Procès Laurent BUCYIBARUTA du mardi 7 juin 2022. J18


Audition de monsieur André GUICHAOUA (suite et fin).

Cette dernière audition est consacrée aux questions que les parties souhaitent poser au témoin suite aux deux audiences auxquelles il avait été convié.

Sur question de madame l’assesseure qui veut savoir ce que le témoin entend par « autorité légitime », expression qu’il a employée à propos du capitaine SEBUHURA[1], monsieur GUICHAOUA est amené à expliquer la différence de fonctionnement du MRND[2] sur le plan national et à GIKONGORO, à propos de ses liens avec les Interahamwe[3]. A KIGALI, Matthieu NGIRUMPATSE souhaitait diriger les Interahamwe alors qu’à GIKONGORO ces derniers étaient sous les ordres du colonel SIMBA.

Le ministère public fait référence au rapport en D3388 concernant « la reprise en main brutale de l’appareil administratif » dès le 6 avril 1994. Pour bien illustrer cette « reprise en main« , le témoin évoque l’élimination des Hutu d’opposition, des magistrats, des associations des Droits de l’Homme, l’érection des barrages dans tous les quartiers de KIGALI, la vérification des cartes d’identité. Désormais, « les Interahamwe ont les mains libres« .

Toujours sur questions du ministère public, monsieur GUICHAOUA est amené à situer le rôle du préfet dans l’organisation administrative: le préfet est le représentant du chef de l’État, en choisissant Laurent BUCYIBARUTA, on choisit « le moins MRND du MRND« . C’est un fonctionnaire rigoureux et qui n’est pas sectaire. « Le véritable patron de la préfecture, c’est SIMBA[4]«  ajoute le témoin. « En période normale, le préfet a autorité sur les sous-préfets et les bourgmestres » conclut-il. Mais en 1994, ce n’est plus le cas. Les bourgmestres ne reçoivent pas de consignes du préfet, ils ont les mains libres.

Le témoin de reconnaître aussi la clarté des propos du président SINDIKUBWABO[5] lorsque qu’il dit que « maintenant, ce n’est plus le moment de s’amuser, il faut se mettre au travail », travailler, tout le monde le comprend ainsi, c’est tuer les Tutsi. On adresse des félicitations aux préfets « zélés », on élimine ceux qui ne le sont pas. Il reste la fuite pour celui qui ne veut pas se soumettre? « Un préfet qui fuit, c’est difficile » avoue le témoin qui veut nous faire croire qu’avec SIMBA la fuite est impossible.

Pourtant, beaucoup de réfugiés ont fui? « Laurent BUCYIBARUTA a choisi de ne pas choisir » finit par concéder monsieur GUICHAOUA. Lors de la réunion du 11 avril, les consignes étaient claires: éliminer les ennemis, récupérer les terres des Tutsi, « un remake de 1961« , mettre en place des barrières pour « régler des comptes avec les Tutsi« , une bonne occasion de s’emparer de leurs biens « dans une totale impunité« .

Dans sa tournée de sensibilisation, le président SINDIKUBWABO prononce des discours pour « convaincre son auditoire et pour menacer ceux qui seraient réticents. » Que les massacres se produisent le 21 avril, soit deux jours après les propos du président, ce n’est bien sûr pas un hasard.

Maître BIJU-DUVAL, pour la défense, va poser une multitude de questions, mais qui ont semble-t-il un même objectif: faire dire au témoin que l’accusé n’a aucun pouvoir dans la préfecture de GIKONGORO, que ce pouvoir est entre les mains du Comité préfectoral de sécurité, et donc de SIMBA. Au sein de ce Comité, il y a des poids lourds contre lesquels BUCYIBARUTA ne peut rien. Le témoin confirme du bout des lèvres, commence des phrases sans les terminer, fait l’anguille, rend un vibrant hommage à RUSATIRA qu’il semble vouloir défendre bec et ongle malgré le rôle que ce dernier aurait pu jouer à l’ETO[6] de KICUKIRO à KIGALI le 11 avril. Après s’être mis sous la protection du FPR[7], il finira pas fuir. Rattrapé par la justice: « C’est moi qui ai fait l’enquête, il a été libéré grâce à moi« , ai-je cru entendre!

Que pouvait faire BUCYIBARUTA dans la position qui était la sienne? Pour le témoin, trois solutions: « fuir, résister ou obéir. »

« Fuir? Je ne me prononce pas. C’est à l’accusé de répondre. Mais avec SIMBA! » Pour beaucoup, toutefois, « il était impensable que les Hutu perdent la guerre, ce qui justifierait la non-fuite du préfet. »

Résister? « C’était s’exposer à la mort. »

Obéir? « C’est la voie que BUCYIBARUTA a choisie en faisant porter les responsabilités sur les niveaux inférieurs de l’administration, dont les bourgmestres. »

Comme il l’avait dit dans une des deux auditions précédentes, le témoin évoque de nouveau la crainte qu’avaient les autorités de voir les fuyards déferler sur le BURUNDI! Monsieur GUICHAOUA ne serait-il pas le seul à parler d’une telle hypothèse? Alors que les frontières du Zaïre leur étaient largement ouvertes par la présence des soldats français de Turquoise!

Pendant cette séquence consacrée aux questions de la défense, le témoin s’est assis face à maître BIJU-DUVAL, oubliant qu’il doit s’adresser à la Cour. On se croirait dans une conversation de salon.

L’avocat de la défense fait remarquer au témoin que la présence de plus de 300 soldats de l’Opération Amaryllis, 600 soldats belges et 300 GI américains positionnés à BUJUMBURA, n’empêche pas les massacres de se perpétrer début avril. Qu’aurait pu faire son client? « Toutes ces forces n’auraient pas pu mettre fin au génocide à GIKONGORO » demande l’avocat?

Monsieur GUICHAOUA, dans une déclaration sortie d’on ne sait où, s’étonne: « Au passage, les génocidaires qui sont en France auraient dû être jugés depuis bien longtemps. » Au moins une déclaration sans ambiguïté!

 

Audition de madame Espérance MUKAMANA, rescapée partie civile, en visioconférence du Rwanda.

Le témoin n’ayant pas de déclaration spontanée à faire, monsieur le président va lui poser des questions.

Président : Quelle était votre vie juste avant le génocide ?

