Procès Laurent BUCYIBARUTA. Mercredi 01 juin 2022. J16


Audition de monsieur Emmanuel NYIRIMBUGA. Ancien détenu. En visioconférence du Rwanda.

Le témoin va faire une déclaration spontanée, comme le lui propose monsieur le président.

« Après la chute de l’avion, je suis allé à mon travail (aide chauffeur) mais j’ai rencontré un gendarme qui m’a dit de rentrer à la maison.

Le lendemain, je me suis rendu au centre de KABEZA pour essayer de trouver un petit travail. J’ai alors vu des gens qui fuyaient vers l’église de GIKONGORO. Par manque de place, on les a conduits à MURAMBI où il était prévu d’installer une école technique. Le préfet, SEMAKWAVU[1] et SEBUHURA[2]  leur avaient promis la sécurité. 

Le lendemain, alors que je me trouvais au centre, le capitaine SEBUHURA, le sous-préfet HAVUGA, David KARANGWA, le greffier du tribunal, un gendarme surnommé CDR et chauffeur du capitaine ont tenu une réunion chez un certain HABIMANA à l’issue de laquelle ils nous ont demandé d’ériger une barrière, provisoire d’abord, plus solide ensuite.

Nous avions reçu l’instruction de laisser passer les Tutsi qui se rendaient à MURAMBI, sans leur faire de mal. Plus tard, le flot des réfugiés ayant augmenté, nous devions demander la carte d’identité des gens: et tuer les Tutsi[3]. Près de la maison en construction d’un certain Alphonse, avait été construit une fosse devant servir de latrines. C’est là qu’on jettera les corps des Tutsi.

Une première attaque des Tutsi a MURAMBI a échoué car nous n’étions pas assez nombreux. On devait nous fournir des renforts. Un Interahamwe[4] qui avait un mortier a tiré un obus dans la vallée sans blesser personne. Ce jour-là, nous sommes rentrés sans tuer. On nous a demandé de porter autour de la tête des feuilles de bananier. 

Le 20 avril, à la fin de la journée, le préfet, SEBUHURA et SEMAKWAVU sont passés à la barrière pour se rendre auprès des réfugiés pour récupérer les « armes » dont ils pouvaient être en possession. A leur retour, ils se sont entretenus avec KARANGWA et en partant, le préfet nous a dit: « Demain, c’est le travail. » Nous avions compris qu’il fallait aller tuer.

De nombreux renforts sont arrivés d’un peu partout. Vers trois heures du matin, des gendarmes ont été amenés par SEBUHURA. Nous sommes aller encercler le camp de MURAMBI. Les gendarmes ont commencé à tirer sur les réfugiés qui se sont défendus en lançant des pierres. Nous avons reculé mais les autorités présentes ont menacé ceux qui se dérobaient au combat.

D’autres gendarmes sont arrivés. Les Tutsi se sont dispersés et nous les avons tués avec nos armes traditionnelles. Nous obéissions aux autorités. On nous a demandé ensuite de poursuivre ceux qui étaient partis à CYANIKA. Auparavant, on nous avait recommandé d’évacuer de MURAMBI les membres de nos familles pour les mettre à l’abri. Pour nous récompenser, le secrétaire du préfet et l’encadreur de la jeunesse nous ont donné du riz et des haricots.

Nous avons tué les Tutsi alors que c’était nos proches. Cela aura de graves conséquences pour nos consciences (sic). »

Le témoin souhaite toutefois ajouter quelques mots concernant les réfugiés de KIGEME.

« Les assaillants sont allés chercher les blessés de KIGEME pour les installer à MURAMBI. Nous voulions aller les tuer mais les gendarmes les ont protégés. Pour les tuer, nous devions avoir l’autorisation du préfet. Ce dernier nous a fait savoir qu’il ne fallait pas tuer ces Tutsi car on allait les présenter à la communauté internationale. »

Monsieur le président fait remarquer au témoin qu’il a été entendu plusieurs fois par différents enquêteurs et qu’on doit noter des contradictions importantes avec ce qu’il dit aujourd’hui. Le témoin affirme que si des différences existent, c’est parce que ceux qui ont pris ses dépositions n’ont pas écrit ce qu’il avait dit. Il ne cessera d’avancer cet argument tout au long de son audition.

Avant 1994; le témoin appartenait au MDR[5] et il avait des relations harmonieuses avec les Tutsi. Les destructions des maisons, les incendies ont été faits d’après les instructions des autorités. Les incendiaires n’étaient pas arrêtés: c’est bien qu’ils étaient soutenus. Les rondes avaient bien pour objet de tuer les Tutsi, sur instructions du préfet. S’il ne se sentait pas responsable, il aurait cessé ses fonctions. Il confirme avoir vu Laurent BUCYIBARUTA à la barrière de KABEZA. Le 20 avril, c’est lui qui a parlé du « travail » à accomplir. Sans cesse, le témoin incrimine le préfet.

Monsieur le président lit des extraits de ses dépositions pour mettre le témoin devant ses nombreuses contradictions. Il aborde ensuite le passage de Madeleine RAFFIN à la barrière[6]. Le témoin s’en souvient très bien. Il s’agissait de deux jeunes d’une même fratrie conduits par la responsable de la CARITAS. « Nous avons stoppé la voiture et avons empêché Madeleine de les conduire à MURAMBI. Un des gendarmes a alors donné le signal pour les tuer. J’ai participé aux meurtres. J’ai asséné un coup de gourdin sur la tête de la jeune fille qui est tombée. Par contre, elle n’a pas été violée! D’ailleurs, aucun viol n’a été commis à cette barrière, du moins à ma connaissance. Si des viols ont été commis, ils l’ont été à l’écart. »

On reparle de la coupure de l’eau pour priver les réfugiés de nourriture. Rien de nouveau sur ce qu’on sait déjà. De nombreux témoins en ont parlé. Le témoin redit que le préfet est repassé à la barrière après la fouille des réfugiés en disant: « Demain, c’est le travail. » Une expression qui lui sera reprochée par la défense qui est persuadée que c’est une invention du témoin.

