelqu’un » chez lui et refusera jusqu’à la fin de reconnaître qu’il s’agit de sa belle-sœur. BIENFAITEUR ayant dit « Exécutez« , la personne réfugiée chez lui avait été tuée. Il avait bien reçu l’ordre de la tuer lui-même mais il n’avait pu s’y résoudre. On lui aurait arraché l’épée de la main, ce qui a provoqué une blessure au doigt. C’est TURATSINZE qui aurait fini le « travail ». Après quoi NGENZI aurait donné le signal du départ.

Le témoin va être soumis à une série de questions qui ne vont pas permettre de lever toutes les ambiguïtés de sa déclaration. L’attaque des Interahamwe [1] était bien dirigée par NGENZI et BIENFAITEUR. Pourtant, lui fera remarquer le président, NGENZI vous accuse d’avoir vous-même tué votre belle-sœur? « Il ment. NGENZI était lui-même présent. Il était meneur de cet homicide. Il veut se départir de sa propre responsabilité« . Et d’ajouter qu’il a été arrêté à son retour d’un voyage: les gendarmes lui ont montré une liste de génocidaires: le nom de l’assassin de sa belle-sœur figurait sur cette liste. Le sien?… Le président finira par lui faire dire que le voyage dont il parle est le séjour qu’il a effectué en Tanzanie après sa fuite… Il a été blanchi par les Gacaca [2]. Pourquoi a-t-il demandé l’anonymat? «  Au fur et à mesure que les années s’écoulent, les tensions montent avec la famille NGENZI »! Propos toujours sibyllins du témoin!

L’avocat général cherche à savoir si NGENZI n’avait pas été mêlé à une affaire de détournement de fonds. « On le disait mais il n’y a pas eu d’enquête. » NGENZI était bien à la tête des tueurs qui étaient venus pour tuer les Tutsi? Le témoin confirme: le bourgmestre était bien le superviseur. Il lui aurait même ordonné d’enterrer la victime en employant « des mots qui désignent des choses de peu de valeur« . C’est ce qu’il avait dit aux gendarmes le 10 octobre 2012!

Maître MATHE souhaite à son tour avoir des précisions sur le rôle du témoin qui esquive quelque peu les questions. « Vous n’aimez pas répondre aux questions qui s’éloignent du schéma pré-établi » dira l’avocate! Et devant la réponse du témoin elle ironise: « Pour les devinettes, on verra plus tard« . Et de chercher à savoir si sa belle-sœur avait été attachée avant d’être tuée. Elle n’obtiendra pas de réponse. Pour finir par: « Vous avez frappé votre belle-sœur« ? Le témoin répond par la négative. On en restera là.

Audition de Gérard NSHIRIZUNGU, voisin du couple. En visioconférence.

NGENZI est arrivé en voiture avec des gens dont certains étaient armés. Il s’agissait de la voiture communale Stout rouge. Ils sont entrés dans la maison, ont secoué les portes et ont trouvé la personne qui s’y cachait. NGENZI a donné l’ordre de la tuer. L’un des attaquants n’a pas réussi à la tuer, il s’est même blessé. Le bourgmestre a ordonné qu’on lui arrache le couteau qu’on lui a planté dans la gorge. « Ils l’ont étendue par terre, morte, puis sont repartis pour exécuter le « travail » ailleurs, comme vous le savez » rajoute le témoin. La défunte a été enterrée immédiatement: « Nous sommes restés là, attristés« .

Monsieur DUCHEMIN rappelle que le témoin avait 15 ans au moment des faits. Le témoin se tenait ce jour-là au salon. Il avait l’habitude de venir chez ses voisins, tous les jours. De là où il se trouve, il voit la route et précise que NGENZI porte un pistolet et BIENFAITEUR une grenade. Il dit avoir emmené un enfant du couple à l’abri mais se perd dans ses explications. Quand il est revenu, la belle-sœur n’était pas complètement morte, elle agonisait. C’est TURATSINZE qui l’a achevée. « Elle a été enterrée vivante? » questionne le président. « Encore un peu vivante, à y regarder de près« !

L’avocat général s’étonne que le témoin ait pu s’absenter 30 minutes pour conduire l’enfant du couple tout près de là. Il n’obtiendra pas de réponse satisfaisante.