Espérance MUKAMANA: J’habitais à GIKONGORO, commune de KARAMA, secteur de CYANIKA. Je suis allée à la paroisse de CYANIKA le 7 avril et ce jusqu’au 13. A peu près à ce moment-là, on est venu prendre des réfugiés pour les emmener dans des écoles. Ils les ont emmenés à MURAMBI. On a pris les gens dans des salles de classes, nous, nous sommes restés dans la cour intérieure du presbytère. Ils ont été emmenés par celui qui était le préfet de GIKONGORO et les gendarmes qui assuraient notre sécurité à CYANIKA. Parmi eux, il y avait des Interahamwe[8] qui conduisaient ces personnes. Le 12, une réunion s’est tenue en face de l’église, qui visait le fait de déplacer les vaches de la cour de l’église. Lorsqu’ils ont enlevé ces vaches de là, ils les ont conduites, en même temps que les hommes qui  les gardaient, sur un  terrain de football situé en contrebas de cette localité. Lorsque ce fut fait, les Interahamwe se sont rués contre ces personnes, les ont découpés et ils ont emmené les vaches et les gens, et ceux qui ont fui sont revenus à CYANIKA. Plus tard, on nous a tenu une réunion, et entre temps on nous avait coupé l’eau, et nous n’avions plus d’eau pour boire. La réunion qui s’est tenue avait pour objet la coupure d’eau et la nécessité de trouver de la nourriture.

Président : Vous nous avez dit qu’en 1994 vous habitiez sur la commune de KARAMA, dans le secteur de CYANIKA ?

Espérance MUKAMANA : Oui c’est exact.

Président : Quel âge aviez-vous à ce moment-là ?

Espérance MUKAMANA : Je ne m’en souviens pas, mais c’était dans la vingtaine. Je suis née en 1964. J’avais plutôt trente ans.

Président : Vous étiez mariée ? Vous aviez des enfants ?

Espérance MUKAMANA : J’étais mariée et j’avais 3 enfants.

Président : Que faisait votre mari ?

Espérance MUKAMANA : Il avait un atelier de menuiserie un peu plus bas que le terrain de football.

Président : Est-ce que votre mari travaillait pour la paroisse ou pour une école de la paroisse ?

Espérance MUKAMANA : Non, il travaillait pour son propre compte.

Président : Est-ce que votre mari était Tutsi ?

Espérance MUKAMANA : Oui, tout comme moi.

Président : Vous êtes allée à la paroisse de CYANIKA ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : Quand y êtes-vous allée ?

Espérance MUKAMANA : Le 7 avril.

Président : Y avait-il des personnes présentes ou étiez-vous parmi les premiers à arriver ?

Espérance MUKAMANA : Nous y avons trouvé des gens qui y avaient déjà passé la nuit. Il y en a qui étaient déjà arrivés le 6 avril.

Président : Quand vous allez à CYANIKA, saviez-vous que le président HABYARIMANA était mort ? Et si oui, depuis combien de temps ?

Espérance MUKAMANA : Nous l’avions appris la veille. Nous avions passé la nuit dans la peur, et le lendemain matin, nous sommes partis.

Président : Quand vous arrivez à la paroisse, y avait-il déjà des troubles ? Des gens étaient morts? Des maisons brûlaient ?

Espérance MUKAMANA : Quand nous sommes partis, nous voyions déjà des maisons brûler sur les collines en face de chez nous, elles avaient commencé à brûler.

Président : Y avait-il déjà des barrières?

Espérance MUKAMANA : On ne les avait pas encore érigées ce jour-là, mais alors que vous partions, les gens nous criaient dessus, on nous huait en disant que nous allions à l’école.

Président : Donc, quand vous êtes partie, vous êtes partie avec votre mari et vos 3 enfants ?

Espérance MUKAMANA : Je suis partie avec les enfants, ainsi qu’avec ma petite sœur. Mon mari nous a rejoints plus tard dans la soirée. Les hommes étaient restés dans les maisons. Ils nous demandaient de partir avec les enfants et ils disaient qu’ils allaient nous rejoindre plus tard, ils sont venus conduisant nos vaches.

Président : Quand vous êtes à CYANIKA, vous avez dit qu’il y avait des personnes qui avaient été emmenées à la paroisse pour être conduites à MURAMBI. C’est bien ça ?

Espérance MUKAMANA : Oui, on les avait pris des salles de classe.

Président : vous rappelez-vous à quel moment ce départ a eu lieu ?

Espérance MUKAMANA : Je ne me souviens pas de la date.

Président : Le lendemain de votre arrivée ? Quelques jours après ?

Espérance MUKAMANA : Nous y avons passé un certain nombre de jours, mais je ne me rappelle pas du nombre  car nous étions dans la cour du presbytère au moment où les autres étaient dans les salles de classe.

Président : Vous, vous étiez dans la cour et ceux qui étaient partis étaient dans les salles de classe ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : Il y a beaucoup de gens qui sont partis ?

Espérance MUKAMANA : Ils étaient nombreux, mais je ne connais pas le nombre.

Président : Vous avez parlé du préfet de GIKONGORO ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : L’aviez-vous déjà rencontré ? Vous le connaissiez ?

Espérance MUKAMANA : Oui, je le connaissais avant parce qu’il était notre préfet.

Président : Comment avez-vous fait sa connaissance ?

Espérance MUKAMANA : Je le voyais souvent passer en voiture et son chauffeur était originaire de chez nous, de CYANIKA, il s’appelait Aloys GATABARWA[9].

Président : Quelques jours après votre arrivée, vous avez vu le préfet à CYANIKA ?

Espérance MUKAMANA : Lorsqu’on emmenait ces gens qui étaient dans les salles de classe: oui.

Président : Le préfet a-t-il dit quelque chose ?

Espérance MUKAMANA : Il s’est entretenu avec les gens, et il a dit que les gens qui n’avaient pas d’endroit pour s’installer, pouvaient être emmenés à MURAMBI. Ils ont été emmenés par les Hutu ainsi que par les gendarmes qui assuraient la sécurité à CYANIKA.

Président : Le nom de MURAMBI a été prononcé ?

Espérance MUKAMANA : Oui, il a été prononcé.

Président : Est-ce que vous connaissiez ces gens qui sont partis ?

Espérance MUKAMANA : Je ne les connaissais pas car nous étions à l’intérieur, nous étions réfugiés là-bas, je ne pouvais pas dire si c’était un tel ou un tel.

Président : Est-ce que vous, personnellement, vous avez vu le préfet de GIKONGORO (Laurent BUCYIBARUTA) ou est-ce que c’est des choses que l’on vous a rapportées ?

Espérance MUKAMANA : Je l’ai vu moi même. Il y a aussi des choses qu’on m’a dites à son sujet, et c’est son chauffeur qui me l’a dit car il est mort après.

