Procès Laurent BUCYIBARUTA. Mercredi 25 mai 2022. J13


Audition de monsieur Philippe NTETE, rescapé. En visioconférence du Rwanda.

Ce que je voudrais dire à la Cour, c’est que j’aurai un bref témoignage à lui donner. Ce que j’aurai à dire, ce sont les faits qui ont eu lieu et qui ont commencé le 7 avril 1994. C’était effectivement à l’aube de cette date du 7 avril 1994. J’ai allumé Radio Kenya. Cette radio a dit que le président du Rwanda, HABYARIMANA, ainsi que le président du BURUNDI, étaient morts. J’ai eu très peur et j’ai réveillé mon épouse.  Nous nous interrogions sur ce qui venait de se passer. J’ai allumé  Radio Rwanda et j’ai entendu qu’elle ne diffusait plus que de la musique classique. Ensuite, on a diffusé un communiqué qui appelait tous les Rwandais à rester chez eux jusqu’à nouvel ordre. C’était un mercredi, nous sommes donc restés à la maison.

Après, nous avons commencé à nous rendre derrière nos maisons et c’est ainsi que nous avons constaté que beaucoup de réfugiés commençaient à venir en provenance de la commune de MUDASOMWA, ainsi qu’ailleurs dans les environs de la ville de GIKONGORO. Le nombre a continué à augmenter jusqu’au samedi, qui, je crois, était un 10 avril. Ce jour-là, notre préfet Laurent BUCYIBARUTA a provoqué une réunion en présence du bourgmestre de la commune de NYAMAGABE, ainsi que du commandant de la gendarmerie qui s’appelait SEBUHURA. À l’occasion de cette réunion, le préfet Laurent BUCYIBARUTA a dit à tous les réfugiés qu’ils devaient descendre un peu plus bas à l’école technique de MURAMBI. Il leur disait qu’ils devaient se rendre là car il y avait plus de places et pour s’abriter. Ils seraient aidés., Mais les choses ne se sont pas passées comme on le leur avait dit.

À l’arrivée des réfugiés, j’étais présent, le bourgmestre SEMAKWAVU, ainsi que les conseillers de secteurs ont recensé les réfugiés secteur par secteur, dans le but de leur donner de l’aide. En réalité, c’était pour compter le nombre de ceux qu’ils allaient tuer. Après, ils ont commencé à tuer atrocement les gens, et ont coupé les tuyaux d’eau. Immédiatement, les barrières ont été érigées. Ils se sont mis à incendier les maisons des Tutsi et à manger leurs vaches. Ils se sont mis à tuer sur les barrières les Tutsi qui affluaient sur le camp de MURAMBI. À ce moment-là,  les massacres ont redoublé d’intensité. Ils ont tué les gens, les Tutsi de tout âge : les vieux, les adultes, les femmes, les enfants et même les bébés, sans épargner personne. Ils éventraient et tuaient aussi les femmes enceintes. Quand ça a commencé, ils tuaient des gens à des barrières, mais à MURAMBI même, ils ne les avaient pas encore tués. Sur le site, les gens ont commencé à mourir de faim et de soif. Les jeunes gens qui tentaient de sortir de là pour puiser de l’eau dans la vallée étaient aussitôt tués. Les massacres ont continué à être commis partout à des barrières.

Les trois dirigeants suprêmes de ces massacres étaient ceux qui dirigeaient à la préfecture. Je parle du préfet Laurent BUCYIBARUTA, du bourgmestre SEMAKWAVU, ainsi que du chef de la gendarmerie, SEBUHURA. Il y avait, en outre, les responsables des attaques dans chaque cellule. Par exemple, dans ma cellule, il y avait trois responsables de l’attaque : il y avait donc HAVUGA, Vincent de Paul NSABIYERA qui était responsable de la région sanitaire, ainsi que David KARANGWA qui était greffier comptable du tribunal du canton de NYAMAGABE. Il s’agit des personnes qui supervisaient les attaques dans la commune de MURAMBI où j’habitais.

Les attaques ont continué jusqu’au moment où sont arrivés des assaillants qui allaient tuer tous les réfugiés de MURAMBI. Je ne me souviens pas exactement de la date, probablement entre le 19 et le 21 avril. Durant cette nuit, vers 20H/21h je pense, ils ont encerclé tout le site de MURAMBI qui était immense,  et ils ont tué. C’était des Hutu qui portaient des feuilles de bananiers, et il y avait aussi beaucoup de gendarmes. Ils ont encerclé le site en très grand nombre. Ils avaient des lances et des machettes, des gourdins, des houes usées. Quant aux gendarmes, ils avaient des fusils. Mais je ne pense pas qu’il s’agissait uniquement des gendarmes de GIKONGORO car ils était tellement nombreux qu’ils pouvaient encercler le site.

Les Hutu qui avaient tué là-bas provenaient de toutes les communes voisines de NYAMAGABE, et ils étaient très nombreux. Les réfugiés ont essayé de se défendre avec des morceaux de briques car les travaux de cette école n’étaient pas terminés. Nous avons donc essayé de nous défendre. Mais nous n’avons pas pu le faire car ils nous avaient enlevé les armes que nous avions prises en fuyant. Ils nous avaient pris jusqu’au moindre petit bâton. Ils ont tué, tiré des balles, découpé et ce durant toute la nuit jusqu’au matin. Vers 8h, ils étaient toujours en train de tirer en cherchant ceux qui n’étaient pas complètement morts. Des jeunes élèves de l’école primaire avaient essayé de sauter pour s’enfuir, ils les ont débusqués. Les tueurs cherchaient des enfants avec des chiens qui portaient leur matériel de chasse. Ils ont tué, ils ont exterminé, et si je fais une estimation, environ quarante mille personnes ont péri ce jour-là. Nous autres, les rescapés de ce carnage, ceux que j’ai pu identifier sont au nombre de 6.

Les massacres ont continué, ils ont poursuivi les rescapés à CYANIKA, à GIKONGORO, ils ont continué à tuer. Ça a continué jusqu’à l’arrivée des militaires français et moi-même, j’ai été sauvé par ces derniers. Mais, ce que je dirai, ce qui m’a affligé et qui me tient à cœur, c’est que je me suis réfugié auprès des militaires français, et quand je leur ait dit que j’étais Tutsi et que je fuyais, ils ne m’ont pas laissé monter dans leur véhicule. Près de là, il y avait une barrière, et même si le jour ne s’était pas levé, si les tueurs Hutu étaient arrivés, ils m’auraient abattu sur place. Par contre, ils m’ont désigné un endroit à environ 200 mètres où se tenait un militaire français et ils m’ont dit que ce dernier allait me recevoir. Mais ils ne m’ont pas laissé rentrer dans leur véhicule et j’ai commencé à perdre confiance car ils m’avaient laissé dans un piteux état. Je ne portais qu’une couverture sur moi. J’ai essayé de me déplacer lentement et j’ai fini par arriver au militaire à la barrière. Ils m’ont aidé et m’ont donné des biscuits que j’ai mangés. Ils m’ont donné à boire, et j’ai senti la vie me revenir. Je dirai que, malgré tout, quoi qu’il en soit, ce sont les militaires français qui m’ont sauvé.

Un autre élément qui m’a brisé le cœur, c’est que lorsque je suis arrivé au camp, comme je comprenais un peu le français , ils m’ont pris avec eux pour me montrer un endroit où ils allaient secourir quelqu’un. Nous avons passé des barrières sur lesquelles se tenaient des tueurs et ils ne leur faisaient rien. Je me suis dit: « Mais ces militaires français qui viennent nous secourir, pourquoi ils n’empêchent pas les tueurs de nous tuer ? » Je me pose encore aujourd’hui cette question. Lorsque nous étions au camp, avec les militaires français, nous étions protégés. Nous étions deux catégories: il y avait des tueurs qui venaient de partout pour se rendre au camp en fuyant le FPR[1] et il y avait des rescapés. Nous avions peur, mais les militaires français nous ont gardés[2]. Ils nous ont déplacés pour nous conduire dans la zone du FPR, dans la préfecture de BUTARE.

Comme il le fait lors de chaque audition, monsieur le président va poser des questions au témoin.

Site de Murambi vu de la Préfecture.

 

Président : Où était votre maison par rapport à l’école et aux barrières ?

Philippe NTETE : Je vous remercie Monsieur le président. J’habitais près de ce site, où ils nous ont tué, à environ 300 mètres. En réalité, là où j’étais, il y avait deux barrières. Une était juste en face de l’entrée principale du site où nous étions, et l’autre barrière était érigée au centre de négoce de KABEZA. La barrière de KABEZA était effrayante. J’ai vu quelqu’un qui était mon voisin qui y a tué 99 personnes et qui le reconnait lui-même. Il manquait une personne pour qu’il ait tué 100 personnes. Je le connais très bien , il s’appelle Emmanuel NYIRIMBUGA. Ce massacre, il l’a commis à KABEZA. (NDR. Ce témoin devrait être entendu au cours du procès). Donc, ces deux barrières étaient situées près de mon domicile.  A la barrière située en face de l’école, on y a tué beaucoup de réfugiés.

