Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 23 juin 2023. J30

Plaidoiries des parties civiles :


 


Maître Matthieu QUINQUIS, avocat de la LICRA

« Par bonheur ». Deux mots, deux petits mots. Par. Bonheur.

Dans ma bouche ils sont anodins, inoffensifs.

Dans celle de celui qui les a déposés devant vous, le 22 mai dernier, ils l’étaient beaucoup moins. Déposés d’un ton calme. Déposés sans une note de malaise. Ils disaient tout de la pensée et du positionnement de celui qui les a tenus, ces deux mots.

Vous vous souvenez de lui. Vous l’entendez, vous aussi, cet homme.

D’une voix sereine, marquée par un accent particulier qui mêlait les couleurs des collines rwandaises à celles de son refuge italien, Hormisdas NSENGIMANA répondait alors au Bâtonnier Gilles PARUELLE.

A la question de savoir s’il avait vu, autour des barrières installées à Nyanza, quelques cadavres ou quelques blessés, il répondait tranquillement ceci : « Je n’en ai pas vu, par bonheur. »

« Par bonheur. »

Après s’être refusé à parler de « génocide », préférant user d’euphémismes négationnistes, évoquant des « troubles », remémorant une situation « très tendue », voilà donc les mots que choisissait ce prêtre pour évoquer sa propre expérience des tueries et massacres.

Témoin de personnalité, témoin de la défense, c’est cet ami que l’accusé a appelé à la rescousse pour vous assurer de sa moralité et du rôle qu’il n’aurait pas joué au mois d’avril 1994 au Rwanda.

Chacun ici, au terme de huit semaines d’audience, appréciera. Et vous, vous jugerez.

*  *  *

Monsieur le Président,

Mesdames, Monsieur de la Cour,

Mesdames et Messieurs les jurés,

Je représente ici la LICRA. La ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. La LICRA et seulement la LICRA.

Avec ma consœur Sabrina GOLDMAN, je n’assiste ni représente aucun survivant. Je n’assiste ni représente aucun parent, aucun enfant de victime massacrée.

Assis derrière nos confrères et consœurs qui portent, parfois depuis de nombreuses années, ces voix et ces histoires, nous avons pris place sur ces bancs pour porter devant vous trois idées.

La première de ces idées est que la place de la Licra est bien ici.

Depuis sa création, en 1927, la Licra a toujours observé et pris part aux procès de génocides et crimes contre l’Humanité.

De Nuremberg, d’où l’un de ses fondateurs, Joseph Kessel, rapportait dans l’Europe d’après-guerre, l’impitoyable mécanique génocide nazie, aux procès de tous ceux qui ont précédé Philippe MANIER dans ce box pour être jugés des crimes commis au Rwanda, la Licra a toujours été là.

La place de la Licra est ici parce que l’objet social de l’association est de lutter contre toutes les formes de racisme.

Or au terme de ce procès, vous l’aurez compris, le crime de génocide est l’idéologie raciste en action, dans son expression la plus aboutie et la plus fatale, aussi.

Le génocide commis au Rwanda n’a pas surgi de nulle part.

Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé sur le conditionnement des esprits par la classification, la stigmatisation et la détestation de l’autre ;

Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé sur la volonté d’établir un ordre politique raciste, de mettre en œuvre une mécanique sociale fondée sur la discrimination ;

Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé sur la déshumanisation totale des Tutsi, devenus un corps étranger, un corps animal, un corps malade dont il faudrait se méfier et se séparer.

Alors, de cette façon, le génocide n’est pas une fureur soudaine, un accès de folie, ce n’est pas une série de meurtres ou d’assassinats ordinaires (l’idée serait-elle seulement possible ?).

C’est plus exactement le déploiement raisonné d’une pensée raciste, donc mortifère, en actes d’exécution et de liquidation, donc meurtriers.

Il est du rôle et du devoir d’une association universaliste comme celle que je représente d’être présente pour en combattre toutes les expressions.

La deuxième idée que je veux porter devant vous est qu’en faisant œuvre de justice, vous ferez œuvre de mémoire.

Je vous parlais précédemment de Joseph Kessel. Durant le procès de Nuremberg, il écrivait justement que tout le procès avait pour but : « […] de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc. »

Sur les bancs de la partie civile, on est revenu sur cette idée.

Sur les bancs des parties civiles, nous avons cessé de placer nos attentes et nos espoirs entre les mains des criminels qui comparaissent.

Philippe MANIER nous a confirmé qu’hélas, nous avions raison.

Ce sont donc entre vers les témoins, les victimes que nous nous tournons entièrement.

Et vous l’aurez peut-être noté, c’est en tout cas quelque chose qui n’a cessé de m’interpeller de procès en procès, nombre de victimes concluent leurs témoignages en disant « et c’est ici que s’est terminé pour moi le génocide ».

S’il s’agit chaque fois de récits intimes, de violences personnelles, de souffrances individuelles, ils se joignent les uns aux autres pour intégrer un immense cortège auquel nous devons nous aussi faire face.

L’universalisme que défend la LICRA poursuit précisément cet objectif d’inscrire chacun de ces récits dans une histoire collective, notre histoire.