De préciser aussi que les assaillants étaient beaucoup plus nombreux que les réfugiés. Par contre, il ne peut pas évaluer le nombre de gendarmes présents.

Et de redire: « Ce sont les autorités qui nous ont poussés à commettre ces horreurs. »

Monsieur le président rappelle au témoin ce qu’il a dit concernant les blessés de KIGEME, des déclarations faites à l’association African Rights. Il n’a jamais dit qu’il s’était rendu lui-même à KIGEME. Encore des propos qu’on lui prête. Il faut dire que le témoin semble être un « bon client ». Il a été très souvent sollicité par chercheurs et journalistes. (NDR. On trouve de temps en temps des témoins quasi « professionnels », près à répondre à toutes les sollicitations. Valérie BEMERIKI, la journaliste de la RTLM en est un bel exemple. Elle est toujours prête à dire ce que ceux qui l’interrogent veulent entendre dire.)

Les parties vont se se succéder pour demander au témoin des éclaircissements sur ses déclarations. Il va jusqu’à évoquer son débit de paroles trop rapide pour expliquer les contradictions ou les informations nouvelles qu’il donne. Ce qui décrédibilise son témoignage. Bien sûr, ils n’ont pas fait exprès de mal retranscrire ses propos, mais ils ont pu en oublier certains.

Sur question du ministère public, le témoin tente d’expliquer comment ils ont été avertis de l’attaque du 21 avril. Pour qu’autant d’assaillants arrivent en même temps, il fallait bien que l’attaque soit prévue. Pour le témoin, les instructions sont parties du haut de la hiérarchie pour être transmise jusqu’à la population. Le creusement des fosses, il l’a vu aussi.

D’où lui vient ce « goût » de parler des meurtres qu’il a commis: « Je le fais car j’étais attristé par les crimes que j’avais commis alors que les Tutsi étaient nos frères. Je ne peux pas oublier mon propre rôle, ni rendre les autres responsables de mes propres crimes. » Il finira par en reconnaître 9 alors qu’un témoin que nous avons déjà entendu lui en attribue 99[7]!

La défense, en la personne de maître BIJU-DUVAL ne va avoir de cesse à son tour de mettre le témoin devant ses mensonges. Ce dernier à toujours réponse à tout. L’avocat s’étonne surtout de la clémence de ses juges qui l’ont condamné à 7 ans de prison. Ne serait-ce pas pour avoir accepté de témoigner contre Laurent BUCYIBARUTA? Et le témoin de rabâcher: « C’est ma conscience qui m’a poussé à avouer. Ma peine est conforme à la loi. J’aurais pu dire que je n’avais rien fait. Dénoncer les autorités, ce n’est pas pour nier ma responsabilité »

Maître BIJU-DUVAL exprime sa conviction: « Vous auriez été condamné à la perpétuité si vous n’aviez pas accusé les autorités. »

Un témoignage glaçant, tant pour la propension du témoin à raconter ses méfaits que pour le ton dénué d’émotion avec lequel il s’exprime.

 

Audition de madame Liberata MUKANTANGANIRA, rescapée de CYANIKA.

Président : Je vais vous donner la parole si vous souhaitez faire une déclaration spontanée.

Liberata MUKANTANGANIRA :

« Au début des massacres, nous avons commencé à être tués le 7 avril 1994, c’était le lendemain de l’attentat de l’avion du président HABYARIMANA. Le lendemain, les Hutu avaient changé de visage et nous avons commencé à nous cacher auprès des voisins, en cherchant un endroit nous mettre à l’abri. Par la suite, les autorités, dont le bourgmestre, sont venues à bord d’un véhicule, et quand il est arrivé, il parlait dans un mégaphone en disant:  » Tous les Tutsi, fuyez à la paroisse de CYANIKA ». C’est alors que nous avons commencé à fuir.

Église de Cyanika (aujourd’hui rénovée)

 

« Tout au long de la route, on nous a frappés et on a pris nos biens et jusqu’au moment où nous sommes arrivés à CYANIKA.. Nous y avons vécu une vie compliquée et nous y avons trouvé des gendarmes qui nous gardaient. Nous y avons vécu sans manger et nous sommes restés de cette façon pendant que les autorités des instances de base venaient voir ce qu’il en était. Cette équipe était dirigée par Joseph NTEGEYINTWALI,  celui qui était le sous-préfet de la sous-préfecture de KARABA. Ils venaient donc voir des personnes déjà arrivées là et ils nous rassuraient.

La situation a évolué ainsi, jusqu’au moment où, en soirée, on a lancé une grenade: des gens ont été tués et d’autres furent blessés. Un membre de ma famille est décédé ce jour-là, une tante paternelle. Cela a continué ainsi, ils nous rassuraient mais en même temps les attaques arrivaient. Les gendarmes les repoussaient.

Mais à un certain moment, au matin du 21 avril 1994, est arrivée la voiture de Joseph NTEGEYINTWALI, sous-préfet  de KARABA, avec dans le véhicule des militaires et des citoyens ordinaires avec des armes traditionnelles. Dans cette matinée, ils nous ont tous rassemblés dans la cour intérieure du presbytère et des massacres ont commencé. Ils ont fermé les portes et ont commencé à tirer. Les Tutsi qui étaient là et qui en avaient la force se sont mis à lancer des pierres pour tenter de se protéger, mais ce fut peine perdue car les balles tombaient et les gens mouraient à cause des grenades qui étaient lancées.