Monsieur le président propose de projeter des photos qui sont au dossier D10384/74,75,80,82 et 84. Le témoin va être amené à les commenter.

Président : Vous nous confirmez que c’est bien la barrière de KABEZA ?

Philippe NTETE confirme.

Président : Où est-ce que vous habitiez par rapport aux barrières ? Aviez-vous une vue sur les barrières ?

Philippe NTETE : J’habitais en haut, près de ce bois sur la colline.

Président : Ça veut dire que vous aviez une vue d’un côté sur l’école et de l’autre sur la route qui menait à la barrière ?

Philippe NTETE : Je pouvais venir regarder, on ne m’avait pas encore pourchassé, puisque j’avais une femme Hutu. Mais beaux-frères étaient des tueurs.

Président : On va y revenir. De votre maison, vous voyez la route qui mène à GIKONGORO et à MURAMBI, ou bien il fallait vous déplacer pour voir ?

Philippe NTETE : En ce qui concerne la barrière de KABEZA, même si elle est située près de mon domicile, je devais descendre pour y jeter un coup d’œil. En ce qui concerne l’école, de chez moi, on a une vue claire.

Président (D10384/75) : Il y a des plots, et on indique que ces plots indiquaient là où il y avait la barrière. Est-ce que ça correspond ?

Philippe NTETE : C’est vrai.

Président (D10384/80) : photo d’une fosse commune Pour accéder à cette fosse, il faut prendre le chemin en direction du village de KABEZA. Pouvez-vous me dire si vous aviez connaissance de cette fosse ?

Philippe NTETE : La fosse, je la connais bien. C’est dans cette fosse qu’ils voulaient me jeter. Je sais même comment elle a existé et comment elle a été creusée. En réalité, cette fosse était une latrine qui avait été creusée par un certain ALPHONSE qui travaillait à l’Electrogaz (certainement Alphonse GASANA « BIHEHE », chef des Interahamwe – mentionné par Simon MUTANGANA). Il avait construit près de là une maison. C’était un trou très profond, qu’il avait fait creuser à l’époque.

Président : ALPHONSE était un tueur, un Interahamwe[3] ?

Philippe NTETE : C’était un Interahamwe de renom, il portait l’uniforme des Interahamwe. Il tuait aussi avec un fusil.

Président : Savez-vous ce qu’est  devenu ALPHONSE ?

Philippe NTETE : Il a fui avec les autres, j’ignore l’endroit où il se trouverait, que ce soit au CONGO ou ailleurs. Il était le chef des Interahamwe à GIKONGORO. Quand il a fait creuser cette fosse, c’est parce qu’il savait ce qui allait arriver.

Président : La fosse, c’était pour sa maison ou dans le but de tuer des Tutsi ?

Philippe NTETE : Cette maison qu’il construisait, il ne l’a pas terminée et il n’allait même pas l’habiter puisqu’il avait construit ailleurs. Je pense que c’était pour leurrer les gens et quand il a fait creuser cette fosse, il savait pourquoi.

Président (D10384/82) : C’est la vue de la route pour aller à GIKONGORO, donc la vue opposée par rapport aux précédentes photos. Reconnaissez-vous cette photo ?

SOS Village Enfants aujourd’hui.

Philippe NTETE : Je reconnais cet endroit. Je pense qu’il y avait un établissement que l’on appelait SOS Village Enfants.

Président : Est-ce que le village SOS Enfants était sur cette route entre la barrière de KABEZA et GIKONGORO ?

Philippe NTETE : Je crois que c’est ça.

Président (D10384/84) : Vue sur la barrière de GAHUNZIRE, à l’entrée de l’école de MURAMBI. On voit sur le côté une route qui va à KADUHA.

Philippe NTETE : Oui je vois bien l’endroit.

Président : Pouvez-vous confirmer qu’il y avait bien une barrière à cet endroit ?

Philippe NTETE : Je peux peut-être me tromper de quelques mètres, mais c’était par là.

Les parties  n’ont pas d’observations à faire.

Sur questions du président, le témoin confirme qu’il habitait là depuis longtemps, qu’il était marié à une femme hutu originaire de l’endroit et qu’ils avaient trois enfants.

Président : Comment ça s’est passé pendant la période du génocide ? Vous êtes toujours restés ensemble ou vous avez dû vous séparer à un moment ?

Philippe NTETE : Le samedi, le 9 avril, lorsque les réfugiés sont venus à MURAMBI, c’est à ce moment-là que j’ai commencé à avoir peur. J’ai demandé à mon épouse ce qu’il y avait lieu de faire. Elle m’a dit que ses frères allaient nous protéger. Le lendemain, le dimanche le 19 avril, tous les Hutu de cette colline ont tenu une réunion près de mon domicile. Mes beaux-frères ont dit à mon épouse qu’il n’était pas prudent que j’aille à cette réunion. Après un certain temps, ils ont envoyé des hommes me demander d’aller à la réunion. J’ai eu très peur mais finalement j’ai pris mon courage à deux mains, une arme, ma machette, et je suis moi aussi parti. Je me suis tenu debout près d’eux. Ils se sont scindés en deux groupes, soi-disant pour lutter contre l’arrivée des Inkotanyi[4]. Moi aussi, j’ai été placé dans une équipe mais je les voyais murmurer entre eux et j’ai eu très peur. J’ai su qu’ils étaient en train de dire qu’il fallait me tuer. Le soir, j’ai participé à la ronde: je marchais derrière eux. Partout où nous arrivions, nous voyions qu’ils étaient en train de manger les vaches des Tutsi qu’ils avaient tuées. Ils transportaient des tuiles des maisons de Tutsi qu’ils avaient déjà incendiées. J’ai eu peur et j’ai voulu courir mais j’étais confiant à cause de la présence de mes deux beaux-frères. Nous sommes retournés dans le centre de négoce de KABEZA.. J’ai vu SEBUHURA qui tenait une réunion. Il était en train de gronder les participants en leur disant qu’ailleurs on avait « travaillé » et en leur demandant pourquoi ils n’avaient pas encore « travaillé ». J’étais le seul Tutsi. Sur cette colline, aucun autre Tutsi ne vivait, hormis deux vieilles femmes qui avaient survécu aux massacres de 63/64, génocide qui n’a pas été reconnu.

Sur toute la colline que vous avez vu en photo, il n’y avait que moi et les deux vieilles veuves qu’ils ils avaient tuées dont ils  avaient pillé les biens et réparti leurs récoltes.  En réalité, je faisais confiance à mes beaux-frères, c’est-à-dire à la famille de ma femme. Ce jour-là, à la tombée de la nuit après la réunion tenue par SEBUHURA, ils étaient trop nombreux, ils se sont tous retournés pour me regarder. L’un des responsables des attaques, HAVUGA Frodouald, qui fut sous-préfet, m’a appelé seul et il m’a dit:  « Va là-bas dans la maison d’ALPHONSE et vois si à l’intérieur il y a des Inkotanyi ». En réalité, il m’orientait là-bas pour qu’on me tue et me jette dans la fosse. Un Hutu m’a menacé de sa machette; j’ai manié aussi la mienne pour lui faire peur. De là, j’ai pris mes jambes à mon cou et j’ai couru. Ils se sont précipité à mes trousses  mais j’ai été plus rapide qu’eux. J’ai couru pour me rendre à MURAMBI sans regarder en arrière. Je suis passé par l’autre versant, pas par la barrière.

Président : Ça se situe combien de jours après l’attentat ?

Philippe NTETE : L’avion a été abattu le 6 avril, et ceci s’est produit aux alentours, entre le 10 et le 20, lorsque qu’ils sont venus exterminer tous les réfugiés.

Président : Vous avez dit que vous connaissiez le préfet, dans quelles circonstances l’aviez-vous rencontré avant le génocide ?

Philippe NTETE : Avant l’éclatement de la guerre, il faisait des réunions ordinaires avec la population et je le voyais. Je l’ai rencontré à la réunion qui s’est tenue à TABA. À l’époque, c’était une réunion ordinaire de la population qui parlait du développement et de la sécurité.

Président : Qu’est-ce qu’on disait à propos de la sécurité ?

Philippe NTETE : Le préfet BUCYIBARUTA disait aux gens comment ils allaient assurer leur sécurité et à ce moment-là, le multipartisme avait commencé. Il y avait le brouhaha des partis politiques.

Président : À ces réunions, on parlait des Inkotanyi[5] ou des Inyenzi[6] ?

Philippe NTETE : Non, c’était avant.

Président : Cette réunion avant le génocide à TABA, c’était combien de temps avant le génocide ?