Je sais que vous prendrez votre part dans la réalisation de ce projet, que soutient la compétence universelle et qu’a décidé d’assumer, non sans peine, ni difficulté, la justice française.

La troisième idée que je veux défendre ici est que l’envergure d’un crime n’épuise pas la responsabilité de chacun de ses auteurs.

Vous pouvez certainement vous interroger sur le sens que peut avoir la recherche d’une responsabilité individuelle en présence de crimes de masse, tels que le génocide et le crime contre l’Humanité.

Crime de masse, évidemment, parce qu’il y a une multitude de victimes.

Crime de masse aussi parce qu’il y a multiplicité d’auteurs et de complices.

De la même manière qu’il faut lutter pour que la mémoire de chaque victime ne s’étouffe dans cette nuée de cadavres, nous devons ferrailler pour que la responsabilité de chaque bourreau ne se dissipe dans la meute qu’ils ont formé.

Il est justifiable, il est justifié, il est juste de tenir chaque individu qui participe à un génocide personnellement et individuellement responsable de ce crime collectif.

C’est ici un des sens de ce procès : empêcher l’impunité.

Ici, pendant plusieurs jours, des témoins sont venus répéter le rôle, la part et l’influence que Philippe MANIER, alors HATEGEKIMANA, a exercé sur les barrières et sur les collines.

Ils sont venus raconter l’aplomb avec lequel il s’adressait aux habitants, à ceux qu’il allait transformer, dans les minutes et heures qui suivront, en d’authentiques assaillants et farouches assassins.

Ils sont venus insister sur les mots et sur les gestes dont il a usés pour déterminer les plus incertains des Hutus à suivre l’exemple, son exemple, pour les résoudre à emprunter la voie, sa voie ; celle qui devait menait des centaines et des milliers d’âmes Tutsi vers la mort la plus horrible que nous puissions imaginer.

C’est bien cela, celui-là, que vous devrez juger.

Bien sûr, pour mener à bien votre office, pour juger Philippe MANIER, vous auriez pu espérer recevoir de sa part quelque indication, à tout le moins un début d’explication, fut-il bricolé.

Il aurait pu vous expliquer pourquoi autant de témoins, autant de victimes indiquent l’avoir vu, l’avoir entendu sur les lieux des tueries, il aurait pu préciser le rôle qu’il a joué dans la compagnie de gendarmerie de Nyanza, à compter du 6 avril 1994.

Il aurait pu vous détailler aussi toutes les précautions et les mesures qu’il a prises pour, sinon éviter, du moins limiter, l’entreprise génocide qui allait bientôt se déployer. Lui, le gendarme qui s’est décrit si facilement comme modéré et ainsi marginalisé.

Philippe MANIER a cependant choisi de se murer dans le silence.

A l’issue de plusieurs semaines durant lesquelles nous avons été, sur les bancs des parties civiles, bien en peine de comprendre la stratégie et l’axe de défense, il a donc choisi de ne pas « commenter ».

Encore une fois, le choix des mots.

Quoi qu’il en soit, c’est son droit. C’est votre droit, Monsieur.

Votre décision n’enlèvera toutefois pas à ce procès, à votre procès, l’un de ses sens, celui d’apporter quelques éléments de réponse et de compréhension à l’atrocité des crimes qui vous sont reprochés.

A défaut d’aide de la part de l’accusé, Mesdames, Messieurs, vous devrez aller chercher les réponses ailleurs.

Vous irez les chercher dans les voix de toutes celles et ceux qui, au prix parfois d’un pénible voyage, et toujours d’un coûteux souvenir vous ont confié leur mémoire et le récit de ces jours de tueries, de ces semaines de fuite, de ces mois de sang.

Vous irez les chercher dans tous ces témoignages regorgeant de sincérité. Une sincérité qui a éclaté plus violemment qu’aucun autre jour dans le cri brûlant de Charlotte UWAMARIYA à l’évocation du massacre de sa sœur, dans son cri, mais aussi dans son ombre quittant effondrée cette salle d’audience.

Finalement, vous irez chercher les réponses aux questions qui vous sont posées chez ceux qui, sans contrepartie, ont bien voulu vous les donner.

Loin d’être insignifiant, le silence de Philippe MANIER marque l’écart qui ne cesse de se creuser entre celles et ceux qui ont le courage de faire face et celui qui se dérobe.

Nul ne peut douter de quel côté de ce gouffre se situe la vérité.

*  *  *

Au terme de ce procès, c’est encore la voix d’Hormisdas NSENGIMANA que je veux convoquer devant vous. Elle me semble dire tellement de ce qui s’est joué ici. De l’image qu’a tenté de donner l’accusé et que tous ses amis appelés à témoigner ont finalement, malgré eux, malgré lui, achevé d’écorner[1].

Rappelez vous une dernière fois cette interrogation de Monsieur le Président et l’échange qui s’ensuit : « Est-ce qu’il y a eu des massacres à Nyanza et aux alentours ? »

Le témoin de répondre : « Écoutez, moi personnellement, je ne suis pas sorti pour voir s’il y avait des massacres ou pas. Mais tout le monde sait qu’il y a eu des massacres, j’en ai entendu parler. »

« Qui a été massacré ? »

« Des Tutsis. » concède difficilement le témoin.

