- Audition d’Olivier KAYITENKORE NSHIMIYIMANA, constitué partie civile à l’audience.
- Audition de Marie-Claire KAYITESI, constituée partie civile à l’audience.
- Audition de Françoise MUTETERI, constituée partie civile à l’audience.
- Audition d’Innocent MUNYANKINDI KAYIRANGA, constituée partie civile à l’audience.
Audition de monsieur Olivier KAYITENKORE NSHIMIYIMANA, se constitue partie civiles à l’audience, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
La journée s’ouvre sur l’audition d’Olivier KAYITENKORE NSHIMIYIMANA, actuellement pharmacien à KIGALI. Le témoin est partie civile au procès. Il commence à nous raconter son histoire. Olivier est né au BURUNDI parce que ses parents avaient fui le Rwanda en 1973. Sa famille est retournée au Rwanda en 1975 et s’est installée à NYANZA. Pendant ses études primaires, il y avait déjà une ségrégation entre les Hutu d’un côté et les Tutsi de l’autre. Pendant ses études secondaires, les élèves Hutu le traitaient de « serpent ». Olivier, à l’époque, ne comprenait pas ce que signifiait cette insulte, il l’a comprise plus tard. A partir de 1990, il a commencé à comprendre et il a vu la situation se dégrader progressivement. Il était souvent réveillé dans la nuit par des gendarmes qui venaient fouiller sa maison avec des armes. Il explique s’être senti traité comme un criminel sans avoir pourtant jamais rien fait.
Olivier a appris l’attentat du 6 avril 1994 le lendemain matin et a senti la peur s’emparer de ses parents. Pendant la journée, il sentait l’agitation monter pendant que l’entourage de sa famille les appelait pour leur dire que des massacres avaient commencé à KIGALI. Dans les jours qui ont suivi, Olivier et sa famille ne dormaient pas chez eux, de peur d’être délogés dans la nuit. Ils entendaient des bruits de balle alors qu’ils se cachaient avec d’autres Tutsi.
Le 21 avril, après le discours du président SINDIKUBWABO[1], Olivier est passé dans le centre ville de NYANZA avec sa mère, où il dit avoir vu des militaires avec des fusils et des gourdins. Tous deux sont rentrés chez eux le soir en silence, dans la peur : « C’est la première fois qu’un parent n’avait plus rien à dire à son enfant ». La famille qui comprenait six enfants s’est installée à table pour le dîner mais sans que personne ne soit en état de manger. A ce moment, Olivier a voulu quitter le domicile pour ne pas mourir au même endroit que sa famille. Il est parti de chez lui et a retrouvé un groupe de Tutsi qui avait prévu de fuir NYANZA.
A alors commencé le périple d’Olivier qui, pendant deux mois, a marché de cachette en cachette pour échapper aux tueurs. Le groupe a marché jusqu’au MAYAGA en prenant des petits sentiers pour éviter les barrières. Arrivés à MAYAGA, le groupe s’est séparé. Puis Olivier, accompagné de deux camarades, a de nouveau croisé le chemin d’un autre groupe de Tutsi qui avaient essayé de s’armer pour se défendre. Arrivés à une barrière, les Hutu qui gardaient la barrières les ont laissé passer. Le groupe s’est défendu plus tard contre des Interahamwe[2] qui étaient notamment armés d’arcs et de flèches. Ils sont ensuite arrivés à une rivière, seuls ceux qui savaient nager ont pu traverser. Après une course poursuite avec les Interahamwe, des militaires du BURUNDI les ont défendus et les ont emmenés dans un camp de réfugiés à la frontière. Olivier a passé le reste du génocide à suivre les informations grâce à la radio.
En apprenant que NYANZA était tombé, Olivier y est retourné pour trouver sa famille, mais seulement pour découvrir que seul un de ses petits frères et sa petite sœur avaient survécu. Il a retrouvé sa maison entièrement détruite. En enquêtant auprès des habitants de NYANZA, il a appris que les gendarmes avaient tué son petit frère avec un gourdin devant sa mère avant de la frapper elle aussi, et de la jeter dans une fosse encore vivante. Elle est restée plusieurs jours dans la fosse à agoniser avant de mourir.
