- Audition de monsieur Jacques SEMELIN, directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po.
- Audition de monsieur Ignace BAGILISHEMA, bourgmestre acquitté en 2001 par le TPIR.
- Visionnement de documentaires : « Confronting evil », Rwanda 94″, « Tuez les tous » et « An untold story ».
Audition de monsieur Jacques SEMELIN,
directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po.
« Si je suis venu, c’est en mémoire d’un homme, Raphaël LEMKIN, inventeur du concept de génocide« . Je viens en sa mémoire. C’est en ces termes que commence l’intervention de monsieur SEMELIN. Puis s’adressant à la Cour et principalement aux jurés: » Je pense aussi à vous vu la complexité des faits et la lourdeur de votre tâche« . « Sommes-nous en présence d’événements impensables? Non, trop pensables au contraire, et tenter de les comprendre et de les expliquer n’a pas pour conséquence de les minimiser. L’ampleur de ces crimes fait que les coupables les nient. » Arriverons-nous alors à tout comprendre? Bien sûr que non. Ce qui appelle à la modestie car, termine-t-il son préambule, « il y a le trou noir de notre propre barbarie. »
Monsieur SEMELIN s’efforce ensuite de bien clarifier la notion de « génocide », terme actuellement le plus utilisé quand on parle de crimes de masse. Et de préciser aussitôt que « tout massacre n’est pas génocide« , le génocide correspondant à un « processus de violence totale« .
Le professeur énonce ensuite trois approches possibles de la notion de massacre:
– les auteurs de ces crimes font des calculs en vue d’une prise de pouvoir.
– on peut faire ressortir quelques éléments psychopathologiques, irrationnels, ce qui, dans le discours, se manifeste par la présence d’une paranoïa. Il existe une rationalité délirante dans les crimes de masse, ce qui fait dire aux victimes: »C’est comme si les gens étaient devenus fous« . Or les auteurs de ces crimes ne sont pas des fous, ce sont des personnes « normales ».
– on peut aussi analyser le massacre comme un processus mental qui procéderait d’une opération cognitive et qui relèverait de l’imaginaire et du réel. Les Hutu ont construit une représentation de peur des Tutsi, tout comme les Nazis par rapport aux Juifs. « La peur d’être détruit par l’autre fantasmé conduit à l’extermination de l’autre ». A noter que cette troisième dimension n’annule pas les deux autres.
Et d’énumérer ensuite les facteurs qui mènent au génocide, facteurs bien analysés par monsieur AUDOIN-ROUZEAU jeudi dernier:
– contexte de crise: chômage, institution en crise, crise économique au milieu des années 80, période de guerre.
– rôle très important des intellectuels, des idéologues qui n’hésitent pas à laisser entendre que « si on commençait par se débarrasser de ces gens-là ça irait beaucoup mieux« .
– d’où le discours du « eux » et du « nous« . Le « nous« , les Hutu, nous avons été humiliés par les Tutsi. Nous avons une revanche à prendre. « Eux« , les ennemis, l’autre qui est en trop, arrivé tardivement sur nos terres, l’autre qui devient « suspect », qu’il soit Tutsi ou Hutu considéré comme traître. Ce discours ne produit pas toujours des effets dévastateurs mais il faut reconnaître le poids des mots qui préfigurent les crimes de masse.
– dans un contexte international donné: les Etats sont spectateurs, la communauté internationale ne réagit pas. Et de rappeler le mot de Tacite: » Quelques-uns l’ont voulu, d’autres l’ont fait, beaucoup ont laissé faire ». Dans ce contexte de guerre, « l’être humain se métamorphose, le temps et l’espace se modifient« . Ce qui compte, c’est la dualité « ami » « ennemi ». « Seule l’identité Tutsi/Hutu justifie la victime ».
Et de souligner le rôle essentiel des décideurs qui sont bien relayés sur le terrain par les cadres locaux. « Au Rwanda, le politique fouette le cheval fougueux au lieu de le dompter ». Ce qui se manifestera au Rwanda par des massacres entre voisins et même au sein des familles. On chasse le Tutsi comme on chasse les animaux. Et de souligner le rôle de la RTLM (Radio Télévision Mille Collines), dans un pays christianisé où l’on n’hésite plus à profaner les églises autrefois refuges.
Pour conclure, monsieur SEMELIN distingue deux logiques:
– une logique de destruction, propre à la guerre. Il faut détruire pour gagner et dans cette optique le FPR a pu commettre des crimes de guerre.
– logique de destruction/éradication, de déracinement. A tel point qu’à partir d’avril 1994, le Tutsi ne pouvait plus fuir, les frontières étaient fermées. Et de rappeler qu’il « n’y a eu qu’un génocide au Rwanda, celui de la minorité de ce pays« .
Les questions permettront à monsieur SEMELIN de préciser sa pensée. Il n’y a pas eu de révolte spontanée à la mort du président HABYARIMANA. Il ne faut pas oublier la notion de « tueur/sauveur », celui qui a caché des Tutsi mais ne s’est pas privé d’en tuer d’autres. Toutefois, tous les Hutu n’ont pas tué, on reconnaît le statut du « juste ». Quant à l’impunité, c’est le facteur principal au Rwanda: « Allez-y, vous ne serez pas punis. Vous serez même récompensés« . L’Etat est « un état criminel qui ne respecte plus l’interdit du meurtre« .
Une question de maître LAVAL, avocat du CPCR, amène d’autres développements:
– le crime de génocide est bien le crime d’être né, d’être né Tutsi pour le Rwanda. Le crime contre l’humanité viserait plutôt le massacre des Hutu « dits modérés », les ennemis politiques. D’où la distinction dans les chefs d’accusation.