« Par qui ont-ils été massacrés ? » insiste alors le président.

Hormisdas NSENGIMANA, refusant l’évidence, refusant l’Histoire, refusant la vérité, se contentait de répondre : « Vous m’amenez très très loin là. »

Oui, Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, l’examen attentif des faits reprochés à l’accusé nous a ensemble amené très très loin.

Très très loin dans le noir.

Pendant de longues semaines, au fil des témoignages, nous avons effleuré les rives du malheur des victimes et ressenti la profondeur du vide qu’ont créé autour d’eux les tueurs.

Comme son ami, Philippe MANIER a refusé ce voyage harassant.

Il a refusé d’y aller.

Il a refusé de replonger dans ses souvenirs.

Il a refusé de se confronter à ses crimes.

Dans votre décision, dont je ne doute ni du sens, ni de la portée, vous le contraindrez à lever ce regard qu’il a ici trop souvent tenu baissé,

Vous le contraindrez à faire face à son passé.

Car c’est ici l’un de vos pouvoirs, et soyez en justes maîtres :

Imposez les faits à ceux qui les contestent,

Imposez la vérité à ceux qui la nient,

Imposez la justice à ceux qui la fuient.

 


Plaidoirie de maître Jean SIMON, avocat des associations Survie et Cauri.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés,

J’interviens aux côtés de mes confrères Sarah SCIALOM et Hector BERNARDINI dans ce dossier où nous avons l’honneur d’assister des parties civiles personnes morales, deux associations SURVIE et CAURI, et plusieurs parties civiles personnes physiques dont certaines sont venues déposer à cette barre ou ont été entendues par visioconférence.

Dans un premier temps, je veux vous dire quelques mots sur les deux associations que nous assistons, l’association SURVIE, sa représentante Laurence DAWIDOWITZ est venue déposer lundi dernier, et l’association CAURI dont la représentante, Madame Adélaïde MUTAKANTABANA est venue hier elle aussi pour vous exposer l’objet et les actions de l’association dont elle est présidente.

SURVIE est une association créée il y a un peu plus de 30 ans. Son premier objet consistait à lutter contre la misère et la faim dans le monde en dénonçant l’indifférence généralisée face à des mécanismes de domination économique, politique, militaire.

L’association a donc évolué et Survie a été amenée à militer pour assainir les relations entre la France et les pays africains.

Survie a conservé ses méthodes d’interpellation tant de l’opinion publique que des responsables politiques pour obtenir des réponses institutionnelles.

Une mission internationale se constitue avec des représentants de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH), de la branche africaine de Human Right Watch (HRW), et de l’Union africaine des Droits Humains.

Mon confrère Éric GILLET que la Cour a entendu en a fait partie, Jean CARBONARE, à l’époque président de Survie, également.

Jean CARBONARE est connu pour son interview au journal télévisé de Bruno MASURE sur France 2 qui alerte dès le 28 janvier 1993 du risque de génocide au Rwanda[2].

Il rentre alors d’une mission d’enquête internationale organisée par la FIDH et dont le rapport révèle l’ampleur des massacres à caractère génocidaire perpétrés au Rwanda de 1991 à 1992[3] ainsi que leur caractère organisé, chaque offensive du FPR entraînant en représailles des crimes commis sur les civils Tutsi.

Cette intervention est restée célèbre en raison de l’émotion de l’intervenant, ému aux larmes, qui lance des cris alarmants en évoquant qu’un génocide se prépare et qu’il est nécessaire d’agir au plus vite. Malheureusement, cette émotion n’aura pas suffi, et Jean CARBONARE a été par la suite très critique sur l’attitude du pouvoir français évoquant « passivité » et « complaisance »

La défense s’est fait forte de rappeler que Monsieur CARBONARE avait occupé des fonctions auprès du gouvernement rwandais après le génocide et qu’il avait pu être le conseiller de Paul KAGAME mais sans rappeler les fonctions que Jean CARBONARE a occupé puisqu’il avait été en charge du programme de relogement et de reconstruction pour les victimes du génocide dont les maisons avaient été brûlées et Jean CARBONARE a très vite quitté ses fonctions de conseiller préférant retrouver son entière liberté d’action.

A leur retour, SURVIE s’est inquiétée du silence qui a suivi l’intervention de ce dernier lors du journal de 20h sur France 2, mais aussi ses rencontres avec la cellule africaine de l’Elysée pour remettre le pré-rapport de mission, puis a été effaré de constater que l’exécutif français continuait à soutenir le régime HABYARIMANA puis le Gouvernement Intérimaire, le GIR.

SURVIE a énormément évolué pendant et après le génocide, ce combat est devenu fondateur.

La mobilisation a commencé dès le génocide

Durant le génocide, d’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris : conférences de presse, communiqués, actions concrètes comme la marche en rond qui a eu lieu aux Invalides, à Paris mais aussi dans d’autres villes. Ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.

Dès octobre 94, François–Xavier VERSHAVE, qui succédera à Jean CARBONARE comme président de Survie à partir de l’assemblée générale de 1995, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ».

