Procès Ngenzi/Barahira. Lundi 13 juin 2016. J 24.

Audition de Moussa BUGINGO, cité par la défense. Visioconférence.

La déposition spontanée du témoin s’est déroulée vendredi soir. L’audience a été suspendue suite à une rupture des communications avec Kigali. Reprise ce jour par les questions posées au témoin.

Le témoin commence par dire que NGENZI s’est bien comporté pendant toute la période concernée. Il évoque une réunion sur la place du marché le 12 avril, « pour secourir les réfugiés de l’église de Kabarondo. » Et d’ajouter: « Jusqu’au 12, nous leur avons apporté de la nourriture« .

Le 13 avril, les gens de Rundu, Rubira et Cyinzovu se sont ligués en vue d’attaquer les personnes qui avaient fui à l’église. Réunis au Centre de Kabarondo, ils ont décidé de se diviser en trois groupes. Le conseiller de secteur s’est rendu auprès de l’abbé INCIMATATA pour l’avertir qu’une attaque se préparait.

Le témoin prétend qu’il gardait ses vaches quand un groupe d’assaillants est passé près de chez lui: il a été obligé de les suivre. « J’ai d’abord refusé. Mais si je n’y allais pas, on allait me tuer et manger mes vaches! »

Ils sont alors arrivés au Centre de Santé. Entre-temps, les deux autres groupes de tueurs avaient attaqué l’église. S’en est suivie une bagarre généralisée. C’est alors que les gendarmes, qui se tenaient à une barrière, sont arrivés et ont tiré un grand nombre de balles. Est arrivé un véhicule de militaires en provenance du Camp Huye (Kibungo) qui se dirigeaient vers le Mutara. Les gendarmes leur ont demandé de combattre car ils n’avaient plus de balles. Ce dont les militaires ne se sont privés,  tout en faisant venir du renfort: trois bus seraient arrivés. Ils ont tiré de 9 heures à 16 heures. A court de munitions, ils ont alors tiré un obus sur la porte de l’église et ordonné à ceux qui étaient à l’intérieur de sortir. Ils ont dit au Simba Bataliani [1] de continuer le « travail ». Quant aux gens de son groupe, ils ont transporté les blessés à l’IGA et au Centre de Santé!

Le 14, les tueurs seraient revenus. CYASA, le chef des Interahamwe, aurait alors été appelé en renfort par MUKIBI [2]. « CYASA se serait mis à la recherche de NGENZI pour le tuer, ce dernier étant considéré comme un complice« . Ils seraient ensuite allés chercher les gardiens de l’IGA pour obtenir les clés afin d’y déloger les réfugiés et de les tuer. Les rescapés du Centre de Santé auraient été tués par les membres du Simba Bataliani [1] qui pourchassaient aussi NGENZI. Le 16, le témoin et ses collègues auraient fui vers la Tanzanie.

 

En réponse aux questions de la présidente, le témoin dit avoir bien connu NGENZI et  BARAHIRA. Il n’avait pas de relations amicales avec NGENZI, mais ils s’entendaient bien. Ils auraient même apporté de la nourriture aux réfugiés de l’église. Moussa BUGINGO prétend avoir apporté « trois régimes de bananes, du manioc frais et du manioc sec ainsi que 20 kilos de haricots« . La présidente lui fait remarquer que cette déclaration est contraire à ce qu’a dit l’abbé INCIMATATA. Le témoin est étonné puisqu’il prétend avoir remis cette nourriture au curé lui-même! Il est amené à redire qu’il a été entraîné par Cyprien RUGAMBA et KIMONYO. « Je ne sais pas si ces gens étaient hantés par le diable« , poursuivra-t-il. NGENZI, il ne l’aurait vu que le soir à l’IGA et au Centre de Santé. Alors que le témoin se trouvait là, on l’a averti que des vaches avaient été volées: il est alors reparti chez lui! Il n’a appris les massacres que le lendemain par CYASA et MUCILI. Par contre, il n’a pas revu BARAHIRA après le 5 avril.

