Procès Ngenzi/Barahira. Lundi 27 juin. J 34

Interrogatoire d’Octavien NGENZI sur la journée du 13 avril 1994, massacres de l’église de Kabarondo.

Le président commence par rappeler que la notion de génocide a bien été discutée et retenue par la Cour. D’ailleurs, NGENZI ne conteste pas qu’il y ait eu génocide. Par contre, l’accusé s’est borné jusqu’à ce jour à évoquer 150 à 200 victimes à l’église de Kabarondo, ce qui contraste fort avec les dires de nombreux témoins, dont l’abbé INCIMATATA.  » Quand vous voyez 10 personnes, il en voit 200! » s’étonne monsieur DUCHEMIN. L’accusé de s’excuser pour le nombre de victimes qu’il a donné: « C’était une estimation. Il y avait beaucoup de gens, des milliers qui sont morts… Je ne connaissais pas le nombre de Tutsi, de Hutu et de Twa de ma commune… C’est possible mais c’est pas possible! » Comprenne qui pourra.

Le président souhaite ensuite revenir sur la chronologie précise de la journée du 13 avril. Il évoque six temps forts de l’agenda de NGENZI:

  1. Son départ pour Kibungo très tôt le matin.
  2. Son retour à son domicile où il aide sa femme à préparer les valises.
  3. Arrivée de MPAMBARA qui lui annonce que les militaires vont se retourner contre lui en tant que « complice ».
  4. Son départ pour la maison communale après avoir entendu les premiers tirs, cela « pour protéger sa famille et montrer qu’il est bien présent« . Il se tient « devant » la commune« .
  5. NGENZI se rend une deuxième fois à Kibungo, d’après ce qu’il a déclaré!
  6. Son retour à son domicile, « pétrifié » selon les mots de son épouse.

Va suivre une série de questions précises. Que voit le bourgmestre de la commune ce jour-là? Il voit passer des militaires qui continuent à fusiller la population. A quelle heure quitte-t-il son domicile après le départ de MPAMBARA? Entre 9 heures et 11 heures… vers midi/13 heures. Et d’ajouter: « Pour me faciliter la tâche, je choisis dans l’avant-midi… Je suis parti pour Kibungo après 15 heures! » (Il avait dit 17h/17h15 lors d’une audition).

Le président demande à ce que l’on projette des photos des lieux: église et commune essentiellement. Sans se démonter, l’accusé intervient: « Voilà, c’est ce que j’allais vous demander« ! NGENZI affirme que de son poste d’observation il ne voit pas l’église: une haie de cyprès la lui cache! « J’entendais mais je voyais les mouvements des militaires qui venaient s’approvisionner en armes… Je ne voyais pas mais je comprenais! »

Pourquoi l’accusé ne s’est pas rendu à l’église après le départ des militaires? « J’ai considéré que tout le monde était mort. Je n’ai pas eu la présence d’esprit d’aller voir pour compter les morts… A mon retour de Kibungo, je suis passé au garage pour voir où en était la réparation de ma voiture pour préparer ma fuite! » Au président qui s’étonne que l’accusé ait pu rester plusieurs heures à son poste: « Certains témoins m’ont ravivé la mémoire! » Peu de rapport  avec la question, mais NGENZI nous a donné l’habitude des réponses qui n’en sont pas!

Le président lui fait remarquer que beaucoup de témoignages contredisent son récit. Calomnies? Complot? « On m’avait informé que j’étais un complice du FPR… J’arrache des Tutsi aux mains des tueurs le 8 et le 9…« . Le président l’interrompt:  » Nous n’avons pas le temps de faire le tour de vos bonnes actions. C’est un règlement de compte du FPR? Il faudrait vous donner des médailles! » Et NGENZI de rétorquer:  » Mais qui m’accuse? Des tueurs qui ont avoué leurs crimes pour obtenir des remises de peine. S’ils ne m’accusaient pas, ils retourneraient en prison! » Le président a beau démentir cette vision de la réalité, dire que les tueurs qui ont témoigné n’ont rien obtenu en retour, l’accusé n’en démord pas. Et le président d’ironiser: « Les victimes, quant à elles, elles sont trop traumatisées pour dire la vérité! Je range INCIMATATA dans quelle catégorie? » L’accusé se défend en affirmant qu’il ne pouvait rien faire devant l’armée nationale. Il reconnaît qu’il n’a pas eu le courage d’aller à l’église pour faire arrêter les massacres.

Le président fait remarquer à l’accusé qu’il avait parlé de « massacres spontanés » dans une précédente audition! NGENZI répond qu’il n’a participé à aucune organisation et il tente de justifier cette expression par le fait qu’il est un technicien, que les rapports qu’il fait tiennent sur un tableau avec une phrase de commentaire, laissant entendre qu’il n’a pas reçu la même formation que le président… Propos toujours aussi confus: une nouvelle fois, comprenne qui pourra. Quant à la réunion organisée par le Préfet et à laquelle il aurait participé selon l’assistant bourgmestre: « Mon adjoint s’est trompé. Il imagine ce qu’il a vu… ». Il reproche surtout à son adjoint d’avoir organisé une réunion sans l’avoir averti: « C’était une erreur d’organiser une rencontre entre les Tutsi et leurs assaillants, sans m’en informer« .