Parallèlement, la déléguée du président, Sharon COURTOUX, recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.

Je profite de cette plaidoirie pour saluer la mémoire de François-Xavier VERSHAVE, président, et de Sharon COURTOUX, membre fondatrice et membre d’honneur de l’association Survie, dont elle accompagna l’évolution pendant 30 ans, d’un mouvement tiers-mondiste militant pour une aide au développement plus efficace (au travers d’une « loi de Survie », largement soutenue mais jamais votée) à l’association que nous connaissons aujourd’hui.

La lutte contre la banalisation du génocide a été introduite dans les objectifs statutaires de Survie.

Le refus de l’impunité également avec l’idée suivant laquelle les crimes contre l’humanité et le crime de génocide (ou le crime d’être né) heurtent si brutalement nos valeurs, qu’ils sont considérés comme les crimes les plus graves qui ne peuvent rester impunis et ce quelle que soit la nationalité de l’auteur, quel que soit le lieu de l’infraction et quel que soit le temps qui a pu s’écouler depuis la commission de ces crimes.

Survie a participé à la Coalition Française pour la cour Pénale internationale (CFCPI), et multiplié les pressions pour que la Cour Pénale Internationale existe, pour que la justice existe contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.

En 2004, Survie a contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires.

Survie écrit, publie, organise des conférences, sensibilise, informe, dénonce, réfléchit et agit.

Survie participe à des procès comme son objet statutaire le lui permet.

Depuis plus de 29 ans, SURVIE lutte pour que de tels actes ne se reproduisent pas, et cette lutte passe par le combat pour la vérité et la justice, contre l’impunité et le silence.

Être partie civile dans de tels procès c’est mettre la lutte contre l’impunité au cœur de l’action de l’association.

La conséquence de l’impunité pour les tueurs et pour ceux qui les ont armés, c’est un encouragement à perpétrer à nouveau le crime, à utiliser à nouveau la haine comme moyen de gouverner.

Le génocide d’avril 94 a été possible car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient pas été arrêtés, jugés, condamnés.

Survie pose un regard radical et exigeant sur la politique de la France en Afrique.

Cette exigence est aussi celle de justice.

CAURI partage le même objet statutaire.

CAURI est une association sœur de SURVIE, partenaire naturel, qui était d’ailleurs auparavant SURVIE AQUITAINE

Les thèmes de SURVIE et de CAURI sont communs : la sensibilisation de la lutte contre l’impunité mais aussi contre la banalisation du génocide et contre le négationnisme, continue aujourd’hui afin de transmettre cette expérience aux plus jeunes, d’informer de sensibiliser, de tirer des leçons et de rappeler l’importance de la justice.

De se dire que la mobilisation de 1994 a servi à ce que ce génocide reste dans la conscience de nos concitoyens

Au passage, merci à tous les adhérents et militants de Survie qui nous accordent une grande confiance et notamment ceux qui sont venus assister à cette audience, François, Laurence et Jacques tout particulièrement.

CAURI reprend le combat de cette femme, Adélaïde MUKANTABANA, qui a vu sa famille exterminée, ses enfants mourir chez leurs grands-parents qui a perdu son tonton Emmanuel à Nyanza.

La valeur de cette parole est essentielle, centrale, déterminante.

Et encore plus dans ce dossier qu’un autre.

  • Une centaine d’auditions de témoins, de parties civiles, certaines durant des heures entières.
  • Nous sommes dans un dossier avec des faits qui remontent à 29 ans, ce qui suppose que l’acte d’accusation se fonde principalement sur des témoignages et qu’à la différence des dossiers communs, nous n’avons pas d’écoutes téléphoniques ou de vidéo surveillance, de géo localisation ou d’éléments purement techniques qui permettent de mettre en évidence des éléments matériels incontestables,
  • Nous sommes qui plus est devant la Cour d’assises où le principe qui règne est celui de l’oralité des débats.

 

Comment ne pas parler de l’histoire de la famille d’Erasme NTAZINDA, le maire de Nyanza[4], et de Marie INGABIRE, et de Gloriose MUSENGAYRE, ses cousines germaines qui ont témoigné devant votre Cour[5].

Marie, seulement âgée de 7 ans à l’époque des faits, sa sœur Gloriose quant à elle âgée de 15 ans.

Leurs parents et la majeure partie de leur fratrie de 10 frères et sœurs, exterminés alors qu’ils fuyaient en ordre dispersé la maison familiale dans la plus grande panique, sur la colline de KARAMA, fuyant de collines en collines et terminant hagards sur le site de l’ISAR SONGA.

Leur histoire qui nous révèle que les 4 frères et sœurs survivants du génocide mettront plus de 18 mois à se retrouver après.

Il a été difficile pour les parties civiles de venir déposer à cette barre.

Cette parole des parties civiles est essentielle.

Madame WAINTRATER, psychologue clinicienne[6], a évoqué les efforts gigantesques réalisés par ces personnes afin de trouver la force de dire, de raconter, de décrire l’ensemble de leur chemin de croix, de leur calvaire humain à travers les visions d’émasculation, d’éventration pour tuer les bébés Tutsi, de supplication d’une mère pour qu’on l’achève et sauve sa fille en bas âge regardant sa mère agoniser dans une mare de sang.

