Procès Ngenzi/Barahira. Journée du 24 mai 2016. J10

Interrogatoire de monsieur Octavien NGENZI.

Prenant la parole et s’exprimant librement, monsieur NGENZI énumère un certain nombre de faits qui se sont déroulés dans sa commune à partir d’octobre 1990. Des arrestations arbitraires, il n’y en aurait eu qu’une, celle de Godefroid RUZINDANA qui deviendra préfet plus tard. Le témoin évoque longuement l’affaire du comptable pour souligner qu’il n’a jamais cru que ce dernier « ait pu avoir des liens avec le FPR », ce dont on l’accuse. La détention a duré 9 mois au cours de laquelle le bourgmestre sortait son comptable de temps en temps pour qu’il vienne faire les comptes. A sa sortie de prison, le comptable a retrouvé son poste à la demande du bourgmestre. Le comptable sera tué le 15 avril 1994 pour n’avoir pas écouté les conseils de son bourgmestre:  » Je regrette ce qui s’est passé sur sa personne » dira NGENZI.

Le bourgmestre rapporte ensuite quelques cas liés à la sécurité intérieure. Le multipartisme dans un pays en guerre, en présence d’une population mal préparée à cette évolution, voilà ce qui explique ce qui a pu se passer, dont l’arrestation d’un conseiller suppléant qui était passé du MRND au MDR et que son nouveau parti voulait imposer pour remplacer le défunt. Allusion aussi à des troubles qui se produisent lors de l’organisation d’un meeting du MRND : bagarres avec des membres du Parti Libéral, le PL. D’autres événements liés au multipartisme se produiront encore, multipartisme qui favorise le banditisme, augmente le trafic des stupéfiants. Mais cela se passe essentiellement dans les cabarets, l’abus de boisson aidant.

Si l’accusé a entendu parler des massacres des Bagogwe et du Bugesera, ce sera par la radio. Il n’y a pas de véritable tension ethnique à Kabarondo. RWAGAFILITA [1] était une connaissance, pas un ami. C’était un homme puissant, important, qui est peut-être intervenu dans sa nomination de bourgmestre : »J’avais des diplômes qui me permettaient d’accéder à un poste supérieur que celui de bourgmestre » ajoute-t-il. Et de contester les liens plus étroits qu’il aurait pu avoir avec RWAGAFILITA. Puisqu’on le présente comme raciste, « il ne m’aurait pas supporté plus longtemps« . RWAGAFILITA raciste?  « Quand il sera jugé, on saura ». (NDR: RWAGAFILITA est mort au Cameroun depuis plusieurs années. Sa veuve vit en France) Concernant l’arrestation de Wilson RUTAGARAMA, il la justifie par le fait qu’il n’avait pas sa carte d’identité et n’avait pas payé ses impôts, mais pas comme complice du FPR comme on l’a dit: « Je l’ai gardé en prison jusqu’à ce qu’il paie ses impôts« .

Le Club de Kibungo? Il en a entendu parler et n’a jamais participé à une réunion (une fois cependant selon l’OFPRA).

Madame la présidente va ensuite analyser plusieurs documents retrouvés à la commune: rapports du bourgmestre en particulier, courriers au préfet… NGENZI en profite pour signaler qu’en 1993 il voulait quitter son poste pour aller faire des études en Grande-Bretagne. Il n’a pas eu le financement. Il n’a jamais déposé toutefois de demande de démission.

Votre position par rapport au Hutu Power? « Tout extrémisme est à repousser. Je n’étais pas un extrémiste« . Et d’ajouter: » Je n’avais pas les moyens de protéger les gens« . Quant à la mort du préfet RUZINDANA, il l’a apprise de Benako.

« Combien de bourgmestre tutsi? » lui demande l’avocat général. Dans tout le pays 2 sur 143, et à Kibungo les 11 bourgmestres sont des Hutu. Monsieur COURROYE lui fait tout de même remarquer qu’il fait une description idyllique de Kabarondo alors qu’ailleurs dans le pays se produisaient des événements graves. Il apprenait tout cela par la Radio nationale, « la RTLM peut-être » avance l’avocat général? NGENZI de déclare: « La RTLM dramatisait la situation, comme le faisait Radio Muhabura » (radio du FPR).

