- Audition de madame Christine KAYITESI, rescapée partie civile de Kibeho. En visioconférence.
- Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH.
- Audition de monsieur Jacques UWIMANA, rescapé partie civile.
- Audition de monsieur Simon Pierre NZUBAHIMANA, pasteur de l’Eglise ADEPR (Pentecôtiste) en visioconférence de Manchester (Grande Bretagne).
- Confrontation avec monsieur Jacques UWIMANA.
Audition de madame Christine KAYITESI, rescapée partie civile de Kibeho. En visioconférence.
Le témoin est originaire de Rwamiko, dans la préfecture de Gikongoro dont le préfet était monsieur Laurent BUCYIBARUTA. Le 6 avril, jour de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, madame KAYITESI est en vacances dans sa famille. Ce sont ses voisins qui leur demande, le 7 au matin, s’ils connaissent la nouvelle. Ce jour-là, elle et ses proches ne quittent pas leur maison.
Dans la journée, ils aperçoivent de la fumée s’élever au-dessus des collines voisines: des maisons brûlent sur MATA et RURAMBA. La peur s’emparent des esprits d’autant que la radio appelle les gens à tuer. Le lendemain, les incendies approchent. Les collines de Uwababanda, Nyacyondo et Nyamabuye sont essentiellement peuplées de Tutsi. Avec sa famille, elle passe la nuit dans la brousse.
Le 9 avril, vers 5 heures, des bruits se font entendre. Les Hutu de Rwamiko risquent de venir brûler leurs maisons. Décision est prise de se réfugier à la paroisse de Kibeho. A leur arrivée, ils se rendent compte que l’église et ses alentours sont peuplés de réfugiés tutsi.
Avec les intellectuels et les personnes les plus instruites, ils constituent un groupe de crise pour interpeller les autorités. Personne ne répond à leurs appels. Le 10 avril, des Tutsi venus d’autres collines les rejoignent en pleine nuit.
Une vieille maman, grand-mère de ses amis, est abattue. Le lendemain, lors de l’enterrement, des cris se font entendre, ceux des attaquants. Ils n’ont pas d’autre solution que d’abandonner le corps et retournent près de l’église.
Le 11 ou le 12 avril, arrive le sous-préfet Damien BINIGA qui s’adresse aux gens rassemblés dans la cour pour les intimider. Il rencontre ensuite l’abbé NGOGA, le curé de la paroisse. Leur entretien ne mène à rien. Le sous-préfet s’adresse au prêtre: « Si tu as peur, viens, on va t’emmener en lieu sûr. » Le prêtre refuse de partir, ne pouvant se résoudre à abandonner ses ouailles.
« A partir de là, nous avons compris que c’en était fini pour nous » continue le témoin.
Le 13 avril, c’est le calme qui règne à la paroisse. Ce n’est que le lendemain, le 14 avril, qu’arrivera l’apocalypse. Des gens affluent des collines alentour et préparent l’attaque qui va se produire un peu avant midi.
Madame KAYITESI, sa sœur et ses cousines se rendent au Home l’école Marie-Merci pour puiser de l’eau. Arrivent alors de Kajonge des gens armés de lances qui s’approchent de la paroisse. Le témoin rejoint elle aussi la paroisse et croise des gens qui fuyaient une attaque qui arrivait du couvent des religieuses. Les réfugiés décident de se défendre à coups de pierres.
Les attaquants, qui ont entouré la paroisse de tous côtés, commencent à lancer des grenades. Beaucoup de réfugiés tentaient d’entrer dans l’église. Le témoin se réfugie alors dans la petite maison du cuisinier, dans le bruit continu des armes. Avec ceux qui ont trouvé là un abri, elle entend des cris, des gémissements. Elle pense que son tour va arriver. Pendant ce temps, « on continuait à tuer, à tuer » ajoute le témoin. Puis, « un grand silence absolu! »
L’abbé NGOGA s’adresse alors à ceux qui ont échappé à la mort: « Quiconque a survécu doit sortir de sa cachette et s’enfuir. » Le témoin et ceux qui l’entourent arrivent à sortir de leur cache, sans se faire voir. Elle-même prend des sentiers qu’elle connaît bien mais finit par tomber dans un ravin et se blesse. Quand elle revient à elle, elle se retrouve seule.
Arrivée près d’une plantation de thé elle entend quelqu’un qui l’interpelle: « Cache-toi, ils vont te voir. » Arrivée près d’un ruisseau, à Kavuguto, elle croise un instituteur qui avait enseigné à Runyinya et qui connaissait le chemin. Il avait perdu femme et enfants. Ce dernier lui demande de le suivre. Il va guider les rescapés jusqu’à la paroisse de Karama où ils arrivent vers 8 heures du matin. Les massacres battent leur plein et le témoin réussi une nouvelle fois à s’enfuir et à rejoindre le Burundi. Elle reste seule survivante de sa famille.
Place aux questions.
Président : quels sont précisément les membres de votre famille qui sont morts ?
Christine KAYITESI : pour la paroisse de KIBEHO, mon père MUSABIMANA Claudien, ma mère Victoria NYRAMUKONDO, ma belle-sœur enceinte de 8 mois Thérésie MUKANDAMAGE, mes quatre neveux (enfants de mon frère). Ces derniers ont été brûlés dans la paroisse de KIBEHO. Les autres ont réussi à courir. C’est ce qu’on m’a rapporté plus tard : mon neveu, mon frère, ma sœur ont réussi à partir mais différemment de moi. Dans les jours qui ont suivi, ils ont été tués à BUTARE.
Président : par qui ?
Christine KAYITESI : je ne sais pas bien, mais je connais les circonstances de la mise à mort de ma grande sœur. Ma grande sœur, ainée de la famille est religieuse. Ma grande sœur, mon frère et mon neveu sont allés à BUTARE, au couvent des religieuses. Selon ce que m’a dit mon autre grande sœur, le 26 avril dans la nuit, on leur a conseillé de fuir, car mon grand frère connaissait le BURUNDI. Comme il pleuvait abondamment, ils se sont dit qu’il était opportun de partir jusqu’au BURUNDI sous la pluie. Ils sont partis et nous ne savons pas comment ils sont morts, il y avait des barrières partout, on ne sait pas exactement ce qui s’est passé. Ma grande sœur était restée au couvent des religieuses, ainsi que d’autres femmes et d’autres jeunes filles, c’est en tout cas ce que ma grande sœur m’a raconté. Elles sont restées sur place et ont demandé à la mère supérieure de leur donner des voiles, car on ne tuait pas les religieuses. La mère supérieure a refusé.
Par la suite, on les a cachées dans les tas de bois de chauffage, la nuit, pour que les tueurs ne les voient. Ils sont restés sur place jusqu’au mois de juin. Le 8, on est venu les sortir des tas de bois, on les a conduits dans la préfecture de BUTARE. Tout le monde est parti là-bas, il y avait des femmes et des enfants, ma sœur a pris un enfant des voisins, elle l’a mis sur son dos. Au moment où les assassins sont arrivés, ces tueurs désignant ma grande-sœur ont dit : « Celle-là, ce n’est pas une femme, il faut la violer ». Elle a résisté et ils ont dit qu’il fallait la tuer sur place. Ils ont mis sur son cou une corde, ils l’ont étranglée et après ils l’ont trainée, l’ont tirée et mise dans un véhicule. Ils l’ont emmenée et il n’y a pas eu de suites. Quand ils l’ont prise, elle était déjà décédée mais nous ignorons jusqu’à aujourd’hui l’endroit où ils l’ont mise, où elle se trouve.
Président : Pour revenir à ce qui s’est passé dans la paroisse de KIBHEO, avez-vous vu partir les attaquants, des gendarmes ou des militaires ?
Christine KAYITESI : Les circonstances dans lesquelles je me trouvais ne me permettaient pas de les voir.
Président : Vous n’aviez donc pas la possibilité de voir pendant l’attaque ?
Christine KAYITESI : Non, car j’étais dans la maison du cuisinier et donc je ne pouvais pas les voir. Mais nous les entendions tirer avec des kalachnikovs et des explosions de grenades. De là, nous avions déduit qu’il y avait des gendarmes et des militaires. Nous ne les avons pas vus , sinon nous ils nous auraient tués.
Président : J’ai compris que vous aviez des neveux morts dans l’incendie de KIBEHO, étiez-vous présente dans l’église ? Ou étiez-vous déjà partie ?