Président : Quelles sont ces « choses » que le chauffeur vous a dites ?

Espérance MUKAMANA : Nous avons vécu avec lui après le génocide, et il nous a dit que le préfet avait fait venir contre lui des Interahamwe et qu’il leur avait dit d’enlever la saleté de son domicile.

Président : Est-ce que ce sont des choses en lien avec la paroisse de CYANIKA ou c’est autre chose ?

Espérance MUKAMANA : Ce que je viens de dire à propos du chauffeur, ce sont des choses que l’on m’a dites après le génocide.

Président : Le chauffeur était présent à CYANIKA?

Espérance MUKAMANA : Non, il n’y avait pas vécu, il avait fui à BUTARE.

Président : Est-ce que vous avez vu si les gens sont effectivement arrivés à MURAMBI ?

Espérance MUKAMANA : Non, je n’en sais rien, mais quand on les a amenés, on disait que c’était là-bas qu’on les conduisait.

Président : Vous avez dit que le 12 il y avait une réunion qui s’est tenue en face de l’église ?

Espérance MUKAMANA : Oui, la réunion s’est tenue en face de l’église, elle avait pour but de conduire les vaches loin de l’église, vers le bas.

Président : Qui a parlé à cette réunion ?

Espérance MUKAMANA : Le sous-préfet de la sous préfecture de KARABA, ainsi que le bourgmestre.

Président : Les vaches ont été emmenées sur un terrain de football avec les personnes qui gardaient les vaches ?

Espérance MUKAMANA : Oui, les vaches avec les gens qui devaient assurer la sécurité de ces vaches, ça veut dire leurs propriétaires.

Président : Une fois que les vaches et les propriétaires des vaches sont arrivés sur le terrain de football, on a agressé les propriétaires des vaches ?

Espérance MUKAMANA : Oui, on les a agressés et eux sont revenus à CYANIKA et les tueurs ont pillé les vaches.

Président : Y a-t-il eu des morts ce jour-là ?

Espérance MUKAMANA : Des blessés, pas des morts.

Président : Y a t-il eu d’autres attaques ? Que se passe-t-il ensuite ?

Espérance MUKAMANA : Le 14, sont arrivés des attaquants qui ont lancé une grenade chez le prêtre et qui a tué mon mari et les autres. Il y a eu des blessés qui ont été conduits à BUTARE, à l’hôpital, et d’autres qui sont morts sur le champ. Il y en a qui ont perdu la vie sur la cour intérieure du presbytère. Ils ont tué ensuite à MURAMBI en date du 20 et ils sont revenus tuer en date du 21.

Président : Le jour où l’on a lancé une grenade, vous avez dit que votre mari avait été tué ? Combien d’autres sont morts ?

Espérance MUKAMANA : Il y a eu plus de 20 morts, mais tout le monde n’est pas mort en même temps, il y en a qui ont été blessés, d’autres qui avaient des jambes coupées, et d’autres ont été conduits à l’hôpital.

Président : Qui a conduit jusqu’à l’hôpital ?

Espérance MUKAMANA : L’ambulance de CYANIKA.

Président : Qui avait appelé l’ambulance ?

Espérance MUKAMANA : Je ne m’en souviens pas, mais comme nous étions tout près de l’hôpital et que l’ambulance était tout près, je ne sais pas qui avait appelé.

Président : Quand vous parlez d’hôpital, vous parlez du Centre de santé de la paroisse de CYANIKA? Ou d’un hôpital de KARAMA ?

Espérance MUKAMANA : Je parle de ce Centre de santé de la paroisse. C’est le personnel de ce Centre de santé qui les ont conduits, c’était le seul centre de santé de KARAMA.

Président : Est-ce que c’était des religieuses qui s’occupaient de ce Centre de santé ?

Espérance MUKAMANA : Non, il y avait des laïques aussi, des religieuses y étaient, mais elles n’étaient pas seules.

Président : Donc, c’est avec cette ambulance du centre de santé de CYANIKA qu’on a conduit des blessés à BUTARE ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : Est-ce que vous savez comment les gens sont morts à BUTARE ? Des suites de leurs blessures ou ils ont été tués ?

Espérance MUKAMANA : Il y en a qui ont été tués qui jusque-là n’étaient pas encore morts, qui ont été tués à l’hôpital de BUTARE.

Président : Après l’attaque, vous nous avez dit qu’il y a eu une attaque à la grenade et une autre le 21 avril?

Espérance MUKAMANA : C’est exact, c’est l’attaque du 21 qui a tué tout le monde.

Président : Est-ce qu’entre le 14 (attaque à la grenade) et le 21, il y a eu d’autres attaques ?

Espérance MUKAMANA : Personne ne sortait. Si quelqu’un se hasardait à l’extérieur, il était tué.

Il y avait une barrière à côté de l’église, une autre à côté du terrain. Il y a un homme qui a été tué à coté du terrain, il s’appelait Godefroy, il travaillait pour les prêtres. Quand ils l’ont vu là-bas, ils ont demandé qu’il choisisse son camp, du côté des Tutsi ou du côté des autres. On l’a tué à ce moment et à cet endroit-là. Ils se connaissaient déjà bien avant avec les prêtres. Au moment où il s’est réfugié là-bas, il se voyait confier les commissions.

Président : Que pouvez-vous nous dire sur l’attaque du 21 avril ?

Espérance MUKAMANA : La veille, ils avaient tué à MURAMBI et les tueries à CYANIKA ont commencé le matin. Moi-même j’étais sur place, dans la cour intérieure du presbytère.

Président : Quand avez-vous appris pour les tueries de MURAMBI ? Vous l’avez appris après ou vous le saviez au moment de l’attaque ?

Espérance MUKAMANA : Nous entendions les bruits de balles quand on leur tirait dessus, les bruits parvenaient jusqu’à nous, à CYANIKA.

Président : Avez-vous vu des réfugiés venant de MURAMBI venir à la paroisse de CYANIKA ?

Espérance MUKAMANA : J’ai vu un homme qui venait de MURAMBI, il avait été blessé par balle, et était venu à CYANIKA. Il s’était couvert d’un drap de couleur rose. Il est décédé à CYANIKA.

Président : Lors de l’attaque, vous êtes dans la cour intérieure du presbytère ?

Espérance MUKAMANA : Moi-même, j’étais dans le presbytère.

Président : Dans le presbytère ?

Espérance MUKAMANA : Oui, j’étais là-bas, dans la cour du presbytère. Quand on a tué les enfants, je les avais sur moi. Quand ils sont partis, ils m’ont prise pour morte, je suis revenue à moi-même quelque temps après.