À la fin, ils se sont mis à nous tuer et les personnes qui étaient à l’intérieur furent affaiblies. Papa nous a indiqué un endroit où nous asseoir avec la famille. Il est parti et nous ne l’avons plus revu. Pendant cette nuit, mon frère fut tué, c’était un enfant de deux ans. Dans un premier temps, ils s’étaient mis à frapper ma petite sœur, il a commencé à pleurer, ils l’ont vu, ils l’ont soulevé et ont vu que c’était un garçon. Ils l’ont laissé tomber sur les cuisses de ma mère et c’est là qu’ils l’ont frappé. Ils lui ont donné trois coups de gourdin, et il est mort immédiatement.

 Nous y avons passé la nuit et la journée suivante. Les gens avaient été tués, d’autres étaient en train de gémir de douleur, il n’y avait plus de personnes valides. Ils étaient venus tuer avec des machettes. Nous sommes restés jusqu’à la tombée de la nuit, et nous étions fort blessés.

Au milieu de la nuit, maman nous a demandé d’essayer de nous trainer vers l’extérieur pour voir ce qu’il en était. Nous sommes sortis de là ensanglantées dans un état fébrile. Nous sommes retournés dans notre localité d’origine pour trouver un endroit où nous réfugier mais sans succès car partout où nous allions on nous pourchassait. Ma mère et moi avions passé la nuit quelque part, et le jour s’est levé. Quand elle voyait que la situation devenait difficile et qu’elle ne pouvait trouver refuge nulle part, elle a décidé de se suicider. Elle est allée dans la maison de son frère qui avait été détruite, mais les murs étaient encore debout. Elle est montée, elle s’est pendue et elle est décédée. J’ai tenté la même chose car je voyais qu’aucune vie ne me restait. J’ai tenté de me suicider aussi, j’ai mis ma corde en haut, je suis tombée avec, mais ce fut raté.

J’ai continué seule la route jusqu’à un champ de haricots. Je me suis assise et je suis restée là toute la journée. Après un laps de temps, les gens qui pillaient les haricots m’y ont trouvée. Un homme m’a aperçue, nous nous sommes regardés et j’ai constaté que je le connaissais. Il portait sur lui une machette et un gourdin. Il m’a donné un coup de machette et je me suis effondrée par terre. Il s’en est allé. J’ai passé la nuit là-bas et plus tard, quand je suis revenue à moi-même, je me suis trainée pour partir de là. Je suis allée quelque part mais on m’a chassée, je suis allée ailleurs et ça n’a pas marché non plus. J’ai perdu connaissance suite aux blessures graves que j’avais.

Plus tard, j’ai continué le trajet, je me suis retrouvée entre les mains de quelqu’un qui m’avait ramassée pour m’installer chez lui. J’avais perdu connaissance et quand je suis revenue à moi, c’était dans le courant du mois de juin. J’ai continué à vivre à cet endroit et quand la paix fut retrouvée, j’ai continué la vie.

J’ai oublié quelque chose : ce soir-là, quand j’ai rencontré cet homme dans le champ de haricots, j’ai été violée. Tel fut mon calvaire. Au grand jamais je n’oublierai la date du 21 avril, car c’est à cette date-là que j’ai perdu ma famille, mes frères et mes amis. C’est à ce moment là que j’ai eu un handicap inguérissable. »

Président : Merci pour votre déposition.

Dans le dossier Laurent BUCYIBARUTA, nous avons deux auditions vous concernant. Une audition a été effectuée par des enquêteurs du TPIR[8], et une autre par des enquêteurs qui étaient des gendarmes français. Ces deux auditions ont été faites à plusieurs années d’intervalle. La première a eu lieu en septembre 2000, et celle réalisée par les gendarmes français a eu lieu en 2012.

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Quelle était votre situation familiale en 1994 ?

Liberata MUKANTANGANIRA : J’étais célibataire, je vivais encore à la maison.

Président : Qui vivait avec vous à la maison ?

Liberata MUKANTANGANIRA : J’avais mes parents, mes grandes sœurs, un frère et mes oncles paternels.

Président : Ça faisait combien de personnes en tout à la maison ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Nous étions sept à la maison. Trois ont survécu. Moi, ma petite sœur et mon frère. Ils sont toujours vivants.

Président : Vous habitiez dans le secteur de GITEGA ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Monsieur le Président cherche à faire préciser au témoin la localisation de son lieu d’habitation. Exercice difficile pour elle.

Président : Vos parents étaient agriculteurs ?

Le témoin confirme. Elle précise qu’elle est la seconde de sa fratrie. Elle avait une grande sœur. Ont survécu sa petite sœur et son petit frère.

Président : Vous avez dit qu’il y avait plusieurs partis politiques et qu’il y avait des réunions.

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Quand vous avez été entendue par les enquêteurs, vous avez dit que vous saviez qu’il y avait différents partis politiques et qu’il pouvait y avoir des réunions. Vous avez dit que vous ne saviez pas ce qu’il s’y disait, que vous n’y aviez jamais participé. Vous avez dit : « Je ne me rappelle pas précisément  la date de cette réunion, je ne sais pas qui les organisaient, mais je pense qu’il s’agissait du responsable car elles se tenaient habituellement dans le bureau de la cellule, la cellule de BUNGOMA ».