Philippe NTETE : Le préfet de GIKONGORO venait à peine d’arriver, c’était pour se présenter à la population.

Président : Quel était son comportement, comment se présentait-il à la population ?

Philippe NTETE : En réalité, le préfet BUCYIBARUTA était quelqu’un de bien, c’était un homme qui avait un bon comportement.  Nous avions tous voté pour lui.

Président : C’est un homme en qui on avait confiance ?

Philippe NTETE : Beaucoup beaucoup, c’était un homme très bien avant.

Président : Pendant le génocide, avez-vous eu l’occasion de voir le préfet ?

Philippe NTETE : Non, nous ne nous sommes jamais rencontrés. À ce moment-là, je ne voulais pas me déplacer là ou des réunions se tenaient car j’avais peur.

Président : À un moment, vous parlez d’arrivée de réfugiés très nombreux qui sont allés dans les écoles de GATYAZO. Que sont ces écoles ? Elles sont catholiques, elles dépendent de la cathédrale ?

Philippe NTETE : Oui, les gens sont venus de MUDASOMWA , et ils avaient trouvé refuge à l’évêché. C’est l’évêque qui avait dit aux gens d’aller à ces écoles-là car leur nombre ne permettait pas de leur trouver de la place dans la cathédrale.

Président : Ces écoles sont à côté ?

Philippe NTETE : Elles sont juste à côté.

Président : Ces écoles sont près de chez vous ou loin ?

Philippe NTETE : On les voit d’en face. Lorsqu’on revient sur notre colline, là où je vous ai montré, c’est par là.

Président : Étiez-vous allé dans ces écoles ou avez-vous entendu ce qui se passait là-bas ?

Philippe NTETE :  nous étions nombreux sur cette colline et nous voyions en face de nous ces réfugiés qui se trouvaient dans les écoles. C’était tellement près que nous pouvions même entendre les vox des gens qui s’y trouvaient ?

Président : Avez-vous souvenir d’instructions données à ces gens dans ces écoles ?

Philippe NTETE : Les instructions données à ces gens étaient de descendre vers l’école de MURAMBI, qui était un grand établissement. Le nombre de réfugiés allait progressivement croissant, ils étaient très nombreux. On leur disait que c’est à MURAMBI qu’ils allaient recevoir de l’aide et que d’ici-là on n’allait pas les tuer car Laurent BUCYIBARUTA était quelqu’un de bon.

Président : Comment savez-vous que c’est Laurent BUCYIBARUTA qui parlait ?

Philippe NTETE : Nous étions là et tout le monde disait qu’une réunion du préfet à ces réfugiés allait se tenir.

Président : Dans vos déclarations, une fois aux enquêteurs du TPIR[7] et une fois aux gendarmes français, il a indiqué qu’on avait utilisé un mégaphone, est-ce le cas ?

Philippe NTETE : Oui, ils étaient nombreux, le mégaphone était utilisé.

Président : Pouvez-vous nous décrire comment les gens réfugiés à l’école se sont réfugiés à MURAMBI ?

Philippe NTETE : Ils étaient en deux files indiennes très longues, les gendarmes qui marchaient sur le côté les avaient alignés tels des écoliers. Les derniers étaient toujours à l’école au moment où les premiers étaient déjà arrivés à MURAMBI.

Président : Vous souvenez-vous du jour où ça s’est produit ?

Philippe NTETE : Le 10 avril.

Président : Souvenez-vous d’autres fois où on aurait pu utiliser des mégaphones ?

Philippe NTETE : De ma cachette, j’ai eu à entendre le mégaphone dire aux gens d’avoir du courage et du zèle pour se débarrasser de l’ennemi.

Président : Saviez-vous qui utilisait ce mégaphone ?

Philippe NTETE : Beaucoup de gens s’en servaient. Le mégaphone ne permet pas de bien reconnaitre la voix.

Président : Je rappelle que la première fois que vous êtes entendu, c’est en 1996 par les enquêteurs du TPIR. Vous aviez dit que vous aviez entendu le préfet et le bourgmestre SEMAKWAVU dire aux Hutu qu’ils soient courageux et qu’ils exterminent tous les ennemis, qui sont les Tutsi.

Philippe NTETE : Ils faisaient le tour des barrières.

Président : Quand vous êtes entendu par les gendarmes français en 2014, vous dites : « Non il faut rectifier, le mégaphone n’a été utilisé qu’une fois. Comme je viens de le dire, qu’une fois le 10 avril pour les réfugiés de l’école de GIKONGORO. En ce qui concerne ce que j’avais raconté pour la date du 12 avril, le préfet et le bourgmestre étaient en contact avec les groupes de Hutu mais ils parlaient sans mégaphone. J’ai pu voir leurs déplacements mais je n’étais pas avec eux pour témoigner de leur discussion. J’imagine qu’ils les sensibilisaient à éliminer les Tutsi. Lorsque j’ai été entendu en 1996, c’était encore chaud dans ma tête, et ce n’était pas la pure vérité, j’étais traumatisé ».

Philippe NTETE : Oui, c’est exact. À ce moment-là, quand nous étions interrogés, les rescapés pouvaient raconter des choses comme s’ils avaient été témoins alors qu’ils les avaient entendues. Nous étions encore perturbés au niveau de la tête, nous n’étions pas encore sûrs que nous allions survivre. Pour ce qui concerne le mégaphone, il aurait été utilisé mais je ne confirme pas que c’est Laurent BUCYIBARUTA ou SEMAKWAVU qui l’ont utilisé. Ce que je confirme est que lorsque le génocide était en train d’être perpétré, le préfet, le bourgmestre et le commandant circulaient à des barrières quand les massacres ont eu lieu, ils y portaient main forte.

Président : Pouvez-vous nous dire combien de fois vous avez vu, vraiment vu, le préfet à des barrières et quelles barrières ?

Philippe NTETE : À MURAMBI je ne me suis pas approché de la voiture mais nous pouvions voir la voiture du préfet, celle du bourgmestre ainsi que la Jeep du commandant passer par la barrière. C’est d’ailleurs ce véhicule qui la plupart du temps passait par-là.

Président : Pouvez-vous nous décrire la voiture du préfet ?

Philippe NTETE : Si ma mémoire est bonne, c’était une 305 ou 304 de couleur blanchâtre.

Président : Quand avez-vous rejoint le camp de MURAMBI ?

Philippe NTETE : Je suis arrivé avant, tout au début, quand les réfugiés venaient de GATYAZO. J’apportais du thé à ma sœur et à mon beau-frère que je ne trouvais pas parmi ces réfugiés-là. Le thé, je l’ai donné à d’autres gens même s’ils n’ étaient pas là car je ne les trouvais pas. Je suis retourné chez moi

Président : Que pouvez-vous nous dire des conditions de vie à MURAMBI ?

Philippe NTETE : Beaucoup de gens, des enfants, commençaient déjà à mourir de faim et de déshydratation. Ils ont été enterrés sur place. On avait coupé l’eau. Personne ne pouvait aller acheter de quoi cuisiner à la boutique tout près. Un seul homme courageux, Samson GASARAZI, permettait aux gens de se nourrir.

Président : Vous avez aussi indiqué dans votre déclaration que des gens sont morts de maladies. Il y avait la possibilité de recevoir des soins à MURAMBI ?

Philippe NTETE : Beaucoup sont morts de maladies : dysenterie, malaria… Certains sont arrivés malades et sont morts sur place

Président : Vous souvenez-vous si, avant l’attaque, il y a eu des fouilles à l’école de MURAMBI ?

Philippe NTETE : Nous nous défendions des attaques avec des morceaux de briques, presque tous les jours.

Président : Tout à l’heure vous aviez dit que vous aviez pris tous des morceaux de bois, de briques pour vous défendre. Est-ce que des gens sont venus prendre ces armes, ces bâtons ?

Philippe NTETE : J’ai vu cela le jour de l’arrivée, le samedi 10 avril 1994, les conseillers et le bourgmestre sont passés par ces gens, ils on tout pris: bâtons, machettes, même les cannes des vieux. C’est à ce moment-là qu’on a ordonné qu’on se regroupe secteur par secteur.

Président : S’agissant des attaques, vous avez dit qu’il y a eu une grande attaque mais il y a eu des attaques avant. Vous aviez indiqué dans des dépositions que vous ne vous rappeliez pas s’il y avait des autorités (D10665).

Philippe NTETE : Je pense que c’était le colonel SIMBA[8] car il venait souvent.

Président : Où est-ce que vous avez vu le colonel SIMBA ?

Philippe NTETE : Cette nuit-là, personne ne pouvait voir. J’ai reconnu aussi certains visages de gendarmes de GIKONGORO.

Président : S’agissant de gendarmes, souvenez-vous combien de gendarmes étaient chargés de garder, de protéger les réfugiés à MURAMBI ?