– crimes commis par des hommes « ordinaires ». les gens ne naissent pas tueurs, ils le deviennent
– abdication du jugement moral.
– cohérence de la démarche génocidaire: dès 1991/1992, est mis en place un plan d’extermination des Tutsi, de plus en plus sophistiqué, avec une accélération du processus lors de l’assassinat du président.
Une question de l’avocat général, Philippe COURROYE, permet à monsieur SEMELIN de préciser les grands jalons qui mènent au génocide en commençant pas la vision du colonisateur, puis en évoquant le temps de l’indépendance où le « peuple majoritaire » prend le pouvoir. Cependant, pour lui, le génocide n’a pas commencé en 1959, mais dans les années 1991/1992, période au cours de laquelle la bureaucratie joue un rôle important. Un bourgmestre ne pouvait pas ignorer les discours de haine véhiculés par la RTLM: « Même les Nazis n’ont pas fait ça« !
Nouvelle question de l’avocat général: » Pour vous, quelle importance accordez-vous à un tel procès? »
Réponse: ce procès est fondamental pour le Rwanda, pour les relations entre la France et le Rwanda, pour les victimes et pour tous ceux qui tentent presque vainement que la justice soit rendue.
La parole est enfin donnée à la défense. Maître MATHE développe quelques idées qui lui sont propres et la présidente lui demande de poser ses questions. La plus importante, mais peut-être aussi la plus sournoise, concerne le massacre des élites hutu dès la chute de l’avion: « Cette extermination fait-elle partie du génocide » dans la mesure où la définition du mot génocide comporte l’élimination « totale ou partielle« ? Monsieur SEMELIN ne tombe pas dans le piège. « Je vois où vous voulez m’emmener. Le massacre des « Hutu modérés » relève des crimes contre l’humanité, pas du génocide. »
Audition de monsieur Ignace BAGILISHEMA, bourgmestre acquitté en 2001 par le TPIR.
Monsieur BAGILISHEMA était bourgmestre de la commune de Mabanza, dans l’ancienne préfecture de Kibuye. Il avoue avoir fait tout son possible pour sauver ce qui pouvait l’être et qu’il a été dépassé. Le TPIR a suivi sa ligne de défense. Il développe le rôle que tenait le bourgmestre dans une commune et il déclare qu’il a été poursuivi parce qu’il était bourgmestre. Pour lui, s’il y a eu génocide, la faute en revient au FPR qui a déclenché la guerre. Dans sa commune, il s’intéressait aux familles tutsi qui envoyaient leurs enfants au front en soutien au FPR. Avant 1994, la population écoutait les autorités; ce qui ne fut plus le cas après l’attentat. Il précise que son rôle était un rôle de pacification mais qu’on ne lui a pas envoyé les renforts qu’il demandait pour protéger la population. Avec l’instauration du multipartisme, les difficultés ont commencé, tous les partis voulant prendre le pouvoir. Comme tout le monde disait que le président avait été tué par le FPR, tous les Tutsi sont devenus des ennemis. Dans sa commune, il prétend s’être débattu contre des « extrémistes tutsi et des extrémistes hutu« . Et de dénoncer les « experts » du TPIR, experts qui ne connaissent pas la réalité: « Si on n’avait entendu que les experts, je n’aurais pas été acquitté. Je dois aussi mon acquittement au fait que le tribunal s’est transporté au Rwanda, à ma demande. » Déclaration qui ravit évidemment la défense qui avait fait de ce transport un préalable au procès le jour de l’ouverture.
Il évoque ensuite les conditions de sa nomination, rappelle comment il a fait des cartes d’identité pour sauver des tutsi, les rapports adressés au préfet, sa démission qu’il voulait donner en 1992 mais il a préféré finalement rester à son poste pour ne pas passer pour un lâche. Et pourtant, il n’avait plus d’autorité sur la population.
« Le FPR était votre ennemi, d’accord, mais les femmes, les enfants » assène l’avocat général. Après un temps d’hésitation, monsieur BAGILISHEMA avoue: « C’était la haine raciale« !
Visionnement des documentaires « Confronting evil », Rwanda 94″, « Tuez les tous » (qualifié de propagande par maître MATHE) et « An untold story », diffusé par la BBC en octobre 2014. Seul ce dernier documentaire fera l’objet de réactions.
De manière très percutante, maître Sophie DECHAUMET demande à la cour de manifester une grande vigilance car il s’agit d’une « falsification historique », « du négationnisme« . Et d’énumérer les éléments de cette falsification:
– nombre de morts mensongers: selon la BBC, il y aurait eu 200 000 Tutsi tués et 800 000 Hutu!
– notion du double génocide développée dans ce documentaire.
– ce documentaire a donné lieu à de nombreuses protestations auprès de la BBC, dont celle d’une quarantaine d’intellectuels.
– nous ne sommes pas là pour juger le président KAGAME et son régime
– à propos de l’attentat, le documentaire s’arrête à l’ordonnance mensongère du juge BRUGUIERE, contredit en beaucoup de points par les constations du juge TREVIDIC qui lui a succédé (les conclusions ne sont toujours pas parues!).
– en affirmant que l’attentat est « l’élément déclencheur » c’est nier le génocide.
Pour conclure: « Ce reportage est scandaleux« . Point de vue partagé par les parties civiles, mais par par la défense qui l’avait produit au dossier. Maître AKORRI dira à son tour que ce documentaire est « outrageant pour les victimes« . « Les victimes seraient « responsables de leur propre martyr » renchérit maître ARZALIER.
Maître MEILHAC, avocat de Tito BARAHIRA se dira « surpris par la posture des Parties Civiles« .
Alain GAUTHIER