Je lisais récemment un ouvrage de Denis SALAS, d’un magistrat français qui est intervenu au procès dit du Vendredi 13 novembre 2015.

Il écrivait quelque chose que j’ai trouvé très pertinent et qui traite plus spécifiquement du viol au sujet duquel il relève notamment que seule une approche narrative peut mettre en lumière l’expérience humaine singulière des victimes d’une violence intime.

Je considère que cette formule s’applique parfaitement aux faits de génocide et de crimes contre l’humanité ; c’est bien dire à quel point le récit, la formulation des faits subis, la parole apparaissent comme essentiels, non seulement pour caractériser les faits mais aussi pour libérer les rescapés.

Effectivement, pour les victimes, le fait d’être à même de raconter, de décrire, de dire la succession d’évènements hautement traumatiques qu’elles ont subi est le seul moyen pour elles de parvenir à mettre en lumière leur expérience humaine singulière des victimes de crimes qui, par nature, vont dénier leur fondement même, leur humanité.

Cette parole est essentielle.

La parole des témoins l’est tout autant.

En effet, comme vous l’avez compris, le dossier repose sur des témoignages.

Au travers des questions qui ont pu être posées par la défense de l’accusé, on a parfaitement compris qu’on allait tout faire pour tenter d’écarter par tous moyens les témoignages à charge qui viennent mettre en cause l’accusé des crimes les plus graves.

Lors du témoignage de Madame WAINTRATER, la défense a posé la question de la contamination des témoignages, à savoir que celui qui n’avait peut-être pas exactement vu la même chose qu’une autre personne, en en parlant avec cette dernière pouvait être amené à modifier ses déclarations ou même à penser avoir vécu un évènement qu’on lui avait raconté.

Cette contamination a été décrite par la psychologue clinicienne comme un phénomène naturel qui touche n’importe qui mais qui peut être encore plus prégnant quand on est témoin d’actes aussi graves.

Ce qui est intéressant c’est surtout le fait qu’on va essayer de vous faire considérer que dans l’hypothèse où un témoignage serait affecté du début de la moindre contamination, il faudrait écarter ce témoignage dans son intégralité, il faudrait le rejeter, ne pas le prendre en compte, l’annuler et non pas chercher à le traiter.

  • Cela supposerait que vous preniez chaque témoignage seul, indépendamment des autres, sans le recouper avec les autres dépositions qui peuvent justement permettre de confirmer ou de corroborer des éléments factuels.
  • Cela supposerait également que vous accordiez du crédit au fait que si un témoin avait eu des déclarations discordantes sur une distance ou un métrage, sur les dates exactes des faits ou sur l’heure exacte de leur commission ou sur la description d’un véhicule, sur le point de savoir si un véhicule pouvait contenir 8 ou 10 personnes, sur sa couleur ou sur le point de savoir s’il était doté d’une simple ou d’une double cabine ou si une colline comptait 3, 4 ou 5000 réfugiés, serait suffisant pour considérer que le témoignage serait intégralement inefficient et à écarter totalement.
  • Ce serait aussi admettre que la Cour ne remplit pas son devoir, sa mission qui réside justement dans le fait d’écouter, de poser des questions, de soupeser, de recouper, d’analyser, et, au final de retenir, de filtrer ou d’écarter.

Non, votre cour ne se laissera pas entraîner dans un tel raisonnement radical et remplira sa mission d’examen, de recoupage, de mise en perspective, d’interprétation et de volonté de cohérence.

Cette défense est une posture, la posture de celui qui préfère se cantonner à critiquer la parole de l’autre plutôt que de tenter de se défendre en apportant ses explications et une réelle contradiction et j’y reviendrai.

Comment ne pas relever la parole des témoins cités par la défense, des témoins cités au titre de la personnalité, où on a pu souvent constater que ces personnes semblaient ne pas connaître le mot génocide, ou avoir les plus grandes difficultés à l’utiliser, ce qui encore une fois interroge vraiment sur le positionnement de l’accusé.

En effet, comment comprendre pour celui qui dit reconnaître la réalité de l’existence du génocide et qui n’a donc rien à gagner en partant sur des thèses suivant lesquelles, face aux déclarations des parties civiles, des rescapées ou des familles de victimes, face aux dépositions des témoins sur les faits, face aux accusations qui pèsent sur lui alors même qu’il se prétend comme innocent et n’ayant rien à se reprocher, face aux dépositions de ses proches de l’accusé comme sa femme, face aux questions qui se posent légitimement dans un procès d’assises, qu’avons-nous eu ?

Le silence de l’accusé.

Certes, c’est l’exercice d’un droit.

Le droit au silence.

Un droit réside dans la faculté qu’on laisse à celui qui en bénéficie ou qui en jouit de l’exercer ou non.

Très bien que l’accusé puisse exercer ses droits.

Il faut bien comprendre et rappeler qu’il s’agit d’un choix de l’accusé.