« Le 13, vous avez rencontré RWAGAFILITA [1]? » demande monsieur DUCHEMIN. « Il n’est pas venu à la maison. Il aurait vu aussi mon épouse. S’il est venu à Kabarondo, je ne l’ai pas vu! » Des listes de Tutsi? Il n’en a pas connaissance, contredisant en cela ses déclarations précédentes: « J’ai fait des rapports sur les personnes favorables au FPR. Des complices ont été arrêtés par le Parquet de Kibungo… »

A la question d’un assesseur qui veut savoir qui est allé chercher les militaires à Kibungo, NGENZI reprend un semblant de chronologie:  » La population de Kabarondo attaque l’église, les réfugiés se défendent, Toto lance une grenade [2], la camionnette est revenue avec des militaires. J’ai eu peur mais je n’ai pas eu le choix ». Il se souvient de sa rencontre avec le Préfet qui, à l’annonce des massacres de l’église, se serait penché en arrière pour revenir poser son front sur son bureau. L’accusé a bien rencontré des militaires à la commune, « des supérieurs de l’armée » qui lui auraient demandé: «  Pourquoi tu n’as pas tué ces gens avant qu’ils ne nous lancent la grenade? » [3] Avant son départ pour Kibungo, il verra bien les militaires embarquer leur matériel et les gens continuer les massacres. Qu’aurait-il fallu faire, avec le recul? « Le seul moyen de minimiser le nombre de morts était d’éviter l’arrivée des militaires« . Son état d’esprit? Comme il répond une nouvelle fois à côté de la question, maître MATHE s’énerve et lui repose la question: « J’avais peur! » répond-il.

Un juré cherche à savoir s’il est gaucher ou droitier. Question apparemment anodine, mais on se souvient que monseigneur RUKAMBA avait bien signalé qu’il tenait une arme de la main gauche!

C’est au tour des parties civiles de questionner l’accusé. Maître DECHAUMET:

« Votre épouse a dit que vous n’avez pas quitté la maison le 13 avril au matin.

     – Mon épouse n’était pas actrice des événements. J’étais acteur. Elle ne se souvient pas que j’avais quitté la maison tôt le matin.

     – Le 13 au matin, les policiers sont-ils encore sous votre autorité?

     – Non, ils ne sont plus sous mon autorité.

     – Votre véhicule revient avec des gendarmes? Vous avez prêté votre véhicule rouge? »

L’accusé répond par la négative aux deux questions de l’avocate.

Maître PARUELLE interroge l’accusé à son tour pour savoir ce qu’il a fait devant la commune pendant plusieurs heures. Impossible d’avoir une réponse claire. NGENZI d’évoquer son impuissance devant l’armée nationale, le départ du gouvernement de Kigali… « La population a été massacrée à ma vue! Une armée nationale qui élimine son peuple! » L’avocat lui rappelle que selon l’abbé INCIMATATA c’est lui qui est allé chercher les militaires à Kibungo. Réponse de l’accusé: « Mais il dit aussi qu’il n’a pas vu qui était dans la camionnette! » Propos qui font réagir maître DECHAUMET: « Vous n’avez pas prêté le véhicule, le véhicule rouge de la mairie! »

Maître LAVAL renonce à interroger l’accusé: « J’en ai plus qu’il m’en faut pour plaider! »

La parole revient à l’avocat général qui souligne « l’inanité des propos » de l’accusé. Revenant sur les deux déplacements de NGENZI à Kibungo, monsieur COURROYE finira par faire dire à l’accusé que lors de sa première visite au Préfet il a bien demandé l’intervention des forces armées à cause de la situation dangereuse due à la présence des réfugiés en provenance de Byumba. S’il n’est pas passé par l’église avant de retourner chez le préfet, dans l’après-midi, il reconnaît avoir vu les morts et les tueurs. Et d’avouer que s’il avait remis sa démission au Préfet il aurait signé « son arrêt de mort« : « Ceux qui l’auraient appris m’auraient tué. Si j’étais parti du côté du FPR, je n’aurais pas été bien accueilli! »

« Des militaires sont bien venus vous voir devant la commune? Que vous ont-ils dit? » questionne l’avocat général. « Tu es complice du FPR parce que tu as caché des Tutsi! » Et de poursuivre:  » Je suis sur le banc des accusés. Je suis ici parce que j’étais bourgmestre. Si Manassé prétend que j’ai dit de ne pas s’opposer aux militaires, il le dit pour m’accuser. Au Rwanda, toutes les personnes qui n’ont pas plaidé coupables sont restées en prison. Tous ceux qui n’ont pas ajouté des noms à leur déposition (NDR: tous ceux qui n’en ont pas dénoncé d’autres) sont restés en prison. »