Christine KAYITESI : Je voudrais vous dire que l’église a été incendiée après et pas tout de suite. Quand je parle de mes neveux et de mon père, les voisins m’ont dit qu’ils avaient réussi à entrer dans l’église. J’ai couru au moment où eux étaient restés à l’intérieur.
Président : Donc, si j’ai bien compris vous étiez partie vous cacher dans une plantation de thé ?
Christine KAYITESI : Lorsque nous avons fui, nous avons emprunté les chemins qui était familiers, que nous connaissions.
Président : Vous êtes tombée dans un ravin et vous vous êtes fracturé ?
Christine KAYITESI : Oui, aussi au niveau du dos.
Président : Vous vous êtes cachée dans la plantation de thé, car sinon quelqu’un allait vous voir ?
Christine KAYITESI : Je me suis retrouvée sur la route où j’ai entendu quelqu’un qui me disait « ils vont te voir », donc j’ai compris que c’était quelqu’un qui fuyait comme moi, et je suis rentrée dans la plantation. Je ne suis pas restée longtemps, et j’ai continué de traverser.
Président : Si j’ai bien compris, vous avez rencontré un instituteur accompagné de femmes, qui vous a guidée jusqu’à la paroisse de KARAMA ?
Christine KAYITESI : Je dois préciser que cet instituteur qui était de KIBEHO, m’avait donné cours dans le temps. Il était en train de fuir comme moi, et il laissait derrière lui sa femme et ses enfants qui avait été tués.
Président : Cet enseignant était Tutsi ?
Christine KAYITESI : Bien sûr. Les deux femmes avaient- elles aussi laissé leur famille décédée à KIBEHO, elles étaient en train de fuir comme moi.
Président : Il va y avoir aussi une attaque sur la paroisse de KARAMA, le 21 avril ?
Christine KAYITESI: C’est exact, je me trouvais aussi à l’intérieur de l’église, mais je me trouvais à l’entrée, à côté de la porte, on a lancé une grenade à l’intérieur qui a tué tous ceux qui étaient devant, près de l’autel.
Président : À la paroisse de KARAMA, il y avait du monde ? Plus de monde qu’à KIBEHO ?
Christine KAYITESI : Je dirais qu’ils étaient plus nombreux, car tous les réfugiés de KIBEHO étaient à KAMARA et tous les réfugiés de MUNINI.
Président : C’était dans la préfecture de GIKONGORO ou de BUTARE ?
Christine KAYITESI: Dans la préfecture de BUTARE.
Président : Quelle est votre situation aujourd’hui ? Qu’est-ce qui est important pour vous ? Qu’attendez-vous de ce procès ?
Christine KAYITESI: Je vous remercie. Pour ce qui nous concerne, nous autres rescapés, lorsqu’un tel procès a lieu, ça panse nos plaies. Les gens comme l’ancien préfet Laurent BUCYIBARUTA, avaient une grande autorité et du pouvoir. Il a abandonné les gens pendant le génocide et a abandonné ses administrés à leur sort dont il avait la charge, alors que nous avions demandé son assistance.
En réalité, ce n’est pas moi qui ai téléphoné directement mais comme je faisais partie du comité de crise, nous avons demandé du secours à toutes les autorités, mais personne nous a apporté de l’assistance. Cela prouve la manière dont ils avaient planifié de nous exterminer. En ce qui me concerne, le génocide a été commis, la vie s’est arrêtée, la famille a été exterminée. Voyez-vous je suis restée seule alors que j’avais une grande famille. Voir quelqu’un qui a joué un rôle circuler impunément 28 ans sans que rien ne se passe! Quand nous avons vu les juridictions juger, nous nous sommes dit que nous étions finalement entendus par rapport à la cruauté dont nous avons été victimes. Les criminels comparaissent devant la justice pour que ce qui nous est arrivé n’arrive plus à nos enfants. Ce qui nous est arrivé, ce sont des choses avec lesquelles nous vivons au quotidien, mais nous devons lutter pour continuer à vivre.
Président : Vous avez dit que vous faisiez partie du comité de crise et qu’on avait prévenu les autorités ? Est ce qu’il y avait un téléphone dans la paroisse ?
Christine KAYITESI : Il y avait un téléphone.
Président : Est-ce qu’on vous l’ a dit ou avez-vous vu qu’on avait appelé les autorités ? Qui a-ton appelé ?
Christine KAYITESI : Je voudrais préciser que la paroisse de KIBEHO, c’est là où j’ai été baptisée, d’où venait toute ma famille. Ce comité de crise était constitué d’intellectuels, il y avait des enseignants, des médecins, des Tutsi qui était instruits, moi aussi j’en faisais partie. Le curé était aussi Tutsi. Dans cette paroisse, il y avait trois prêtres, si je m’en souviens bien. Dans cette paroisse, il y avait le curé de la paroisse, je me souviens aussi d’un prêtre âgé, qui s’appelait Lucien, et il y avait aussi ce prêtre Paul, directeur de l’école Marie Merci, qui était un Hutu qui ne se faisait pas voir et qu’on ne voyait pas dans ces situations difficiles. Le curé ne pouvait rien faire. C’est pourquoi on faisait des réunions avant midi dans ce comité et l’après- midi parfois. La personne qu’on a appelé la première c’est Monseigneur MISAGO.
Président : C’était quand ?
Christine KAYITESICK : C’était le curé qui appelait par téléphone, il avait cette qualité d’appeler.
Président : Quand a-t-il appelé ?
Christine KAYITESI: Quand je suis arrivée le 9 avril, je suis entrée dans ce comité de crise. Le curé nous a dit qu’il avait déjà appelé en expliquant toute la situation qui prévalait. Le curé a appelé toutes les autorités, dont Mgr MISAGO et les autorités responsables, le préfet Laurent BUCYIBARUTA, le sous-préfet, et le bourgmestre.
Président : Quand vous dites que le curé a appelé toutes les autorités, est-ce qu’il a parlé à Laurent BUCYIBARUTA ?
Christine KAYITESI : Oui, il a appelé le préfet Laurent BUCYIBARUTA.
Président : Donc il lui a parlé ?
Christine KAYITESI: Je confirme que c’est le curé qui a appelé le préfet. Le curé donnait le compte rendu au comité.
Président : C’était quand ? Avant ou après l’attaque ?
Christine KAYITESI: Je précise que c’était avant, le 12 avril 1994.
Président : On sait que le 11, il n’était pas là. Le 11 avril 1994, Laurent BUCYIBARUTA était présent à une réunion à KIGALI. C’était quand, avant le 11, ou après ?
Christine KAYITESI : Les rapports étaient donnés entre le 9-12 avril 1994. Donc, avant le 12 avril, on a pu téléphoner. À partir du 12 avril, on a vu Damien BINIGA, et après ils se sont résignés. On n’a pas vu de bourgmestres.
Président : Donc à partir du 12, pas de contact téléphonique ? Avant le 12, il y a eu des contacts et vous avez vu Damien BINIGA et qu’on préparait des attaques, et vous vous êtes dit que c’était fini. Il n’y a pas eu de contact avec la préfecture de GIKONGORO avant l’attaque ?
Christine KAYITESI : Non je ne pense pas. Le 11, on nous a attaqués.
Président : Avez-vous vu des bourgmestres ?
Christine KAYITESI: Moi, personnellement, non.
Président : Est-ce que vous savez si votre téléphone fonctionnait encore ou a-t-il été coupé ?
Christine KAYITESI : Je ne peux pas préciser si la ligne téléphonique avait été coupée, car je voulais savoir comment fuir, je n’avais pas le temps de chercher à savoir si téléphone marchait.
Président : Avez-vous quelque chose à ajouter ?
Christine KAYITESI : A cette date du 12 avril 1994, dans le comité de crise, il y avait aussi un enseignant. Il nous a donné un conseil, en disant que si quelqu’un pouvait se sauver, il pouvait le faire. A ce moment-là, quelques personnes se sont sauvées. Je m’en rappelle bien, car moi aussi on m’a dit de me sauver et de fuir, mais on ne l’a pas fait car j’en avais discuté avec mes parents. Nos parents nous avaient dit que dans les années 59/60, ils avaient déjà tué des Tutsi, ceux qui avaient voulu essayer de se sauver on les avait tués dans les forêts, sur les routes. Mais, ceux qui avait pris refuge dans les paroisses, on les avaient sauvés. C’est la raison pour laquelle nos parents nous ont conseillé de rester dans la paroisse pour avoir la vie sauve. Ceux qui se sont sauvés vers le Burundi, le 12 avril 1994, on les a tués en chemin.
