Procès Ngenzi/Barahira. 12 mai 2016. J3.


Fin de l’enquête de personnalité de Tito BARAHIRA.

AFP.com - BENOIT PEYRUQ

L’avocat général pose ses dernières questions à Tito BARAHIRA et cherche à savoir pourquoi ce dernier n’a pas suivi son épouse au Rwanda. « Les choses n’allaient pas bien dans le pays et c’est elle qui avait un travail » répond-il. A la question de savoir si son épouse ne lui avait pas reproché son engagement politique au MRND, l’accusé répond qu’ils n’ont jamais abordé la question.Quant au fait qu’ils n’aient pas repris leur vie commune à son arrivée en France en 2004, monsieur Barahira déclare que sa femme lui avait dit qu’elle « pouvait vivre seule. »

Maître MEILHAC pose à son tour une série de questions qui n’ont pas beaucoup d’intérêt et qui obligent Tito BARAHIRA à se lancer dans des anecdotes peu utiles.

Enquête de personnalité d’Octavien NGENZI.

Le reste de la matinée sera consacré à entendre Octavien NGENZI raconter son enfance: sa fratrie, son cursus scolaire et ses difficultés à continuer l’école à la fin du primaire. Au cours de l’année 1972/1973, il prétend avoir dû quitter l’école, chassé par ses camarades pour avoir été pris pour un Tutsi. Il est « sauvé » par un certain KAREKEZI qui le prend comme son fils. S’en suivront des études dans une section agricole. Il sera nommé agronome à Kabarondo où il rencontre BARAHIRA. Il obtient ensuite une bourse de la coopération suisse et part au Kenya pour faire des études en foresterie. Après deux années passées dans ce pays, il obtient un poste dans la région de Byumba. Par miracle, le 6 mai 1986, alors qu’il chevauche une moto de service, il est arrêté par une voiture, apprend qu’il doit rencontrer d’urgence le ministre de l’Agriculture: il vient d’être nommé bourgmestre de Kabarondo. Il le restera jusqu’au 16 avril 1994, date de sa fuite vers la Tanzanie, au camp de Benako. Il rejoindra ensuite le Kenya, les Comores puis Mayotte où il sera arrêté en 2010.

A propos de la mort de son père, il avance deux versions: il a été tué par le FPR en 1995 ou bien il serait mort de maladie à sa sortie de prison. Il semble pencher, sans grande certitude toutefois, pour la première hypothèse. Il ajoute qu’il y avait une certaine complicité avec sa mère qui est décédée récemment le jour de son anniversaire, le 15 avril 2016: il porte le deuil.

La présidente, dans ses questions, revient sur les événements de 1993 mais l’accusé déclare que « personne ne savait si j’étais Hutu ou Tutsi. Les collégiens m’ont classé Tutsi« . Pourtant, « à Kabarondo, il n’y a jamais eu de racisme. Dans cette région on ne sait pas qui est Hutu ou Tutsi« . Déclaration peu convaincante. Pourquoi, en 1995, n’est-il pas rentré au Rwanda suite à la visite à Benako d’un ministre du gouvernement rwandais? « J’ai préféré demander l’asile plutôt que de rentrer. » Et d’ajouter: « Le FPR a tué depuis 1990, il continue, il continue, je ne sais pas jusques à quand! »

Et RWAGAFILITA, le connaît-il? Il le connaît mais il ne comprend toujours pas comment il est devenu bourgmestre. Un coup de pouce de RWAGAFILITA, l’homme le plus puissant de la région? « Il a peut-être favorisé ma nomination mais je voulais être quelqu’un de plus important que bourgmestre« .

Le MRND, auquel il appartenait, n’était selon lui, au début, qu’un mouvement et non un parti politique. Ce n’est que lors de l’instauration du multipartisme qu’il deviendra un parti politique auquel il adhérera. Il en sera élu membre du comité préfectoral de Kibungo.

Question vie conjugale, santé? Il rend hommage à son épouse qui est « une femme courageuse » et remercie Dieu de lui avoir donné 7 enfants. Mais la solitude lui pèse. Il vient de passer 16 années seul. En prison, il apprécie la musique qui le repose. Cette prison de Fleury-Mérogis, il en sortira une fois pour participer aux obsèques de sa belle-mère le 30 juin 2012. Le rapport de l’administration pénitentiaire lui est plutôt favorable et s’il reçoit d’assez nombreuses visites de sa famille, il souffre de sa détention qu’il juge « politique ». Depuis la publication de l’OMA (Ordonnance de Mise en Accusation des juges d’instruction, il se dit « stressé ». « La prison n’est pas un bon endroit, ça peut détruire psychologiquement. Je n’aime pas la violence, j’aime les vieux de mon âge qui sont cool. » A la question de savoir pourquoi un fils de RWAGAFILITA a déposé un permis de visite: « C’est par solidarité villageoise« !