Président : Vous aviez trois enfants ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : Quel âge avaient-ils ?

Espérance MUKAMANA : Cinq, trois et un an.

Président : Est-ce que vous avez vu les attaquants ? Pouvez-vous les décrire ? Des civils ? Des militaires ? Ils avaient quels types d’armes ?

Espérance MUKAMANA : Ils avaient des armes traditionnelles, des gourdins, des lances, des épées, mais il y avait aussi avec des grenades et des fusils.

Président : C’étaient des civils ou des militaires ?

Espérance MUKAMANA : Ils étaient mélangés. Il y avait des civils et des militaires.

Président : Est-ce que les attaquants avaient une tenue particulière ?

Espérance MUKAMANA : Ils portaient des feuilles de bananier.

Président : Est-ce que vous avez reconnu ces attaquants ?

Espérance MUKAMANA : J’ai reconnu un homme qui s’appelle André, aujourd’hui mort, qui est parvenu jusque là où nous étions.

Président : Avez-vous vu des autorités ?

Espérance MUKAMANA : A l’époque, je ne voyais plus, je pensais que tout était fini pour nous. Les balles sifflaient, il y en a même une qui est passée au-dessus de la tête d’un enfant et qui l’a blessé. Cet enfant, on l’a tué après, mais ce n’est pas cette balle qui l’avait tué.

Président : Combien de temps a duré l’attaque ?

Espérance MUKAMANA : Du matin jusqu’au soir. Là encore, le lendemain, ils sont venus achever les survivants. Le lendemain, à 5h du matin, nous sommes sorties des cadavres dans lesquels nous avions passé la nuit avec ma belle-sœur, l’épouse de mon frère.

Président : Vous êtes partie avec votre belle-sœur et un homme ?

Espérance MUKAMANA : Nous étions parties à deux.

Président : Vous aviez vu un autre homme qui était un survivant ou un attaquant ?

L’interprète intervient pour dire que c’est lui qui a mal compris. Il n’y avait pas d’homme.

Espérance MUKAMANA : Il y avait un Hutu, parrain d’un de mes enfants, nous sommes parties chez lui, et il a soigné nos plaies.

Président : Ce Hutu, il avait participé à l’attaque ou pas du tout ?

Espérance MUKAMANA : Je n’ai pas d’informations le concernant, mais il nous a aidées, il nous a fait du bien.

Président : Il habitait à CYANIKA ?

Espérance MUKAMANA : Oui, il habitait à CYANIKA.

Président : Comment s’appelait-il ?

Espérance MUKAMANA : Innocent.

Président : Quelle a été la nature de vos blessures ?

Espérance MUKAMANA : Au niveau des côtes et au niveau de la tête. Au niveau des côtes, je ne sais pas si j’ai été blessée par une lance ou une épée. Au niveau de la tête, ils ont utilisés un gourdin.

Président : Et votre belle-sœur a-t-elle été blessée ?

Espérance MUKAMANA : Oui, au niveau des côtes et des tempes, il est possible qu’on ait utilisé une machette.

Président : Et vos enfants ? Que s’est-il passé avec vos enfants ?

Espérance MUKAMANA : Ils sont morts. Ils ont été tués là-bas sur place.

Président : Votre petite sœur avec qui vous étiez partie, qu’est-elle devenue ?

Espérance MUKAMANA : Elle a été tuée là-bas. Seule ma belle-sœur et moi avons survécu.

Président : Combien de membres de votre famille sont morts là-bas ?

Espérance MUKAMANA : Ils sont nombreux : mes parents, mes deux frères, mes trois sœurs. Je n’ai pas parlé de mes oncles et tantes paternels, et dans ma belle-famille il en est de même, personne n’a survécu.

Président : Vous êtes allées chez un homme Hutu, Innocent, qui vous a soignées. Combien de temps êtes-vous restées chez lui ?

Espérance MUKAMANA : Nous sommes parties au mois de juin, nous sommes parties chez les Français et de-là, on s’est retrouvées avec les Inkotanyi[10].

Président : Dans la zone tenue par le FPR ?

Espérance MUKAMANA : Les Français étaient avec nous à MURAMBI, et ils nous ont conduits à KIZI.

Président : Il y avait là des forces Inkotanyi ?

Espérance MUKAMANA : Oui, c’est là où les Inkotanyi étaient à BUTARE.

Président : Combien de temps êtes-vous restée au camp de MURAMBI ?

Espérance MUKAMANA : Moi, je n’y ai passé qu’une nuit et le lendemain j’ai été emmenée où se trouvaient les Inkotanyi. D’autres y avaient déjà passé une semaine.

Président : À MURAMBI, avez-vous vu des autorités ? des bourgmestres ? des préfets ?

Espérance MUKAMANA : Non je ne les ai pas vus car je suis arrivée le soir, et le lendemain j’ai été conduite hors de-là, donc je ne pouvais pas les voir.

Président : Il y avait beaucoup de personnes à MURAMBI ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : Les personnes présentes, c’était des rescapées Tutsi ou des personnes qui fuyaient l’avancée de l’attaque du FPR ?

Espérance MUKAMANA : C’était des Tutsi rescapés, que les Français ramassaient.

Président : Pas de Hutu ?

Espérance MUKAMANA : À ce moment-là, il n’y en avait pas.

Président : S’agissant des conditions de vie à la paroisse de CYANIKA, vous souvenez-vous s’il y a des gens qui sont morts de faim ou morts de maladie ?

Espérance MUKAMANA : Oui beaucoup sont morts là-bas: que ce soit de faim ou de soif. Il n’y avait pas d’eau à boire, on avait coupé l’eau.

Président : Est-ce qu’à un moment, en dehors du problème des vaches, vous avez revu le bourgmestre ou le sous-préfet ?

Espérance MUKAMANA : Le bourgmestre et le sous-préfet, je ne l’ai ai pas vus au même moment, je les ai vus ailleurs, mais là plupart du temps je voyais le bourgmestre.

Président : Vous avez souvent vu le bourgmestre ?

Espérance MUKAMANA : Je l’ai vu plusieurs fois, le préfet qu’une fois quand on conduisait ces gens à MURAMBI.

Président : Est-ce que vous souhaitez ajouter des choses?

Espérance MUKAMANA : J’avais beaucoup de choses à dire, mais je me sens fatiguée.

Président : Comment vous sentez-vous aujourd’hui ? Avez-vous des problèmes pour dormir ? Faites-vous des cauchemars ? Êtes-vous soignée ?