Et les dix commandements des Bahutu? Le Hutu Power? Le discours de Léon MUGESERA à Kabaya? Réponse de NGENZI: la situation était grave et pouvait conduire à une guerre civile. Il n’y avait pas de Hutu Power à Kabarondo. Quant à MUGESERA, c’était un extrémiste. Un mandat d’arrêt a été lancé contre lui, mais pas exécuté. Il a fui au Canada (NDR: arrêté et extradé vers le Rwanda, il vient d’être condamné à la prison à perpétuité.)

« Et le Tutsi devenu ennemi de l’intérieur »? « J’en ai conclu que les Tutsi étaient en danger mais que pouvais-je faire comme bourgmestre? » Plus étonnant: « On m’a proposé d’adhérer au FPR! Mais passer d’un extrémisme à un autre! J’ai voulu fuir le pays! »

L’après-midi, c’est maître MATHE, son avocate, qui lui pose des questions dont certaines d’ailleurs le mettent en danger. Pourquoi est-il resté au MRND? « Unité et paix, cela me convenait« . D’évoquer alors la présence des autres partis à Kabarondo, les scissions à l’intérieur des partis, les meetings qu MRND à Kibungo? NGENZI n’a jamais pris la parole dans les trois meetings de son parti. Maître MATHE demande à son client la composition du personnel de sa commune pour bien montrer que les Tutsi n’étaient pas écartés et que NGENZI en avait nommé plusieurs. A la dernière question de savoir quel était son état d’esprit entre 1990 et 1994, NGENZI répond: « Il fallait mettre en place les accords d’Arusha ».

Il reste encore des questions à poser à l’accusé.

Audition de Wellars MURWANASHYAKA, détenu, en visioconférence de Kigali.

Il s’enquiert de savoir pourquoi il comparaît dans cette affaire. On lui fait savoir que c’est le Procureur qui a demandé qu’il soit entendu. Il s’exprime librement sur NGENZI puis sur BARAHIRA. Il n’a rien à reprocher ni à l’un ni à l’autre. Les questions ne permettront pas d’en apprendre beaucoup plus, si ce n’est qu’interrogé sur les « batailles », il finit par reconnaître qu’elles sont dirigées contre les Tutsi. S’il a dit, lors de son audition devant les gendarmes français que BARAHIRA avait divisé les gens en trois groupes, il le conteste maintenant en disant qu’il était malade. S’il a plaidé coupable lors de son procès en gacaca [2] , c’est pour avoir une réduction de peine. Condamné toutefois à 30 ans de prison! Il n’a subi aucune pression de la part des autorités du pays.

Audition de Michel KARINGANIRE, agriculteur de Cyinzovu, détenu. En visioconférence.

Ce témoignage ne nous apprendra pas grand chose. Même quand on lui demande pourquoi il a tué, après un long silence: « Quand le génocide a commencé, on ne savait pas que ça devait se passer comme ainsi. On vivait bien avec les Tutsi. Concernant le meurtre d’un certain Jean DAMASCÈNE, j’ai couru, nous l’avons poursuivi et nous l’avons tué dans la vallée... » Le meurtre d’une autre personne et de ses enfants?  » J’étais là, on était nombreux. C’est MUGARASI qui a amené les gens de son secteur, ce MUGARASI qu’il rend responsable de tous les maux. En tout cas, il n’a jamais vu BARAHIRA d’avril à juillet 1994.

Audition de Florian MUKESHAMBUKA, de l’ancienne commune de Kabarondo.