Philippe NTETE : Il n’y avait pas de gendarmes à MURAMBI.

Président : Vous n’en avez pas vu ?

Philippe NTETE : Non. Par contre, quand les gens venaient vers MURAMBI, il y avait des gendarmes tous les 10 mètres.

Président : S’agissant de votre famille, vous avez indiqué dans votre déposition que votre mère était morte à RWAMIKO. Vous avez perdu des frères et sœurs, notamment GATETE et ses enfants qui ont été tués à MATA. C’est là où il y avait une usine à thé ?

Philippe NTETE : Oui.

Président : Pouvez-vous nous raconter la mort de vos parents ?

Philippe NTETE : Normalement, je suis originaire de cet endroit-là, de MATA. A GIKONGORO, j’étais venu pour des raisons professionnelles. Donc, ils ont été tués et ont perdu la vie dans notre localité natale. Ma soeur avait épousé un homme de KIBEHO. Elle a été tuée en même temps que toute sa famille, son époux et ses enfants ont été tués  dans l’église de KIBEHO.

Président : Qu’est-ce que vous avez appris ?

Philippe NTETE : J’ai appris ce qui s’était passé à KIBEHO après la guerre quand je cherchais à savoir.  Ce sont des rescapés de là qui me l’ont dit.

Président : Quand vous étiez à MURAMBI, est-ce qu’on parlait déjà de ce qui s’était passé à KIBEHO?

Philippe NTETE : Oui, on en parlait et c’est là que des massacres d’une grande envergure ont été commis, les premiers supervisés par Damien BINIGA, sous-préfet de MUNINI.

Président : Si j’ai bien compris vos déclarations, vos trois enfants ont survécu ?

Philippe NTETE : Oui.

Président : Donc, ils ont été caché par votre belle-famille, la famille de votre épouse ?

Philippe NTETE : Mon beau-père qui est allé habiter à la région du BUGESERA avait épousé une autre femme mais ma belle-mère était une vieille femme qui habitait là-bas à MURAMBI et j’étais là avec cette belle mère qui avait vieilli. Cette vieille n’a eu de cesse à les protéger ainsi que ma femme, elle leur donnait de l’argent pour qu’on ne les tue pas. Mais tous les jours, il y avait des attaques jusqu’au moment où mon beau-père revienne de BUGESERA et quand il est arrivé il a demandé à mes enfants de qui ils étaient, ils ont répondu qu’ils étaient de ma femme. C’était un homme courageux que tout le monde craignait sur la colline lorsqu’il en habitait toujours et il a dit que quiconque allait tuer les enfants il les tuera aussi.

Président : Vous avez dit que parmi vos beaux-frères, certains étaient des tueurs ?

Philippe NTETE : Ils étaient des tueurs de renom.

Président : Est-ce que vos beaux-frères ont participé à l’attaque de MURAMBI ?

Philippe NTETE : Oui, beaucoup, beaucoup.

Président : Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose ?

Philippe NTETE : Je voudrais ajouter ceci à ma déclaration : ceux qui nous ont fait du tord se trouvent dans tous les pays, y compris dans le vôtre, en Europe. Ils nous ont fait beaucoup de mal alors que nous étions des frères. Ce que je vous demanderai, honorable monsieur le président et vous autres honorables, c’est qu’il y ait une vraie justice qui rétablisse les gens dans leur droit. Je demanderai que toute la communauté internationale dans son ensemble fasse tout ce qui est dans son pouvoir pour contrecarrer ce génocide.

QUESTIONS :

Assesseur 3 : Vous avez parlé d’un certain Alphonse, pouvez-vous nous donner son nom ? Et est-ce qu’il travaillait pour Électrogaz ?

Philippe NTETE : Je me rappelle juste  son prénom, je me souviens juste qu’il était électricien.

Assesseur 3 : Un électricien n’est pas susceptible d’intervenir sur des canalisations d’eau ?

Philippe NTETE : Alphonse était électricien et le plombier s’appeler François.

  • QUESTIONS DES PARTIES CIVILES :

Me TAPI : Tout à l’heure, vous avez dit que le préfet circulait d’une barrière à une autre avec le bourgmestre et le commandant de gendarmerie : est-ce que vous avez une idée de ce que le préfet faisait à chaque barrière ?

Philippe NTETE : Ce que je pense, même si je n’y étais pas physiquement, ce qu’il disait c’était d’intensifier les tueries. S’il avait dit aux gens d’arrêter, ils auraient arrêté, mais au contraire partout où il passait, les massacres s’intensifiaient.

Me TAPI : A vous entendre, le préfet circulait librement sans être inquiété. Dans le contexte qui était le vôtre, pouvait-on s’imaginer que le préfet pouvait circuler sans s’inquiéter, est-ce que c’était lié à sa qualité d’autorité ?

Philippe NTETE : Vous parlez de tranquillité? Non, car personne n’était tranquille vu les temps dans lesquels nous vivions. Même les tueurs n’étaient pas tranquilles.

  • QUESTIONS DU MINISTÈRE PUBLIC :

Pas de question.

 

  • QUESTIONS DE LA DÉFENSE :

Me LÉVY : Je voudrais être sûr de vos déclarations : sommes-nous d’accord pour dire que vous- même n’avez pas vu le préfet Laurent BUCYIBARUTA ?

Philippe NTETE : Pendant le génocide, non, je ne l’ai pas vu et j’ai seulement vu passer le véhicule.

Me LÉVY : Vous aviez dit qu’aux alentours du 10 avril, vous avez participé à des rondes, puis vous avez été identifié comme Tutsi, vous avez cherché à rejoindre l’ETO [9] de MURAMBI, vous avez été pourchassé par des personnes qui voulaient vous tuer et vous avez réussi à atteindre l’école de MURAMBI. Est-ce qu’on est d’accord, qu’à ce moment là, vous êtes protégé à l’école de MURAMBI de ceux qui veulent vous tuer ?

Philippe NTETE : Je me suis mis avec les autres et nous avons essayé de nous défendre, nous savions tous que nous allions mourir.

Me LÉVY : On est d’accord pour dire que quand vous arrivez à MURAMBI, vous échappez à des personnes qui veulent vous tuer ?

Philippe NTETE : Oui.

Me LÉVY : Et qui vous protège au moment où vous arrivez à MURAMBI ?

Philippe NTETE : C’est un chemin de croix, par les buissons, par la forêt, par les cours d’eau, les maisons en ruine ou en construction, ça a été un chemin de croix que je ne peux pas raconter.  

Me LÉVY : J’aimerais juste rajouter : lecture de D10375/5.

Vous souvenez-vous maintenant d’avoir été protégé par les gendarmes ?

Philippe NTETE : Au début, les gendarmes circulaient sur le site mais après ils sont partis.

 

Audition de madame Hildegarde KABAGWIRA, rescapée. Partie civile.

« En 1994, j’habitais la préfecture de GIKONGORO, je travaillais dans le Projet de Développement Agricole de GIKONGORO (PDAG). À l’époque, j’avais mon mari, trois enfants et j’étais enceinte. Mon mari s’appelait KALISA François et travaillait avec moi au PDAG. Il était orphelin, son père ayant été tué dans un génocide qui n’a jamais été reconnu en 1963. Mon beau-père a été tué le jour de Noël en rentrant de la messe avec mon mari à ses côtés. KALISA vivait toujours avec cette blessure qui ne le quittait pas. Les gens le narguaient en le qualifiant de « méchant » car il avait vu mourir son père. Après l’assassinat de mon beau-père, on a détruit leur maison, on a mangé leurs vaches. On leur a fait subir les pires traitements que l’on peut imaginer. Les tueurs, nos voisins, n’ont jamais été sanctionnés.

En 1973, mon mari a été renvoyé de l’école, victime du fait d’être Tutsi, sans qu’il n’ait commis aucun autre fait répréhensible. Il a eu la chance, après 1973, et après la prise du pouvoir par HABYARIMANA, d’être réadmis à l’école. Il a étudié mais quand il est arrivé en 5ème année du secondaire; il a été de nouveau renvoyé. Il a essayé d’entrer à l’armée de l’époque mais il venait à peine d’y passer un an et demi qu’il a été renvoyé. J’ai commencé à travailler au PDAG et je l’ai rencontré. Nous sommes devenus collègues puis nous nous sommes mariés. Il me racontait tout le temps son chagrin. »

Le témoin rappelle alors la politique des quotas qui éloignait la plupart des Tutsi de l’école et des métiers de l’administration. Elle évoque ensuite l’attaque du FPR[10] en octobre 1990. Dès lors, leurs collègues ne leur parlaient plus. Cette ambiance a duré jusqu’en 1993. Puis de parler de l’assassinat du responsable de la CDR[11], BUCYANA, en plein jour, à MBAZI, tout près de BUTARE. C’était en février 1994. Le mari du témoin est soupçonné d’avoir informé les tueurs sur les déplacements de la victime.