Espérance MUKAMANA : J’ai eu des problèmes au niveau de la tête, on m’a soignée et c’est comme si ça avait diminué.

Président : Est-ce que ça veut dire que vous allez mieux ?

Espérance MUKAMANA : Ça diminue mais pas beaucoup.

Président : Aujourd’hui vous habitez dans le secteur de NYANZA ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Président : Vous n’êtes pas revenue à CYANIKA ?

Espérance MUKAMANA : J’avais complètement perdu l’envie de cette localité-là, et concernant les commémorations, je ne me sentais pas capable d’y aller.

Président : Aujourd’hui, est-ce que vous avez pu y revenir ?

Espérance MUKAMANA : J’y retourne à cause des miens, mais sinon je n’ai pas envie d’y aller.

Président : Aujourd’hui, avez-vous fondé une nouvelle famille ?

Espérance MUKAMANA : Je vis seule, je suis veuve.

QUESTIONS des PARTIES CIVILES :

Me FOREMAN : Vous avez parlé tout à l’heure d’Aloys GATABARWA, c’était le chauffeur de Laurent BUCYIBARUTA, c’est bien ça ?

Espérance MUKAMANA : Oui.

Me FOREMAN : Vous avez vécu avec lui, et il vous a parlé de la période où il vivait caché chez le préfet, Laurent BUCYIBARUTA ?

Espérance MUKAMANA : Nous nous sommes vus après le génocide.

Me FOREMAN : Pouvez-vous nous préciser dans quel contexte vous vous êtes vus ?

Espérance MUKAMANA : Apres le génocide, nous avons vécu ensemble à BUTARE.

Me FOREMAN : Avez-vous des discussions plus précises de ce qu’il a pu déclarer à l’époque ?

Espérance MUKAMANA : Ce dont je me rappelle, c’est que lorsqu’il était chez le préfet, ce dernier  a appelé des gens pour qu’ils viennent « le débarrasser de la saleté ». Il a entendu ces propos, il a eu peur et donc s’est échappé.

Me FOREMAN : Plus de détails ou ça se limite seulement à ça ?

Espérance MUKAMANA : C’est cela que j’ai entendu.

Me FOREMAN : Vous souvenez-vous combien de temps il a vécu chez le préfet pendant le génocide ?

Espérance MUKAMANA : Je ne sais pas combien de temps il a vécu là-bas, je sais juste qu’il était son chauffeur et quand le préfet a appelé les gens, il était chez lui.

Me GISAGARA : Je ne sais pas si vous me voyez, mais je suis maitre GISAGARA, nous comprenons votre douleur et qu’il est très difficile pour vous de revenir sur ces faits. Je vais juste vous poser une question : avez-vous quelque chose à dire au préfet Laurent BUCYIBARUTA ?

Espérance MUKAMANA : Ce que je veux lui dire, comme quelqu’un qui était une autorité, il devrait vous le dire lui- même ce que je vous dis ici. Tout cela a été fait par les autorités et il faisait partie des autorités.

 

QUESTIONS du MINISTÈRE PUBLIC :

 

Ministère public : Bonjour Madame, brièvement vous avez évoqué la coupure d’eau, vous n’aviez pas eu à boire dans la paroisse. Pouvez-vous nous dire si vous avez reçu de la nourriture ? Vous êtes arrivés le 7 et entre le 7 et le 21 vous n’avez pas eu à manger ?

Espérance MUKAMANA : On donnait juste à manger aux enfants, mais quand on a coupé l’eau, tout s’est arrêté. Nous n’avions eu à manger que les premiers jours mais pas le reste. Après, nous avions recueilli l’eau de pluie, mais autrement c’était à la grâce de Dieu.

Ministère public : Y avait-il des gendarmes qui gardaient la paroisse ?

Espérance MUKAMANA : Oui, il y en avait.

Ministère public : Savez-vous à peu près combien ?

Espérance MUKAMANA : Je ne peux pas connaitre le nombre. Ils nous ont tués, c’était juste une façon de nous achever, il ne restait plus grand chose de nous.

Ministère public : Car vous mouriez de faim ?

Espérance MUKAMANA : Nous n’avions plus de force, nous mourions de faim.

Ministère public : Vous n’avez pas su identifier vos attaquants, ce n’est pas une critique de ma part, vous avez dit qu’il y avait des militaires et des civils. Savez-vous faire la différence entre des militaires et des gendarmes ?

Espérance MUKAMANA : Non, je ne sais pas les distinguer, je ne sais pas faire la différence entre les gendarmes et les militaires. Je sais juste que ceux qui nous gardaient à la paroisse, c’étaient des gendarmes, après, au moment de l’attaque, je ne sais pas.

Ministère public : Un témoin nous a dit que, comme les réfugiés mouraient de faim dans la paroisse, des civils de l’extérieur essayaient d’apporter de la nourriture mais que les gendarmes les empêchaient ?

Espérance MUKAMANA : La population de l’extérieur ?

Ministère public : Aux gens qui étaient dans la paroisse, je ne sais pas où précisément.

Espérance MUKAMANA : Je n’ai jamais vu une personne apporter à manger. Je n’ai jamais vu quelqu’un apporter à manger car ils ne souhaitaient pas que l’on vive.

QUESTIONS  de la DÉFENSE :

Me LÉVY : Vous avez évoqué le déplacement de personnes réfugiées à l’école de la paroisse de CYANIKA vers l’ETO de MURAMBI. Vous êtes dans la cour de la paroisse à ce moment-là ?

Espérance MUKAMANA : J’étais au presbytère.

Me LÉVY : Donc, dans la cour cour intérieure du presbytère ?

Espérance MUKAMANA : J’étais chez le prêtre en contre haut et les autres étaient en contrebas, dans les salles de classe.

Me LÉVY : Vous n’étiez pas dans l’enceinte de l’école ?

Espérance MUKAMANA : Non.

Me LÉVY : Êtes-vous certaine d’avoir entendu les paroles du préfet à ce moment-là ?

Espérance MUKAMANA : Ces paroles pour dire qu’il fallait les emmener à MURAMBI ?

Me LÉVY : Oui, savoir si vous avez entendu le préfet, si vous l’avez entendu parler?

Espérance MUKAMANA : Je l’ai vu quand ils sont venus les chercher.

Me LÉVY : Donc, vous ne l’avez pas entendu parler ?

Espérance MUKAMANA : Comment pouvais-je l’entendre alors que j’étais en contre haut et lui en contrebas ? Mais il était là quand ils les ont emmenés.