Quant à maître MATHE, elle aura beau s’acharner à poser plusieurs fois les mêmes questions, elle n’obtiendra pas davantage de réponse crédible. Elle demande au témoin pourquoi il y a tant de différence entre ses déclarations précédentes et son témoignage du jour: aucune explication. Lorsque le témoin avoue à l’avocate que les gendarmes ont écrit des choses qu’il n’avait pas dites, elle le rassure, ironiquement: « Ne vous en faites pas, ils font ça tout le temps« .

Audition de Moïse DUSENGIMANA, vacher, cousin de BARAHIRA.

Le témoin se trouvait chez un voisin le jour de l’attaque. Et de citer les noms des tueurs les plus connus. Ils sont arrivés et ont trouvé la propriétaire, l’ont fait sortir de la maison. NGENZI a pointé un pistolet sur le nez de la femme et lui a fait prêter un serment:  » A partir d’aujourd’hui, tu acceptes d’abandonner le nom de Tutsi pour devenir Hutu, et de collaborer avec les Hutu. » Ils ont ensuite fait sortir sa sœur : « Qu’allons-nous faire de cette personne? » demande BARALINGWA. NGENZI voudrait lui faire aussi prêter le même serment, mais l’Interahamwe [1] s’y oppose: « Les Inkotanyi  [3] qui arrivent et vont prendre Rusumo n’épargneront personne. Tuez-la! » C’est TURATSINZE qui lui tire une flèche dans le cou. Moussa BUGINGO demandera qu’on l’enterre aussitôt.

Au président, il rappelle que NGENZI portait bien un pistolet. Si la propriétaire n’avait pas prêté serment, ils l’auraient tuée. On a bien demandé à son mari de tuer sa belle-sœur mais il s’est blessé. NGENZI ne paraissait pas spécialement troublé mais il ne pouvait pas vraiment s’opposer aux Interahamwe! En tout cas, il n’a rien fait en faveur de la victime, alors qu’il est bourgmestre et donc détenteur de l’autorité.

A l’occasion des questions qu’il pose au témoin, l’avocat général va insister pour lui faire dire que NGENZI est bien coupable, au moins d’avoir été présent!

Maître MATHE va saisir la balle au bond: « Je ne vais pas essayer de faire dire au témoin le fond de ma propre pensée. Le témoin n’est pas fait pour cela« ! Tout le travail de l’avocate de la défense va consister à mettre le témoin en contradiction avec les autres témoins, voire en contradiction avec ses propres déclarations antérieures. Quant au témoin qui l’a accusé en Gacaca [2] d’avoir participé au meurtre de sa belle-sœur, il ment! « J’ai été innocenté. Ce témoin a proféré des mensonges« .

Audition de Médiatrice UMUTESI, partie civile.

Le témoin commence son audition par un rappel historique en décrivant la situation à partir d’octobre 1990, date qui correspond à l’attaque du FPR. C’est à partir de ce moment que « certains Hutu, surtout ceux qui avaient autorité, ont commencé à s’en prendre aux Tutsi« . Ceci s’est manifesté par l’arrestation de tous ceux qu’on considérait comme des complices des Inkotanyi [3]. « Les Tutsi n’ont plus jamais connu la paix dans leur pays, tout comme les Hutu qui s’opposaient aux massacres. »

Pour en venir à son cas personnel, le témoin évoque des perquisitions qui ont été pratiquées chez elle que l’on considérait comme une complice. NGENZi était venu chez elle en compagnie de militaires qui avaient fouillé la maison. Il leur avait suffi de tomber sur une lettre de son frère qui était au Kenya pour la rendre suspecte. Elle avait alors reçu un coup de pied dans le dos. NGENZI avait bien fait semblant de prendre sa défense, mais « c’était de la sournoiserie« , ajoute le témoin. Et pourtant ils étaient amis! Mais cette amitié n’était pas sincère. Avant, leurs enfants jouaient avec ceux du bourgmestre, ils allaient voir la télévision chez lui… mais après les choses ont changé: « Il ne faut pas que tes enfants reviennent, il faudrait que ces relations cessent » aurait dit NGENZI au mari de madame UMUTESI.