« Nous avons continué à vivre cette  mauvaise vie jusqu’à l’annonce de la chute de l’avion du président HABYARIMANA, que nous avons apprise un jeudi à l’aube. La peur avec laquelle nous vivions depuis plusieurs années s’était accentuée et nous nous demandions ce que nous allions faire. Nous sommes restés sur place ne sachant pas quoi faire. Le vendredi matin, nous avons vu les maisons brûler et les Tutsi partir avec le bétail et les enfants. Nos proches parents sont venus à la maison en nous disant qu’ils étaient dans un camp à MURAMBI et en demandant de quoi manger et des couvertures. Ils nous demandaient de venir à MURAMBI, mais nous avons refusé, les événements n’ayant pas encore atteint GIKONGORO. Le vendredi soir, un communiqué radiodiffusé a fait état que les gens pouvaient sortir faire des courses. J’étais vétérinaire, le samedi était jour de marché et comme à l’accoutumée les bouchers m’ont demandé d’aller examiner la viande. Je suis partie tôt le matin en motocyclette. Je suis arrivée à la place du marché, à environ 2km de chez moi. J’ai trouvé que la situation n’était plus la même, que les gens me criaient dessus, les bouchers n’ont été d’aucune aide. Les gens du marché ont continué à m’intimider en me désignant comme Inyenzi[12].

J’ai alors aperçu la voiture du préfet qui passait. Il s’est arrêté.  À cette époque, j’étais la seule femme à GIKONGORO qui roulait en moto. Il m’a demandé ce qui se passait. Je lui ai expliqué que j’étais vétérinaire et que je devais examiner la viande. Il m’a dit : « Tu n’as pas entendu ce que la population a dit ? Elle ne veut pas de toi, rentre. » Il m’a demandé où j’habitais. Je lui ai dit que j’étais de chez KALISA, mon mari. Il m’a dit que je devais demander à ma famille d’aller à MURAMBI où ils allaient assurer notre sécurité. Je suis tout de suite rentrée et mon mari a dit que j’étais chanceuse d’être en vie. Nous n’avons pas passé la nuit à la maison. J’habitais une colline où tous étaient Tutsi, sauf un voisin. Nous avions tous peur et nous avons tous passé la nuit dans les brousses. J’étais enceinte et j’ai souffert de dormir en dehors de la maison.

Un voisin nommé GATERA et sa femme ont tenté de chercher des solutions pour que je cesse de dormir dehors et sont allés demander des conseils à un prêtre ami de la famille.. Cette femme avait un frère qui travaillait à l’Economat général de BUTARE. Le prêtre a accepté de nous prendre dans sa chambre. Mais nous ne sommes pas restés longtemps car nous avons été obligés de quitter cet endroit. On avait dit à tout le monde d’aller à MURAMBI. Il a été su que nous aussi nous étions chez le prêtre et de nouveau il y a eu une autre intervention du préfet: on nous a chassé de là.

Nous sommes toutefois restés là, ne sachant pas où nous rendre, aucun Tutsi habitant notre colline n’était encore allé à MURAMBI. Notre vieux voisin Hutu nous a avertis que nous allions être attaqués et nous avons décidé de nous protéger et d’aller dormir quelque part dans notre maison en construction tout près de là.  Elle était grande, tous les Tutsi de la colline y ont passé la nuit. Vers l’aube, alors que le jour allait se lever, l’attaque est arrivée et on nous a lancé des grenades. Parmi les blessés de cette attaque, il y avait ce voisin qui était gravement touché au ventre. Un un ami  locataire avait un tibia cassé en deux. Nous avons attendu que le jour soit levé. Le préfet Laurent BUCYIBARUTA et son fils sont venus chez nous. Le préfet nous a demandé pourquoi nous n’avions pas rejoint les autres à MURAMBI. il m’a demandé où était mon mari: il le soupçonnait d’avoir lancé lui-même les grenades. Nous tentions d’expliquer ce qui s’était passé mais nous voyions qu’ils ne voulaient rien entendre. Il a fallu réfléchir à comment transporter les blessés à l’hôpital, car nous n’avions personne pour conduire. Nous avons finalement trouvé quelqu’un pour les emmener à l’hôpital de KIGEME.  Nous sommes arrivés à l’hôpital de KIGEME et là encore, on envoyait des réfugiés à MURAMBI. L’hôpital était rempli de malades et de réfugiés. Les blessés étaient trop gravement atteints, il fallait les transporter à BUTARE. Le préfet Laurent BUCYIBARUTA était là mais je ne sais pas ce qu’ils ont dit avec le directeur.

Nous sommes partis à bord d’une ambulance. Arrivés vers un rond-point, j’ai vu une camionnette remplie de gendarmes qui me connaissaient en ma qualité de vétérinaire.  Même s’ils me connaissaient, ils ne s’étaient jamais imaginés que j’étais Tutsi. Le capitaine SEBUHURA était là. Je l’ai supplié de nous venir en aide car ma maison brûlait. Il m’a dit que selon les informations qu’il avait, c’était le domicile de KALISA qui brûlait. Quand je lui ai appris que KALISA était mon mari, il a été étonné et surpris, comme s’il avait été attristé que mon domicile brûle.. Tout cela s’est passé avant 11 heures.

Par hasard, j’ai vu arriver Laurent BUCYIBARUTA et s’entretenir avec SEBUHURA. Ce dernier a dit que je pouvais partir avec les gendarmes. Je suis montée avec eux et ils m’ont déposée chez moi. Nous sommes arrivés près de la maison et ils ont vu que mon domicile brûlait. Je me suis rendue chez Damien, mon voisin Hutu, en trompant la vigilance des gendarmes et je lui ai demandé ce qui était arrivé aux personnes qui étaient dans ma maison. Il m’a dit que tous étaient allés à MURAMBI et que mon mari était allé ailleurs. Je suis restée jusqu’à que tous soient partis. Moi aussi, j’ai voulu savoir comment aller à MURAMBI, car pour moi, arriver à MURAMBI, c’était comme arriver au paradis. J’ai essayé d’aller à MURAMBI, mais j’ai échoué.

Je me suis rendue sur la route asphaltée et j’ai trouvé le chef du PDAG, RUHIGANA Vénuste, dont l’épouse était Tutsi. Ils se sont arrêtés tout de suite, et m’ont demandé ce que je faisais là. Il m’a  fait monter dans le véhicule m’a conduite jusqu’à BUTARE à KARUBANDA. Je me suis installée chez des amis, et j’y ai passé une nuit. Mais ils m’ont dit qu’ils ne pouvaient pas m’héberger davantage car j’étais une Inyenzi. Je suis allée à l’hôpital de BUTARE voir les malades déposés la veille et j’ai vu qu’ils avaient été accueillis et recevaient des soins. J’ai décidé de rester là. »

Le témoin va errer dans la ville de BUTARE pour arriver à la CARITAS où des jeunes vont l’aider à se faire établir une carte d’identité avec la mention « Hutu ».

Le témoin va alors raconter longuement son retour à GIKONGORO, au milieu des embûches. Elle doit éviter les nombreuses barrières érigées sur son chemin.

Madame KABAGWIRA revient sur un épisode dont elle a oublié de parler. Lors de son séjour à BUTARE, enceinte, elle avait pris la décision d’aller revoir son gynécologue, Sosthène MUNYEMANA[13]. Cela ne s’est pas bien passé. Elle s’est alors rendue là où le médecin avait l’habitude de recevoir ses patients. « Je l’ai attendu naïvement avec d’autres patientes, pensant qu’il allait nous soigner comme d’habitude. Mais nous avons été surprises car, quand il est arrivé, il n’était pas comme avant: il portait une arme à feu au niveau de sa cuisse et nous a demandé ce que nous faisions là. Il nous a demandé de partir et il est ressorti en prenant un objet qui ressemblait à un fusil. »

Arrivée chez un certain KUBITO Pie, son hôte lui a dit comment KALISA avait été battu à la brigade. Ses dires confirmaient ce que sa sœur lui avait raconté. « Je vous rappelle que mon mari avait été emmené par Laurent BUCYIBARUTA. Un jeune homme, Anastase, nous a révélé aussi avec beaucoup d’enthousiasme  comment on avait tué à MURAMBI, comment la tête de mon mari avait été mise à prix ».

Après un véritable chemin de croix qui va durer de longues semaines, Hildegarde va finalement pouvoir rejoindre une partie de sa famille à KIGALI. Le 2 octobre, elle va donner naissance à DARIUS, le fils qu’elle avait porté pendant tout le génocide. Elle restera là jusqu’en mars 1995. Elle ne reprendra son travail qu’en août de la même année.