Questions de la défense :
Me BIJU-DUVAL : vous nous avez indiqué à l’instant que le curé vous avez fait part des contacts téléphoniques que lui avait eu avec des autorités. Mais, vous-mêmes, personnellement, vous n’avez pas assisté à ces conversations téléphoniques ?
Christine KAYITESI: c’était le curé de la paroisse seul qui téléphonait aux autorités, pas un téléphone mobile mais fixe.
Me BIJU-DUVAL : pouvez-vous nous indiquer, si vous vous en souvenez, le nom des membres de ce comité de crise ?
Christine KAYITESI : oui, mais je ne peux pas tous les citer, je ne vais pas dire tous les noms, mais ceux dont je me rappelle. Il y avait le prêtre NGOGA, Augustin (enseignant), KASIRE (enseignant), Venantie MUKAMAZINA (infirmière), MUNYANKINDI (enseignant à Marie-Merci), MUNYENTWALI Alphonse et son père qui était enseignant.
Président : merci Madame, il est sans doute souhaitable que Monsieur Laurent BUCYIBARUTA réagisse sur cette question car il est question d’un contact téléphonique le 12 avril.
Réactions de monsieur BUCYIBARUTA. « Je comprends le fondement de l’angoisse que le témoin a eu avant de quitter son domicile. Pareil pour Kibeho.. Je comprends la souffrance qu’elle a pu endurer. Ce sont des événements bien regrettables. Tous les téléphones fixes de la préfecture étaient répertoriés. Il n’y en avait pas à la paroisse de Kibeho. Il est donc exclu que le curé ait pu en utiliser un. Il n’y avait pas de téléphone de la paroisse dans l’annuaire. Le curé ne m’a jamais téléphoné. Par contre, le 16 avril, il a téléphoné à monseigneur MISAGO, depuis Butare. » (NDR. Compassion à minima de la part de monsieur le préfet!)
Monsieur le président propose de faire des lectures d’extraits du livre Aucun témoin ne doit survivre d’Alison DESFORGES et du Journal de Madeleine RAFFIN. Ce sera pour la fin de la journée.
Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH.
Le témoin annonce les trois parties de son intervention:
- Présentation de l’OCLCH (Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’Humanité et les crimes de Haine).
- Fonctionnement de l’Office;
- Le dossier BUCYIBARUTA.
1) L’OCLCH est une structure de police judiciaire créé par le Premier Ministre qui comprend 13 offices centraux. Créé en novembre 2013, cet Office répond à des besoins internationaux de la France. Le témoin évoque ensuite la création de la CPI (Cour Pénale Internationale) dont 123 états sont signataires. Cette création a provoqué une modification de la Constitution française. Apparaît alors la notion de « compétence universelle » qui permet de juger des étrangers qui ont commis des crimes à l’étranger sur des étrangers à condition que ces personnes soient localisées sur le sol français au moment de la plainte. En 2012 sera créé le Pôle crimes contre l’Humanité, puis l’OCLCH pour épauler les juges. Cet Office sera confié tout naturellement à la gendarmerie. Trente neuf OPJ travaillent dans cette structure, dont 40% de femmes.
2) Le fonctionnement. L’Office gère 150 dossiers dans plus de trente pays. Concernant le Rwanda, des demandes d’entraide pénale internationale sont faites. Il faut entendre les témoins, visiter les lieux des crimes, avoir des contacts avec les autorités locales qui invitent. Les gendarmes conduisent alors des auditions de témoins. Contacts fréquents avec le GFTU[1] (chargé des génocidaires en fuite) et avec « la section Protection des témoins » du Parquet de Kigali, section chargée de contacter les témoins et d’établir le planning des auditions. Ces auditions se font avec l’aide d’un interprète, au plus près des lieux de résidence des témoins. Les prisonniers sont entendus dans un local du lieu de leur détention. Ils peuvent aussi être « extraits » de la prison.
3) Dossier BUCYIBARUTA. Cette partie de l’exposé consistera essentiellement dans le commentaire de photos que le témoin a fait verser au dossier. La préparation du procès a permis sept déplacements au Rwanda. Plus d’une centaine de témoins ont été entendus. Le général REILAND souligne les difficultés que peuvent rencontrer les OPJ. Certains témoins ont été entendus par des enquêteurs de pays différents. Il faut alors croiser les informations. Il est aussi parfois difficile de retrouver les témoins (NDR. Vu l’ancienneté de l’affaire, des témoins sont morts (6 parmi ceux qui avaient été cités par le Ministère public), les mémoires défaillent, des témoins, rescapés ou tueurs, ne veulent plus témoigner, d’autres enfin, ayant pardonné à leurs bourreaux, renoncent à confier ce qu’ils savent). Sans oublier les témoins disséminés à travers le monde qu’il faut retrouver.
Maître LEVY demande pourquoi il n’y a pas eu d’enquêtes entre 2001 et 2006. Le témoin ne peut que répondre qu’en 2005 les témoins habitant l’Europe ont pu être auditionnés. L’avocat de la défense veut savoir aussi si les gendarmes ne rencontrent pas de difficultés pour enquêter.
« La liste des personnes à auditionner est établie par les enquêteurs français et transmise au Rwanda qui recherche les témoins. Les auditions sont pratiquées par les gendarmes français avec la seule présence d’un interprète » répond le témoin.
Se référant au témoignage du prisonnier BAKUNDUKIZE, maître LEVY voudrait savoir si les témoins ne seraient pas manipulés. Le général REILAND répond qu’il n’a jamais noté de pressions sur les témoin. Les enquêteurs ne reçoivent aucune instruction pour mener leurs auditions. L’avocat de la défense s’étonne enfin que seuls cinq témoins ont été confrontés à leur client et que deux ne sont plus sur la liste des témoins cités. Cette question n’est manifestement pas du ressort du général REILAND.
Quant à savoir, sur question de maître BIJU-DUVAL, si, dans leurs recherches documentaires les enquêteurs doivent les demander au GFTU[2] ou à la CNLG[3], ou s’ils peuvent aller les chercher eux-mêmes, le témoin répond que les deux cas existent.
Audition de monsieur Jacques UWIMANA, rescapé partie civile.
Jacques UWIMANA: je souhaiterais m’exprimer en kinyarwanda pour être plus à l’aise;
Président : je vous informe que votre constitution de partie civile a été déposée mais elle a fait l’objet de contestations donc il en a juste été donné acte pour le moment.
Déclaration spontanée :
En 1994, j’avais environ 17 ans, nous habitions au centre de NYAMAGABE, mes parents habitaient là. Mon père était pasteur dans l’église ADEPR[4], il était le représentant de cette église dans la préfecture de GIKONGORO. Nous avons grandi dans une famille de cinq enfants, avec deux parents qui nous ont bien élevés comme les parents le font, nous étions épargnés par les problèmes ethniques au Rwanda. J’ai commencé à apprendre ce genre de choses au secondaire, lorsque dans nos écoles il y a eu des troubles, et les Tutsi ont dû aller passer la nuit dans des buissons à cause de ces persécutions.
En 1994, quand l’avion présidentiel est tombé, chez nous, à GIKONGORO, il y avait des grands problèmes qui ont commencé : des menaces contre les Tutsi ont débuté, ça a commencé dans les régions de MUDASOMWA et de MUSEBEYA. Dès le 7, on a commencé à tuer certains dans ces communes-là. Comme il y avait des paroissiens de mon père qui habitaient ces localités, ils ont commencé à fuir vers l’église. Vers le 10 avril, les paroissiens qui s’étaient réfugiés chez nous étaient environ une centaine. Mon père en tant que responsable devait informer les autorités qu’il y avait des réfugiés sur place pour qu’elles puissent fournir la nourriture, des logements.
A cette date, il a pris le téléphone et a appelé le préfet de GIKONGORO, il lui a parlé du problème de sécurité qu’il y avait. En date du 11, est venu le bourgmestre de la commune NYAMAGABE, Félicien SEMAKWAVU, qui est venu avec des gendarmes, ils ont pris tous ces réfugiés, ils les ont amenés au camp de Murambi et notre famille est restée sur place. Ils nous avaient demandé de nous rendre à MURAMBI pour notre sécurité. Mais mon père a refusé de partir car on pensait qu’en partant d’autres personnes allaient venir vers lui et il ne voulait pas laisser ses fidèles. Par la suite, d’autres personnes sont venues et ont été tuées sur place à la paroisse. Toutes ces personnes n’ont pas pu se rendre à MURAMBI. Toutes ces personnes (environ 100), qui voulaient aller à MURAMBI sont décédées là. Nous en famille, nous sommes restés à la paroisse. Le 21 avril, MURAMBI a été attaquée, tous les Tutsi qui se trouvaient là ont été tués. Jusqu’à aujourd’hui, on dénombre 50 000 Tutsi qui ont péri là.