Comme ne pas revenir sur la déclaration spontanée de Monsieur BIGUMA MANIER dans laquelle il a livré ses explications, ses raisons pour lesquelles il a décidé de garder le silence.

Rappelez-vous cette déclaration spontanée qui était une lecture.

Il a déclaré qu’il était au-dessus de ses forces de s’exprimer, il a reconnu qu’il y avait eu un génocide au Rwanda, il a dit compatir aux souffrances des victimes mais il a surtout déclaré qu’il n’avait rien à se reprocher dans les faits pour lesquels il est accusé, que son innocence allait bientôt être révélée au grand jour !

Il est même allé plus loin en indiquant avoir sauvé des personnes Tutsi, révélant pour la première fois avoir entretenu une relation extraconjugale avec une femme Tutsi qui lui aurait donné un enfant qu’il aurait essayé de sauver également …

Il nous a dit qu’il compatissait au sort des victimes, alors que, sauf erreur de ma part, cette compassion ne s’est jamais manifestée au cours de cette audience où il n’a pas formulé un mot en ce sens après les déclarations des parties civiles ou des témoins malgré les nombreuses heures d’audition de personnes racontant dans les larmes les séries d’atrocités subies.

Les experts psychologues ont relevé qu’il était dénué d’affects, il me semble qu’il nous l’a démontré au cours de cette audience, et pire encore il est en réalité apparu comme dénué de compassion, et j’irai même jusqu’à dire dénué de courage et de sincérité.

L’accusé a fait le choix de s’en tenir à ces quelques mots d’explications.

Ce choix lui a permis de ne pas se confronter aux questions des parties civiles, du Ministère Public et de la Cour.

Ce choix s’est fait au détriment des parties civiles qui, elles, ont fait les plus grands efforts pour monter à la barre., et se tenir devant vous.

Ce choix s’oppose à l’oralité des débats, ce choix de défense de celui qui n’aurait rien à se reprocher et qui chercherait, lui, face à la pire des accusations, à démontrer son innocence, ce choix s’est fait aussi au détriment de la manifestation de la vérité

Ce choix est la suite logique de celui qui a tout fait pour fuir ses responsabilités comme il a fui son pays.

L’exercice de ce droit au silence passe mal pour les parties civiles qui viennent pour la plupart se tenir devant vous parce que leurs proches ont été privés de tout exercice de leurs droits fondamentaux et n’ont pu se défendre face à leurs condamnations au silence éternel.

Ce choix de l’accusé intégrera vos réflexions au moment où vous devrez délibérer.

La question sera celle de savoir comment la Cour interprétera ce choix, Mesdames et Messieurs les jurés, Monsieur Le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, vous aurez vous à déterminer ce que ce moyen de défense inspire à votre raison conformément aux dispositions de l’article 304 du Code de procédure pénale.

L’article 304 du Code de procédure pénale qui est à mon sens le plus beau des textes de notre loi et qui détermine votre tâche, votre mission, votre devoir et notamment de vous décider d’après les charges et les moyens de défense suivant votre conscience et votre intime conviction.

L’ensemble des parties civiles que j’assiste avec Hector BERNARDINI à qui je vais céder la parole, comme moi-même, sommes confiants dans le fait que votre Cour sera à la hauteur de l’exigence de justice qui vous est réclamée.


Plaidoirie de maître Hector BERNARDINI, avocat des associations Survie et Cauri.

Monsieur le Président, Mesdames et  Monsieur. de la Cour

Mesdames et Messieurs les Jurés

Je vais m’exprimer dans l’intérêt de clients que j’ai L’HONNEUR de représenter avec mes confrères Sarah SCIALOM et Jean SIMON que vous venez d’entendre et que je ne remercierai jamais assez de m’avoir fait confiance pour le seconder dans des dossiers d’un tel poids :

  • L’association SURVIE
  • L’association CAURI / la « petite-sœur » girondine de SURVIE,
  • Sa présidente, Adélaïde MUKANTABANA dont nous avons entendu hier le témoignage poignant, plein de souffrance et empreint d’une grande dignité[7].
  • Érasme NTAZINDA, vous vous souvenez du Maire de Nyanza, celui qui prône l’unité du peuple rwandais par le travail de mémoire et de vérité[4],
  • Gloriose MUSENGAHIRE et Marie INGABIRE ses cousines germaines[5] qui ont vécu l’horreur de KARAMA et de l’ISAR SONGA, ainsi que les frères, sœurs et parents d’Érasme qui ont tous souffert d’avoir perdu la petite dernière de la famille, Stéphanie DUKUZEMARYA, massacrée sur la colline de KARAMA, alors qu’elle n’avait que 10 ans et qu’elle se trouvait en vacances chez ses cousins.
  • Enfin, nous portons la voix de Madame Yvonne MUKANTAGANA, la sœur d’Innocent SAFARI, ce jeune tutsi enlevé par la gendarmerie alors qu’il tentait de traverser l’AKANYARU pour rejoindre le Burundi voisin comme tant de victimes et de rescapés de ce dossier.
  • Yvonne est aussi la sœur de notre correspondant et ami Diogène BIDERI, docteur en droit, auteur d’une thèse sur le viol comme arme du génocide, éminent membre du barreau de Kigali qui n’a pas souhaité se constituer partie civile, car il a depuis accédé à la magistrature au Rwanda. Nous portons aussi sa voix.