Après le génocide, lui et sa sœur ont réussi à reprendre leurs études et à fonder leur propre foyer. Aujourd’hui, ils ne savent jamais que répondre à leurs enfants quand ils leur demandent ce qui est arrivé à leurs grands-parents. Olivier porte encore les traces de ses traumatismes, notamment des rêves et angoisses.
Lors des questions de son avocat, le témoin confie que le travail de commémoration l’aide beaucoup à soulager sa peine et à honorer les victimes du génocide. Il se retrouve souvent dans des groupes de rescapés au sein d’associations.
Audition de madame Marie-Claire KAYITESI, se constitue partie civiles à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
La seconde témoin, Marie-Claire KAYITESI, est aussi une partie civile au procès, actuellement commerçante à KIGALI. Dans une déclaration spontanée, Marie-Claire raconte qu’avant 1994, elle avait été envoyée par ses parents rejoindre ses oncles réfugiés au CONGO, afin de réaliser ses études secondaires et contourner les mesures discriminatoires à l’égard des Tutsi. Ses parents, eux, étaient commerçant à KIGALI. En 1992, elle revient étudier à NYANZA.
En 1994, ses parents lui ont déconseillé de revenir à KIGALI pour les vacances au vu des menaces qu’ils avaient reçues. Son père a alors amené le reste de la famille à NYANZA pour la rejoindre, puis il est reparti à KIGALI. Etant originaire de NYANZA, il aurait été reconnu et tué directement. Marie- Claire, sa mère et ses 7 frères et sœurs se sont cachés dans une maison qui appartenait à des amis commerçants dans le centre de NYANZA. Après avoir appris la mort du président le 6 avril, Marie- Claire et sa mère ont appelé leurs voisins à KIGALI pour avoir des nouvelles de son père. Ils leur ont appris qu’il avait été tué, poignardé, et jeté dans une fosse.
Quand la situation à NYANZA s’est détériorée le 21 avril, il y avait des coups de feu partout. Une amie de la mère de Marie-Claire leur apportait de la nourriture. Elle et sa famille restaient cachées, sans sortir et entendaient des coups de feu régulièrement. Un jour, des gendarmes sont venus frapper à la porte de la maison qui les abritait. Sa mère est sortie pour leur parler. Après lui avoir posé plusieurs questions, ils lui ont dit qu’ils allaient revenir le lendemain et sont repartis. Marie-Claire et sa famille ont changé de cachette pour s’installer dans la petite pièce arrière d’un commerce. La mère de Marie- Claire a demandé à son amie qui l’aidait à se cacher s’il était possible de les disperser dans plusieurs cachettes pour améliorer leurs chances de survie. C’est ainsi que son petit frère a été accueilli dans une localité pas loin et a été tué plus tard avec le groupe de Tutsi qui vivait dans cette localité. Et un autre de ses petits frères a été accueilli par l’orphelinat de NYANZA pour être, plus tard, également tué.
Au bout de quelques jours, les personnes qui aidaient la famille à se cacher leur ont demandé de partir après avoir reçu des menaces de tueurs. Ils leur ont dit que s’ils étaient surpris en train d’abriter des Tutsi, ils seraient tués avec eux. Marie-Claire et sa famille sont retournées dans leur première cachette et ont trouvé la maison pillée. Après encore quelques jours sur place, les combats se sont intensifiés et se rapprochaient de la maison où ils se cachaient. NYANZA était tombée aux mains du FPR[3]. Elles ont entendu des gens s’exprimer en langue swahili et sont sorties de leur cachette.
En septembre, elles sont retournées à KIGALI et ont retrouvé leur maison pillée. Sa mère, ne supportant pas le décès de son mari et de plusieurs de ses enfants est tombée malade et est décédée en 1997. Marie-Claire a tenté de reprendre ses études et de permettre à ses frères et sœurs de poursuivre les leurs. Elles ont pu notamment financer leurs études grâce au fond pour les rescapés du génocide (FARG).