Avec le multipartisme, mon mari s’est retrouvé dans un parti d’opposition et s’opposait au MRND. « Il ne soutenait pas cette dictature« .  Les autorités envoyaient contre eux la jeunesse de leur parti. Même si NGENZI a assisté aux obsèques de son mari en 1993, cela ne voulait pas dire qu’il l’appréciait: « Au Rwanda, même quand c’est ton ennemi qui meurt, tu vas aux obsèques« .

En avril 1994, on arrive « au cœur du génocide« . Le témoin habite une maison communale à côté de chez NGENZI. Dès l’attentat contre le président HABYARIMANA, les jeunes du MRND et de la CDR se mettent à tuer les Tutsi. Après l’attaque de l’église, les rescapés viennent se réfugier chez elle car elle habite tout près. Si le témoin a oublié certaines dates, c’est parce que les Tutsi se considéraient comme morts. Et puis, « nous ne savions pas que la justice allait nous interroger, nous ne savions pas que quelqu’un allait plaider notre cause.« 

Arrive la soirée du 17 avril. NGENZI et des militaires entourent la maison du témoin. Le bourgmestre est entré avec le capitaine Théophile TWAGIRAMUNGU qui sera jugé pour les personnes qu’ils avaient prises chez le témoin. Un militaire lui a demandé si elle cachait des Inyenzi [4] chez elle. Elle a eu très peur. NGENZI était là, habillé d’un jean, arme dans une main et cigarette dans l’autre. Elle a supplié le bourgmestre qui lui a craché dessus en lui affirmant qu’elle ne serait pas tuée, que lui-même cachait des Tutsi. Les militaires ont mis la maison sens dessus dessous, ont donné des coups de couteau partout, défoncé armoire et télévision qu’ils avaient fini par acheter. Madame UMUTESI avait appris par son chauffeur Vianney MUNYANGAJU qu’une attaque se préparait contre son domicile: il avait appris cela au bar de RUHUMULIZA. Ce dernier avait déjà tué sa petite sœur. Il aurait dit:  » Si je ne tue pas cette femme de David, elle va venger sa sœur« .

Et ils sont bien venus le lendemain, comme prévu. NGENZI venait de lui dire qu’il avait livré les enfants de MURENZI qu’il cachait chez lui. On la rudoie: « Toi, femme, tu caches des Inyenzi alors que tu en es une! » Le 6 avril, le témoin avait retiré de la banque 1 millions de francs pour payer ses ouvriers. BIENFAITEUR était venu plus tôt lui proposer de lui faire faire des cartes d’identité avec la mention Hutu, mais il n’était pas revenu. Il s’était alors rendu compte qu’il y avait beaucoup de Tutsi à la maison.

Pour en revenir au 17 avril, un militaire l’a menacée d’une arme et lui a demandé de l’argent. Lui ayant donné sans compter, elle est resté cachée derrière une porte pendant que les autres réfugiés étaient embarqués dans la camionnette rouge de la commune. Les enfants de MURENZI étaient là aussi. Elle avait pris soin de laisser ses enfants chez la bonne qui les soignait d’habitude. Elle ne voulait pas mourir en même temps qu’eux. Les militaires étaient à bord d’une Hilux blanche du MINAGRI (NDR: Ministère de l’Agriculture). Tous ont été transportés au bureau communal de Birenga où ils seront exécutés. Elle apprendra cela le lendemain matin lorsque Goretti, une infirmière, reviendra du lieu du massacre en compagnie de deux militaires, dont celui à qui elle avait donné de l’argent. Elle apprendra aussi, toujours par ce militaire, que le bourgmestre a été reconduit chez lui dans la nuit. Le militaire a intercédé pour elle tout en disant qu’elle « serait tuée par d’autres ». Madame UMUTESI est partie seule jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi [3] qui ont pris Kibungo.

Le président pose simplement une question pour savoir si le témoin a vu BARAHIRA. Elle répond par la négative tout en précisant que c’était le président du MRND. Suite des questions remise au lendemain.

Alain GAUTHIER

  1. Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Cf. « Glossaire« .
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  2. Gacaca : Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, elles ont une vocation judiciaire et réconciliatrice. Voir le glossaire pour plus de détails.
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  3. Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. « Glossaire« .
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  4. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. « Glossaire« .
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