La suite de l’audition est très confuse, le témoin contredisant sans cesse ce qu’il avait dit aux gendarmes français. Le comportement de NGENZI ce jour-là? « Il avait du chagrin, était affligé, éprouvait de la compassion« ! Il était complètement dépassé par les événements. Il avait en face de lui des gens beaucoup plus forts. Et quand la présidente lui fait remarquer que beaucoup de témoins le présentent comme un chef des Interahamwe:  » Ce n’est pas moi qui ai recruté HAVUGIMANA comme Interahamwe, c’est le contraire. Et puis, moi, je gardais mes vaches! »

Pourquoi a-t-il alors été condamné à une peine de perpétuité? « C’est à cause des gens avec qui j’avais des problèmes, des gens comme KAJANAGE et GASHABIZI. Ils avaient une dent contre moi. Ils m’accusaient de ne pas avoir rendu une balance pour peser la viande (il était aussi boucher), d’avoir vendu la viande d’une vache malade et d’avoir laissé paître mes vaches sur leur terrain. J’aurais aussi pillé la boutique du frère de GASHABIZI. Ils demandaient des dommages et intérêts ».

Les barrières? Une seule le jour de l’attaque, le soir même, pour empêcher les rescapés de s’enfuir. La barrière qui avait été installée par les gendarmes en 1990 n’avaient qu’un seul but: empêcher les Inkotanyi [3] de s’infiltrer. Le jour de l’attaque, les réfugiés ont bien vu que les gendarmes n’étaient pas venus pour les protéger. Par contre, il n’a pas vu tirer les policiers communaux. Si le témoin est resté jusqu’à 18 heures, c’est parce que RUGAMBA et KIMONYO leur avait dit:  » Restez là jusqu’à ce que tous ces gens soient tués ». Il va rajouter, sans peur du ridicule: « Comme je m’ennuyais, je suis allé à la Station, j’avais besoin de changer de place. Mais que l’on soit à la Station, à l’église, à la commune ou à l’IGA, c’est pareil. Tous ces lieux sont proches les uns des autres!« .

Maître PARUELLE cherchera bien à faire donner par le témoin la liste des personnes qu’il aurait cachées, les choses se compliquent. Il finira par donner le nom d’une personne dont il n’avait jamais parlé jusques-là!

L’avocat général, monsieur COURROYE, va renoncer à questionner le témoin:  » Il y a trop de contradictions avec ce qu’ont dit d’autres témoins. J’aurais trop de questions à poser« . Il préfère n’en poser aucune.

Maître MATHE va se contenter de savoir si le témoin a bien vu arriver les gendarmes, et si oui, combien sont arrivés et combien sont repartis? La réponse restera évasive.

La position de l’avocat général va provoquer un peu plus tard l’étonnement de maître MEILHAC, qui a fait citer le témoin: « Je m’étonne que le ministère public renonce à interroger le témoin à cause de ses contradictions. On a déjà eu des situations semblables! » Interrogé sur son emploi du temps, le témoin se contredit à nouveau, prétendant cette fois avoir quitté les lieux à 16 heures et non 18, selon la montre qu’il aurait portée car il a dû aller s’occuper des vaches de MUNYANDEKWE!!! A-t-il un espoir de libération malgré sa condamnation à perpétuité?  » Seul Dieu qui nous a créés le sait… Si Dieu le veut. Je pourrai mourir en liberté, comme d’autres, ou en prison »! Et de faire l’éloge de BARAHIRA, un homme calme, jamais violent, quelqu’un de bon. Quant à savoir pourquoi ce dernier a été remplacé à son poste de bourgmestre, il ne sait pas.

Tito BarahiraDéclaration spontanée de Tito BARAHIRA sur la journée du 13 avril 1994.

« Le 13 avril, je suis resté chez moi jusqu’à 15 heures. J’ai pris une brouette pour aller chercher de l’herbe fraîche pour mes veaux. Sur la route asphaltée, j’ai rencontré un groupe de réfugiés de Byumba. Ils parlaient de la fumée qui s’échappait à l’église de Kabarondo. Je ne suis pas resté avec eux, je me suis dépêché de couper l’herbe pour mes veaux et suis parti à Kabarondo. Arrivé près de l’église, j’ai demandé aux gens ce qui s’était passé. On m’a dit que des militaires avaient attaqué l’église. J’ai bien vu que les tôles avaient brûlé, qu’elles s’étaient envolées. Je ne pensais pas que c’était comme ça. On m’a dit qu’il y avait des morts, des blessés et des survivants. On a continué à discuter: chacun avait de la peine et du souci pour ce qui s’était passé! Certains témoins avaient même fui en pensant qu’il s’agissait d’une attaque des Inkotanyi [3].

