Procès MUHAYIMANA: 30 novembre 2021. J7



En attendant d’établir la connexion avec Kigali, proposition est faite de commencer la projection du film « D’Arusha à Arusha ». La projection sera aussitôt arrêtée dès que le contact sera pris.

Audition de monsieur Christophe HARERIMANA, en visioconférence depuis le Rwanda.

Le témoin dit avoir connu l’accusé car ils ont grandi ensemble et se sont rencontrés au Guest House. Tout de suite, il éprouve le besoin de révéler qu’il a perdu un bras dans une rixe avec un certain Pater et un certain REBERO. Il a reçu une balle dans le bras mais les conditions de cette bagarre resteront un peu mystérieuses.

Le témoin reconnaît qu’il a été emprisonné pendant 10 ans mais que, finalement, il n’aurait pas été condamné. Il révèle qu’il a travaillé avec l’accusé mais que ce dernier a été licencié pour avoir utilisé la voiture qu’il conduisait pour ses besoins personnels. Ce que la défense contestera.

Le témoin avait un bar en face de l’hôpital mais Claude MUHAYIMANA ne le fréquentait pas car il s’était brouillé avec lui. Il avoue bien avoir connu Claude mais il revient sans cesse sur sa blessure au bras. Si on l’avait convoqué dans les Gacaca en 2005, c’est parce que des gens prétendait qu’il avait été militaire. Mais il a été innocenté.

Il a bien vu l’accusé au volant d’un véhicule rouge, une HILUX Toyota, appartenant au Guest House et se dirigeant vers Bisesero. L’accusé conduisait aussi un véhicule rouge appartenant à BONGO BONGO. MUHAYIMANA, selon lui, collaborait avec les Interahamwe, de terribles miliciens dont il donne quelques noms: Pater, REBERO, GAÊTAN. Ces miliciens venaient boire dans son bar mais ils l’évitaient. Ils ont tué partout. Tout ce qu’il dit, il l’a vu de l’endroit où il se tenait.

Il est personnellement Hutu mais il a caché beaucoup de Tutsi. Il aurait quitté Kibuye pour Gisenyi où il était encore lorsque les soldats français sont arrivés.

Le témoin confirme toute la déposition qu’il a faite en D50/2 et D50/3.

Suivra une série de questions qui ne permettront pas de cerner ce personnage. Il connaissait MWAFRIKA mais ne sait rien de sa mort. Il confirme avoir vu les Interahamwe[1] brandir la tête de BIGIRIMANA lors d’un retour de Bisesero. La défense souligne les contradictions qui apparaissent à la lecture des différentes auditions.

Un témoin qui aura peu convaincu.

Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NKURUNZIZA, en visioconférence depuis le Rwanda.

Le témoin connaît l’accusé: il a été son instituteur de 6ème année primaire. Il l’accuse d’emblée d’avoir participé à « des faits horribles ». Il l’a en particulier aperçu au volant d’une Daihatsu bleue se rendre à l’école de Nyamishaba, le 16 avril au matin, pour aller piller l’école qui avait été attaquée la veille. Lui-même était caché dans un buisson d’épineux d’où il pouvait voir l’accusé.

Il connaissait bien toute la famille de Claude MUHAYIMANA. Il dit que ce dernier n’a jamais été emprisonné mais qu’il a fui les Gacaca[2]. JMV NKURUNZIZA évoque une réunion qui s’est tenue peu avant le génocide, à la préfecture, puis ai niveau communal. Les massacres ont alors commencé. Beaucoup de Tutsi ont fui et se sont réfugiés dans des lieux publics, mais lui est resté chez lui où les Interahamwe l’ont trouvé.

Le témoin évoque une attaque à Gitesi au cours de laquelle les Tutsi se sont défendus. C’était le 14 avril. Les assaillants sont revenus le lendemain 15 avril avec le renfort de gendarmes, de policiers… Ce fut le premier massacre à Nyamishaba où son fils aîné est mort. Lui-même a tenté de rejoindre le petit hôtel de Béthanie.