Nous portons la voix de ces quatorze parties civiles. La voix des vivants, mais aussi la voix de leurs morts, de leurs disparus.

Honorer leur mémoire c’est pour eux participer à l’œuvre de Justice.

La Justice et la Vérité pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus.

Lutter contre l’impunité et le négationnisme qui sont « les deux jambes de tout génocide » disait hier matin Adélaïde à la barre.

Car la communauté des Hommes pourrait récidiver, si elle ne comprenait pas ce qui s’est réellement passé avant et pendant le génocide, et si après chacun n’acceptait pas sa part de responsabilité.

Pour plagier Josias SEMUJANGA – le Professeur émérite de l’université de Montréal que nous avons entendu en visioconférence vendredi dernier[8] – les parties civiles que nous représentons ne sont pas là pour pleurer, pas là pour crier, mais là pour comprendre et se faire comprendre.

*          *          *

En préambule, j’aimerais prendre un peu de hauteur et vous expliquer pourquoi il est important de rétablir certaines vérités historiques / ici / à Paris / en 2023 / et que chacun puisse prendre sa place dans le récit français du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994.

Le Professeur SEMUJANGA qui a passé sa vie à analyser les discours, à décortiquer la façon dont les récits impactent la société, en particulier les récits portant sur le génocide, nous a rappelé que toutes les communautés humaines ont un récit fondateur.

La nation rwandaise d’aujourd’hui a un récit fondateur qui repose désormais sur le mythe de l’unité à l’époque de la monarchie Tutsi, sur l’Ubumwe – l’Unité – ses corollaires, la commémoration du génocide et la réconciliation nationale

Ce récit du génocide a été construit notamment par les témoignages des trop rares rescapés, ceux des tueurs, par les juridictions rwandaises spécialisées, les Gacaca, les travaux d’Ibuka et de la CNLG, la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide…

Ce grand récit est clair. Même s’il est constamment ajusté et précisé.

Il est particulièrement détaillé en ce qui concerne la gendarmerie, précis et circonstancié sur le rôle qu’a tenu BIGUMA dans la perpétration du génocide.

Je fais notamment référence à l’ouvrage intitulé Histoire du Génocide dans le district de Nyanza qui est au dossier de la procédure et dont nous avons longuement parlé lors de l’audition d’Érasme NTAZINDA…

Je vous cite deux morceaux choisis parmi une vingtaine d’occurrences du nom de l’accusé :

« L’adjudant-chef HATEGEKIMANA Philippe alias BIGUMA a fait ériger cinq barrières tout près de la laiterie de Nyanza. Il a demandé à la population de tuer tout Tutsi qu’ils allaient trouver et de manger son bétail et de brûler sa maison. Il a fourni deux bidons remplis de bière de banane et des caisses de limonade à ceux qui tenaient ces barrières. » p. 99

« L’adjudant-chef HATEGEKIMANA Philippe alias BIGUMA de Nyanza en compagnie du bourgmestre HATEGEKIMANA Didace sillonnaient la commune pour voir comment les instructions de tuer les Tutsi étaient mises en pratique. » p. 128

 Vous l’aurez compris : le récit fixé par les Rwandais est accablant pour l’accusé.

Il en ressort que BIGUMA menait les gendarmes sur la colline de NYAMYAGA, à l’étang de NYAMYAGA et sur la colline de KARAMA, bien entendu. Ces faits ne sont pas dans le cadre fixé par l’arrêt d’accusation. Sont hors de la saisine de la Cour.

Dès lors, la vérité judiciaire qui ressortira de cette audience ne portera que sur la pointe émergée de l’iceberg, une toute petite portion des faits qu’on lui reproche.

Et c’est pourquoi Mesdames et Messieurs les jurés vous devrez être particulièrement attentifs à l’examen de ce qui est reproché à l’accusé à NYAMURE, à NYABUBARE et à l’ISAR SONGA.

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Ce que je veux souligner dans mon propos c’est : comment le récit historique rwandais est – aux heures les plus sombres de l’histoire du Rwanda – entremêlé à celui de la France. C’est ce récit français du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda qu’il faut sans cesse corriger…

La France, pays des Droits de l’Homme, aurait dû être un phare dans la Nuit rwandaise. Mais il n’en fut rien.

Depuis le 26 mars 2021, et la publication du rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi dit « Rapport Duclert »[9], il est désormais une vérité historique que la France porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la perpétration du génocide.

Il n’est pas trop tard pour donner l’exemple. A la lumière de ce rapport, il est naturel qu’elle reste pionnière dans l’exercice de la compétence universelle pour juger les génocidaires.

Plus qu’un élément de contexte, le rôle de la France au Rwanda est désormais un prisme à travers lequel la Cour doit examiner les faits qui la saisissent.

