Procès MUNYEMANA, mardi 12 décembre 2023. J21


Audition de madame DAHAN-SANANES, psychologue

Mme DAHAN-SANANES relève une absence d’empathie et une agressivité qui se retrouvent dans les 3 tests qu’elle a réalisés lors de sa rencontre avec l’accusé. Il ressort de l’analyse de Mme DAHAN-SANANES que Mr MUNYEMANA est quelqu’un de parfaitement capable de s’adapter dans son environnement quand il ne se sent pas menacé, mais que dans un environnement instable et dangereux, « le verrou saute » et ses ressentis de l’enfance qu’il tente de dénier et de rationaliser s’expriment. Enfant il n’a eu aucune reconnaissance en tant qu’être existant aux yeux des adultes. Cette psychologue explique que ce n’est pas possible de demander à quelqu’un de reconnaitre l’autre quand lui-même n’a pas été reconnu.
L’accusé a aussi été confronté à de la violence, des punitions, son père qui le fouettait. Il est dans le déni, il dit que tout était parfait mais quand on creuse on s’aperçoit de tout cela. Cela a pour conséquence que face à un ordre ou une autorisation à commettre de la violence, le sujet va se soumettre car ça lui permet d’exprimer ce qui veut s’exprimer de ce traumatisme.
Psychologiquement, il s’est scindé en deux. Il donne des histoires complètement différentes dans l’interprétation d’une image, ce qui montre que ses deux personnalités ne communiquent pas donc les clivages, les contradictions ça ne le gêne pas. Ce clivage le protège de l’effondrement, il existe aussi chez les victimes du génocide comme d’autres experts l’ont évoqué précédemment durant les audiences.

 

Audition de madame Michèle VITRY, psychologue.

C’est à la demande de la défense qu’une contre-expertise a été réalisée. Madame VITRY a rencontré le témoin à deux reprises, les 5 et 10 juillet 2016. Monsieur MUNYEMANA a eu la possibilité d’exprimer ses émotions. Elle commence par donner quelques éléments biographiques de l’accusé: vie familiale sans histoire, parents de religion traditionnelle, milieu social agricole, parents calmes. C’est le père qui sévit, un père qu’il « n’a jamais vu en colère« .

Monsieur MUNYEMANA ne reconnaît pas les faits qui lui sont reprochés. C’est le lendemain de l’attentat qu’il aurait compris que les Tutsi étaient visés par les massacres. Il manifeste une « réaction émotionnelle authentique » au cours des entretiens. Il éprouve un sentiment d’impuissance, reconnaissant ne pas avoir eu d’autorité. Il évoque le séjour chez ses beaux-parents début juin 1994 et regrette surtout de n’avoir pu honorer les morts de sa famille.

L’accusé a une intelligence au-dessus de la moyenne, une très bonne mémoire et n’est atteint d’aucun trouble psychologique majeur. Absence totale de théâtralité ou de manipulation. Les deux tests qu’il a passés manifestent que l’accusé est un être introverti, hypersensible, utilise des mécanismes défensifs, a confiance en lui et ne manifeste pas de nervosité. Il aime le travail en groupe et manifeste un ancrage normal à la réalité. Il reste attaché à sa culture d’origine. Se manifestent aussi des traits psychologiques rigides non pathologiques. À l’évocation de ses frères décédés en bas âge, monsieur MUNYEMANA exprime une certaine tristesse. Il possède une personnalité structurée, des pulsions agressives contenues et aime les relations interpersonnelles.

Sa personnalité ne manifeste pas de clivage (NDR. Contrairement aux conclusions de madame DAHAN-SANANES qui avait beaucoup développé cet aspect de la personnalité de l’accusé).

Réactions de l’accusé. Monsieur MUNYEMANA déclare ne pas avoir été victime de maltraitance dans son enfance. La première psychologue n’était pas intéressée par l’aspect culturel dans lequel il a vécu et qu’il rappelle : « On ne se fait pas de bisous avec les parents« . Il n’a pas subi de « bastonnade« , simplement des coups de branche d’eucalyptus, comme on corrige les enfants lorsqu’ils ont fait une bêtise. La maman, elle, corrigera par des conseils.

 

Audition de monsieur Dominique DANDELOT, psychiatre.

Monsieur MUNYEMANA, lors de cet entretien, réalisé en février 2016, reconnaît que l’accusé a manifesté une participation satisfaisante. Monsieur MUNYEMANA dit n’avoir jamais été impliqué dans les événements du Rwanda. Il aurait même mené des actions préventives pour mettre des Tutsi à l’écart. Sa femme est d’origine Tutsi (NDR. Il semblerait que son épouse ait eu une grand-mère tutsi.)