Le 23 avril, on nous a attaqués à la maison chez nous, donc cela veut dire que nous savions déjà qu’on avait déjà tué les gens de MURAMBI. Les Interahamwe[5] qui avaient déjà tué le 21 avril, ont attaqué le 21 au matin et une fois qu’ils les avaient tués ils sont allés sur le site de CYANIKA. Les personnes qui ont pu fuir MURAMBI pour CYANIKA ont été poursuivies. On dit également que 35 000 personnes auraient péri. Parmi ces personnes, j’ai des membres de ma famille : mes tantes maternelles, mes cousins ainsi que beaucoup d’autres car ils habitaient autour de là. Je retourne chez moi à la maison, le 23 avril, c’est là qu’on nous a attaqués, ce jour-là, un jour de marché, un samedi. Les gens qui nous ont attaqués savaient que nous étions là. Une grande attaque d’environ 15 personnes ou plus. Je ne les ai pas vus mais je les ai entendus, nous étions tous à la maison (mon père, ma mère, 5 enfants, un cousin qui vivait chez nous et un fidèle de la paroisse). Ils sont venus en soufflant dans des sifflets. Ils nous ont ordonné de sortir de la maison. Nous étions à l’intérieur, nous avions fermé à double tour. Ma mère a ouvert la porte. Quand j’ai entendu ça, comme j’étais adolescent, j’ai grimpé sur une chaise et je suis allé me cacher dans un faux plafond. On a fait sortir tous les autres. On les a emmenés vers l’entrée de la propriété. On a fait sortir tous les autres, on les a tués avec les gourdins.
Après leur mise à mort, la personne qui avait dirigé l’attaque était Alphonse, employé d’une entreprise publique Electrogaz. c’était un Interahamwe, entrainé par l’État. On a mis les gens par terre, on leur a asséné des coups de gourdins. Mais mon petit frère n’était pas encore mort. Les autres sont morts sur place. Mon petit frère a pu survivre, jusqu’au mois de juin. Comme il n’a pas pu trouver du secours, il n’a pas pu trouver quelqu’un pour le cacher, le secourir et l’aider, au mois de juin ils sont revenus, l’ont tué. J’ai survécu car j’ai été aidé par nos amis Hutu. Ces personnes m’ont caché jusqu’au mois de juin, vers le 10. À ce moment là, je suis allé à MURAMBI. On avait déjà tué des gens, très peu de personnes avaient survécu à MURAMBI et on avait mis là bas des vieilles personnes dont on avait dit qu’après l’enterrement du président, on allait les enterrer. J’ai pu arriver à MURAMBI comme ces vieilles et ces enfants. Par chance, autour du 18 juin, il y a eu la zone TURQUOISE[6]. Les soldats français sont venus dans leur mission donnée par l’ONU, et ils nous ont protégés. A ce moment là, d’autres personnes qui n’étaient pas mortes et qui se cachaient ont pu venir à MURAMBI, car elles avaient compris qu’il y avait la présence des Français jusqu’au mois de juillet. Début juillet, problème car on mélangeait les réfugiés : Hutu et Tutsi. Des Hutu de KIGALI et de BUTARE qui fuyaient le FPR[7], notamment des Interahamwe et des génocidaires, mais aussi nous. Nous avions la sécurité due à la présence des militaires français, mais nous n’étions pas à l’aise de cohabiter avec ces personnes- là. Parmi nous, il y avait des personnes plus âgées et instruites qui ont pu discuter avec l’ONG Solidarité, qui les a mis en lien avec le FPR. Ils ont expliqué le problème que nous avions, notamment de cohabitation avec les génocidaires. L’association Solidarité a amené des camions. Ils ont demandé qui voulait rejoindre BUTARE, donc la zone FPR, car GIKONGORO était la zone Turquoise. Nous avons donné nos noms sur les listes, on nous a mis dans un véhicule pour partir dans la zone du FPR. C’est ainsi que j’ai survécu.
Projection de photos familiales.
- Photo 1 : Mon père, il me semble que Laurent BUCYIBARUTA doit le reconnaitre, d’autant plus qu’il était aussi un responsable et ils devaient se croiser lors des réunions de sécurité élargies, car lui aussi faisait parties des réunions de sécurité élargies.
- Photo 2 : mon père et sa mère. L’enfant est le cadet de la famille.
- Photo 3 : Certaines personnes sont des membres de sa famille. On peut me voir plus jeune, la sœur de ma mère qui a été tuée, la cousine de mon père, mon petit frère tué en juin et mon autre petit frère né en 1983 qui a été tué avec les parents.
Président : Laurent BUCYIBARUTA reconnaissez-vous son père qui était sur la photo ?
Laurent BUCYIBARUTA : Le témoin vient de dire que son père était pasteur ADEPR dans toute la préfecture et qu’il assisté aux réunions de sécurité de la région. Il y a deux organes que les gens confondent souvent : comité préfectoral de sécurité (petit nombre de personnes) et conférence préfectorale (élargie). Dans la dernière, les pasteurs, bourgmestres pouvaient venir si le préfet voulait qu’ils viennent. Quand je demandais au secrétariat d’envoyer les invitations, cela ne voulait pas dire que je connaissais son père personnellement, le témoin dit peut être vrai mais je ne l’ai pas connu. Je ne le connaissais pas à titre personnel. Il dit aussi que son père m’a téléphoné le 10 avril 1994, je ne sais pas si son père m’a téléphoné au bureau ou à mon domicile car le téléphone pouvait être utilisé que je sois au domicile ou au bureau. Je ne sais pas où son père m’a téléphoné. Pour conclure, je n’ai pas eu de contact particulier avec son père mais je savais qu’il y avait une église dans la commune.
Président : Donc, si je résume, les photos projetées ne vous rappellent rien de particulier ?
Laurent BUCYIBARUTA : Non, car je ne connaissais pas cette famille.
Président : Eglise protestante pentecôtiste à GIKONGORO, il est possible que des pasteurs aient été invités à des conférences préfectorales élargies ?
Laurent BUCYIBARUTA : Oui, possible. Mais pas de souvenir sur le père de Jacques UWIMANA.
Jacques UWIMANA : J’ai compris mais je demanderai à réagir. En partant de la composition des autorités à cette époque au Rwanda, il est impossible que le préfet Laurent BUCYIBARUTA ne connaisse pas mon père. Il peut ne pas connaitre les simples pasteurs, mais mon père dirigeait environ 30 pasteurs, comme l’autorité préfectorale. Ce n’est pas normal de dire qu’il ne connaissait pas le représentant d’une grande église ADEPR, qui est une église importante et qui est à cette époque-là une grande église. Cette église avait des écoles, c’est comme s’il disait qu’il ne connaissait pas l’évêque de l’église catholique, monseigneur MISAGO. Dans le cadre de la mobilisation de la population, les autorités passent par les responsables d’églises pour atteindre facilement les fidèles.
Président : Précision du dossier, vous avez constitué partie civile pendant la procédure. Vous avez été entendu par le juge d’instruction, et dans sa décision de renvoi, il avait considéré qu’il n’existait pas de charges suffisantes concernant la mort de votre famille. Il a estimé qu’il devait y avoir un non-lieu sur l’exécution des poursuites concernant l’exécution de vos parents. Pas d’élément suffisant à charge. Il y a eu un appel, la Chambre d’appel a maintenu le non-lieu. S’agissant de ces faits là, la décision de non-lieu est définitive. Nous ne pouvons en parler que dans le cadre d’un contexte. Vous avez pu dire que des personnes réfugiées chez vos parents ont été conduites à MURAMBI et vous nous dites que certains membres de votre famille étaient à CYANIKA.
Jacques UWIMANA : Ce que je peux ajouter pour clarifier c’est que nos autorités de chez nous sont très différentes de celles de la France. Je ne sais pas où se limitent les compétences du préfet en France, mais au Rwanda il s’agit d’une personne très importante au niveau de l’État. Les directives du ministère était données au préfet, qui les transférait aux bourgmestres qui eux avaient des conseillers. Tout cela allait jusqu’à la population en bas de l’échelle. La raison pour laquelle je me suis constitué partie civile c’est pour la mort de mes parents qui ont fait appel au préfet pour avoir du secours et de l’aide quand les choses sont devenues dangereuses : le préfet ne les a pas aidés.