Nous nous tenions sur la route, entre la commune et l’église. J’ai vu NGENZI qui s’entretenait avec des gens assis sur les marches de la commune. Il demandait qu’on conduise les blessés à l’hôpital.

J’ai alors aperçu un véhicule d’Electrogaz près du presbytère, voiture amenée par le directeur de l’entreprise. Je suis allé le saluer: il souhaitait rencontrer un électricien qui habitait tout près. Une panne générale perturbait le réseau. Je suis monté dans sa voiture et nous nous sommes rendus au transformateur de Kabarondo. La panne y trouvait bien son origine. En fait, l’employé qui travaillait là s’était suicidé en mettant en contact les fils électriques et une branche de manioc! J’ai aidé le chef à faire les réparations: je lui passais les outils; lui a fait la vidange et le graissage! Nous n’avons pas trouvé la dépouille du défunt, sa famille l’avait déjà emmenée. Le chef a ensuite mis un cadenas sur le transformateur et nous sommes partis. Comme c’était une période de couvre-feu et qu’il fallait être chez soi avant 18 heures, je suis rentré à la maison. »

Monsieur BARAHIRA, va alors faire un retour en arrière pour évoquer le fait qu’il avait quitté son domicile sans rien, pas même avec son vélo. « Je suis étonné qu’on m’accuse d’avoir été armé d’un pistolet ou d’une lance. je n’ai jamais eu aucune arme. Je suis triste pour ce qui est arrivé, pour la mort des Tutsi, même si des Hutu sont morts aussi. C’était triste de voir des gens se faire attaquer ».

« Ceux qui sont venus témoigner contre moi sont des menteurs. Les deux femmes qui sont venues m’accuser, je ne les connaissais même pas. L’une d’elle s’est même présentée comme la veuve d’un instituteur, monsieur BAYINGANA. Je connaissais ce monsieur et celle qui est venue n’est pas sa femme. Je n’ai jamais éprouvé de haine envers les Tutsi. Celle qui s’est fait passer pour sa femme a menti. Il en est de même pour la jeune femme qui est venue témoigner, Francine UWERA. Je connaissais bien son père, PAPIAS, puisque c’est lui qui m’a accueilli dans l’école où je venais d’être nommé directeur. C’est moi qui faisait les rapports à l’inspecteur. J’ai eu beaucoup de peine en entendant le témoin annoncer que son père était décédé dans l’église: je ne le savais pas! Quant à Joséphine qu’on m’accuse d’avoir bousculée, elle habitait Cyinzovu et m’avait beaucoup aidé lors de mon mariage en 1978. Comment aurais-je pu demander aux Interahamwe de la tuer? Comment aurait-on pu la déshabiller? C’est une calomnie ». Et de se lancer dans l’énumération des nombreux services que cette femme lui auraient rendus. La présidente demandera à monsieur BARAHIRA d’en revenir à la journée du 13 avril. Le témoin de conclure que leur mort lui a fait beaucoup de peine.

L’audience est suspendue vers 12h30. Les questions seront posées ultérieurement. Je laisse à chacun le soin de porter un jugement sur les propos de l’accusé. Même son avocat semblait gêné par ce qu’il entendait! Alors que la cour de l’église était jonchée de cadavres, qu’à l’intérieur des mamans, des bébés, des vieillards agonisaient, qu’on découpait les réfugiés à la machette, BARAHIRA jouait à l’électricien! On croit rêver! C’est plutôt à pleurer.

Alain GAUTHIER

  1. Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, déjà cité par plusieurs témoins pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
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  2. Selon un autre témoin, les Interahamwe « passaient souvent à bord du véhicule d’un certain MUKIBI. A l’aide d’un porte-voix, ils demandaient aux gens de participer aux attaques. C’était des gens du MRND qui sensibilisaient la population” (cf. audition de Christophe HATEGEKIMANA).
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  3. Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. « Glossaire« .
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