Audition de madame Françoise MUTETERI qui se constitue partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
La témoin va donner un récit poignant de son témoignage. A plusieurs reprises, elle devra faire une pause, en pleurs. Nous lui laissons la parole pour lui rester le plus fidèles possible.
« Je suis la fille de MUNYEGANGO Athanase, enseignant. Je suis l’aînée d’une famille de trois enfants. A la fin de l’école primaire, je pensais intégrer une école à KARUBANDA, à BUTARE, mais sans que je comprenne pourquoi, je n’ai pas été reçue au concours d’entrée (NDR. Il était fréquent, à cette époque, vu le système des quotas qui limitait le nombre de places pour les Tutsi, qu’un enfant tutsi qui avait réussi ne soit pas admis dans le secondaire.) Mes parents m’inscriront dans une école privée dans laquelle il fallait aussi indiquer son appartenance ethnique. Ce n’est qu’en 1990 que j’ai commencé à comprendre la situation.
Le 20 avril, on a commencé à tuer les Tutsi à NYANZA. Mon père a demandé à ce que je sois cachée à l’Ecole Technique Féminine (ETF) où il enseignait, mais le directeur a refusé.
Le 21 avril, nous avons continué à supplier papa de nous conduire à MUGANGAMURE chez un ami dont l’épouse était Hutu, monsieur RUTAYISIRE.
Le 22 avril, alors que la maîtresse de maison préparait le petit déjeuner, quelqu’un est venu frapper à la porte. C’est moi qui suis allée ouvrir. Je suis tombée nez à nez avec un gendarme. Je me suis aussitôt couchée sur le ventre tandis que mes parents et ma petite soeur s’étaient assis. Les gendarmes ont réclamé notre carte d’identité: seule l’épouse de RUTAYISIRE a été autorisée à quitter le groupe.
Maman s’est mise à genoux et a supplié les gendarmes de nous laisser le temps de prier afin de nous préparer à aller au ciel (NDR. C’est d’ailleurs dans cette position que la témoin retrouvera le corps de sa maman. Des photos seront projetées au cours de l’audition.) Les gendarmes vont alors ouvrir le feu sur nous. Alors que les membres de ma famille seront touchés à mort, personnellement je recevrai une balle dans le dos et resterai seule parmi les cadavres.
Comme maman travaillait au Centre de Santé de KAVUMU, une dame qu’elle soignait régulièrement est arrivée. J’ai soulevé la tête. Cette dame m’a prise et m’a installée dans une annexe et m’a conduite chez elle: je saignais abondamment. Le soir, son mari m’a chassée de chez eux et on m’a conduite à un endroit où étaient cachés de nombreux enfants. Nous avons passé la nuit sous la pluie. Une personne était partie chercher des vêtements mais elle n’est jamais revenue.
Le groupe d’enfants a été attaqué par des Interahamwe[2]. Comme je ne pouvais pas courir, je me suis allongée sur le sol. Les Interahamwe ont cru que j’étais morte et ils ont continué à pourchasser les autres enfants.
Je me suis traînée jusqu’à une maison. La dame qui habitait là m’a accueillie mais elle ne savait pas où me cacher. Comme elle avait creusé un trou dans la terre pour faire mûrir les bananes, elle m’a mise dedans et a recouvert le trou. Elle avait aménagé un petit orifice pour que je puisse respirer. Personne ne pouvait me voir.(NDR. Pour préparer la bière de bananes, on enterre les fruits dans un trou préalablement chauffé afin qu’elles mûrissent pendant quelques jours).
Cette dame m’apportait régulièrement à manger: du lait, du maïs, des œufs. La nuit venue, elle me faisait sortir de ma cachette et me donnait des soins. Je suis restée là jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi. La dame est allée à leur rencontre et leur a dit qu’elle cachait quelqu’un. Elle m’a appelée mais je ne répondais pas, croyant qu’elle revenait avec des gens pour me tuer.