Autre chose, vu que les directives allaient jusqu’aux autorités les plus vastes, le bourgmestre devait faire des rapports au Préfet. Pendant le génocide, les massacres étaient dirigés par les autorités, ces directives devaient venir de plus haut et les bourgmestres devaient transmettre les rapports de ce qui s’était passé chaque jour.
Président : Nous allons entendre un témoin : Simon-Pierre NZUBAHIMANA vous le connaissez ?
Jacques UWIMANA : C’est un Pasteur, mon père était son responsable et il était son adjoint. Il fait partie des personnes ayant accéléré le génocide à NYAMAGABE. Après qu’on a conduit ces personnes à la paroisse, quand les Interahamwe sont arrivés, ils les ont enfermées. Simon Pierre a demandé qu’on ouvre les portes et a préféré qu’on les tue pour ne pas qu’on détruise ses écoles. Aujourd’hui, on nous dit qu’il a fui et qu’il vit en Angleterre, et il a été condamné par les Gacaca[8].
Président : Monsieur Laurent BUCYIBARUTA a dit qu’il ne savait pas les circonstances de l’appel de votre père, connaissez-vous des précisions ?
Jacques UWIMANA : Je ne peux pas savoir, ce que je sais c’est que j’étais un enfant de 17 ans. Je discutais avec mes parents car j’étais l’ainé, c’est comme ça que j’ai su mais je ne peux pas savoir si c’est à la maison ou au bureau. Mais je sais qu’ils se sont parlés, car il a demandé de l’assistance pour ses réfugiés et lui-même.
Président : Dites-nous combien de personnes étaient réfugiées chez votre père ? Combien sont allés à MURAMBI ?
Jacques UWIMANA : je peux estimer le nombre : personnes conduites à MURAMBI, environ 100 et les personnes venues après et tuées sur place étaient entre 15 et 20, à la maison nous étions cinq enfants et parents + cousins et une autre personne ayant trouvé refuge chez nous.
Président : Vous avez parlé du bourgmestre, des gendarmes aussi sont venus ?
Jacques UWIMANA : Le bourgmestre de la commune est venu dans le véhicule qui roulait au pas et on les a mis en file indienne, le véhicule ouvrait le chemin, il roulait au pas et les gendarmes les ont emmenés à Murambi.
Président au préfet : avez-vous ordonné l’ordre d’assister les réfugiés à KIBEHO ?
Laurent BUCYIBARUTA : non car je n’ai appris le rassemblement à KIBEHO que le 13 avril lors d’une conférence préfectorale. On avait déjà fait la réquisition le 10 avril pour tous les centres où il y avait des réfugiés.
Président : avez-vous donné des instructions pour que l’on aille protéger les gens à KIBEHO ? Avez-vous réquisitionné des gendarmes pour qu’ils aillent protéger les gens à GIKONGORO ?
Laurent BUCYIBARUTA : on a fait une réquisition lors de la réunion du 10 avril
Président : vous faites une réquisition indéterminée à des endroits indéterminés pour porter une éventuelle assistance ?
Laurent BUCYIBARUTA : non, c’était déterminé : KIBEHO, MURAMBI, KADUHA, CYANIKA, tous ces centres de réfugiés.
Président : je ne sais pas mais personnellement je n’ai pas souvenir d’un seul document au dossier venant supporter cela.
Me BIJU-DUVAL : nous avons des preuves que cette réunion du 10 avril a eu lieu
Président : cela ne m’apporte rien, que la réunion ait eu lieu n’est pas une preuve en soi.
Me BIJU-DUVAL : nous avons la réponse de Laurent BUCYIBARUTA. Nous n’avons que les archives que les autorités rwandaises ont bien voulu nous transmettre.
Président : vous sous-entendez qu’elles n’ont sciemment pas fourni tous les documents ?
Me BIJU-DUVAL : nous aurons l’occasion d’en parler plus tard.
Président : vous avez eu des contacts téléphoniques avec le préfet de BUTARE ?
Laurent BUCYIBARUTA très peu intelligible sur tout cet interrogatoire : oui souvent
Président : le 15 avril vous l’avez eu au téléphone au sujet d’un massacre ?
Laurent BUCYIBARUTA : pas le 15 puisque nous nous sommes vus le 16 et les massacres avaient commencé.
Président : nous sommes au courant de cette réunion. Avez-vous donné des instructions quand vous avez eu vent de ces attaques ? Avez-vous réagi, demandé un rapport en apprenant ces massacres autre que cette réunion ?
Laurent BUCYIBARUTA : non puisque je vous dis que nous avons tenu une réunion avec le préfet de BUTARE
Président : en avez-vous demandé ?
Laurent BUCYIBARUTA : on avait prévu de se rencontrer le samedi 16
Président : vous n’aviez plus de téléphone, pas un annuaire pour téléphoner ?
Laurent BUCYIBARUTA : non
Président : nous avons entendu un certain nombre de témoignages disant que le sous-préfet BINIGA était sur les attaques, vous lui avez demandé un rapport ?
Laurent BUCYIBARUTA : je n’ai pas demandé de rapport car à ce moment-là je n’avais pas d’information sur son comportement éventuel.
Président : M. Laurent BUCYIBARUTA, à un moment vous êtes informé d’un massacre. Avez-vous demandé à M. BINIGA, à des bourgmestres de faire des rapports ?
Laurent BUCYIBARUTA : ce qui importe d’abord est d’assurer la sécurité avec des gendarmes pour protéger. Si les gendarmes n’exécutent pas correctement les ordres, ce n’est pas ma faute. C’est le commandant de gendarmerie qui organise ses équipes.
Président : avez-vous téléphoné au commandant de gendarmerie pour avoir des informations ?
Laurent BUCYIBARUTA : oui
Président : votre mission en tant que préfet ce n’est pas de protéger des gens ?
Laurent BUCYIBARUTA : oui mais il y a des règles et une hiérarchie.
Président : donc vous réquisitionnez la gendarmerie pour des éventuels évènements à une date éventuelle, dans des lieux éventuels ?
Laurent BUCYIBARUTA : je vous ai cité les centres. J’ai demandé le 10 avril.
Président : c’est intéressant ça, dès le 10 avril vous savez qu’il faut aller à KADUHA, KIBEHO, MURAMBI et CYANIKA ?
Laurent BUCYIBARUTA : oui j’avais envisagé ces lieux.
Président : si le site de MURAMBI a été évoqué c’est car le comité préfectoral a évoqué cette idée-là ?
Laurent BUCYIBARUTA : oui
Président : ce n’était pas une idée spontanée des réfugiés ?
Laurent BUCYIBARUTA : non
Président : comment savez-vous pour la paroisse de KIBEHO ?
Laurent BUCYIBARUTA : quand il y a des troubles, les gens vont généralement se réfugier dans les lieux de culte.
Président : vous vous êtes renseigné pour savoir si des gendarmes avaient été envoyés ?
Laurent BUCYIBARUTA : moi j’ai réquisitionné la gendarmerie et après je lui fais confiance s’il me dit qu’il a réquisitionné ses gendarmes.
Audition de monsieur Simon Pierre NZUBAHIMANA, pasteur de l’Eglise ADEPR[9] (Pentecôtiste) en visioconférence de Manchester (Grande Bretagne).
Témoin : Je veux bien faire une déclaration spontanée, mais je préfère que vous me posiez des questions.
Président : Qu’elle était votre situation en avril 1994 et où étiez-vous?
Témoin : J’étais pasteur chez moi à GIKONGORO.
Président : De quelle église ?
Témoin : J’étais en charge de ma propre église, qui fait partie de la branche de GIKONGORO. Cette église existe partout au Rwanda, mais j’étais en charge de ma propre église.
Président : Étiez-vous le responsable de cette église à GIKONGORO?
Témoin : Oui, effectivement, j’étais en charge de cette église locale, et j’étais supervisé par un autre pasteur régional, en charge de plusieurs églises.
Président : Quel était le nom de ce pasteur et où restait il ?
Témoin : Faustin MUNYARUBUGA. Il était considéré comme le pasteur régional au sein de cette église.
Président : Est-ce que vous avez connu le préfet Laurent BUCYIBARUTA?
Témoin : Fin juillet 1993, effectivement. A mon retour au Rwanda, j’ai pu rencontrer Laurent BUCYIBARUTA. Je ne le connaissais pas avant. Il était préfet de la région de GIKONGORO. Je précise que Laurent BUCYIBARUTA a été nommé en tant que préfet avant mon retour au Rwanda.