L’avocat général ne manque pas l’occasion de lui faire remarquer que son argument ne tient pas, que ce qu’il dit est « incohérent« . Et puis, cette église, il y tenait? C’était bien l’église de son mariage? L’accusé de bredouiller:  » Je suis chrétien! Une église pleine de corps des innocents! »

« Le soir vous rentrez, vous dînez, vous dormez? » poursuit monsieur COURROYE. Réponse laconique: « J’ai commencé le deuil! » Et l’avocat général de passer à l’offensive: « Il n’y en a qu’un qui peut dire la vérité: c’est BARAHIRA. Il vous a vu, vous a parlé, vous à vu revenir du Centre de Santé! » Réponse de NGENZI:  » BARAHIRA ment, se trompe… Tout le monde désigne le bourgmestre... Tous ceux qui ont participé aux massacres sont des assassins… J’ai réalisé il y a peu de jours que c’était organisé… Ceux qui ont commis cela doivent être jugés... » « Et sévèrement punis »? insiste l’avocat général. « Cela dépend de la sagesse de la Cour » conclut NGENZI. Cela ne laisserait-il pas entendre que le bourgmestre se place dans le camp de ceux qui doivent être punis?

Comme il se doit, c’est à la défense de terminer l’interrogatoire. Maître MATHE veut encore avoir plus de précisions sur les déplacements de son client, sur son agenda, sur ce qu’il pouvait voir de l’église, sur la capacité de l’église, sa superficie… Elle va devoir demander à plusieurs reprises à son client où s’exerçait le pouvoir dans la préfecture… L’accusé, une nouvelle fois, esquive, répond à côté, finit par citer le commandant Anselme, RWAGAFILITA [1], les Simba Bataliani [4]… Maître MATHE s’impatiente: « Dans la préfecture, monsieur. Je ne vous parle pas des petits tueurs« . (NDR: elle semble regretter cette dernière expression). « Dans la réalité? insiste l’avocate. Et l’accusé de nommer une nouvelle fois RWAGAFILITA. « Le préfet avait peur d’une force au-dessus de lui! »

« Dès les premières tueries, vous avez compris que c’était un génocide? Vous avez été étonné« ? questionne maître MATHE.  » ça m’a choqué, plus qu’étonné! » Et de poursuivre:  » Je n’ai jamais imaginé que ça prendrait cette ampleur… Tuer au-dessus de l’autel… là, devant Jésus… Les tueurs avaient des chapelets autour du cou… J’avais l’espoir que personne n’attaquerait l’église… Qui ne peut pas craindre Dieu… C’est inexplicable, c’est trop dur… Je ne savais pas que les policiers tueraient… Je n’avais aucune alternative… Il n’y avait pas où cacher un Tutsi... » Et NGENZI de fondre en larmes! Citant un proverbe en Kinyarwanda: « Celui qui tue le Tutsi tue le Hutu! »  » C’est un peuple qui doit vivre ensemble… C’est le passage des réfugiés de Byumba qui a attiré la haine des Tutsi… C’est le conseiller qui a fait sortir les réfugiés de l’église, sans m’avertir, c’est lui qui est responsable… »

Une dernière question concerne Bienfaiteur.  » C’était un des assassins. Il avait fait l’école des aides-vétérinaires. C’était un échoué de la vie. Il avait alors été renvoyé des agents de l’Etat. La commune l’avait embauché comme agent recenseur puis renvoyé pour détournement de fonds. Après une période de chômage, il avait été recruté par le Service Central de Renseignements (SCR). C’était un informateur, membre de la CDR [5] dont il était président… »

L’interrogatoire s’arrête là. Il reprendra le lendemain matin sur d’autres lieux de massacres, le Centre de Santé, l’IGA [6]… On discutera aussi sur les nouvelles mesures topographiques fournies par maître MATHE à partir de Google Earth… Cette demande n’enchante pas les parties civiles car on a déjà, dans le dossier, des documents qui mentionnent les distances entre les différents lieux des massacres.

Alain GAUTHIER

  1. Le colonel RWAGAFILITA était l’homme fort de la région, éminence grise du pouvoir génocidaire. Il valait mieux bénéficier de ses faveurs pour devenir bourgmestre… Il fut parmi les activistes les plus impliqués dans les massacres autour de Kibungo dont il était originaire. La Belgique l’avait décoré de l’Ordre de Léopold II et la France de la Légion d’Honneur, élevé au grade d’Officier!… Voir le glossaire pour plus de détails.
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  2. Lors de leurs auditions, Jean-Baptiste KARUYONGA et Jean-Baptiste KARUYONGA rapportent que cette grenade (plusieurs fois mentionnée par d’autres témoins) aurait fait 6 victimes. TOTO était le surnom de MUNYANEZA, un ancien gendarme devenu grand Interahamwe (voir glossaire) selon le policier communal GATABAZI, « un voyou » selon Anaclet RUHUMULIZA, lui-même condamné à la perpétuité.
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  3. Cette grenade aurait été lancée depuis l’église sur les militaires avant celle de TOTO évoquée plus haut.
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  4. Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, déjà cité par plusieurs témoins pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
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  5. Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, l’Impuzamugambi.
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  6. Centre communal de formation permanente.
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