Examen psychiatrique. Monsieur MUNYEMANA ne présente aucune pathologie psychiatrique. Il a une intelligence au-dessus de la moyenne: intelligent, voire très intelligent. Il a fait un récit assez complet, ne présente pas de problème d’amnésie.. Il ne présente aucun élément de prédisposition d’ordre addictif, manifeste une certaine auto-justification. Une anecdote: il buvait de l’alcool pour faire comme les autres, pour ne pas se faire remarquer. « Si je ne bois pas, les tueurs vont penser que je ne veux pas tuer » a-t-il confié.

Monsieur le président précise: « Il aurait l’alcool stratégique » ?

Le médecin n’a pas trouvé d’éléments post-traumatiques. Aucune pathologie, pas d’altération du discernement. (NDR. Ce qui laisserait entendre qu’en cas de condamnation, il serait accessible à une sanction.)

Réaction de monsieur MUNYEMANA. Il dit ne pas avoir bien compris ce que le psychiatre a dit concernant sa consommation d’alcool. Avant le génocide, il n’en buvait pas. Et d’ajouter: « Quand les tueries commencent et qu’on était comme moi, je courais un grand danger. Je vidais mon verre pour faire semblant, pour ne pas être différent. »

À madame l’avocate générale qui lui demande si, en tant qu’expert, il a déjà rencontré des personnes comme Sosthène MUNYEMANA, une personne ordinaire qui peut commettre des crimes. Le psychiatre répond par l’affirmative.

 

Interrogatoire de l’accusé (suite).

La cérémonie du 19 avril 1994 dans la salle polyvalente de Butare.

Il s’agit de la cérémonie d’investiture du nouveau préfet, Sylvain NSABIMANA. Monsieur MUNYEMANA ne participe pas à cette rencontre mais il a entendu à la radio des extraits du discours du président SINDIKUBWABO[1]. Il reconnaît qu’il s’agissait d’un discours incendiaire, menaçant à l’égard de ceux qui ne « travaillaient pas« . Le discours de KANYABASHI révélait une véritable allégeance à la politique du gouvernement. Quant au discours de Jean KAMBANDA[2], l’accusé ne l’a pas entendu à l’époque. Mais l’accusé ajoute que ce discours « allait dans le mauvais sens« : « À partir de ce jour, je comprends qu’il a des responsabilités« . C’est pourtant le même jour qu’est diffusé à la radio le texte de la motion de soutien au gouvernement lui fera remarquer le président.

Monsieur le président s’étonne que ses collègues signataires de la motion n’aient pas réagi, l’accusé se contente de dire: « On aurait réagi auprès de qui? On ne s’est pas rencontrés. On avait un seul but: la paix. Je n’ai pas pensé à créer un nouveau réseau, je n’en étais pas capable. »

Par contre, il n’a pas su que KANYABASHI avait prononcé un discours. Il n’entendra d’ailleurs des extraits de ces discours que le lendemain. Il n’a pas entendu les interventions de Stanislas MBONAMPEKA et de KAREMERA, au nom du MDR.

Les rondes.

Au début, ce sont des patrouilles mixtes qui patrouillent et des Tutsi seront tués par leurs compagnons. Monsieur le président rappelle l’organisation des rondes. Monsieur MUNYEMANA demande de projeter un plan de son quartier dans lequel il faisait des rondes, « la ronde du Bonheur » sera-t-elle surnommée, à cause de la bonne cohésion au sein de cette ronde. Ces rondes auraient été suspendues du 21 au 24 avril, période au cours de laquelle chacun se barricadait chez soi jusqu’à ce que BWANAKEYE réunisse les habitants et demande de les reprendre, au cours de la réunion du 24 avril.

Cette réunion, dont MUNYEMANA est le seul à parler, rassemble les conseillers de cellules qui ont convoqué les gens autour d’eux, ainsi que les Tutsi enfermés au bureau de secteur. (NDR. Cette organisation fera l’objet de discussions car on ne comprend pas trop comment les Tutsi pouvaient y assister sans donner leur avis, dans une salle qu’on a décrite comme sale et malodorante.) L’accusé rappelle qu’il a repris les rondes, une nuit sur deux. Ils sont armés de bâtons, lui-même tenant simplement un manche à balai! Des rondes de 19 heures à 5 heures du matin auxquelles il cessera de participer début juin quand il a commencé à être menacé à son retour de KIGEMBE. Les témoins qui disent qu’il s’est mal comporté lors de ces rondes sont des menteurs. D’ailleurs, l’accusé dit qu’il aurait pu être tué car on le soupçonnait d’avoir changé d’ethnie.