Me LÉVY : Vous étiez finalement éloignée des personnes ?

Espérance MUKAMANA : Ce n’est pas loin de chez le prêtre. Mais chez le prêtre c’est en contre haut, l’école primaire et secondaire sont en contrebas. Quand on se tenait chez le prêtre, on voyait bien l’école primaire, devant le secrétariat (de la paroisse).

Me LÉVY : Une autre question : vous avez évoqué Monsieur Aloys GATABARWA. Ce qui vous aurait été rapporté c’est qu’il était caché chez le préfet, que le préfet aurait appelé des Interahamwe pour aller le chercher, et que cette conversation aurait eu lieu en présence du chauffeur ?

Espérance MUKAMANA : Il était chez lui, comme quelqu’un qui travaillait chez lui, mais je n’étais pas présente ce sont des choses que l’on m’a dites après le génocide. Il a appelé les Interahamwe pour le débarrasser d’une saleté. Il est parti.

Me LÉVY : On vous l’a rapporté après le génocide ?

Espérance MUKAMANA : C’est GATABARWA qui me l’a dit.

Président : Savez-vous ce qui s’est passé dans la commune de KINYAMAKARA ?

Espérance MUKAMANA : Non, je n’ai pas de nouvelles.

 

Audition de monsieur Rémy KAMUGIRE, rescapé, partie civile.

Déclaration spontanée.

En peu de mots, je voudrais vous décrire la vie de mes parents jusqu’au moment où ils ont été assassinés, lors du génocide contre les Tutsi, lorsque nous étions réfugiés à la paroisse de CYANIKA. Si je commence par l’année 1990, lorsque les militaires du FPR menèrent l’attaque de libération du RWANDA, mon père et ma mère étaient enseignants à l’école primaire de CYANIKA. En décembre 1990, mon père a été arrêté et traité de complice des Inkotanyi. Il a été détenu au cachot communal de KARAMA, par le bourgmestre Désiré NGEZAHAYO. Ça a continué ainsi, mes parents enseignants étaient maltraités jusqu’à qu’ils soient mutés à des endroits éloignés dans le but de les maltraiter, alors que tout près de là il y avait des écoles, ils devaient faire de longs trajets.

Le 6 avril 1994, l’avion du Président HABYARIMANA qui provenait d’ARUSHA (NDR. En réalité, il revenait de DAR-ES-SALAM où il avait finalement accepté de mettre en place les accords d’Arusha signés le 4 août 1993) a chuté, vers 21h. Le lendemain, le 7, la Radio Rwanda a dit qu’il y avait un couvre-feu et que tout le monde devait rester à la maison. Nous avons obtempéré. Nous étions spectateurs. Le 9, nous étions surpris de voir les maisons de nos voisins incendiées, celles qui appartenaient à des familles tutsi. Ceci allait de paire avec le fait qu’on s’appropriait leurs biens, les vaches étaient pillées et emportées. Le 10, les premiers réfugiés tutsi sont arrivés à la paroisse de CYANIKA, ils ont été accueillis et hébergés à cet endroit. Notre famille est arrivée le 14 avril. Nous sommes arrivés, d’autres réfugiés tutsi sont arrivés progressivement. Le bourgmestre et le sous-préfet Joseph NTEGEYINTWALI ont fait un recensement et selon les résultats, il a été constaté que nous étions  4000 personnes. Nous avons vécu cette vie difficile. Il nous était difficile d’avoir de quoi manger, impossible d’avoir de l’eau à utiliser, la pompe faisant monter l’eau de la rivière avait été coupée. Le Père NIYOMUGABO Joseph nous cherchait de quoi manger mais en petite quantité, la nourriture provenait de la CARITAS et était surtout donnée aux enfants.

Le 17 avril 1994, le personnel communal de KARAMA, a contacté un ancien militaire Étienne URINZWENIMANA, ils lui ont donné une grenade et l’intéressé a lancé la grenade en question par-dessus la clôture, cela a tué sept personnes. D’autres ont été transférées à l’hôpital universitaire. Ceux qui étaient décédés sur place, on les a enterrés. Le mardi 19 avril 1994, le Président du gouvernement intérimaire, Théodore SINDIKUBWABO, est venu faire une réunion à la salle polyvalente de la préfecture, qu’on appelait le palais du MRND[11]. Étaient invitées les autorités, à partir des instances de base, les conseillers ainsi que les bourgmestres. C’est dans cette réunion qu’a été redit le plan car deux jours après, le 21 avril, que ce soit des gens de l’ETO de MURAMBI, ou ceux de la paroisse de CYANIKA et de même qu’à la paroisse de KADUHA, tous ont été tués, au total plus de 120 000 personnes.

À l’aube de cette journée, vers 5h du matin, les Tutsi, attaqués et blessés par balles, nous ont rejoints à la paroisse de CYANIKA et nous ont dit que vers 3h du matin, ils avaient été attaqués et tués. Ils nous ont dit : « Vous qui avez encore de la force, sortez et courez car de là-bas ils vont venir ici ». Le matin vers 7h, la population nous encerclait, toute la paroisse. Ils portaient des feuilles de bananiers pour ne pas ressembler aux victimes. Ils attendaient d’être renforcés par les Interahamwe de MUDASOMWA, qui venaient de tuer à MURAMBI et par les gendarmes provenant de la gendarmerie de GIKONGORO. Vers 9h, j’ai vu monter quatre véhicules, remplis de gendarmes, et une fois arrivés sur place, ils nous ont encerclés et ont commencé à nous tirer dessus.

Ils ont frappé au portail menant du presbytère. Nous et les hommes avons essayé de nous défendre avec des armes traditionnelles, mais ils nous tiraient dessus avec des grenades, nous étions affaiblis: tous les Tutsi, affaiblis, et les blessés furent achevés par les Interahamwe. On m’a mis un coup de machette sur la tête, j’en porte encore la cicatrice, et un coup de gourdin. C’est à ce moment-là que les membres de ma famille, dont ma famille élargie au nombre de 47, a été tuée à la paroisse de CYANIKA. J’ai essayé de partir de là, un bienfaiteur m’a caché, un voisin à nous. Plus tard, vers le 23 avril, deux engins Caterpillar appartenant au service Ponts et Chaussées de GIKONGORO sont arrivés en même temps que les prisonniers et détenus de GIKONGORO. Ils ont creusé trois fosses et c’est là qu’ils ont enfoui nos parents et nos proches. C’est ainsi que se déroulèrent les massacres de CYANIKA.