Il a bien connu MWAFRIKA qui a participé a beaucoup de massacres dans Kibuye et alentours. Son épouse Bernadette et ses six enfants ont été tués.

Monsieur le Président posera beaucoup de questions afin de compléter ce que le témoin a dit lors de sa déposition spontanée. A Béthanie, il rencontre un de ses neveu qui finira par l’aider à se rendre au Congo à bord d’une pirogue avec près d’une vingtaine de passagers. Après un séjour sur l’Ile IJWI, il rejoindra Goma où il rencontre Xavera, la tante de l’épouse de l’accusé. Il finira par rejoindre Ruhengeri par la frontière ougandaise, puis se rendra au Mutara pour arriver enfin à Kigali et Kibuye à la mi-septembre.

De retour à Kibuye, il aurait été invité chez Claude MUHAYIMANA. Le témoin dément en sa qualité de bourgmestre, d’abord de Gisovu puis de Gitesi. Le témoin dit avoir confiance en la justice française. Au Rwanda, l’accusé aurait pu avoir la perpétuité.

Interrogé par le ministère public, le témoin confirme que le corps de MWAFRIKA aurait été emmené à Ruhengeri autour du 20 avril, donc après les tueries du stade Gatwaro.

Sur questions de la défense qui insiste, le témoin finit pas reconnaître qu’il a bien rencontré à plusieurs reprises un Français du nom d’Alain GAUTHIER, mais qu’il n’y voit rien à redire. Ce Français venait chercher des renseignements sur le génocide à Kibuye,

 

Audition de madame Esther MUKAGASANA, témoin convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.

Le témoin vivait à Kibuye en 1994. Avertis dès le 12 avril que les choses allaient mal, les plus jeunes enfants de la famille sont envoyés à Nyamishaba. Les jeunes, dont le témoin, rejoignent les combattants. Vers le 14 avril, Esther décide de partir à son tour à Nyamishaba mais elle ne voit pas ses frères et sœurs. Le 15 avril, les tueries commencent dans l’école. Il n’était pas possible de rester longtemps en ces lieux car les élèves hutu dénonçaient les Tutsi.

Comme Esther savait nager, elle décide de fuir par le lac car elle préfère mourir noyée que violée. L’accompagnent des jeunes qui ne savent pas nager et qui se noieront. Sur le lac, le témoin doit faire face à des Interahamwe[3] qui patrouillent. Ayant fini par atteindre une petite île, elle doit affronter des miliciens qui la battent. Elle décide de repartir à la nage vers elle ne sait où. Après de longs moments, elle croyait avoir atteint le Congo. Elle a alors eu la chance de rencontrer des gens qui l’ont aidée à aller jusqu’au Congo.

Elle avoue qu’il est difficile de faire comprendre ce qu’elle a vécu. Elle demande simplement que justice soit rendue.

Sur questions du Président, Esther évoque les morts de sa famille. Elle reste seule avec un frère handicapé à la suite de ses blessures. Elle connaît MUHAYIMANA de nom. Par contre, elle a connu sa demi-sœur avec laquelle elle était à l’école. C’est surtout par les Gacaca[2] qu’elle a entendu parler de l’accusé. Elle révèle que Claude MUHAYIMANA est responsable de la mort de sa tante Pétronille NYIRAMAGONDO à Karongi.

Si elle garde une « image » de ce génocide? Ce sont les cris des suppliciés et l’eau rougie par le sang.

 

Audition de monsieur Innocent GISANURA NDAYIMANA, témoin cité par le CPCR.

« Votre récit est terrifiant » commence le président LAVERGNE, lorsqu’il reprend la parole après le témoignage bouleversant d’Innocent GISANURA, manifestement ému. Pendant plus d’une heure, le témoin a raconté son calvaire les premiers jours du génocide à Kibuye.

« Ce n’est pas facile de me tenir devant vous pour raconter ce qu’on a vécu dans ce génocide« , avait commencé le témoin. « En 1994, le génocide m’a frappé, ma famille et moi, mais nous l’avions déjà connu en 1990. Papa avait été arrêté comme complice du FPR. Il a été torturé et quand il était aux portes de la mort, on a appelé ma mère pour qu’elle vienne chercher son mari. Papa est mort quelques jours après suite aux tortures qu’on lui avait infligées. 