Lors de ces rondes, il n’a jamais vu d’exécution de Tutsi. Les assaillants ne passaient pas près de chez lui. Il n’a pas vu non plus les gens se faire sortir du bureau de secteur. Il va se rendre compte, très vite, que certaines rondes vont devenir des groupes d’assaillants. Beaucoup de gens mouraient en silence, sans pousser un cri: c’est ainsi  que l’accusé justifie le fait de n’avoir rien entendu. Ce qui provoque la colère sur le banc des avocats des parties civiles. D’ailleurs, comment peut-il s’opposer aux tueurs , armés seulement de bâtons, demande maître AUBLE. « Rien que se savoir en groupe, rétorque l’accusé, ça suffisait. Avec nos cannes en bois, on s’est serré les coudes« .  (NDR. Hallucinant!)

Maître BERNARDINI lui rappelle que le rôle des intellectuels consistait à inciter la population à tuer. L’accusé n’est pas d’accord: « Il ne faut pas mettre tous les intellectuels dans le même sac d’Éric GILLET! » (allusion à l’audition de ce dernier[3]).

La défense, par des questions courtes, veut faire dire que les rondes auxquelles leur client a participé ont pu sauver des gens.

Les barrières.

Monsieur le président énumère le nom des témoins qui ont témoigné de l’existence de barrières à Tumba. On ne passera que peu de temps sur ce thème dans la mesure où, rappelle le président, l’acte d’accusation a écarté la présence de l’accusé sur les barrières. L’accusé répète que lui n’a pas vu les barrières dont parlent tant de témoins. Par contre, il reconnaît avoir contribué à leur mise en place après le 17 avril.

Les fosses communes.

Monsieur MUNYEMANA ne connaissait l’existence que d’une fosse, celle de KARANGANWA. Quant aux seringues retrouvées plantées sur le corps de certaines victimes, l’accusé dit n’avoir jamais utilisé ce matériel. Il a bien senti les odeurs de cadavres et il était conscient qu’on tuait les Tutsi sur les fosses. Mais il n’en dira pas beaucoup plus malgré les questions des avocats des parties civiles. Maître FOREMAN reproche à l’accusé de parler de ces fosses « avec froideur ». Maître TAPI intervient à son tour, en colère: « Est-ce qu’on parle de la mort d’animaux ou d’hommes? »

S’il n’a pas alerté KAMBANDA sur l’existence des fosses, c’est qu’il n’avait pas les moyens de le joindre. Il n’avait pas son contact téléphonique.

L’intervention de monsieur KANYABASHI?  Il n’a pas connu cette scène. Il n’était pas là. Mais c’est possible qu’il soit venu.

Maître BOURG fera remarquer que monsieur KANYABASHI n’a pas été condamné pour ces faits au TPIR, à Arusha.

Les réunions.

Monsieur le président parle des réunions qui se seraient tenues du 8 au 17 avril 1994, réunions au cours desquelles on aurait préparé les tueries, localisé les Tutsi, établir des listes. On aurait pris la décision de conduire les Tutsi au bureau de secteur afin de les compter.

Pour monsieur MUNYEMANA, tout est FAUX.

À maître maître QUINQUIS qui s’étonne que l’accusé voit circuler beaucoup de gens, qu’il conteste tout et qui lui reproche de ne s’intéresser à rien, l’accusé se contente de répondre: « Mais qu’est-ce qu’on aurait pu faire? À mon niveau, j’ai fait ce que j’ai pu. »

Sur question de l’avocate générale, l’accusé redit que les Tutsi enfermés au bureau de secteur ont bien participé à la réunion du 24 avril.

La pacification.

Selon Alison DES FORGES, la pacification a permis le renforcement des contrôles sur les massacres[4]. L’accusé n’en a jamais entendu parler. Il ne connaît même pas le mot en kinyarwanda! En tout cas, il fallait éliminer les Tutsi. Pour MUNYEMANA, la pacification consistait à restaurer la paix. Pourtant, pour beaucoup, la pacification a été un PIÈGE. Les Tutsi sont sortis de leur cachette et ont été tués. L’accusé, selon Marie NYIRAROMBA, sa voisine hutu dont le mari tutsi a été tué, atteste de la présence de MUNYEMANA à la réunion du 15 mai au cours de laquelle le sujet a été abordé. L’accusé prétend qu’à cette réunion, on n’a pas parlé de pacification. C’est BWANAKEYE qui s’est exprimé. Lui-même ne sait plus s’il a pris la parole. Il déclare que la question concernant le recensement des biens abandonnés des Tutsi n’a pas été abordé.

Il se fait tard. Les autres thèmes seront abordés le lendemain.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Margaux MALAPEL, bénévole

Jacques BIGOT, notes et présentation

  1. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
    Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[]
  2. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide.[]
  3. Voir l’audition d’Éric GILLET, 8/12/2023 (il a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique).[]
  4. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[]

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