De mon point de vue, ceux qui ont joué un rôle sont l’ancien sous-préfet de la sous-préfecture de KARABA (Joseph NTEGEYINTWALI), le bourgmestre de KARAMA (Désiré NGEZAHAYO), le bourgmestre (Didace HATEGEKIMANA) de la commune RUKONDO, le personnel de la commune de KARAMA dont l’IPJ[12], dont Jean-de-Dieu*, Jean BOSCO*, SEMAKIHA* (vétérinaire de la commune de KARAMA), Frodouald, encadreur de la jeunesse, Charles HUGIRINYENDE*, fonctionnaire assistant du bourgmestre de la commune de RUKONDO. HABIMANA Samuel, brigadier de la police communale de KARAMA ainsi que son collègue policier Cyprien NIYORIZABA*.

Ce sont ceux-là, qui ont prêté main forte à la population pour mettre en œuvre le complot établi le 19 avril dans la salle polyvalente. Par après, ils ont érigé les barrières sur les voies allant à la commune et à la sous-préfecture et beaucoup de Tutsi ont été tués à ces barrières, leurs corps ont été jetés non loin de là dans des latrines qu’ils avaient creusées. Une liste des personnes devant opérer à ces barrières était dressée et affichée à un bistrot local. Pour conclure, je voulais dire que nous voulons que justice nous soit rendue. Ceci est d’autant plus vrai que dans les années 1963, nos aïeux ont été victimes, sans qu’ils ne bénéficient d’une quelconque justice. Par contre, les auteurs de ces faits ont été promus dans les instances politiques de notre pays. Je vous donnerai l’exemple de celui qui était à l’époque préfet, NKERABUGABA André qui a été promu député. Je vous remercie.

Président : Quel âge aviez-vous en 1994 ?

Rémy KAMUGIRE : J’étais âgé de 16 ans.

Président : Vos parents étaient enseignants, combien d’enfants y avait-il dans votre fratrie ?

Rémy KAMUGIRE : J’avais un grand frère de la même famille.

Président : Ils étaient enseignants à l’école de la paroisse avant d’être mutés ?

Rémy KAMUGIRE : C’était l’école de l’église catholique, mais l’État aussi y avait des parts.

Président : Qui faisait les nominations ? L’église catholique ou l’État ?

Rémy KAMUGIRE : L’État, et c’est l’inspecteur scolaire qui décidait.

Président : Vos parents ont été nommés où ?

Rémy KAMUGIRE : Ils ont commencé à enseigner à l’école primaire de NGOMA. Après ils sont venus enseigner à l’école primaire de CYANIKA.

Président : Et après ?

Rémy KAMUGIRE : Ils ont été tués pendant le génocide à CYANIKA. J’étais là avec mes parents.

Président : C’était la période des vacances scolaires ?

Rémy KAMUGIRE : Oui, j’étais à l’école vétérinaire de KADUHA, dans GIKONGORO.

Président : Ce n’était pas loin de CYANIKA ?

Rémy KAMUGIRA : C’était très loin.

Président : Connaissiez-vous les gens du Centre de santé ?

Rémy KAMUGIRE : Oui, je les connais.

Président : Donc, il y avait du personnel médical, des médecins, des infirmiers laïcs et des religieuses ?

Rémy KAMUGIRE : C’est vrai, il y avait des religieuses aussi car pendant le génocide il y avait une responsable Sœur Josépha.

Président : Connaissez-vous une sœur nommée KANZIGE Renata ?

Rémy KAMUGIRE : Je ne crois pas.

Le Président lit un extrait d’un procès verbal (D356).

Président : Est-ce que cela vous dit quelque chose ?

Rémy KAMUGIRE : Je ne crois pas que cette personne ait travaillé à la paroisse de CYANIKA. Cela me rappelle quelque chose, je vais en dire un mot. Merci, Monsieur le président de la Cour. C’est vrai, celui qui était bourgmestre de la commune de KARAMA a pris des Tutsi avec le pickup de la commune. Le fait de les avoir déplacés, ce n’était pas par pitié, mais c’était une manière de les tuer plus tard, car l’on dit que « celui qui veut brûler les mauvaises herbes, il les rassemble d’abord ». Ce que je pourrais dire c’est que les Tutsi s’étaient réfugiés là-bas avec beaucoup de bétail. Les autorités sont venues, elles ont dit au curé que ces vaches qui étaient là amenaient de la saleté à la paroisse. On les a déplacées sur le terrain de football qui est à côté. La même nuit, les voisins ont attaqué et ont volé les vaches, certaines ont été découpées. Ils disaient que c’était pour les Hutu, pour qu’ils puissent manger de la viande. Ce que je peux dire, que ce soit au couvent ou au séminaire, dans les écoles proches, partout les réfugiés étaient là. Au Centre de santé, il y avait beaucoup de monde. Ceux qui avaient été blessés y avaient été envoyés pour que l’on puisse les soigner. En peu de mots, je pense que c’est cela que je voulais apporter comme éclairage.

Président : Je vais terminer la lecture de l’interview de la Sœur Renata. Tout à l’heure vous avez parlé d’une sœur qui s’appelle Josépha ?

Rémy KAMUGIRE : c’est la Sœur Josée qui était titulaire du centre.

Président : Elle était Tutsi ?

Rémy KAMUGIRE : Je la connais, elle était Tutsi.

Président : Je continue la lecture.  » Un jour, un vieil homme nommé Joseph est venu me parler en secret: les civils hutu voulaient nous tuer. Pourquoi? Parce que nous étions des Tutsi. Les jeunes tueurs attendaient le signal du commandant de GIKONGORO. Joseph a insisté pour que j’aille en parler au Père NIYOMUGABO. » Savez-vous si les sœurs et le personnel ont été évacués?

Rémy KAMUGIRE : Moi, je ne me rappelle pas de ces événements, je ne sais que ce qui concerne Sœur Josépha.

Président : Vous savez si des sœurs sont parties ?

Rémy KAMUGIRE : La sœur Josée est partie, je n’en sais pas davantage. Je ne dirais pas que la gendarmerie assurait la sécurité. En date du 21, vers 7h30, ils sont sortis du couvent et ont pris le véhicule du prêtre. S’ils étaient venus assurer notre sécurité, ils seraient restés là et se seraient opposés aux Interahamwe. Celui qui était le préfet, Laurent BUCYIBARUTA qui est venu au couvent, moi je ne l’ai pas vu à ce moment-là, je ne le connaissais même pas. Que ce soit le préfet ou le sous-préfet, quand ils venaient et qu’ils s’entretenaient avec le prêtre, nous ne le savions pas.