Le 6 avril 1994, notre grand frère est venu nous annoncer la mort du président HABYARIMANA. Notre mère nous a dit que nous allions être tous exterminés: il y avait un plan. Nous avons quitté la maison pour nous rassembler chez un oncle maternel chez qui nous avons passé la nuit, dehors, dans la cour. Quand le jour s’est levé, nos voisins Hutu ont pris leurs distances. Les tueurs se sont rués sur nos maisons tuant les gens et les vaches.

Nous  avons commencé à fuir le 7 avril au matin. Nous sommes allés vers l’église protestante locale. Beaucoup de Tutsi venant d’autres secteurs s’étaient rassemblés là.

Le 10 avril, le bourgmestre Augustin KARARA est venu avec des gendarmes, des policiers communaux et des Interahamwe[4]. On ne pouvait pas assurer notre sécurité, nous devions partir pour le Stade GATWARO. Les hommes ont refusé de monter dans les voitures. Ils sont partis sur les hauteurs de Gitesi et Karongi

Le 11 avril, des véhicules sont venus pour transporter les femmes, les enfants, les vieillards. Je suis monté dans un camion sans mon frère aîné ni mes cousins.

Dans le véhicule, j’étais avec ma mère, mes  sœurs et mon petit frère. Arrivés à NYAKURERE, maman m’a demandé de sauter du camion: eux partaient à la mort. C’était difficile pour moi de rejoindre mes oncles à Karongi. Ne connaissant pas les lieux, je ne suis arrivé à Gitwa que le 14 avril. Je marchais la nuit et me cachais le jour pour échapper aux Interahamwe.

Le 14 au soir, à Gitwa, il y avait beaucoup de cadavres: une attaque s’était produite dans la journée. Je suis resté là jusqu’au 17 avril.

Le 17, nous avons entendu des bruits de balles en provenance de l’église et du Home Saint-Jean. Le 18, les bruits des tirs nous sont parvenus du stade Gatwaro. Des rescapés ayant échappé aux massacres nous ont confirmé que le stade avait été attaqué le jour-même. Maman est elle-même arrivée avec trois de ses enfants: ma sœur avait été tuée au stade. Ma grande sœur avait été enlevée par des Interahamwe à une barrière.

 Le 19 avril est organisée une attaque à Gitwa provoquant la mort de beaucoup de Tutsi. Mon grand frère, maman et mes frères, mes oncles paternels et leurs enfants seront emportés ce jour-là. J’ai moi-même été blessé: je n’ai vu que le sang gicler de mes plaies. Les blessés ont été achevés.

Mon grand frère m’a traîné jusqu’à une fosse commune et m’a placé au milieu des cadavres. Je devais faire semblant de dormir. Lui-même avait reçu des balles dans les cuisses. Les Interahamwe l’ont emmené dans notre localité d’origine, il ne pouvait plus marcher. J’apprendrai beaucoup plus tard, lors des Gacaca[5] qu’ils l’ont décapité pour montrer sa tête aux gens de l’église où nous nous étions réfugiés. Ils ont jeté son corps dans des latrines et son corps dans une fosse. Nous exhumerons ses restes pour les placer au Mémorial.

Ce jour-là, couché au milieu des cadavres, j’ai perdu connaissance. Après plusieurs jours, peut-être, j’ai recouvré mes esprits et je suis parti en direction de Bisesero, rejoindre les résistants. On avait appliqué un bandage sur mes blessures aux jambes. Pour arriver à Bisesero, j’ai mis plusieurs jours: j’avais perdu la notion du temps. Arrivé là, je n’ai pas pu participer aux attaques à cause de mes blessures. Je suis resté jusqu’à l’arrivée des Français. Ces derniers ont dit qu’ils allaient venir nous rechercher. Mais dès leur départ, les Interahamwe nous ont attaqués. Ils m’ont blessé avec un gourdin: j’en garde des cicatrices sur la tête. Ils m’ont jeté dans une fosse  commune parmi des cadavres. Un jour, j’ai rêvé qu’on me tuait et j’ai réalisé que j’étais dans une fosse. Ma tête avait enflé, des asticots, des fourmis vivaient sur mes plaies. Je ne pouvais plus ouvrir les yeux.