Président : Vous avez dit que votre domicile était à côté et que vous pouviez entendre des chants, Qu’est-ce que c’était que ces chants ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ça parlait des choses concernant les Tutsi et les tueries.

Président : Vous avez dit qu’ils avaient l’habitude de chantonner des chansons à propos du « travail » ? Compreniez-vous que c’était contre les Tutsi ou bien c’est quelque chose que vous avez compris après ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, j’ai compris après, avant nous ne savions pas bien.

Président : Avant, quelles étaient les relations avec vos voisins Hutu?

Liberata MUKANTANGANIRA : Avant le génocide, nous vivions bien ensemble, ils ont commencé à changer après la chute de l’avion de HABYARIMANA.

Président : Vous avez dit qu’ils avaient changé de visage ? Comment cela se manifestait ?

Liberata MUKANTANGANIRA : A la chute de l’avion, ils ont commencé à nous regarder méchamment, ils avaient des outils et ils ont commencé à nous les montrer, celui qui te parlait avant ne te parlait plus.

Président : C’était quel type d’outil ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ils avaient des gourdins, des machettes, des lances.

Président : Des gourdins avec des clous ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Et ça c’était dès l’annonce de la mort du président ou après?

Liberata MUKANTANGANIRA : Le lendemain de la chute de l’avion ça a commencé.

Président : Vous avez parlé de maisons qui avaient été incendiées, quand est-ce que ça a commencé ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ça a commencé après la chute de l’avion, c’est le lendemain que ça a commencé.

Président : Quelles sont les maisons qui ont été incendiées ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Toutes les maisons des Tutsi, y compris les nôtres. C’est pour cela que nous sommes partis.

Président : C’est à ce moment là que vous êtes allée à la paroisse ou pas tout de suite ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Pas à ce moment-là, pas ce soir-là, car nous avons d’abord essayé de chercher refuge chez les voisins.

Président : Combien de temps êtes-vous restée chez les voisins ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Une seule nuit. Quand le véhicule nous a dit que nous devions fuir, nous avons tout de suite fui.

Président : C’était le bourgmestre de la commune de KARAMA ? Où il y a la paroisse de CYANIKA ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Vous le connaissiez bien ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Vous n’avez que vu sa voiture ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Il était dans cette voiture.

Président : Quand vous dites que vous voyez sa voiture, l’avez-vous vu lui même ou juste sa voiture?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je l’ai vu, il passait à côté de nous en prenant des gens en voiture.

Président : Comment êtes-vous allée à CYANIKA ?

Liberata MUKANTANGANIRA : À pied.

Président : Quelles étaient vos relations avec le bourgmestre ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Nous n’avions pas de problème particulier, mais quand le génocide a commencé nous avons vu qu’il dirigeait les tueries.

Président : Pourquoi dites-vous cela ? Vous l’avez revu à CYANIKA .

Liberata MUKANTANGANIRA : La raison pour laquelle je dis ça c’est qu’il nous a appelé à fuir en disant que c’était là-bas à CYANIKA qu’on allait nous protéger, et après, on nous a tués alors qu’il était présent et les tueries étaient dirigées par les autorités.

Président : Sur le chemin, vous êtes passée par des barrières pour aller à la paroisse ? Y-a-t-il eu plusieurs barrières ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, il y avait des barrières à tous les carrefours.

Président : Il y avait des gendarmes ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non, pas à la campagne.

Président : Sur ces barrières, on vous frappait et on vous volait ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Est-ce que vous avez vu de vos yeux des gens êtres tués aux barrières ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Avez-vous vu les cadavres de vos yeux ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Beaucoup ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ils en ont tué quelques uns, car les autorités ont dit qu’il fallait rassembler tout le monde à CYANIKA, mais cela ne les empêchait pas de tuer. Près du bureau de secteur, j’ai vu des cadavres et nous sommes passés à côté des cadavres en partant.

Président : On vous demandait votre carte d’identité[9] ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Quand vous arrivez à la paroisse, c’est le soir ? Le matin ?

Liberata MUKANTANGANIRA : C’était l’après-midi.

Président : À la paroisse, il n’y avait que l’église, le presbytère ou d’autres bâtiments ? Un centre de soins ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Il y avait la paroisse, un centre de santé et des écoles.

Président : Les réfugiés qui arrivent à la paroisse, où s’installent-ils exactement ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ils allaient au presbytère et à l’église, ils étaient accueillis par le père NIYOMUGABO, qui était Tutsi, c’est lui qui nous accueillait.

Président : C’était le prêtre de la paroisse ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, c’était l’abbé.

Président : Est-ce qu’il a survécu ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non, il n’a pas survécu. Nous avons vécu avec lui là-bas jusqu’à sa mort.

Président : Savez-vous si ce prêtre a essayé de rentrer en contact avec les autorités ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ce dont je me rappelle, avant qu’ils attaquent, il a appelé le préfet Laurent BUCYIBARUTA, en disant que les réfugiés venus vers lui n’allaient pas bien, et en demandant s’il pouvait les aider, mais nous n’avons rien eu.

Président : Quand vous dites « nous n’avons rien eu », vous n’aviez pas eu assez de quoi manger ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Nous n’avons pas eu d’aide.

Président : Quel type d’aide ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Que ce soit pour la nourriture et même nous venir en aide, nous n’avons rien eu. Ils avaient coupé l’eau, nous avions faim, nous avions soif, on le leur a dit et il n’a rien fait.

Président : Qui a coupé l’eau ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je ne sais pas.

Président : Au centre de soins, y avait-il des personnes pouvant apporter des soins ? Est-ce que certains blessés sont partis à l’hôpital de KIGEME ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non, c’était au centre de soins de CYANIKA. Il y avait le centre de santé et il y avait des soignants.

