Procès Ngenzi/Barahira. Journée du vendredi 20 mai 2016 après-midi. J8

Audition d’ Hélène DUMAS, chargée de recherche au CNRS, enseignante à Sciences Po [1].

Elevée dans l’incantation du « Plus jamais ça », madame DUMAS découvre le Rwanda en 2004, une rencontre qui fut un « choc » lorsqu’elle découvre les traces du génocide sur les lieux, les corps. Elle réalise alors la « radicalité des massacres ». Après plusieurs séjours au Rwanda, elle publie sa thèse sur les juridictions Gacaca, « espaces de prise de parole », ce qui lui a permis d’écrire « une histoire micro-locale ». Elle évoque deux logiques meurtrières: celle de l’Etat et celle des groupes sociaux, voisins, familles… Il fallait non seulement tuer, mais aussi « humilier, violer »… Son intervention s’articule alors autour de trois axes:

le temps. Il existe en Kinyarwanda 39 expressions pour désigner le découpage du temps. Les Tutsi qui étaient traqués n’avaient pas la possibilité de mettre des jours sur le calendrier qui structure notre temps.. Pour les victimes, « le temps est autre« . Les références sont la mort d’un voisin, les attaques, les viols; aucune référence calendaire. Ce temps est bouleversé: «  Le jour était la nuit et la nuit était le jour », évoquant par là le fait que les rescapés se terraient le jour et ne pouvaient sortir que la nuit. Et s’ils font des erreurs sur les dates, il faut retenir la cohérence de leurs témoignages.

l’espace. La maison, l’enclos, espaces protecteurs, deviennent sources de danger. C’est l’extérieur qui devient lieu de refuge. Les églises, lieux de refuge, sont aussi l’épicentre des massacres. Ce sera le second lieux de massacres après les collines. Autrefois, on se réfugiait à l’église sous la protection des prêtres. Il était impossible d’imaginer qu’on puisse être tué dans un lieu sacré. En allant dans les églises, les victimes ont cru en la protection divine. De plus, si certains sont restés cachés dans des faux plafonds, d’autres ont fui, traversé des espaces inconnus d’eux, marais, forêts…

la mort. Le génocide bouleverse la frontière qui existe entre la vie et la mort. Et de prendre l’exemple d’une femme qui dit être morte 4 fois: lorsqu’elle a reçu un coup de gourdin et a été jetée dans une fosse commune, lorsqu’elle elle a reçu un second coup, après être sortie de la fosse, et été victime d’un viol, au stade de Kibuye où on avait rassemblé les rescapés (ils ont été décimés par les armes, les grenades, les machettes…) et enfin sur la colline de Bisesero qu’elle avait fini par rejoindre et où on a tenté de l’enfumer dans une grotte. « A chaque époque, elle se décrit comme morte, et quand elle revient sur sa colline d’origine, on la prend pour un fantôme« .

A la question de la présidente d’essayer de connaître les causes du génocide, le témoin fait la citation suivante: « Plus un événement est massif, plus il est difficile d’en chercher les causes ». Et d’évoquer une conjonction de plusieurs causes dans le génocide des Tutsi. Madame DUMAS insiste aussi sur l’importance du langage, en particulier le langage très utilisé de la chasse dans la « langue du génocide ».

Quant aux gacaca, il faudrait avoir beaucoup plus de recul pour en évaluer l’efficacité (il en est de même concernant l’efficacité de la justice). Il faut toutefois admettre qu’il y a eu une authenticité de la parole dans les 12 000 gacaca organisées sur tout le territoire. Il y a eu des mensonges, mais c’était inévitable. Un point positif: les gacaca ont permis de retrouver assez souvent les corps des victimes. Les gacaca ont été un véritable lieu de justice mais c’est aux rescapés de dire comment ils ont vécu ce temps de justice. Il y a eu 800 000 condamnations pour les catégories 1 et 2, ceux qui ont commis des crimes, et 1 000 000 de condamnations pour la 3ème catégorie: pillage, vols… Si les accusés ont été condamnés à de lourdes peines de prison (la peine de mort a été supprimée en 2007), il y a eu aussi des acquittements, notamment quand on a reconnu la notion de « contrainte ».

Les « syndicats de délateurs« ? interroge maître DECHAUMET. C’est un poncif. Tous les Rwandais ne sont pas des menteurs.

S’il on peut comparer les trois grands génocides du XXème siècle? Bien sûr. Il existe une inter connexion entre les chercheurs. On retrouve dans les trois cas une idéologie raciale. Le rôle des voisins au Rwanda présente des similitudes avec les massacres qui se sont produits en Pologne, par exemple. Dans les trois génocides est présent le négationnisme. Présenter le génocide comme une guerre interethnique, c’est du négationnisme.