En fait, c’était des soldats du FPR[3] qui étaient arrivés à NYANZA. Ils m’ont sortie de ma cachette où un serpent s’était introduit: je me suis fait la réflexion que les animaux étaient plus gentils que les hommes. Les soldats m’ont fait partir avec la vieille dame et d’autres personnes. Ils nous ont d’abord conduits auprès de leurs supérieurs. Parmi eux, il y avait des médecins qui se sont occupés de moi. J’avais beaucoup de mal à respirer et j’avais toujours une balle dans le dos.
Après la chute de KABGAYI, ils m’ont conduite à l’hôpital. Après la prise de KIGALI, le 4 juillet, on m’a conduite auprès d’un officier qui m’a accueillie. Ils ont continué à m’aider jusqu’en février 1995. Je serai ensuite opérée pour retirer la balle de mon dos. »
Audition de monsieur Innocent MUNYANKINDI KAYIRANGA, avocat de profession, qui se constitue partie civile à l’audience et convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Mes parents étaient enseignants à NYANZA, une des rares professions que les Tutsi pouvaient exercer. Quelque chose m’a surpris à la fin du génocide. Certains membres de ma famille qui s’étaient réfugiés à l’étranger m’ont dit que c’était étonnant de voir que mon père avait eu la même mort que celle de son propre père. Mon grand-père était mort en 1959, lui aussi tué par les Hutu. Mon père m’avait caché ça.
Mes parents étaient salariés, leur situation leur avait permis d’acheter une maison et deux voitures. Hier, on a parlé d’un véhicule qui transportait les cadavres, le camion en question nous appartenait. Nous menions une vie convenable. Comme nos parents nous cachaient certaines choses, on n’était pas convenablement informés des menaces qui pesaient sur nous.
Les problèmes ont éclaté avec l’attaque du FPR le 1er octobre 1990. C’était deux mois après que mon père soit retourné en France. Il était venu suivre une formation. Et on le soupçonnait d’être allé rencontrer des Inkotanyi[4] en Europe. De plus, il souffrait du diabète. Il a été arrêté et mis en détention pendant trois mois comme « Ibyitso », complice[5]. Puis il a été libéré. Mais cela n’a pas empêché qu’on continue à le poursuivre et à suivre de près ses faits et gestes.
Nous étions une fratrie de sept membres. J’étais le fils aîné. J’avais cinq sœurs et un petit frère, le benjamin. Mon père l’avait engendré à sa sortie de prison. Il y avait à NYANZA une gendarmerie, il n’y avait pas un autre organisme, tout ce qui se passait à NYANZA était de la responsabilité de la gendarmerie. C’était eux qui venaient perquisitionner notre domicile parce qu’il y avait des fouilles à cette époque-là. La gendarmerie c’était le seul organe de sécurité à NYANZA.
Le 7 avril, ma mère est venue me voir dans ma chambre et m’a demandé si j’avais su que HABYARIMANA était mort. J’ai vu que la situation avait changé et que les parents avaient peur. A NYANZA, il y a eu des instructions comme quoi tout le monde devait rester à la maison. On ne pouvait sortir que deux jours par semaine. C’est ces jours-là que les magasins étaient ouverts et que nous pouvions aller faire les courses. Cela a perduré du 7 au 21 mai, mais personnellement je ne pouvais pas pu continuer à rester tout le temps à la maison.
À l’époque, un ami passait parfois la nuit chez nous. Durant deux semaines, la peur était immense. Les parents nous dispersaient dans les familles de Hutu. Je n’ai pas pu continuer à changer de domicile chaque nuit et j’ai demandé à cet ami de me conduire chez lui. J’ai dit à mon père et ma mère que j’allais partir avec BARUSHYA : c’était son surnom, son vrai nom c’était Jean-Pierre SEBASHI. Quand j’ai dit à mes parents que je partais avec cette personne, mon père a été soulagé. On voyait qu’il était dépassé. Il ne voyait pas de solution au problème.