« Mon enfant a grandi et me posait des questions. Dans un premier temps, c’est moi qui était perturbée. Aujourd’hui, cet enfant est en train de vivre le génocide. Ce jeune homme de 28 ans est fort perturbé. Je ne lui suis d’aucune aide. Il me demande comment sont morts mes autres enfants. Je lui explique comment est mort son papa. Nous vivons dans un chagrin perpétuel. »

Suivra la série traditionnelle des questions. Le témoin rapporte ce qu’on lui a dit de la mort de son mari. Elle cite le nom de ses enfants et des personnes de sa famille qui ont trouvé la mort à MURAMBI.

D’évoquer aussi, sur questions du président, la connaissance qu’elle avait du préfet.

Le président: Vous aviez confiance en lui ?

Madame KABAGWIRA: Nous n’avions confiance en personne qui faisait partie du MRND, c’était le parti au pouvoir. Depuis l’attaque du FPR, ils nous avaient montré de quel côté ils étaient. Les Tutsi n’étaient pas vus d’un bon œil.

Le Président : vous saviez que le préfet avait une épouse Tutsi ?

Madame KABAGWIRA: : tous les hommes puissants du Rwanda avaient des épouses Tutsi et pourtant c’était des léopards. Même KAYIBANDA qui haïssait profondément les Tutsi[14] avait une femme Tutsi.

Le Président : si je comprends bien, les voisins Hutu que vous connaissiez bien sont venus vous attaquer?

Madame KABAGWIRA: : vous savez, au Rwanda on leur a longtemps enseigné à haïr les Tutsi, les voisins ont radicalement changé. Je ne pense pas que quiconque originaire de GIKONGORO aurait caché mon mari. À GIKONGORO, il y avait déjà eu un génocide pas reconnu par la communauté internationale en 1963.

Le Président : vous dites qu’en 1963 des gens sont tués dans le cadre d’un génocide « non reconnu » comme vous l’appelez et ces gens-là n’ont jamais été punis ?

Madame KABAGWIRA: c’est ce que je dis. J’ai dit que même mon beau-père a été tué en plein jour après la messe. Il n’a pas été le seul, beaucoup ont été tués. C’était un jour de Noël.

Le Président : vous avez été caché par un prêtre dans une église ?

Madame KABAGWIRA: : oui. Il s’appelait Irénée NYAMWASA, il était Tutsi. Il est mort. On dit qu’il a été dénoncé par l’évêque MISAGO[15].

Le Président : pourquoi la tête de votre mari a été mise à prix, il avait un rôle particulier?

Madame KABAGWIRA: : jusqu’à aujourd’hui, si vous avez la chance d’auditionner des témoins de la ville de GIKONGORO, on vous dira que KALISA était détesté par les Hutu mais je ne sais pas pourquoi. Le capitaine SEBUHURA le haïssait beaucoup. Au point où KALISA pensait que ce serait le seul à mourir et que nous survivrions. Je pense que c’est parce qu’on avait tué son propre père devant ses yeux qu’on disait qu’il était méchant. Alors que ceux qui avaient tué son père n’ont jamais été poursuivis, c’était nos voisins pendant toutes ces années. Je pense que c’est ces voisins qui faisaient de la propagande.

Le Président : je pense qu’à ce stade, il me semblerait utile que je puisse donner la parole à l’accusé pour entendre ce qu’il a à dire.

Réaction de Laurent BUCYIBARUTA : je viens d’écouter  le récit du témoin et j’ai étendu certaines choses. D’abord elle a utilisé un mot qui convient à une citation qu’elle a vécue : un chemin de croix.  Pour une dame enceinte et qui a vécu beaucoup d’évènements et a entendu beaucoup de choses depuis longtemps,  je comprends qu’elle le désigne ainsi. Je souhaite qu’elle puisse être aidée.

Elle relate des événements ou des faits dont j’ai eu connaissance et c’est pourquoi dans un souci de clarté, je voudrais apporter des précisions concernant le transfert des blessés qui étaient dans la grande maison de son mari. C’est moi qui les ai conduits à l’hôpital de KIGEME où ils ont été pris en charge par le docteur.

Pourquoi suis-je allé dans cette maison? C’est parce qu’à mon domicile quelqu’un a téléphoné pour dire qu’il y avait un lancement de grenade non loin du rond-point de GIKONGORO. Comme j’ai été sollicité, j’y suis allé avec un gendarme, j’y suis allé moi-même et j’ai conduit les blessés à KIGEME car ils étaient dans un état grave. Je n’ai pas posé de questions sur les grenades car la personne qui avait téléphoné n’a pas dit qui avait lancé la grenade. Le docteur m’a demandé de trouver un véhicule pour emmener les blessés à BUTARE et il m’a promis de les accompagner avec un véhicule que j’ai réquisitionné.  J’ai demandé au major Christophe de me donner des gendarmes.

Je n’ai jamais conduit son mari à la brigade car dans mon existence, dans mes fonctions de préfet, je n’ai jamais procédé à des arrestations. J’ignore si son mari a été conduit à la brigade.

Elle dit qu’elle a été logée à la paroisse de GIKONGORO par le curé? Il était curé de MUBUGA et est arrivé  à GIKONGORO pour se réfugier.  Madame le témoin a raconté son histoire comme elle l’a imaginée mais je ne peux pas m’empêcher de préciser les faits que je connais.

Madame KABAGWIRA:: je n’ai jamais dit qu’il était le curé de la paroisse.

Le Président : M. Laurent BUCYIBARUTA, vous connaissiez la partie civile et son mari ?

Laurent BUCYIBARUTA : je ne les connaissais, pas personnellement mais je les connaissais car il arrivait que j’emprunte un véhicule au PDAG et son mari était chauffeur. Une fois il m’a conduit. Je connais madame car elle est originaire du même endroit que moi.

Le Président : donc vous la connaissiez mais ne le montriez pas. La partie civile dit qu’elle vous a rencontré le 9 avril quand vous lui avez dit de se rendre à MURAMBI. Vous souvenez-vous de cet événement du 9 avril où vous lui auriez dit d’aller à MURAMBI ?

Laurent BUCYIBARUTA : Le 9 avril c’était un samedi, je ne connais pas d’évènement particulier mais le camp de MURAMBI a été ouvert le 10 et la décision a été prise le 10 au soir, donc je ne pouvais pas le dire si le site n’était pas ouvert aux réfugiés.

Le Président : Donc ceux qui parlent du 9 avril se trompent ?

Laurent BUCYIBARUTA: Oui.

Le Président : d’accord, je note simplement que vos souvenirs divergent.

Laurent BUCYIBARUTA hausse les épaules et reste silencieux.

Le Président au témoin : Vous avez eu l’occasion d’aller à Murambi, vous avez pu retrouver les traces de vos proches ?

Madame KABAGWIRA: Je ne me rappelle plus si c’était en 1995 ou 1996, à la première commémoration du génocide au Rwanda. À cette époque, on m’a donné un véhicule pour que j’y aille. Quand j’étais sur place, j’ai perdu la raison, je me suis évanouie. Cela m’est arrivé quand je suis arrivée dans la pièce où il y avait le corps des enfants. Je me suis octroyée un temps de repos et je ne suis plus jamais retournée à Murambi, j’ai eu peur d’y retourner. Je n’y suis retournée que vers 2006. Même aujourd’hui, quand j’y vais, je ne peux pas aller là où se trouvent les corps des enfants.

Le Président à l’accusé : quand est-ce qu’on vous prévenait quand on arrêtait des gens ? Avez-vous su si KALISA a été emmené à la brigade?

Laurent BUCYIBARUTA: KALISA est resté à la maison. Je ne sais rien de lui. Je n’étais pas informé de toutes les arrestations. On m’informait quand un mandat d’arrêt était délivré, comme dans le cas des prêtres.

Madame KABAGWIRA: : il ment, dire qu’il me connaissait comme une personne originaire du même lieu que lui! Nous avons une grande différence d’âge. Il pouvait me connaitre, je pense, car j’étais la seule femme qui pilotait une moto.  Dire qu’il connaissait KALISA! Je pense qu’il le connaissait comme une personne qui devait être tuée. Il conduisait des camions pas des véhicules légers. Il a conduit une fois un dirigeant. Une fois muté ailleurs il n’a jamais conduit un petit véhicule et je pense qu’il n’a jamais croisé le préfet. Il devait le connaître autrement, d’une mauvaise manière, car tous les Hutu haïssaient KALISA.

Maître FOREMAN: J’aimerais simplement souligner qu’en procédure, lors de l’interpellation d’un voleur de moto en 1993, Laurent BUCYIBARUTA avait été prévenu et avait envoyé un télégramme.

Questions des Parties civiles.

Maître FOREMAN : j’ai compris que vous avez voulu aller à MURAMBI, mais d’abord vous avez essayé de vous cacher ailleurs pourquoi?