J’ai pleuré à plusieurs reprises et j’ai fini par m’endormir. Quand je me suis réveillé, il n’y avait plus personne, plus de vie. J’ai décidé d’aller demander de l’aide pour soigner mes plaies. Je prenais ma tête dans les mains pour tenter d’ouvrir les yeux. Je suis ainsi arrivé à l’hôpital de Kibuye. C’est là que j’apprends la prise de Kigali par le FPR.

J’ai voulu franchir la porte de l’hôpital mais miliciens et militaires m’ont frappé sur tout le corps. Du sang giclait de mes tibias et de mes bras. Ils se moquaient de moi en disant que j’étais un inkotanyi[6] devenu fou.

Une infirmière, Tabita NYIRANTABA, leur a dit que j’étais le fils que son frère avec eu avec une prostituée tutsi. Elle m’a fait entrer dans l’hôpital, m’a donné des habits de ses enfants qui n’étaient pas à ma taille: je devais les attacher avec une ficelle. Elle m’a rasé les cheveux pour soigner mes blessures et m’a donné des médicaments. Le matin elle m’apportait à manger et je me réfugiait dans les toilettes. Le reste du temps, je restais sous la véranda de l’hôpital. Elle m’a ensuite confiée  des Interahamwe à qui elle donnait de l’agent: ils devaient veiller sur ma sécurité. 

La femme a négocié avec les militaires français: « J’ai un enfant à vous confier, leur dit-elle. Ils  m’ont conduit dans leur campement et leur ont remis un message de la part de la dame. J’ai dit que j’étais Tutsi. Le soir, ceux qui n’étaient pas blessés venaient me rendre visite. Une partie d’entre nous a été conduite au camp de Nyarushishi, en direction de Cyangugu. Quant à moi, ils m’ont conduit à Goma. Dans l’établissement où j’étais, ils y avait beaucoup de soldats des FAR[7] et des Interahamwe. Les militaires nous disaient qu’ils allaient nous mettre dans la tombe d’HABYARIMANA. 

En février 1995,  la Croix Rouge Internationale nous a conduit à Ruhengeri, dans un orphelinat. Je suis revenu chez nous en 1996. J’ai obtenu des informations concernant ma famille. Tous avaient été tués à l’église, au Home Saint-Jean, à Gitwa et Bisesero, comme la plupart de nos voisins. Ma grande soeur, emmenée vers le stade par les Interahamwe, avait été violée et tuée avec l’enfant qu’elle avait conçu.

Le témoin se met à pleurer. On attends de longues minutes dans un silence glaçant.

Le témoin remercie alors la Cour pour avoir eu l’idée d’organiser des procès. Il remercie Dafroza et Alain GAUTHIER pour être venus à lui et ainsi donner des informations sur Claude MUHAYIMANA. De poursuivre: « Je ne le connaissais pas mais j’entendais partout parler de lui comme de quelqu’un qui avait joué un rôle dans le génocide. On disait qu’il était venu à Kirambi avec KARARA. On disait qu’il transportait les Interahamwe. Les cadavres de Kibuye ont été enterrés dans une fosse, derrière l’hôpital. Sans Tabita, j’aurais été tué et jeté dans cette fosse. »

Monsieur le Président de la Cour, après un lourd et long silence, reprendra la parole pour bien établir la chronologie des faits. Aucune véritable question ne sera posée au témoin.

PS. J’ai tenu à rapporter quasiment in extenso le témoignage d’Innocent  à cause de son importance. Il a bouleversé beaucoup de monde dans la salle

 

Alain GAUTHIER

  1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[][]
  3. Ibid.[]
  4. Ibid. []
  5. Ibid.  []
  6. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[]
  7. FAR : Forces Armées Rwandaises[]

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