Ma mère m’a demandé où m’emmenait cet individu. C’était un « gamin des rues » et maman me demandait pourquoi je lui faisais confiance. Elle se demandait même s’il avait une famille. Mon père nous a dit de partir mais avant, il devait nous donner de l’argent. Nous sommes ainsi partis à une douzaine kilomètres de NYANZA, vers une petite colline qui se trouve en face de SONGA. Nous sommes partis à pied jusqu’au domicile de ce garçon. Son père était décédé. Ils nous ont bien accueillis mais c’était des conditions inférieures à ce que je connaissais à la maison. Je dormais à même le sol.
Nous sommes restés quelques jours puis nous voulions retourner à NYANZA chercher de l’argent. C’est à ce moment-là que le fameux discours a été prononcé[1]. Et la population a commencé à fuir. De là ou j’étais, je pouvais voir sur les collines d’en face que les maisons étaient incendiées. Cette situation devenait de plus en plus critique. Les gens se faisaient tuer. La situation a changé. Je n’ai pas su où aller. On a réfléchi. Je me suis faufilé dans une cachette. J’ai quitté leur maison pour aller vivre dans un trou. J’ai entendu des bruits de massacres toutes la journée. Je suis resté caché là où j’étais.
Le soir, les bruits de balles se sont arrêtés. Le jeune homme est venu me voir, il m’a dit que la situation était critique et que les Tutsi étaient tués. Que les bruits de balles venaient de SONGA. Les balles ont cessé mais le lendemain elles ont repris. Il m’a expliqué qu’on achevait ceux qui étaient encore en vie. L’extermination des Tutsi a pris deux semaines encore.
Je suis retourné dans la maison, mais je suis tombé malade, je pense que j’avais attrapé la malaria. Quand le jeune homme voyait que mon état de santé empirait, il a voulu aller chercher des médicaments à NYANZA. Il est parti chez un ami de mon père pour chercher ces médicaments. Entre temps, il a demandé des informations sur mes parents. Il m’a dit que ma mère était cachée. On m’avait menti, on avait dit que rien n’avait pu arriver aux femmes et aux enfants. Plus tard j’allais apprendre que ma famille était allée à MWENDO où résidait une tante paternelle.
J’ai essayé de savoir quelle était la situation là-bas et on m’a dit que cette famille-là avait été exterminée. On a dit que même les enfants qui s’étaient dispersés avaient été tués vers SONGA. La personne m’a ramené des médicaments. Elle m’a dit qu’il ne restait plus personne. Je gardais un peu d’espoir puisqu’une de mes sœurs était scolarisée à l’école d’infirmière. Je suis resté au même endroit, grâce aux médicaments je me suis remis de la maladie. J’ai attendu pour revenir à NYANZA vers la fin du mois de juin.
La famille de mon « ami » m’a aidé et m’a fait passer pour le chef de ce ménage. On avait un mot de passe. Quand quelqu’un venait, on parlait du chef de famille. J’ai regagné NYANZA fin juin, j’ai trouvé notre domicile incendié. Les informations que les gens nous ont fournis indiquaient que les gendarmes avaient lancé un obus chez nous.
Plus tard, j’ai vu des militaires du FPR[3], dans un garage, je leur ai dit que j’étais en 4ème année d’étude de mécanique. A 19 ans, du jour au lendemain, je suis devenu responsable de ma famille. Par chance, toutes les maisons n’avaient pas été détruites. J’ai appris que ma sœur était encore vivante et était dans la Zone Turquoise[6] : les Français avaient retrouvé les élèves infirmiers et étaient partis avec ma sœur.
À la fin du génocide, dans une famille de neuf membres, nous n’étions plus que deux. Mes parents avaient été tués dans la ville de NYANZA, je voulais les inhumer dignement. Je me disais que c’était déshonorant de s’imaginer que mes parents gisaient dans les latrines. C’est en novembre 1995 que j’ai procédé à leur inhumation. J’ai abandonné les études. Le rêve de devenir ingénieur, j’ai dû l’abandonner car je devais chercher de l’argent en vue d’assurer notre survie. Je suis allé chercher, en guise de ressource, la pension à laquelle mes parents avaient droit. Il y avait des documents à remplir, mais je devais avoir 21 ans ou venir accompagné d’un membre de la famille. Je me suis adressé au procureur, il m’a dit de solliciter une émancipation. Je devais déposer une requête au tribunal. C’est à partir de là que j’ai réfléchi et que j’ai vu que ma situation devenait une affaire judiciaire.