Président : Quand est-ce que vous êtes retourné au Rwanda ?
Témoin : Le 18 juillet 1993.
Président : Vous avez été entendu par des policiers anglais sur commission rogatoire des autorités françaises. Vous avez déclaré que nous n’avez jamais eu de réunion en 1994 avec le préfet Laurent BUCYIBARUTA.
Témoin : Effectivement, je ne considère pas cela comme des réunions, mais des rencontres avec plusieurs services vu mon travail et mon poste.
Président : étiez-vous en charge de l’ensemble de la région ?
Témoin : Oui.
Président : Dans les relations administratives, entre les préfets et le représentant de l’église qui était l’intermédiaire ?
Témoin : Au tout début, on m’avait demandé d’être en charge de l’école, premier poste que j’ai occupé a mon retour au Rwanda. On se préparait pour le début de l’année scolaire. Ça me permettait de rencontrer les services administratifs de mon côté, mais en rapport avec mon travail dans les écoles.
Président : Est-ce que vous vous souvenez avoir été entendu par les policiers anglais, sur commission rogatoire par les autorités françaises ?
Témoin : Oui je pense qu’il s’agit de 6 ans ou 7 ans en arrière.
Président : C’était en 2016.
Témoin : Oui environ, mais je n’ai jamais reçu une copie de mes déclarations.
Président : Ce qui m’intéresse c’est que dans ces déclarations, vous avez déclaré ne jamais avoir participé à une réunion en 1994 avec le préfet Laurent BUCYIBARUTA ?
Témoin : Oui, en fait je ne considère pas cela comme des réunions mais des rencontres avec plusieurs services vu mon travail et mon poste.
Président : vous avez indiqué vous souvenir d’avoir été présent à un centre de conférence ?
Témoin : Ça fait 20 ans maintenant, je me rappelle d’un événement particulier, j’étais censé parler lors de cet évènement et toute la région était très enthousiaste de voir en personne le Premier ministre. Je précise que le Premier Ministre venait particulièrement dans la région, pour pacifier les esprits dans la région. Je précise également qu’il venait d’accéder au poste de Premier Ministre, tout le monde ne le connaissait pas non plus et tout le monde était enthousiaste de le voir[10].
Président : Est-ce que le pasteur Faustin était enthousiaste de voir le Premier ministre ?
Témoin : Je ne sais pas exactement, ce que je peux dire c’est que tout le monde dans la région était enthousiaste de voir le Premier ministre.
Président : Est-ce que le pasteur Faustin était présent ?
Témoin : Je ne me souviens plus s’il en a fait partie, je ne me souviens plus de cette réunion, mais avez-vous une date à me communiquer?
Président : Pas une date, mais une question : avez-vous entendu parler du massacre de MURAMBI? Avant ou après la réunion ?
Témoin : Le massacre a pu avoir lieu longtemps après, quelques temps après. La réunion a eu lieu pendant les trois premières semaines du mois d’avril. Il s’agit d’évènement qui a eu lieu il y a bien longtemps.
Président : Est-ce qu’il y a eu des adeptes ou des fidèles de l’église tués à MURAMBI ?
Témoin : Oui, il y en a eu beaucoup.
Président : Est-ce que des membres de l’église sont venus chercher sécurité à GIKONGORO dans votre église ?
Témoin : Je précise que tout le monde a essayé de se réfugier dans l’église la plus proche de chez soi, il y a eu des adeptes, des fidèles. Concernant mon église, des personnes sont venues de l’église pentecôtiste, mais d’autres aussi.
Président : Que sont-elles devenues ?
Témoin : Quand les personnes ont commencé à courir dans tous les sens, à MURAMBI, les autorités ont voulu les diriger vers un seul endroit pour les mettre en sécurité. Je me souviens d’un pasteur, mais vous voyez, ce n’est pas possible avec ce grand nombre de personnes, on laissait ces personnes se déplacer librement.
Président : Ces personnes avaient-elles une particularité ?
Témoin : Il s’agit de la population des Tutsi qui fuyaient.
Président : Donc vous ne savez plus très bien si le massacre c’était avant où après la visite du Premier Ministre ?
Témoin : Vu tout le temps passé, je ne me souviens pas bien, mais je pense que sa visite a eu lieu avant.
Président : Est-ce que vous vous êtes inquiété de savoir ce que les fidèles pentecôtistes étaient devenus à MURAMBI ?
Témoin : Absolument, on leur a même envoyé de la nourriture.
Président : Et après ?
Témoin : Ils ont été tués, il y a eu un massacre.
Président : Vous semblez avoir un problème de mémoire. La visite semble avoir lieu après le massacre.
Témoin : C’était il y a longtemps.
Président : Qu’est-il arrivé au pasteur Faustin MUNYARUBUGA ?
Témoin : il a été tué mais je n’ai pas plus d’informations sur les circonstances de sa mort.
Président : Est-ce que vous vous êtes rendu à son domicile?
Témoin : oui, quand on a entendu parler de la tuerie qui a eu lieu à cet endroit là, on a couru dans la direction de sa maison pour voir si l’on pouvait porter secours à qui que ce soit, mais malheureusement, tout le monde avait été tué.
Président : je vais vous donner une information, un de ses enfants a survécu.
Témoin : Oui, je sais qu’on l’a caché quelque part.
Président : Qui ça « on » ?
Témoin : Moi et j’ai demandé aux personnes à l’église de le cacher.
Président : Vous avez rencontré ce fils et vous l’avez protégé ?
Témoin : Oui et je l’avais même emmené sur mon scooter.
Jacques UWIMANA s’approche de la barre sur invitation du Président : Je vous remercie. Je connais Simon-Pierre mais il nous a chassés de là en nous demandant de sortir parce qu’il ne voulait pas que l’église soit détruite. Concernant ce qu’il a dit, qu’il m’aurait transporté sur sa moto, c’est vrai. Une fois, les gendarmes l’ont arrêté, c’est vrai, ils m’ont emmené en voiture à une barrière pour que ceux-ci me tuent. Par chance, il est passé par là, je leur avais dit que j’étais Hutu, j’avais renié mes origines Tutsi. Il s’est entretenu avec un gendarme et ils se sont mis d’accord qu’il devait me prendre sur sa moto pour me ramener à la brigade de police. Il n’y a là aucun acte de magnanimité puisque la gendarmerie à laquelle j’ai été conduit, c’est là que des gens étaient tués. Par chance, j’ai réussi à m’enfuir et à aller à Murambi. (… ).
Président : le témoin souhaite réagir ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA répond en kinyarwanda : c’est triste d’entendre aujourd’hui un enfant s’exprimer comme ça et de ne pas reconnaitre notre rôle pour qu’il soit en vie. Au moment où on venait de tuer ses parents, je suis passé par là avec quelques membres de l’église, nous savions qu’il était dans la maison (en anglais), nous avons fait ce que nous pouvons, l’avons conduit chez un chrétien. Quand il était là, il était tout le temps à l’extérieur, nous avons constaté qu’il ne serait pas en sécurité là-bas et l’avons conduit dans un lieu où il ne pourrait pas sortir. Cet autre endroit est une petite maison érigée au bord de la route, où habitait un jeune homme célibataire. Personne ne pouvait imaginer que nous cachions cette personne. Seul moi et un autre évangéliste avions cette information puisque c’est lui-même qui le cachait. Un jour, un dimanche, on a découpé mon grand-frère et je suis allé le voir pour l’enterrer. Une fois là-bas, j’ai constaté qu’il n’était pas complétement mort, je suis revenu avec le cercueil et je l’ai ramené là où je l’avais acheté. J’ai pris la moto pour aller à KIGEME, là où on avait amené mon frère là l’hôpital. C’était la nuit. Arrivé à la barrière on m’a demandé si cet enfant était le mien. Je ne savais pas ce qu’il avait dit mais dire le contraire était synonyme pour moi de mort. Au lieu de leur dire « C’est mon enfant », je l’ai grondé en disant « Toi, enfant, comment es-tu arrivé ici ? ». Ils ont été confus à la barrière car ils pensaient que c’était mon enfant. Pour que je puisse le leur arracher des mains, je leur ai dit de le garder et que demain je viendrais avec ses papiers d’identité. À ce moment-là, il n’y avait pas d’éclairage sur les routes donc il n’était pas possible de leur montrer les papiers d’identité. Je l’ai déposé à la gendarmerie et j’ai demandé au chrétien de le garder la nuit. Il y en a même qui ont passé la nuit là-bas, ce n’était pas prévu. Le lendemain, ce sont ceux-là qui l’ont escorté pour que rien ne lui arrive et l’ont déposé au camp des Français à MURAMBI. Pour ce qui concerne leur petit frère, après l’assassinat de ses parents, il est resté avec deux de ses cousins, ce sont ceux-là qui se sont occupés de lui. Je n’ai pas d’information sur sa mort. Pour sa petite sœur, bébé, une chrétienne l’a prise et je me dis qu’aujourd’hui elle doit être devenue une grande jeune fille. Ça m’attriste d’entendre maintenant Jacques me charger et je me dis qu’un jour on devrait se rencontrer et prendre une tasse de thé.