Témoignage de Madame ROSSINES, enquêtrice de personnalité.

Madame ROSSINES a rencontré Octavien à trois reprises. On apprend que son père, alcoolique, avait frappé sa mère, ce qui l’avait marqué. Le génocide, dans sa bouche, devient « le conflit civil de 1994″. Se sentant menacé à Benako, il finit par rejoindre les Comores  en 1997 où sa femme le rejoindra un an plus tard. En prison, « il est gentil, aime servir« . Il aimerait écrire un livre.

An cours des rencontres, il a toujours été très cohérent, n’a jamais parlé ni de sa mère, ni de ses soeurs. De toutes les personnes que l’enquêtrice a essayé de contacter, comme Laurent BUCYIBARUTA, qui viendra témoigner (et qui est lui aussi visé par une plainte depuis 2000), aucune n’a souhaité répondre. S’il devient musulman aux Comores (il se nommait déjà Omar), c’est pour bénéficier de l’aide. Il ira même jusqu’à dire, parlant de sa « conversation utilitaire« , qu’il s’est « prostitué » Il regrette avoir pris le pseudonyme de Jean-Marie Vianney NTAGANIRA, mais c’était pour pouvoir rejoindre ses enfants. Il n’obtiendra jamais le titre de séjour.

Ce sera le tour des questions des avocats des parties civiles. Maître Sophie DECHAUMET, avocate du CPCR, lui demande si son père était Hutu. « C’est ce qu’il m’a dit« . C’est aussi ce qui est écrit sur sa carte d’identité. A la question de savoir pourquoi il était resté si longtemps sans avoir de nouvelles de sa mère: « C’est pour des raisons politiques. Je suis exilé. Je cours toujours vers une terre d’asile. Et puis je n’avais pas de moyen de communication. Aujourd’hui le gouvernement actuel a distribué des téléphones ».

« Une dizaine de personnes vous accusent d’avoir changé d’attitude à partir de 1990 » continue l’avocate. Réponse de NGENZI: « Ces gens sont contraints de le dire. »

Pourquoi donner une fausse identité en 2005? « Pour venir avec de faux papiers redemander un nouveau dossier. »

En l’interrogeant sur ses relations avec une partie civile, monsieur Oscar KAJANAGE, un ami d’enfance et dont l’épouse a été tuée, maître ARZALIER met monsieur NGENZI  en difficulté. « Je n’ai pas eu les moyens de protéger ceux qui m’étaient chers. Si vous le voyez, dites-lui que je souffre de son état de santé. KAJANAGE venait chez moi, j’allais chez lui. Ce qu’il me reproche n’est pas vrai ». Evoquant le souvenir de Dative, l’épouse d’Oscar, venue se réfugier au bureau communal, il se met à pleurer. L’extrémisme? On ne le verra qu’à partir du 8 avril à Kabarondo. C’est la peur qui tenaillait la population. Il n’était pas au courant d’une monté de l’extrémisme. Pourtant, l’avocate de SURVIE lui fait remarquer qu’il a fourni un rapport sur la sécurité au préfet en 1992! « C’était un problème entre Hutu et Tutsi »!!!

A-t-il gardé un certain prestige au camp de Benako? lui demande l’avocat général. « Le HCR s’est appuyé sur ceux qui gouvernaient au Rwanda ».

Témoignage de monsieur Viateur RUMASHANA.

Monsieur RUMASHANA a connu Octavien NGENZI pour avoir travaillé avec lui, à Kabarondo, comme assistant du bourgmestre, de décembre 1988 à octobre 1990. Il part ensuite étudier en Union Soviétique, revient pour un court séjour en 1991. Il travaille maintenant en Belgique, à l’Union Européenne. Il précise que le poste de bourgmestre était un poste important et que le MRND était bien un parti politique. Il a toujours eu de bonnes relations avec le bourgmestre. Le colonel RWAGAFIFILITA était le seul officier supérieur de la préfecture, le Chef d’Etat major de la gendarmerie, un homme puisant. Il rapporte qu’il a perdu de nombreux membres de sa famille en 1994, alors qu’il est Hutu. « Ceux qui sont morts sont ceux qui n’ont pas pu fuir ».

Témoignage de monsieur Stéphane AUDOIN-ROUZEAU directeur d’études à l’EHESC
(Ecole de Hautes études de Sciences Sociales).

Un cours magistral va être donné. Intervenant modestement « non comme expert mais comme chercheur », monsieur AUDOIN-ROUZEAU avoue qu’en avril 1994 il n’a rien compris de ce qui se passait au Rwanda, qu’il ne s’y intéressait pas: « Je suis passé à côté, j’ai cru à l’idée diffusée dans les médias d’une « haine atavique », j’ai cru à la différence physique entre les Hutu et les Tutsi… »

Comment expliquer ce désintérêt pour le Rwanda, ce pays lointain, enseigné nulle part et devant lequel « nous sommes démunis »?