Madame KABAGWIRA: Ce n’est pas moi seule qui ne voulait pas, je vous ai dit qu’il y a des gens de la famille de mon mari qui habitaient à GATABA et qui sont venus demander de la nourriture et de quoi se couvrir. Dans ces conditions de vie pénibles, on n’allait pas quitter nos conditions de vie.

Maître FOREMAN : Laurent BUCYIBARUTA était-il protecteur ? A-t-il essayé de calmer les choses ?

Madame KABAGWIRA: Les autorités n’ont jamais voulu montrer qu’il y avait des problèmes.  Elles voulaient nous faire croire que MURAMBI était sûr. Je ne l’ai jamais vu comme un protecteur, c’était une façon déguisée pour nous rassembler.

Maître FOREMAN : dans l’épisode où votre maison brûle et au rond-point, vous avez croisé le capitaine SEBUHURA et Laurent BUCYIBARUTA. Avez vous observé qu’ils étaient ensemble, qu’ils se connaissaient-ils ?

Madame KABAGWIRA: Ils se connaissaient parce qu’ils travaillaient ensemble mais je ne sais pas ce que je peux dire, c’était des collaborateurs.

Maître FOREMAN : ils discutaient ensemble ?

Madame KABAGWIRA: La première fois, c’était une camionnette remplie de gendarmes, je ne sais pas où elle allait. Avec SEBUHURA, on se connaissait bien et j’ai arrêté le véhicule. Il ne pensait pas que j’avais une relation avec KALISA. On a vu arriver Laurent BUCYIBARUTA.

Maître FOREMAN : Laurent BUCYIBARUTA prétend depuis le début du procès qu’il ne connaissait pas SEBUHURA et qu’il ne connaissait que son supérieur, le major, alors que vous venez de dire qu’ils se connaissaient et discutaient comme « collaborateurs » comme vous l’avez dit, et cela pourrait intéresser la Cour.

Madame KABAGWIRA: Les gens du Nord avaient une influence capitale, SEBUHURA venait du nord aussi.  Quant au major, il venait de CYANGUGU. Mais celui qu’on craignait, c’était SEBUHURA. C’était lui qui donnait des ordres.

Me GISARAGA : Laurent BUCYIBARUTA vous a dit que vous avez reçu un appel anonyme, votre interlocuteur vous a-t-il dit pourquoi il avait été attaqué ?

Laurent BUCYIBARUTA : il ne s’est pas identifié, il n’a pas dit qui avait lancé une ou plusieurs grenade et n’a pas décrit les circonstances, son objectif était de demander des secours.

Le Président : vous avez répondu ?

Laurent BUCYIBARUTA: Oui, c’était à mon domicile, avant d’aller au service.

Maître GISARAGA : Il vous arrivait souvent de prendre des appels anonymes que vous preniez au sérieux?

Laurent BUCYIBARUTA : un appel comme celui-là ce n’est pas anodin, si je peux porter secours, je dois porter secours. En plus, cela rentre dans mes responsabilités en tant que préfet.

Maître GISAGARA : est-ce que vous ne pensez pas non plus que cela rentre dans vos responsabilités de savoir ce qui s’est passé ?

Laurent BUCYIBARUTA : le temps des enquêtes vient après, ce n’est pas moi qui mène les enquêtes judiciaires. Nous étions dans une situation exceptionnelle. Dans cette situation, les autorités judiciaires et autres ne fonctionnaient pas

Maître GISAGARA : je pense que c’est contradictoire. Si le système judiciaire fonctionnait normalement, je comprends que vous laissiez faire mais si là on vous appelle personnellement, vous n’êtes pas l’hôpital, vous ne cherchez pas à savoir ce qui se passe ?

Laurent BUCYIBARUTA : je vous donne un exemple. S’il y a un incendie, vous vous occupez d’abord de l’incendie, le temps des enquêtes vient après.

Maître GISAGARA : je ne suis pas d’accord, il faut identifier la cause de l’incendie en même temps pour éviter que cela arrive à nouveau. Vous ne cherchez pas à vous assurer que tout le monde soit en sécurité ?

Laurent BUCYIBARUTA : non il y avait le service des enquêteurs

Maître GISAGARA : si vous dites que la gendarmerie ne marchait pas, le service des enquêtes non plus. À qui revient la mission de l’enquête ?

Laurent BUCYIBARUTA : je ne dis pas que la gendarmerie ne marchait pas. Il y avait des effectifs réduits à partir du 6.  Le personnel était affecté à différents endroits. Le service des enquêtes ne marchait pas non plus car les membres ne venaient pas.

Maître GISAGARA : je peux en conclure, qu’après, vous ne vous êtes pas du tout intéressé au sort de Monsieur KALISA ?

Laurent BUCYIBARUTA : c’était le travail de ceux qui mènent les enquêtes ultérieurement. À ce moment-là, la population était en fuite et le personnel qui pouvait mener des enquêtes n’était plus en mesure de le faire.

Maître TAPI : M. BUCYIBARUTA a dit qu’il avait reçu un appel à son domicile le prévenant de cet incident. Devons-nous comprendre qu’il sélectionnait les appels qu’il recevait ? Il a dit qu’il n’avait pas le numéro de l’abbé Pierre NGOGA[16]. Concernant le fils du pasteur Faustin, il a dit qu’il ne savait pas s’il avait téléphoné au travail ou à sa résidence.

Laurent BUCYIBARUTA : il faudrait être complet dans les questions. Pour l’abbé NGOGA, j’ai dit qu’il n’y avait pas de téléphone à la paroisse de KIBEHO. Il n’a téléphoné qu’en arrivant à BUTARE. Ici j’ai écouté cet appel et j’ai fait ce que j’avais à faire.

Maître TAPI : vous écoutiez les messages qu’on vous laissait mais pas ceux du pasteur Faustin qui vous appelait à l’aide, que ce soit à la préfecture ou à votre domicile?

Laurent BUCYIBARUTA : j’ai déjà répondu que je ne sais pas si le pasteur m’a appelé au bureau ou à ma maison. J’ai répondu que je n’étais jamais rentré en contact avec le pasteur.

Questions du Ministère Public.

Le ministère public :  François Xavier NZANZUWERA a évoqué ce lien entre les préfets et les gendarmes. Dans ce genre de situation, ils travaillaient ensemble et  le fait que vous alliez sur le terrain, ça montre que vous étiez bien sur le terrain, vous n’êtes pas enfermé dans votre bureau?

Laurent BUCYIBARUTA : vous vous trompez. Quand on appelle, cela ne veut pas dire que le préfet doit être au lieu où il y a la gendarmerie. Quand le commandant réquisitionne, c’est lui qui décide d’envoyer ses effectifs comme il le sent. Le préfet ne contrôle pas les actions de la gendarmerie

Le ministère public précisant sa question: vous êtes appelé pour la commission d’un crime, vous êtes préfet, vous n’êtes pas un service de secours. Vous êtes allés avec les gendarmes, cela laisse entendre que vous avez un rôle opérationnel en cas de troubles, vous n’êtes pas enfermé dans votre bureau.

Laurent BUCYIBARUTA : je pense que vous avez votre opinion, moi la mienne, c’est votre droit. Dans ma fonction, j’avais des compétences étendues ou limitées, je connaissais ces limites.

Le ministère public : donc, quand il y a la commission d’un crime, vous vous déplacez sur site ?

Laurent BUCYIBARUTA : si un crime est commis, il doit être poursuivi par les autorités judiciaires, pas par les autorités civiles.

Le ministère public : mais vous n’êtes pas autorité judiciaire, sauf erreur de ma part ?

Laurent BUCYIBARUTA : justement. C’est comme si vous me reprochiez d’être intervenu.

Le ministère public: je ne vous reproche rien du tout. Je souligne simplement le fait que depuis le début vous refusez ce rôle opérationnel. Vous reconnaissez que vous n’êtes pas autorité judiciaire, médecin, gendarme mais que vous vous rendez sur place pour gérer la situation.

Laurent BUCYIBARUTA : c’est comme ça, si je croise un blessé sur la route, je l’aide. Je dis que je suis intervenu suite à un appel.

Parole est donnée à la défense.

Maître BIJU-DUVAL : Quand vous intervenez à côté de chez vous pour acheminer les blessés à l’hôpital, c’est parce que vous êtes préfet ou parce que vous êtes un homme ?

Laurent BUCYIBARUTA: Non seulement j’étais préfet mais en plus j’étais à côté.

Maître BIJU-DUVAL : M. Laurent BUCYIBARUTA, quand vous intervenez ce jour-là à proximité de chez vous pour acheminer les victimes vers l’hôpital, vous intervenez en tant que préfet ou comme un homme qui porte secours à ses semblables ?

Laurent BUCYIBARUTA : parce que je suis préfet et aussi parce que je dois porter secours à mes semblables. Tout homme, à mon sens, doit porter secours quand il le peut, sans risquer sa vie lui-même.