Jacques UWIMANA : je n’ai pas beaucoup de choses à dire. Le témoignage qu’il donne est vrai en partie mais le reste, il mélange. Compte-tenu de ce que je vous ai dit, vous pouvez réfléchir et démêler le vrai du faux.
Président : vous avez dit que votre frère a été coupé en morceaux, quand est-ce que c’est arrivé et dans quelles circonstances ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je ne peux pas me rappeler des circonstances exactement mais quand la situation s’est dégradée, tout le monde tuait tout le monde. J’ai été moi-même attaqué, j’ai reçu un coup. Je pensais que mon frère était mort car il était plein de sang, tout son visage était couvert de sang et il était jeté dans un buisson. Quand j’ai reçu l’information que mon frère avait été tué, j’ai dû me déplacer, environ 35 km. Avec quelques amis on avait même acheté son cercueil car je ne pensais pas qu’il était encore vivant. On n’a pas pu se croiser car c’était très tôt le matin quand on a récupéré mon frère.
Président : que pouvez-vous nous dire de plus sur le préfet Laurent BUCYIBARUTA ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je peux dire qu’à un moment donné, je pense qu’on peut avoir un peu pitié de sa propre situation à l’époque ; sa propre maison a été vandalisée car on cherchait des Tutsi chez lui.
Président : sa maison a été vandalisée et perquisitionnée ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je parle des personnes sans aucun scrupule qui rentrent dans les maisons, qui profitent du temps de guerre pour rentrer et voler les maisons, même celles des policiers.
Président : vous avez vu des gens qui sont rentrés dans la résidence du préfet, de vos propres yeux?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA non, mais je l’ai entendu dire car il habite à quelques centaines de mètres de chez moi; donc tout se savait.
Président : mais vous ne l’avez pas vu ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : non, je l’ai entendu dire. Apparemment il avait un chauffeur Tutsi chez lui.
Président : ils ont trouvé des Tutsi chez lui en fouillant ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : non, sa résidence et son jardin sont immenses. Je crois que sa femme est Tutsi. Beaucoup de gens sont venus chez lui.
Président : on a emmené sa femme ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je ne sais pas parce que quand ils sont venus fouiller, les gens associaient le fait que sa femme soit Tutsi avec le fait de cacher des Tutsi.
Président : avez-vous été témoin que le préfet soit sujet à des menaces ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : un certain Monsieur GASANA disait que c’était la faute du préfet qui ne prenait pas les choses en main
Président : vous avez vu ou entendu ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je l’ai entendu dire.
Président : entendu parler ou présent quand ce GASANA a tenu ces propos ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : après l’évènement, tout le monde fuyait dans tous les sens et GASANA l’a dit de façon très directe « Comment ça se fait qu’on en est arrivé là ? », il disait que le préfet n’avait pas vraiment de pouvoirs et ne pouvait pas changer les choses. GASANA n’était pas content de voir que des personnes pouvaient s’en prendre à des institutions.
Jacques UWIMANA : je n’ai pas beaucoup de choses à dire car Simon-Pierre NZUBAHIMANA a lui-même était jugé au RWANDA par les Gacaca[11], des décisions ont été prises. Aujourd’hui nous sommes en train de nous occuper du préfet BUCYIBARUTA.
Président : est-ce que Simon-Pierre NZUBAHIMANA sait qu’il a été jugé par des juridictions Gacaca ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : c’est la première fois que je l’entends mais ça ne m’étonne pas car ils font toujours leurs procès.
Questions du Ministère Public :
Ministère public: vous avez été entendu en 2016. Quand on vous a demandé de vous présenter, vous avez dit: « Hutu, membre du peuple Bantu et je suis fier de dire que je suis Hutu » – D 10769
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je n’ai pas dit ça.
Ministère Public : c’est clairement écrit et cela a été pris en note par des policiers anglais.
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : peut-être il y a eu un problème de traduction.
Ministère Public : donc vous contestez ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : il n’y a rien à être fier. Pourquoi je dirais de ça ?
Ministère Public : très bien, je note.
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je n’ai jamais dit ça.
Ministère Public : vous nous avez confirmé que Faustin MUNYARUBUGA était bien votre supérieur et l’interlocuteur privilégié des autorités administratives et donc de M. Laurent BUCYIBARUTA ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : oui c’est juste
Ministère Public : vous avez évoqué l’enthousiasme qu’avait évoqué la visite du Premier Ministre KAMBANDA. Vous vous souvenez aussi de la visite du Président de la République SINDIKUBWABO ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : si je me souviens bien, il n’a jamais visité GIKONGORO. Je ne veux pas dire que je me souviens pas qu’il n’a pas mis les pieds mais je m’en souviens pas.
Ministère Public : je parle bien de la période à partir 1994.
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : personnellement, je ne l’ai pas vu en personne.
Ministère Public : je n’ai pas saisi si vous étiez présent quand M. GASANA a proféré ces propos ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : ce sont des ouï-dire.
Ministère public : lors de la réunion avec KAMBANDA, pouvez-vous nous dire ce que Laurent BUCYIBARUTA a dit ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je ne peux pas me rappeler mais je peux dire que je faisais partie des personnes qui avaient vraiment envie de voir le Premier Ministre, surtout au vu des circonstances.
Ministère Public : vous connaissiez les autorités de la gendarmerie en 1994 ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je me souviens d’un certain un major BIZIMUNGU et un capitaine SEBUHURA.
Ministère Public : qui était le commandant ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : Major BIZIMUNGU
Ministère Public : que savez-vous de leur rôle pendant 1994 ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : personne ne comprenait pourquoi le capitaine SEBUHURA se comportait comme il se comportait. Je précise qu’il y avait aussi des militaires et des paramilitaires. Je précise que personne n’a jamais vu le Major BIZIMUNGU.
Ministère Public : la population voyait bien le capitaine SEBUHRA qui se baladait au sein de la population ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : oui.
Ministère Public : vous avez dit que BIZIMUNGU ne faisait rien, c’était SEBUHURA qui donnait les ordres, c’est ça ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je pense effectivement qu’à cette époque-là, ce qui s’est passé est que des petits officiers n’écoutaient pas les ordres et faisaient ce qu’ils souhaitaient.
Ministère Public : Laurent BUCYIBARUTA vivait près de chez vous ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : oui. Je précise que GIKONGORO n’est pas si grand que Paris, c’est plus minuscule.
Ministère Public : en 1994, vous le voyiez se déplacer, il avait une escorte ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je précise que je l’ai vu effectivement car il fréquentait l’église, il était très croyant. J’étais surpris car je voyais un préfet en ces temps de génocide seul dans la rue sans escorte.
Ministère Public : c’est en effet ce que vous aviez dit. Vous reconnaissez qu’il y a eu un génocide de Tutsi au RWANDA en 1994 ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : oui
Ministère Public : vous n’avez rien d’autre à ajouter sur cela ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je n’ai pas de commentaire particulier mais ce n’est pas un évènement qui passe inaperçu.
Me LÉVY : je n’ai pas de question, merci. Je souhaite faire observer aux jurés qu’il n’y a pas de jugement Gacaca à ce sujet dans le dossier, il n’y a pas de preuve que ce jugement existe.
Président : par rapport à la réunion préfectorale à laquelle il dit avoir participé, y-avait-il la parole ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : pourriez-vous préciser de quelle réunion ? il s’agit
Président : la seule réunion à laquelle il dit avoir assisté, celle avec Jean KAMBANDA présent.
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : non, je n’ai pas eu la parole, je n’ai même pas offert de cadeaux.