Président : Qui avait-il comme personnel ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Dans les premiers temps, il y avait des religieuses, des bonnes sœurs qui essayaient d’aider les blessés, elles les aidaient avant le génocide, mais quand le génocide est arrivé cela s’est arrêté.

Président : Est-ce que les sœurs sont parties ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Celles qui étaient Tutsi sont parties.

Président : Quand est-ce que vous êtes partie de la paroisse ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Nous avons quitté nos maisons le 8 avril, et nous avons quitté ce lieu le 22 au soir.

Président : Vous avez dit qu’à la paroisse vous aviez eu la visite des autorités ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Vous avez aussi parlé de militaires ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Le jour des massacres.

Président : Est-ce que des gendarmes sont venus vous protéger ?

Liberata MUKANTANGANIRA : L’endroit était gardé par les gendarmes.

Président : Ces gendarmes, étaient-ils de GIKONGORO ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je ne sais pas.

Président : Il y avait beaucoup de gendarmes ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non, ils n’étaient pas nombreux, peut-être dix.

Président : Quand sont-ils arrivés ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ils étaient déjà là quand nous sommes arrivés.

Président : Ils étaient là habituellement ou parce que les réfugiés étaient là ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ils sont arrivés pour les réfugiés.

Président : Est-ce qu’ils vous ont protégés ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Pendant les premiers jours oui, mais pendant les massacres ils sont partis.

Président : Ont-ils participé aux massacres ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non.

Président : Que pouvez-vous dire du sous-préfet Joseph NTEGEYINTWALI ?

Liberata MUKANTANGANIRA : C’est lui qui a emmené les Interahamwe[10] dans son véhicule, avec les conseillers, des personnes de la population.  C’est eux qui ont fait débuter les massacres.

Président : Y a-t-il eu un signal pour le début de l’attaque ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, ils nous ont rassemblés, ils nous ont enfermés.

Président : Y avait-il aussi les écoles?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, il y avait l’église, le presbytère, la cour, les écoles.

Président : Selon vous, y avait-il beaucoup de réfugiés ? Où étaient-ils ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Il y en avait dans la cour, dans les classes, à l’extérieur, dans l’église. Au moment de tuer, ils nous ont tous rassemblés dans la cour du presbytère.

Président : Quand vous avez vu les Interahamwe, est-ce que ceux qui n’étaient pas en uniforme militaire avaient une tenue particulière?

Liberata MUKANTANGANIRA : Les gens de la population portaient des feuilles de bananiers.

Président : Que pouvez-vous nous dire sur la population qui était là ?

Liberata MUKANTANGANIRA : ll y avait de tout, des hommes et des femmes qui pillaient.

Président : Il y avait des enfants ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, la jeunesse.

Président : On a tué devant les enfants ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Avez-vous reconnu les gens qui attaquaient ? Des voisins ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, j’en ai vu certains.

Président : L’attaque a commencé par les tirs, et ensuite ceux qui avaient des machettes sont venus ?  Comment ça s’est passé ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ils ont d’abord commencé par tirer et ceux qui étaient forts ont lancé des pierres. Le soir, quand ils ont vu qu’il y avait beaucoup de cadavres et que les réfugiés ne pouvaient pas se défendre, ils se sont retirés et là les gens de la population avec les armes traditionnelles sont venus pour tuer.

Président : Vous avez dit que les attaques avec les grenades, c’était avant le 21 avril ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, c’était avant.

Président: Combien de temps avant ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je crois que c’était trois jours avant.

Président : Y-a-il eu des grenades pendant l’attaque ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non, cela est revenu après le 21.

Président : Quand les gens de la population sont entrés, que disaient les militaires ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je n’ai pas entendu les militaires à cause des balles, mais les gens de la population, quand ils sont entrés, ceux qui les connaissaient les appelaient et eux répondaient de se lever, que notre jour était arrivé. Ils les appelaient par leur nom et les tuaient.

Président : Quand vous avez été entendue par les enquêteurs du TPIR, vous avez dit que vous étiez au milieu des tirs, que vous pouviez voir des civils se joindre aux soldats, que les civils étaient vêtus de feuilles de bananiers et de caféiers pour ne pas être reconnus, mais qu’on pouvait voir qu’ils avaient des armes traditionnelles. Vous avez dit que les tirs s’étaient prolongés jusque dans la soirée du 21 avril ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, les tirs ont commencé du matin jusqu’au soir et les tueurs se sont retirés.

Président : Vous avez dit que vous vous souveniez  quelqu’un avoir que Dieu lui-même ne protégeait plus les Tutsi et que nous devions mourir. Et que vous n’oublierez jamais cette date-là.

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui. Je n’oublierai jamais cette date car mon frère mes sœurs ont été tués à cette date.

Président : Vous avez dit que vous aviez vu des femmes que l’on avait trouvées encore vivantes, vous vous souvenez de ce que vous dites sur elles ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Elles ont été violées.

Président : Ils les violaient là où ils les trouvaient?

Liberata MUKANTANGANIRA: Je ne connais pas le nom de ces femmes, je ne me rappelle pas avoir entendu les assaillants avoir dit quelque chose de particulier. Ils se contentaient de battre les gens et de violer les femmes. Le reste de ma famille et moi-même nous étions cachés sous des cadavres, c’est ainsi que nous avons réussi à survivre. Plus tard, dans la nuit, nous avons réussi à déplacer les cadavres et nous nous sommes enfuis de la concession. Quelques temps plus tard, j’ai entendu que le père NYOMUGABO avait été tué par les assaillants, le 24 avril.