1) « Ce génocide très proche, très comparable au génocide des Arméniens, au génocide des Juifs, il faut lui réserver une place importante dans cette fin du 20ème siècle. Ils ont la même racine: la pensée raciste et racialiste de la fin du XIXème et du début du XXème siècle. Ce racialisme, on le retrouve chez les Ottomans dans le cadre du génocide des Arméniens, dans l’Allemagne de la défaite et du nazisme, contre les Juifs et contre les Slaves. Cette pensée s’est répandue dans la région des Grands Lacs dès la fin du XIXème: voyageurs, colons allemands et belges qui ont racialisé la société rwandaise.

2) Comme les deux autres génocides, le génocide des Tutsi s’est produit dans une période de guerre et dans une angoisse de la défaite. La guerre crée un « temps autre », rendant possible une politique d’extermination, inconcevable en temps de paix.

3) Les caractéristiques du génocide des Tutsi. Prétendre qu’il s’agit d’une « révolte populaire » après la mort du président HABYARIMANA, c’est « une vision absurde« . Cette configuration historique ne s’est jamais produite nulle part. La violence du voisinage a donné une vitesse d’exécution extrême qui n’a laissé aucune chance aux victimes. Dans cette violence, il faut souligner le rôle essentiel de l’Etat, du gouvernement intérimaire génocidaire, relayé par les préfets, les bourgmestres, les représentants des différents partis dont le MRND, les militaires, sans oublier l’encadrement populaire. La population rwandaise ne s’est pas mobilisée toute seule.

En conclusion, monsieur AUDOIN-ROUZEAU cite Raul HILBERG, historien et politologue juif américain d’origine autrichienne,  et auteur de « L’extermination des Juifs d’Europe » (dernière version 2006): « La perpétration du génocide contre les Juifs s’est arrêtée en 1945, mais le phénomène a continué ». Et de poursuivre: »Le génocide des Tutsi rwandais prendra progressivement une importance croissante dans la compréhension que nous aurons du tragique contemporain. »

La série de questions qui suivra permettra au témoin de préciser sa pensée sur différents points.

– Massacre? Génocide? Il faut revenir à la définition. Dans un génocide les gens sont tués pour ce qu’ils sont. Il s’agit d’une extermination totale.

– Double génocide? C’est la forme la plus élaborée du négationnisme. Nul ne conteste les crimes de guerre qui ont pu être commis par l’APR lorsqu’elle est rentrée au Congo. Mais cette notion de « réciprocité » est « perverse« .

– Des pressions seraient exercées sur les témoins? « Les rescapés parlent volontiers, ils vous jettent à la figure ce qu’ils ont vécu. Je n’ai jamais ressenti d’encadrement de cette parole. Les rescapés critiquent parfois sévèrement la politique gouvernementale à leur égard. La politique de réconciliation forcée provoque une frustration forte. La parole des rescapés est libre. Le génocide est terminé mais les rescapés ont peur qu’il recommence. Les victimes vivent au milieu de leurs tueurs dans une très grande peur. Le feu couve sous la cendre, la page n’est pas tournée ».

– Peut-on parler d’une préparation du génocide? « Le génocide ne commence pas en 1959, c’est une vision absurde. C’est entre 90 et 94 que se met en place le génocide, avec le Hutu Power et avec l’aide des milices Interahamwe. Il n’y pas de génocide sans Etat, sans préparation d’un Etat. »  Le professeur sera cependant amené à reconnaître que le génocide commence plutôt avec les accords d’Arusha, en août 1993.

– Les camps de réfugiés? « Les génocidaires ont fui avec leurs armes et se sont installés dans des camps proches des frontières. « Ces camps étaient faits pour la reconquête. Un état ne pouvait tolérer des camps de bases pour éliminer des témoins ». D’où les incursions de l’APR au Congo.

– Rôle des puissances étrangères? « Sujet douloureux pour des Français. La France n’a pas voulu voir ce que signifiaient les massacres de 1990/1993. Les militaires français volent au secours des FAR en déroute… Opération Turquoise controversée… Perspective de co-belligérance pour tenter d’arrêter la progression du FPR… »

Monsieur AUDOIN-ROUZEAU termine son exposé par ces mots: » Dans ce refus de voir, il y a une forme de racisme inconscient, erreur que je regrette amèrement ».

La parole est finalement donnée à la défense. Inutile de dire que cette intervention a provoqué de vives réactions des avocats de la défense, en particulier de Maître MATHE qui a croisé le fer avec le professeur. Des propos assez violents ont été échangés, propos qu’il n’est pas nécessaire de rapporter ici. La question de Maître MEILHAC sur la réconciliation a quelque peu ramené la sérénité dans la salle.

Alain GAUTHIER

 

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