Je me suis résolu à étudier le droit. C’est ainsi que j’ai introduit cette demande d’émancipation judiciaire, je l’ai obtenue. J’ai pu récupérer la pension de mes parents. Mon père n’avait pas encore procédé à l’enregistrement sous son nom. Des gens ont tenté de m’escroquer des immeubles. J’ai vu que pour faire face à cette vie on devait connaître le droit. Ma sœur a pu terminer sa scolarité.
À chaque période des commémoration, je ne vois pas où il faut rechercher ces enfants, s’il faut que j’aille du côté de SONGA. Je me demande si ces enfants sont encore en vie. Mais ce n’est pas possible. Une question importante que je me pose, c’est celle concernant le rôle des gendarmes. À NYANZA, il n’y avait pas d’autre organe qui devait assurer la sécurité de la population. Je me pose une question : est-ce que la personne qui allègue que ce ne sont pas les gendarmes qui les ont tués, est-ce qu’il dit que c’est quelqu’un d’autre qui a fait ça ? On dirait qu’on raconte une fiction, quelque chose qui n’aurait pas existé. La nuit, les tueurs allaient se reposer, ils laissaient des barrières pour continuer à tuer les gens. Les informations qui me sont parvenues, je n’ai jamais entendu que quelqu’un a été tué la nuit, c’est arrivé en pleine journée, à la vue de tout le monde. Nous autres, victimes, nous n’arrivons pas à comprendre la situation à laquelle nous devons faire face après toutes ces années. Nous sommes reconnaissants à la justice française et à ce processus qui nous a offert cette opportunité de nous constituer partie civile. Nous pensons que chacun doit porter sa pierre à l’édifice pour que cela ne se reproduise plus jamais.
Sur questions du président, le témoin est amené à parler de son grand-père tué en 1959 : son père ne lui en avait pas parlé. « Nos parents ne nous parlaient pas de ces problèmes, c’était pour ne pas nous faire de mal et protéger les enfants. Ils se disaient que c’était trop tôt pour en parler. »
PRESIDENT : Vous voulez ajouter quelque chose ?
Innocent MUNUANKINDI KAYIRANGA : Je voudrais vous remercier de nous avoir donné cette occasion pour expliquer au monde ce qui nous est arrivé. Certaines personnes disent que cela n’a pas eu lieu, mais la réalité est que nous avons beaucoup souffert. Je ne sais pas comment je vais expliquer à mes enfants ce qui m’est arrivé. J’ai des enfants et je n’ai pas la force de dire ce qui m’est arrivé. La famille de ma femme a eu la chance d’avoir eu beaucoup de survivants. Mes enfants croyaient que j’étais le frère de la maman de ma femme, parce je n’ai personne de mon côté. Surtout que ma sœur n’a pas supporté de rester vivre au Rwanda, elle est partie vivre au Canada. Je veux vous remercier. Vous serez notre porte-parole.
JURÉ : Comment fait-on pour retrouver les dépouilles de sa famille quand il y a autant de morts ?
Innocent MUNUANKINDI KAYIRANGA : J’ai entrepris des recherches assez tôt, en 1995, un an après. Les gens parlaient encore de ce qui s’était passé. Aujourd’hui, c’est différent. J’ai eu des informations de la part de gens poursuivis par la justice pour les crimes qu’ils avaient commis.
Son avocat prend la parole pour évoquer la difficulté qu’il y a à faire établir des preuves que les parties civiles sont légitimes. Difficulté parfois d’obtenir des « actes de notoriété » en guise d’actes de décès.
PS. Concernant ce témoin, nous avons pris aussi le parti de reproduire sa déposition spontanée telle qu’elle a été dite, sans chercher a en faire une synthèse.
Margaux GICQUEL, stagiaire
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mises en page
- Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑][↑] - Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑][↑]
- Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑]
- Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
- Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]