L’avocat général, Monsieur COURROYE,  interroge le témoin sur le rôle des bourgmestres. Les questions vont s’enchaîner et amener des réponses courtes. « Les encadreurs, ce sont les préfets, les bourgmestres. Quand un bourgmestre refusait de faire exécuter des Tutsi, il était tué. Dire « J’ai été débordé »? « A condition  que le bourgmestre se soit clairement opposé aux massacres. On peut aussi parler d’un « paysage sonore » du génocide: cris et chants des tueurs, clameurs, cris des victimes… Impossible de dire que l’on n’a pas entendu… Les armes étaient destinées à faire souffrir. Le gourdin clouté avait pour but de défigurer les victimes, le Tutsi étant fantasmé pour sa beauté. On est allé jusqu’à exposer les organes génitaux des femmes tutsi, ces femmes inaccessibles…. Le soir, on faisait la fête. On était récompensé selon la qualité du « travail » fourni. On buvait, on mangeait de la viande . Le moins zélé était condamné à enterrer les corps. Quant aux tueurs/sauveteurs? L’argument se retournait contre eux. Dans les témoignages, il existe une grande cohérence narrative.

Maître MATHE va discuter les chiffres concernant les gacaca, oubliant que certains accusés ont été jugés à plusieurs reprises, dans plusieurs gacaca.

Audition de monsieur Isaïe IRYIVUZE, témoin cité par maître MATHE.

Monsieur IRYIVUZE connaît très bien les accusés. Son frère, Monsieur RUZINDANA, était le préfet de Kibungo, destitué et tué. Il habitait près de l’église de Kabarondo. Il commence par donner les noms des personnages importants originaires de la région et qui ont eu un rôle décisif dans le génocide.

Il insiste ensuite sur trois faits dont il a été témoin:

– l’attaque de l’église, le 13 avril 1994. Et de dire comment les militaires en provenance de Kibungo pour se rendre sur le front ont été intercepté par les Interahamwe pour qu’ils attaquent l’église.

– les massacres à l’IGA et des Tutsi cachés dans les faux plafonds

– distribution des grenades. NGENZI les remet aux Interahamwe.

Ces déclarations, pour deux d’entre elles en tout cas, sont en contradiction avec les dépositions du témoin le 18 mai 2011. Il avait alors prétendu être resté chez lui. On réalise les raisons pour lesquelles maître MATHE a fait citer ce témoin qui va confirmer ce qu’il dit devant la Cour. Il était présent sur les trois lieux de massacre et a vu NGENZI. Kangura? Tout le monde pouvait le lire. La RTLM? Elle passait partout. Pour parler de l’autorité de RWAGAFILITA, il utilise une expression qui fait sourire jurés et public:  » Pour être bourgmestre, il fallait passer par RWAGAFILITA comme pour aller à Jésus il faut passer par Marie« ! Les Interahamwe? Miliciens du MRND, ils ont participé très activement au génocide. Le MRND ne voulait pas que le FPR partage le pouvoir.

Maître MATHE, qui prend la parole en dernier: «  C’est moi qui vous ai fait citer« . Et de le remettre face à ses contradictions. « Devant les juges français, il parle de ouïe-dire, et aujourd’hui, il dit le contraire! » Le témoin ne peut répondre. Dernière question posée au témoin concernant sa prise en charge de son domicile à l’aéroport à Kigali. Maître MATHE voulait sans doute savoir si les témoins du Rwanda étaient pris en charge sur place et par qui! Intérêt de la question?

Audition de madame Véronique MUKAKIBOGO, partie civile avec le CPCR.

Madame MUKAKIBOGO, enseignante à la retraite, connaît les deux accusés depuis l’école primaire. Ils recevaient leurs instructions de RWAGAFILITA. Après 1990, c’est par un conseiller communal qu’elle apprenait ce qu’on disait d’elle.

Puis de raconter la mort de sa vieille maman dont elle rend NGENZI responsable. Sa mère a été jeté vivante dans des latrines où elle est décédée par asphyxie. Elle accuse aussi BARAHIRA d’avoir tué son beau-frère, François, ami de l’ex-bourgmestre. Il aurait planté une épée dans le coeur de ce dernier: « Désormais tu ne parleras plus ni anglais ni français« ; Et d’ajouter: « Vous voyez, les gars, je viens de vous donner l’exemple« .  Véronique d’ajouter: « Toute la famille a été tuée: ma soeur, François et leurs 5 enfants! Si je suis rescapée, la seule de ma famille, c’est parce que je n’étais pas là ». Le témoin a toujours dit qu’elle connaît les événements parce qu’on les lui  a rapportés, mais aussi parce qu’elle a été présidente d’une gacaca entre 2002 et 2006 et qu’à ce titre elle a entendu beaucoup de témoignages. D’ailleurs, depuis 1990, les deux accusés avaient beaucoup changé.

Une dernière question sur BARAHIRA et sa destitution de son poste de bourgmestre en 1986. Selon le témoin, il aurait tué quelqu’un! On dit aussi qu’il aurait détourné de l’argent en faisant construire sa maison avec les matériaux de l’école! On en restera là. Fin de l’audience à 20h15.

Commentaire personnel concernant les témoins qui viennent  du Rwanda: les deux témoins sont arrivés le matin-même à Roissy à 6 heures du matin après une nuit dans l’avion, ont passé la journée au palais de justice à attendre pour témoigner, palais qu’ils ont quitté vers 20h30. Retour au pays ce matin. 

Alain GAUTHIER

  1. Hélène DUMAS, Le génocide au village. Le massacre des Tutsi au RwandaSeuil, Paris (2014).Pour plus de références, voir notre page « Bibliographie« .[Retour au texte]

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