Président : Vous avez expliqué que vous êtes retournée à votre domicile, mais personne ne voulait de vous. Les gens de RUGOMA vous les connaissiez bien ? Vous aviez confiance en eux ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : C’était des gens en qui vous aviez confiance avant ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Avant que ça arrive, on pensait que les gens pouvaient nous aider.

Président : Saviez-vous où les autres membres de votre famille étaient ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Nous avions quitté ensemble CYANIKA, nous nous sommes quittés à un moment car des personnes ont accepté de les garder. Je les ai retrouvés après le génocide.

Président : Vous avez dit avoir été violée et avoir reçu un coup de machette ?

Liberata MUKANTANGANIRA : À la tête. (Elle montre l’endroit exact).

Président : Vous avez dit que vous aviez perdu conscience à ce moment-là. Donc, si j’ai bien compris, vous n’avez pas un souvenir précis des faits de viol.

Liberata MUKANTANGANIRA : Si je m’en rappelle.

Président : Dans votre déposition, vous dites que quand vous vous êtes réveillée vous aviez très mal à votre vagin.

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Pouvez-vous nous dire quelles sont les séquelles que vous gardez de ce que vous avez vécu ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Un handicap de la tête, des maux de têtes incessants, et le viol a eu des conséquences sur moi aussi. J’ai toujours mal.

Président : Ce viol, cette attaque, vous les situez combien de jours après la grande attaque du 21 ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je n’étais plus à CYANIKA, j’étais retournée chez nous, à la campagne. C’était le lendemain, le 23, et j’ai parlé d’une personne qui m’a trouvée dans le champ des haricots, c’est cette personne qui m’a donné le coup de machette à la tête et m’a violée.

Président : Vous avez dit que cet agresseur a été jugé et est détenu ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui, il est toujours en prison.

Président : Le voisin qui vous a accueilli chez lui, c’était un voisin Tutsi ou Hutu?

Liberata MUKANTANGANIRA : Hutu.

Président : Vous le connaissiez avant ou pas du tout ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui je le connaissais. C’est Damascène BUCYEYE.

Président : Après le mois de juin, Damascène vous a conduit chez une autre personne, une femme nommée Thérèse MUKANGWIJE (Hutu). Êtes-vous restée là jusqu’à la paix ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Vous nous avez dit que vous aviez des problèmes, avez-vous des soins ? Arrive-t-on à traiter vos maux de tête ?

Liberata MUKANTANGANIRA : On nous donne des soins.

Président : Est-ce que vous dormez bien ? Avez-vous des cauchemars ? Avez-vous pu vous marier ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je ne dors pas bien, et dans le corps? ça ne va pas bien, mais je vis et la vie continue.

Président : Avez-vous pu créer une famille ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non.

Président : Est-ce que pendant toute cette période, vous avez vu ou entendu parler du préfet Laurent BUCYIBARUTA ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Pendant le génocide, j’ai entendu des informations sur lui, seulement je ne l’ai pas vu.

Président : Quelles étaient ces informations ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Que c’est lui qui dirigeait ces tueries dans la préfecture de GIKONGORO, qu’il avait tenu une réunion à CYANIKA. Le fait que le prêtre l’ai contacté en demandant de l’aide! Qu’il n’a rien fait. Je ne l’ai pas vu. On m’en a parlé.

Président : Vous vivez avec votre frère et votre sœur qui ont survécu ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

Président : Ont-ils pu fonder une famille ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Seul mon frère.

Président : Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose?

Liberata MUKANTANGANIRA : Ce que je souhaite, c’est que la cour, dans sa clairvoyance, puisse nous rendre justice car le génocide a été commis par les autorités et Laurent BUCYIBARUTA était celui qui dirigeait les autorités dans la préfecture de GIKONGORO. Nous avons besoin de justice pour les nôtres qui ont été tués injustement.

QUESTIONS :

Juge assesseur 3 : Vous avez dit que le prêtre Joseph avait contacté et appelé à l’aide le préfet. Comment le savez-vous et comment l’a-t-il fait ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Il l’a appelé par téléphone, nous lui avions demandé de nous aider car nous étions en difficulté.

Juge assesseur 3 : Donc, il y avait un téléphone à la paroisse?

Liberata MUKANTANGANIRA : Oui.

QUESTIONS PARTIES CIVILES :

Maître KARONGOZI : Savez-vous quand est-ce qu’on a coupé l’eau ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Je ne me souviens pas de la date, on a coupé l’eau une fois arrivée sur place.

KARONGOZI : Est-ce que vous fréquentiez l’école au moment du génocide ?

Liberata MUKANTANGANIRA : Non, je n’étais pas à l’école, j’étais cultivatrice.

Président : Quel âge avez-vous en 1994?

Liberata MUKANTANGANIRA : 20 ans.

Le Ministère public et la défense n’ont posé aucune question.

 

Audition de monsieur Kizito KAREKEZI. Réfugié en Belgique.

Le témoin connaît bien Laurent BUCYIBARUTA et sa famille. Il a étudié avec un de ses fils. Il a surtout connu son chauffeur, Aloys KATABARGWA. En 1975, la famille doit quitter BUTARE pour CYANIKA, le père du témoin ayant été accusé d’être un Tutsi du Sud infiltré. C’est à CYANIKA  que les liens avec la famille du chauffeur du préfet vont s’intensifier, la maman du témoin ayant soigné le chauffeur qui souffrait d’une plaie à la jambe qui ne guérissait pas. Monsieur KAREKEZI a rencontré Laurent BUCYIBARUTA une fois dans un bar: c’était un homme simple, un homme bien proche de la population.