Président : Un certain nombre de personnes étaient impliquées dans les massacres, vous avez dit entre autre qu’il y avait le sous-préfet de KARABA, Joseph NTEGEYINTWALI, le bourgmestre de KARAMA (Désiré NGEZAHAYO), et le bourgmestre de  RUKONDO, Didace HATEGEKIMANA. Mais vous ne nous avez pas parlé de la sous-préfecture KINYAMAKARA.

Rémy KAMUGIRE : Il y avait des réfugiés de KINYAMAKARA aussi, mais le bourgmestre Charles MUNYANEZA n’était pas là.

Président : Je vais lire un extrait du livre d’Alison Des Forges (D10754) Aucun témoin ne doit survivre[13]. Elle décrit un certain nombre de responsables locaux. Elle va notamment parler du bourgmestre de KINYAMAKARA. Vous êtes au courant d’incendies ? De pillages dans la commune de KINYAMAKARA.

Rémy KAMUGIRE : Il y a une certaine distance assez remarquable. Tout ce qui a eu lieu de ce côté-là, ce n’est pas l’information que j’entendais. Je ne peux pas en dire plus.

Président : Je vais continuer ma lecture. qui concerne le bourgmestre de KINYAMAKARA, Charles MUNYANEZA, connu pour être en bons termes avec les Tutsi et qui était opposé aux tueries.

Rémy KAMUGIRE : Ce que vous dites là, je l’ai aussi entendu par l’information car entre l’endroit où nous vivions et celui dont vous parlez, c’est un peu éloigné. MUDASOMWA, c’était une commune qui avait des Interahamwe qui avaient été entrainés dans la forêt par le directeur de l’usine à thé. À GIKONGORO, aussi à CYANIKA, aussi à KADUHA, ils sont allés partout. Le 7 avril, c’était un jeudi, il y a des travailleurs de l’entreprise de EMGEKO qui ont été tués. Vous comprendrez que les Interahamwe avaient été entrainés et ce sont eux qui ont commencé à mettre en pratique le génocide.

Président : Est-ce que vous avez quelque chose à ajouter ?

Rémy KAMUGIRE : Oui, ce que j’ai à ajouter c’est que je crois en la sagesse de la Cour, c’est nous qui avons vécu des situations difficiles. Nous avons besoin de la justice, cela pourrait nous aider aussi par rapport aux blessures que nous avons, pour nos proches, pour qu’ils ne disparaissent pas impunément.

Président : Qu’est devenu le bourgmestre de KINYAMAKARA ?

Rémi KAMUGIRE : Charles MUNYANEZA, n’était pas poursuivi, il me semble qu’il n’était pas Tutsi. Il me semble qu’il est poursuivi pour certains faits et qu’il s’est réfugié en Angleterre.

QUESTIONS de la COUR :

Juge assesseur : Vous avez dit que vous travailliez dans le secteur de l’éducation ? Vous êtes enseignant ?

Rémy KAMUGIRE : Je travaille dans une ONG qui œuvre dans le domaine de l’éducation, nommée BRF, d’origine anglaise.

QUESTIONS des PARTIES CIVILES :

Me GISAGARA : Pour éclairer la cour, de chez vous à l’école de KADUHA, c’est combien de temps à pied ?

Rémy KAMUGIRE : De chez nous à KADUHA à pieds, environ 6h , en voiture c’est 1h30.

Me GISAGARA : Entre chez vous et la commune de KINYAMAKARA ?

Rémy KAMUGIRE : À pieds c’est 4h et en voiture 1h.

Me GISAGARA : Vous avez aussi parlé d’une attaque à la grenade avant le grand massacre du 21, vous avez dit que c’était un réserviste qui avait jeté la grenade, est-ce que vous savez d’où venait cette grenade ?

Rémy KAMUGIRE : Oui je sais, c’est le personnel de la commune KARAMA qui est parti chercher la grenade à un centre de commerce de la commune de RUKONDO.

Me GISAGARA : Connaissez-vous le nom des personnes qui ont donné ces grenades ?

Rémy KAMUGIRE : Selon les informations que nous avions, c’étaient Jean-Bosco, et Frodouald qui était en charge de la jeunesse.  Il était facile d’avoir des grenades.

Me GISAGARA : Est-ce que vous avez des enfants ?

Rémy KAMUGIRE : Oui, trois.

Me GISAGARA : Vous parlez de leurs grands-parents ensemble ? Où c’est trop douloureux ?

Monsieur Rémy KAMUGIRE pleure.

Me GISAGARA : Pardonnez-moi, ma question n’était pas pour vous faire du mal. Vous n’y répondez que si vous pouvez.

Rémy KAMUGIRE : Ils nous posent des questions, sur le génocide, il est difficile de leur parler du génocide et de les convaincre car ils ne comprennent pas comment tout le monde peut mourir en même temps. Comment les personnes peuvent être tuées sans raison en étant innocentes, tuées par leurs voisins, par les autorités.

Me GISAGARA : Je ne dis pas cela pour vous blesser mais pour que la Cour comprenne ce que vous vivez aujourd’hui.

Rémy KAMUGIRE : Je vous remercie.

Pas de questions du Ministère Public.

Pas de questions de La Défense.

 

La journée va se terminer par la lecture d’auditions de témoins qu’on ne pourra entendre, l’un ayant refusé de témoigner, l’autre étant décédé.

En D 10413, il s’agit de l’audition de monsieur Emmanuel NTAGANIRA, entendu par les gendarmes de l’OCLCH en date du 4 octobre 2012. C’est lui qui a refusé de témoigner devant la Cour. Il est en prison car il a été accusé par le bourgmestre Désiré NGEZAHAYO.

En D 10335, il s’agit de plusieurs auditions de Désiré NGEZAHAYO. 

 

Alain GAUTHIER et Mathilde LAMBERT

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

  1. Capitaine Faustin SEBUHURA : commandant adjoint de la gendarmerie de Gikongoro.[]
  2. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[]
  3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  4. Aloys SIMBA : officier à la retraite au moment du génocide, chef de la défense civile dans les préfectures de Butare et Gikongoro, condamné par le TPIR à 25 ans de prison pour « génocide et extermination, crimes contre l’humanité »[]
  5. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
    Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[]
  6. ETO : Ecole Technique Officielle.[]
  7. FPR : Front patriotique Rwandais[]
  8. Ibid.[]
  9. Voir également l’audition d’Azarias NZUNGIZE[]
  10. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[]
  11. Ibid. []
  12. IPJ : Inspecteur de Police Judiciaire[]
  13. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[]

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