« Quand la guerre a éclaté, nous avons refusé les tueries, ce que nous reprochaient les gens de Kigarama. Nous aimions les Tutsi et nous nous sommes battus pendant trois jours contre ces gens. Quand des voleurs de Kabarondo sont allés voler des vaches, nous les avons arrêtés, nous ne voulions pas de crimes chez nous. Nous avons fait appel à NGENZI car il incarnait l’autorité. « Laissez partir ces gens, qu’ils mangent leur viande » leur aurait répondu le bourgmestre. Encouragés par la décision de NGENZI, les voleurs ont organisé une attaque meurtrière. Après avoir vu passer devant chez moi la troupe des tueurs, je suis tombé nez à nez avec BARAHIRA. Il portait une lance et une machette ». Le témoin s’interroge alors: « Comment je vais aller tuer un être humain alors que je ne suis même pas capable de tuer une poule ». Nous  étions trois et il nous a demandé de le suivre mais deux d’entre nous avons réussi à lui fausser compagnie. « Dieu nous a gardé de tuer ». BARAHIRA a suivi le groupe des tueurs.

Le témoin n’a jamais été mis en cause dans les gacaca. Il reconnaît qu’il a eu peur, qu’il se sentait menacé par BARAHIRA. « Les Tutsi étaient bien l’ethnie persécutée, tous les Tutsi. Si BARAHIRA était armé, peut-être voulait-il protéger sa femme tutsi? » Et de s’interroger: « Il a une femme tutsi et il va tuer les Tutsi! » Il reconnaît qu’il existe un lien entre le refus de punir les voleurs de vache et les massacres qui ont suivi. C’était une autorisation de voler et de tuer: « On ne conteste pas une autorité! » . Le bourgmestre, selon lui, avait une très grande autorité. « BARAHIRA n’était plus bourgmestre mais il était craint, et il était armé« . « Nous sommes partis en Tanzanie pour fuir l’armée du FPR. Nous nous disions qu’ils allaient tuer tout le monde! »

Revenu de Tanzanie en 1996, le témoin dit qu’il était Hutu, qu’il avait prié Dieu de ne pas participer aux massacres: il a été exaucé. Il est même devenu membre d’une juridiction gacaca, avoue qu’il n’a subi aucune pression des autorités pour témoigner et que NGENZI était lié aux Interahamwe [3]. Si NGENZI n’est pas rentré de Tanzanie, il sait pourquoi.

Pendant toute la durée de l’audition le témoin est apparu digne de foi, il a su garder son sang-froid même quand les questions fusaient. Maître LAVAL, devant l’attitude quelque peu agressive de maître MEILHAC à l’égard du témoin:  » Torturez-le tant que vous y êtes« . L’audition se termine dans une ambiance quelque peu tendue. Mais le témoin est resté digne.

Audition de Oreste NSABIMANA, présenté comme une « connaissance » de NGENZI sur le planning.

On se demande encore pourquoi ce témoin a été cité dans la mesure où la plupart des faits qu’il rapporte, il ne les a pas vus personnellement. Il rapporte l’incident des chèvres que des Interahamwe avaient volées et dépecées et cite la phrase que NGENZI aurait dite: « Vous mangez les chèvres alors que leur propriétaire est encore en vie?« . Et une attaque a suivi sur le marché, en lien avec la réaction du bourgmestre. Autre fait: alors que des voleurs détruisaient la maison du témoin, le bourgmestre lui aurait demandé d’aller se réconcilier avec ses agresseurs, il ne fallait pas de dissensions entre Hutu. La défense a eu beau jeu de faire remarquer au témoin qu’en fait il n’avait rien vu. On peut se demander encore les raisons qui ont poussé le Parquet à faire citer ce témoin.

Fin de l’audience à 21h30!!!

Alain GAUTHIER

  1. Le colonel RWAGAFILITA était l’homme fort de la région, éminence grise du pouvoir génocidaire. Il valait mieux bénéficier de ses faveurs pour devenir bourgmestre… Il fut parmi les activistes les plus impliqués dans les massacres autour de Kibungo dont il était originaire. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
    Voir le glossaire pour plus de détails.
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  2. Gacaca : Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, elles ont une vocation judiciaire et réconciliatrice. Voir le glossaire pour plus de détails.
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  3. Interahamwe : « Ceux qui travaillent ensemble », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Cf. « Glossaire« .
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