En 1994, la femme du chauffeur KATABARGWA et ses enfants étaient réfugiés chez un certain NYIRIBUMGA. Inquiète de ne pas avoir de nouvelles de son mari, elle a téléphoné au père du témoin qui va envoyer un de ses fils chez le préfet. Ce dernier en revient avec l’assurance que le chauffeur est vivant. Il ramène aussi sa moto pour la remettre à on épouse. Après le génocide, KATABARGWA retournera chez lui à CYANIKA où il mourra de maladie.

Monsieur le président lit une partie de la déposition que le témoin a faite en présence d’enquêteurs belges.

« Le 10 avril 1994, j’étais à CYANIKA avec maman et ma petite sœur. Papa était à KIGALI où son frère et ses trois enfants seront tués. Chez nous, nous cachions des Tutsi.

A CYANIKA, ma famille a toujours été une famille respectée, une famille de référence. Mon arrière-grand-père avait été un des premiers baptisés du pays. Il était originaire de SAVE, près de BUTARE, la première paroisse du pays. Il était venu à CYANIKA pour devenir catéchiste. Il a protégé la famille d’un ministre actuel, monsieur BIZIMANA. Hutu, Tutsi et Twa vivaient en harmonie. Laurent BUCYIBARUTA avait connaissance de la notoriété de notre famille.

A Pâques, nous avions l’habitude de nous réunir à CYANIKA pour faire la fête. Nous nous retrouvions chez notre grand-mère. J’ai donc rejoint CYANIKA le 3 avril. Ceux qui étaient venus de Kigali sont repartis le 4. Mon frère qui devait faire la soutenance de son mémoire est reparti le 6.

Ce soir-là, je suis allé voir un match de foot à GIKONGORO avec mon ami Édouard. Je suis rentré tard à CYANIKA, vers minuit. Au matin, j’apprends la mort du président HABYARIMANA. Le 8, on voit les maisons brûler et le lendemain, les Tutsi de la colline viennent se réfugier chez nous. D’autres partent vers la paroisse.

Vers le 14/15, un catéchiste de la paroisse, un certain GODEFROID, se fait tuer, ses assaillants lui reprochant d’aller acheter de la bière pour le curé de la paroisse, l’abbé NIYOMUGABO. 

Papa rentre le 15 avec mon frère et ma sœur. Il est perturbé à cause de la mort de son frère, tué à KIGALI. Il était directeur d’une usine textile.  Papa se rend chez la grand-mère pour lui annoncer la mort de son fils. De retour, il passe près du stade où les jeunes qui avaient tué le catéchiste préparent  une attaque à la grenade. Mon père n’arrive pas à les dissuader d’accomplir leur forfait. Menacé lui-même, papa revient à la maison et m’envoie chez grand-mère pour que je ramène ceux qui sont là.

Dans la nuit, nous sommes réveillés par le bruit des armes en provenance de MURAMBI. Vers 7 heures, les réfugiés arrivent en foule à la paroisse. Ma mère récupère un enfant que les gens veulent tuer. »

A l’évocation de ses souvenirs, le témoin pleure. Il rapporte que les gens couraient partout, se défendaient en lançant des pierres alors que les autres avaient des fusils.

Monsieur le président, pour permettre au témoin de se reprendre, propose de faire la lecture des propos qu’il a tenu lors de son audition.

Monsieur KAREKEZI, après le génocide, va alors être accusé d’avoir participé aux massacres. En détention, il retrouve celui qui avait lancé la première grenade et qui lui dit: « Si nous avions écouté ton papa, on ne serait pas là. » Ce jeune s’appelait KAZUNGU, de son vrai nom Etienne URINZWENIMANA.

Le témoin revient à son récit des événements. C’est vers 6h30 que les massacres commencent à CYANIKA. Monsieur KAREKEZI ne sait pas les gendarmes qui tuaient étaient les mêmes qui avaient protégés jusques là les réfugiés. On avait recensé entre 3000 et 5000 personnes réfugiées à la paroisse. Les autorités présentes sont là, « passives ». Il s’agit du sous-préfet Joseph NTEGEYINTWALI, qui porte un pistolet à la ceinture, et du bourgmestre Désiré NGEZAHAYO, connu pour détester les Tutsi. Le sous-préfet tuera « accidentellement » le jeune MASABO, le gardien de nuit de la famille du témoin. Il l’avait frappé d’un coup de crosse et la balle était partie!

Le témoin pensait que le sous-préfet protégeait les réfugiés. Le président lui fait remarquer que c’est lui qui, avec le bourgmestre, avait fait venir les tueurs. « Je l’ai appris en prison » dira le témoin.

Monsieur KAREKEZI avoue que tout est allé très vite. Le discours que le président SINDIKUBWABO[11], le 19 avril à BUTARE, est un élément déterminant dans le déclenchement des massacres. Ainsi que les émissions de la RTLM[12]. Le 21, le bourgmestre, au mégaphone, va demander d’aller tuer les Tutsi à la paroisse. Le témoin apprendra en détention que le sous-préfet était aussi accusé.

Le 24 avril, des prisonniers sont venus procéder à l’ensevelissement des corps. Un bulldozer avait été amené pour creuser deux fosses. Le témoin ne sait pas qui en a donné l’ordre. Quant au prêtre NIYOMUGABO, il sera tué par des miliciens qui l’ont débusqué dans la pharmacie du Centre de santé.