Maître BIJU-DUVAL au témoin : vous dites que vous auriez vu le préfet Laurent BUCYIBARUTA trois fois le jour où votre mari aurait été emmené à la brigade. Vous nous avez parlé du 13 avril 1994. Êtes-vous sûre de cette date ?

Madame KABAGWIRA : je sais bien que c’était un mercredi, le 13

Maître BIJU-DUVAL : à quel moment de la journée ? Vous l’avez vu 3 fois ?

Madame KABAGWIRA: tout cela s’est passé avant 11h, je ne peux pas donner plus de précision.

 

Audition de madame Chantal MUKAMUNANA, rescapée. Partie civile.

« Mon témoignage se rapporte à la manière dont j’ai survécu au Rwanda pendant le génocide perpétré contre les Tutsi.

Tour a commencé le 6 avril, après l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA. Aussitôt, les Tutsi ont commencé à être tués là où j’habitais. Les maisons ont été pillées puis incendiées.

Le 9 avril, mes parents sont partis se réfugier à l’église catholique de GIKONGORO. Nous, les enfants, nous sommes restés chez des voisins. Vivait là un Interahamwe[17] du nom de GASANA, surnommé « la Hyène ». C’est lui qui nous gardait chez lui. Mais il m’a chassée, me disant d’aller rejoindre mes parents à MURAMBI. Il me reprochait le fait que sa fille soit tombée enceinte! Mais mon frère et ma sœur sont restés chez lui.

J’ai demandé qu’on me cache chez son frère, Évariste KABANDA. En arrivant, j’ai retrouvé ma grand-mère et une de mes tantes. Ce voisin m’a accueilli ; il cachait trois autres personnes. Il aurait souhaité que je parte à MURAMBI car il ne pouvait pas nourrir tout le monde. Comme il ne pouvait pas m’accompagner, je suis restée là.

Le bourgmestre SEMAKWAVU circulait avec un mégaphone. Il demandait que les gens qui cachaient les Tutsi devaient se dévoiler. Les Tutsi devaient se rendre à MURAMBI pour qu’on assure leur sécurité. »

Le témoin se rend alors à l’hôpital de KIGEME en compagnie de gendarmes mais revient chez elle. On lui demande alors de rejoindre le groupe qui partait pour MURAMBI. On la met dans la file des réfugiés, avec sa grand-mère et sa tante.

Beaucoup de Hutu disaient: « Ces Tutsi vont à MURAMBI. Ils ne reviendront que quand HABYARIMANA sera revenu »!

A MURAMBI, nous avons rejoint un groupe arrivé avant nous et dont mon père faisait partie. Les gens avaient faim et soif. L’eau avait été coupée, il fallait aller puiser dans la vallée. Nous devions nous faire accompagner par des hommes car il y avait des attaquants partout. Certains d’entre nous mouraient, les hommes se battaient. Devant cette situation, les hommes se sont concertés: il fallait avertir le préfet.

Laurent BUCYIBARUTA est venu à MURAMBI pour s’enquérir de la situation mais la situation n’a pas évolué. Pour pouvoir se procurer de la nourriture, des hommes partaient la nuit. Certains ne revenaient pas.

« Les attaquants nous lançaient des pierres et nous nous défendions.

Plus tard, Laurent BUCYIBARUTA est revenu à MURAMBI. Il a rassemblé les gens mais je n’ai pas pu participer à la réunion. Il est reparti et le 21 avril, nous subissions la grande attaque, vers 3 heures du matin. Nos parents sont venus nous dire au revoir car ils avaient vu les Interahamwe recouverts de feuilles de bananier.

Lorsque les premières grenades ont été lancées, apeurée par le bruit, je suis montée à l’étage avec deux garçons pour me cacher dans le faux plafond. Au petit matin, j’ai sauté. Je devais rejoindre les gens de mon secteur de MUDASOMWA: nous devions partir à CYANIKA. Je me suis vêtue moi aussi de feuilles de bananier.

Sur le chemin, nous sommes arrivés près d’une rivière qui était sortie de son lit. Des Interahamwe se tenaient des deux côtés. Je suis tombée dans la rivière mais, par chance, elle m’a rejetée sur l’autre rive. J’ai pu continuer ma route vers CYANIKA, affamée, les Interahamwe à mes trousses. J’ai rejoint ceux qui m’y avaient précédée.

Arrivée à CYANIKA, j’ai retrouvé Agnès, une petite fille qui était aussi arrivée de MURAMBI. A une barrière, j’ai vu un véhicule de gendarmerie avec SEBUHURA. J’ai entendu dire: « Frappez ces enfants, tuez-les! » Je me suis mise à courir en direction d’une forêt et me suis cachée dans un buisson. »

Aux attaquants qui pillaient le couvent des religieuses, on a entendu dire: « Arrêtez de piller. Tuez d’abord. »

« J’ai profité de l’absence des Interahamwe à une barrière pour m’échapper en direction du Centre. Je suis tombée sur une nouvelle barrière: les tueurs avaient allumé un feu. Je suis alors allée me cacher dans un champ de sorgho. Je suis restée là jusqu’à ce que les Interahamwe ne s’endorment. J’ai pu alors passer en contournant la barrière. Je ne savais pas trop où j’allais. J’ai traversé un ruisseau pour arriver au Centre de CYANIKA.

Il y avait des barrières partout. Arrivée à TABA, il y avait un centre commercial. Les tueurs, là aussi, étaient endormis sur la barrière. Comme j’avais étudié à l’ACEPER[18], je suis allé voir une monitrice ». Des gendarmes sont arrivés, ils cherchaient « une Inyenzi[19] cachée à l’intérieur ». Ils ont fouillé « avec leurs lances sous le lit où je me cachais sans parvenir à m’atteindre ».

Le périple du témoin se terminera à MURAMBI où elle sera remise aux soldats français de l’Opération Turquoise avant de repartir vers l’ONG « Terre des Hommes ».

Sur questions de monsieur le président, Chantal MUKAMUNANA cite les noms des victimes de sa famille, dont son papa, Athanase MUNYANKINDI? sa tante Félicité TWAGIRAMARIYA et ses trois enfants.

Le président voudrait savoir si la sœur du témoin, qui est restée cachée chez un certain BIHEHI, avait eu la vie sauve en échange de faveurs sexuelles, Chantal répond par la négative. (NDR. Je pense que la question n’était pas innocente quand on connaît le comportement des tueurs qui cachaient de jeunes filles tutsi.)

Le témoin redit avoir vu Fidèle, le fils de Laurent BUCYIBARUTA, à une barrière. Mais il n’était pas armé.

Maître BIJU-DUVAL veut savoir comment le témoin s’est déplacée pour aller à MURAMBI. Elle doit repréciser ce qu’elle avait déjà dit.

Une dernière question. L’avocat de la défense revient sur un témoignage du témoin versé au dossier par maître PATRY, l’ancien avocat du CPCR (décédé depuis plusieurs années). Il voudrait savoir qui a recueilli ce témoignage et dans quelles conditions. « Vous l’avez remis à monsieur GAUTHIER? » demande l’avocat. Le témoin ne sait pas.

On s’en tiendra là. Le président lève la séance. Rendez-vous est donné au lundi 30 mai à 9h30.

 

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Mathilde LAMBERT et Jade FRISCHIT

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

  1. FPR : Front patriotique Rwandais[]
  2. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[]
  3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  4. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[]
  5. Ibid.[]
  6. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. Glossaire.[]
  7. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  8. Aloys SIMBA : officier à la retraite au moment du génocide, chef de la défense civile dans les préfectures de Butare et Gikongoro, condamné par le TPIR à 25 ans de prison pour « génocide et extermination, crimes contre l’humanité »[]
  9. ETO : Ecole Technique Officielle.[]
  10. Ibid.  []
  11. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[]
  12. Ibid.   []
  13. Le docteur Sosthène MUNYEMANA est poursuivi pour génocide depuis 1995.
    Lire : Sosthène MUNYEMANA comparaîtra bien devant la cour d’assises[]
  14. Grégoire KAYIBANDA : premier président du Rwanda indépendant, le 1er juillet 1962. En 1957, il avait déjà publié le « Manifeste des Bahutu » qui désigne le Tutsi comme étant d’une race étrangère avant de créer en 1959 le parti Parmehutu qui proclame que la masse Hutu est constituée des seuls «vrais Rwandais». voir Focus – les origines coloniales du génocide.[]
  15. Lire notre article (publié il y a déjà plus de 10 ans!) : La mort de Monseigneur Misago : un témoin potentiel dans l’affaire Bucyibaruta disparaît[]
  16. À la fin de l’audition de Christine KAYITESI, Laurent BUCYIBARUTA a affirmé qu’il n’y avait pas de téléphone à la paroisse de Kibeho.[]
  17. Ibid.    []
  18. ACEPER : Association pour la contribution à l’éducation et au perfectionnement au Rwanda.[]
  19. Ibid. []

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