Président : je précise que vous avons au dossier un carnet de Jean KAMBANDA avec une réunion tenue le 30 avril 1994 – Annexe (111/22) versées au débat du rapport de M. GUICHOUA[12]). Je vois qu’il y a effectivement le Premier Ministre, le préfet, Mgr KAYUMBA (évêque anglican de KIGEME), Mgr MISAGO (évêque catholique de de GIKONGORO), le sous-préfet de KADUHA, le bourgmestre de MUCO, le président de la CDR de GIKONGORO et un fonctionnaire encadreur de la jeunesse. Vous vous souvenez si ces personnes étaient présentes à la réunion ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : non, car il y avait une grande foule ce jour-là, je n’ai pas pris de note du tout.
Me BERRAHOU : le témoin a dit qu’il a rencontré souvent Laurent BUCYIBARUTA dans ses visites à l’église. Est-ce que Laurent BUCYIBARUTA rencontrait aussi votre supérieur Faustin MUNYARUBUGA ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : je précise qu’il est catholique, croyant. Il ne fait pas partie de l’église pentecôtiste.
Me BERRAHOU : il ne répond pas à ma question
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : quand je disais qu’il il fréquentait l’église, je ne parlais pas de la mienne.
Me BERRAHOU : oui, mais si vous pouviez rencontrer Laurent BUCYIBARUTA, votre supérieur aussi, non ?
Simon-Pierre NZUBAHIMANA : bien sûr qu’il le connaissait. Il n’y a pas du tout un contexte particulier où Laurent BUCYIBARUTA et mon supérieur auraient pu se rencontrer.
Me BERRAHOU : le fait de savoir qu’ils se connaissaient me suffit.
Président : y-a-t-il des questions pour M. Jacques UWIMANA ?
Me ARZALIER : quelle est la distance entre l’église où officiait votre père et la préfecture de GIKONGORO ?
Jacques UWIMANA : je vais donner une estimation mais environ 3 km.
Me ARZALIER : vous avez raconté tout à l’heure le meurtre de vos parents, frères et sœurs. Est-ce que vous avez pu enterrer vos parents ?
Jacques UWIMANA : lorsqu’on les a tués le 23 avril, il n’y avait pas moyen de les enterrer. Ce qui a été fait est qu’ils ont creusé des fosses communes, ce sont des fidèles de l’église qui l’ont fait. On y a déposé les 4 corps : mes parents et mes 2 petits frères. Après, l’État a mis en place un programme pour enterrer dignement les personnes. En 2009 nous les avons enlevées de là et enterrées dignement au site de MURAMBI.
Me ARZALIER : sur la notion de regroupement, quand le préfet Laurent BUCYIBARUTA conseille à vos parents et aux réfugiés de se rendre sur le site de MURAMBI, pensez-vous qu’à cette date, il a déjà connaissance du sort qui va être réservé aux gens qui vont trouver la mort sur ce site ?
Jacques UWIMANA : quand ça eu lieu en 1994, je n’avais pas suffisamment de compétences pour mener une telle analyse. Surtout que quand nous allions à la gendarmerie, nous les considérions comme des personnalités assurant la sécurité de la population. Quand ils les ont amenés à MURAMBI accompagné de bourgmestres et de gendarmes, je me disais que c’était pour assurer leur sécurité. Je me disais que quiconque arrivait à atteindre MURAMBI allait être sauvé. Cela m’a attristé car mon père refusait d’aller à MURAMBI. Après, quand j’ai compris les choses et que le génocide avait été préparé par les autorités, c’était une façon de rassembler les réfugiés pour que personne ne puisse leur échapper. Il s’agit d’une colline vaste entourée de grandes montagnes. Donc la stratégie de les tuer là-bas était facile puisqu’il n’y avait pas moyen de leur échapper. MURAMBI était sur un site élevé et il y avait moyen de tirer sur eux. Ceux qui tentaient de fuir, ils les tuaient avec des armes traditionnelles. Pour conclure, après avoir compris la nature du génocide et sa préparation, je confirme que ces sites de MURAMBI, CYANIKA et beaucoup d’autres, les autorités y amenaient la population Tutsi dans le but de mettre en exécution leur plan que personne ne survive.
Me TAPI : vous avez déclaré que votre père a téléphoné au préfet pour demander aide et assistance. En répondant à cette déclaration, Laurent BUCYIBARUTA a dit qu’il ne savait pas si votre père avait appelé chez lui ou à son bureau. Ce matin, Christine KAYITESI a dit que l’abbé NGOGA avait appelé le préfet Laurent BUCYIBARUTA pour obtenir aide et assistance mais que ce n’était pas possible car il n’avait pas ce numéro dans l’annuaire.
Président : est-ce que l’accusé a eu l’occasion de parler avec le père de la partie civile au téléphone ?
Laurent BUCYIBARUTA : j’ai dit que non. Le témoin n’a pas confirmé s’il était avec son père quand il avait téléphoné. Ensuite le site de MURAMBI n’était pas encore ouvert puisque la décision s’est prise lors de la réunion du 10 avril.
Président : M. Laurent BUCYIBARUTA, à KIBEHO, il y a beaucoup d’endroits. Vous nous dites qu’il n’y a aucun endroit dans le ressort de la paroisse de KIBEHO avec un téléphone fixe, c’est ça ?
Laurent BUCYIBARUTA : oui. Je persiste à affirmer que je ne connais aucun téléphone fixe à KIBEHO.
Me BIJU-DUVAL : je souhaiterais poser une question à M. Laurent BUCYIBARUTA.
Président : vous souhaitez réagir d’abord M. Laurent BUCYIBARUTA ?
Laurent BUCYIBARUTA : les documents auxquels vous avez fait référence à la visite du Premier Ministre KAMBANDA, ce n’était pas le 30 mais le 28.
Président : j’entends bien mais je lis ce qui est noté. Mais je prends note de ce que vous dites que la réunion a eu lieu le 28 mais non pas le 30. Je précise que je donnerai lecture d’un dernier extrait d’Alison DESFORGES sur l’abbé NGOGA pour finir sur ce sujet, p. 617/18[13] – D1870/71.
Me BIJU-DUVAL : tout à l’heure Laurent BUCYIBARUTA s’est exprimé sur une réunion du conseil de sécurité tenue le 10 avril 1994 , au cours de laquelle des décisions de mettre fin aux violences et les prévenir. Je voudrais vous donner lecture d’un message du 10 avril diffusé sur Radio Rwanda pour lui rafraichir la mémoire – D9152. Est-ce qu’à l’occasion de cette réunion du 10 avril à laquelle se réfère ce transcript, vous avez réquisitionné à l’oral ou à l’écrit la gendarmerie pour réprimer ces actes ?
Laurent BUCYIBARUTA : le commandant de gendarmerie était sur place. Le Major BIZIMUNGU Christophe était lui-même présent à cette réunion du 10 avril.
Président procède à la lecture du livre d’Alison DESFORGES sur l’abbé NGOGA pour finir sur ce sujet p. 617/18[14] – D1870/71.
Laurent BUCYIBARUTA : j’ignore ces faits avec l’abbé NGOGA puisqu’ils se sont déroulés dans la préfecture de BUTARE. C’est la première fois que j’entends cette histoire.
Président : pourtant vous avez lu le livre d’Alison DESFORGES.
Laurent BUCYIBARUTA : oui, il y a des choses qu’elle a écrit qui représentent la vérité et d’autres qui sont contestables.
Président : donc vous dites que c’est contestable ?
Laurent BUCYIBARUTA : non, seulement je n’ai pas d’éléments pour supporter cela.
Président : je vais lire un dernier extrait en me limitant aux journées du 14 et 15 avril dans le journal de Madeleine RAFFIN – Annexe de D77
Président : le 17 avril vous vous rendez avec l’évêque à KIBEHO ?
Laurent BUCYIBARUTA : c’est exact
L’audience est suspendue à 18h20. Rendez-vous demain à 9h30.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Mathilde LAMBERT et Fade FRISCHIT
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
- GFTU : « Genocide Fugitive Tracking Unit », section du parquet de Kigali en charge des fugitifs.[↑]
- Ibid.[↑]
- CNLG : Commission Nationale de Lutte contre le Génocide[↑]
- ADEPR : Association des Églises de Pentecôte au Rwanda [↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
- Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY[↑]
- FPR : Front patriotique Rwandais[↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑] - Ibid. [↑]
- Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
- Ibid. [↑]
- André Guichaoua : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris) : annexes documentaires en ligne :
Les agendas et carnet de notes de Jean Kambanda:
– Agendas (document pdf, 28 Mo)
– Notes et déposition au TPIR (document pdf, 35 Mo[↑] - Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
- Ibid. [↑]