Le témoin ajoute: « Nous avons vécu l’impensable. Quand je faisait des études, je pensait que c’était pour construire notre pays. Nous avons perdu nos familles et nos amis. C’est insoutenable. Je souhaite que le Rwanda retrouve la paix et que tout le monde vive en harmonie  »

Sur question de monsieur le président, le témoin évoque sa fuite au Zaïre avec sa famille, leur vie dans les camps à BUKAVU, pendant deux années au cours desquelles trois de ses frères trouveront la mort. Lui-même, joueur de foot, décide de rentrer au Rwanda. Il évoque ses démêlés sportifs: pour avoir abandonné son équipe de Butare pour rejoindre Rayon Sport, on va trouver des prétextes pour le faire arrêter. Jugé en Gacaca[13], accusé puis acquitté, soumis à des pressions, racketté,  après une véritable saga judiciaire, il finira par choisir l’exil en Belgique où il vit actuellement.

Maître TAPI demande au témoin s’il connaît l’abbé NIYOMUGABO. Le témoin confirme, il a été tué avec deux autres prêtres. Et le colonel SIMBA[14]? Une de ses sœurs a épousé un de ses fils. L’avocat des parties civiles veut savoir si la famille du témoin a été inquiétée. « Mon père a été emprisonné à son retour du Congo. Il était malade, a été libéré et est mort par manque de soins. Deux de mes frères avaient été réquisitionnés sur une barrière. Ils avaient toutefois sauvé deux enfants qu’on avait jetés dans des latrines ».

Maître GISAGARA revient sur la notion de « plan concerté », déjà évoquée avec l’accusé. « Je n’ai pas vu ce plan, déclare le témoin. Je n’ai jamais vu personne venir me voir pour participer au génocide. Je suis réservé sur cette notion de plan concerté. Là où j’habitais, nous étions seuls sur la colline. Les tueurs recrutés étaient loin de chez moi Quant au recensement, il a été fait par le bourgmestre au vu de tous. »

Maître GISAGARA: Vous avez dit que vous étiez de la famille de SIMBA(insinuant par là qu’il avait pu bénéficié de sa protection).

Le témoin: Non! Mais c’est grâce à SIMBA que ma famille a pu revenir de KIGALI.

Maître FOREMAN (se plaint de ne pas pouvoir poser toutes les questions qu’il souhaite, par manque de temps.) Il en posera une seule. Avant le 21, vous redoutiez les massacres ou vous avez été surpris?

Le témoin: le 9, on a passé la nuit dans l’inquiétude. La mort du catéchiste GODEFROID nous a fait peur. Avec le lancement de la grenade le 17 et le discours du président de la république le 19, les choses ont changé. Mais les gendarmes protégeaient les Tutsi!

Le ministère public fait remarquer au témoin qu’il est venu à l’audience avec un exemplaire de la copie de sa déposition devant les enquêteurs belges. En France, ce n’est pas possible. « Vous avez pu vous rafraîchir la mémoire? » Puis l’avocate générale évoque la présence surprenante du sous-préfet une arme à la ceinture, celle des policiers municipaux dont l’un avait une arme lourde. « Vous connaissiez les les conditions de vie des réfugiés à la paroisse? » continue l’avocate. Le témoin précise qu’au début, le curé a ouvert les greniers. Ce sont des miliciens qui se faisaient appelés MINUAR qui ont coupé l’eau.

Puis allusion à la fuite de toute leur famille au Congo. Le témoin avoue que des soldats de l’Opération Turquoise[15], qui venaient chez lui voir des matchs de foot à la télévision, ont pu l’aider. « Et puis on disait que le FPR[16] tuait les intellectuels! Comme nous étions des intellectuels, on a décidé de partir. »

Maître BIJU-DUVAL remercie le témoin, remercie le ministère public de l’avoir fait citer. Il cite les propos du témoin lors de son audition en Belgique: « Je tiens à préciser que lors de ma détention, j’ai été sollicité par des membres du pouvoir actuel, j’ai toujours refusé ces manœuvres. » Vous pouvez nous en dire plus sur ces manœuvres? »

Le témoin: Le substitut KABALISA m’a sollicité pour témoigner contre SIMBA. On voulait que je l’accuse. Mais, je le répète, si ma famille est vivante, c’est grâce à lui.

Maître BIJU-DUVAL: il voulait que vous fassiez un faux témoignage?

Le témoin: on m’a accusé à la radio de vouloir empêcher des gens d’aller témoigner à ARUSHA[17]. Mais le Procureur a pris ma défense.

On s’en tiendra là. Il est largement temps de clôturer cette audience. Rendez-vous demain à 9h30.

 

Alain GAUTHIER pour la synthèse

Mathilde LAMBERT pour la prise de notes en audience

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

  1. Félicien SEMAKWAVU : bourgmestre de la commune de Nyamagabe où se trouve Murambi.[]
  2. Capitaine Faustin SEBUHURA : commandant adjoint de la gendarmerie de Gikongoro.[]
  3. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[]
  4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  5. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[]
  6. Monsieur le président avait lu un passage du livre que la responsable de la CARITAS écrira plus tard: « Rwanda. Un autre regard » au cours de l’audition de monsieur Jean-Paul MWONGEREZA. []
  7. Voir l’audition de monsieur Philippe NTETE, rescapé.[]
  8. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  9. Ibid.[]
  10. Ibid. []
  11. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
    Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[]
  12. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[]
  13. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[]
  14. Aloys SIMBA : officier à la retraite au moment du génocide, chef de la défense civile dans les préfectures de Butare et Gikongoro, condamné par le TPIR à 25 ans de prison pour « génocide et extermination, crimes contre l’humanité »[]
  15. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[]
  16. FPR : Front patriotique Rwandais[]
  17. Ibid.  []

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