Et avec le recul que nous apportent 30 ans de travaux de recherche, on peut aujourd’hui mieux comprendre dans quelle mesure la France a formé, entraîné et armé les gendarmes rwandais – parmi lesquels l’accusé – avant, pendant et après le génocide. C’est mon premier point.

On a tous en mémoire le témoignage du général VARRET[10] au sujet de la commande passée par le chef d’état-major de la gendarmerie, le colonel RWAGAFILITA, pour la fourniture d’armes lourdes, de mortiers, de bazookas, de fusils mitrailleurs, des mitrailleuses, des grenades, des obus et des munitions.

« C’est pour liquider les Tutsi ! » lui aurait précisé le colonel RWAGAFILITA lors d’un entretien seul à seul avec le général VARRET !

Nous sommes début-1991

Devant cette même cour d’assises, le général VARRET a lu une correspondance du lieutenant-colonel ROBARDEY, disant que ce dernier n’avait jamais démenti que cette demande et cet entretien avaient bien eu lieu.

On comprend mieux aujourd’hui comment l’accusé a certainement été entraîné à Ruhengeri au maniement d’armes de guerre – made in France – par des instructeurs français du Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction de la Gendarmerie (ou DAMI-Gendarmerie) …

On comprend mieux aujourd’hui comment la Gendarmerie de Nyanza a probablement pu bénéficier du soutien de l’un des quatre hélicoptères Alouette, gracieusement mis à la disposition de l’état-major de la Gendarmerie par la France.

Hélicoptère utilement mis à profit lorsqu’il a fallu faire une mission de reconnaissance à l’ISAR SONGA, un repérage de l’organisation de la résistance menée héroïquement par Tharcisse SINZI[11].

Un repérage pour positionner au mieux le mortier de 60mm qui sera utilisé le lendemain par les gendarmes pour bombarder la colline, avant que gendarmes et miliciens de concert aillent finir le « travail » avec leurs armes à feu et leurs machettes.

On comprend mieux comment l’instruction stratégique et tactique des gendarmes rwandais par certains experts français de la guerre contre insurrectionnelle, leur a permis de mener l’extermination des Tutsi avec une si grande efficacité.

On se souvient des témoignages de rescapés qui relataient que les miliciens aux barrières les incitaient à aller se réfugier à l’ISAR SONGA.

Attention ! Je ne prétends pas que les militaires français étaient animés d’une quelconque intention génocidaire.

Comprenez-moi bien.

Alors que les militaires français sur le terrain pensaient simplement aider un pays allié à se défendre contre une force rebelle extérieure, dès l’incursion du FPR fin-1990 et le lancement de l’opération Noroit par la France,

En fait, les Français étaient en train de donner des outils d’une redoutable efficacité à des forces armées qui sont aux mains d’extrémistes hutu qui préparaient déjà l’extermination des Tutsi.

Les trois piliers de la guerre contre-insurrectionnelle telle qu’elle a été théorisée par les Français et enseignée au haut commandement des forces armées rwandaises : 1. le déracinement et la concentration des populations rurales dans des camps ; 2. l’armement des populations civiles et la constitution de milices ; 3. afin d’isoler les forces rebelles au sein de la population, la mise en œuvre de techniques de manipulations socio psychologiques, la propagande.

C’est mon dernier point, les travaux d’historiens comme Vincent DUCLERT et de chercheurs comme François GRANER ont mis en lumière une rhétorique élyséenne et militaire qui confine à la propagande anti-FPR.

Pour légitimer sa propre position géopolitique, et son soutien au gouvernement HABYARIMANA puis au gouvernement intérimaire de Théodore SINDIKUBWABO et de Jean KAMBANDA, les autorités françaises ont semé des graines dans les média et l’opinion française, cultivé certains préjugés ce qui malheureusement servira de terreau aux négationnismes, parmi lesquels les principaux arguments de défense de l’accusé.

Le négationnisme du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 prend de nombreuses formes, parfois très subtiles, insidieuses. Et je ne voudrais pas que certaines de ces idées négationnistes viennent vous contaminer au moment de vous retirer pour délibérer.

J’en mentionnerai d’abord certaines pour mieux les écarter, juste pour m’assurer qu’elles ne s’instillent pas dans l’esprit des jurés. Enfin je terminerai mon propos par la stratégie de défense de l’accusé qui est aussi nauséabonde, qu’elle est inopérante juridiquement.

La première forme de banalisation du génocide est très européenne, presque néo-colonialiste. C’est celle que le Professeur SEMUJANGA appelait l’endémisme africain. Cette idée selon laquelle il y a une sorte de sauvagerie et de violence propres au continent africain. Que l’on s’y massacre habituellement et qu’ici en France on ne devrait pas s’en émouvoir.

C’est vite oublier le nazisme et la Shoah. Les Européens sont tout à fait capables de pires atrocités.

La deuxième forme de négationnisme qu’il convient d’écarter à priori, c’est celle qui consiste à dire que l’extermination des Tutsi est une génération spontanée, un mouvement chaotique d’une frange de la population contre une autre. C’est aussi une grave erreur historique. Cette forme de négationnisme n’a pas vraiment contaminé ce dossier. Quoique…

On le sent poindre lorsque l’Abbé Hormisdas NSENGIMANA, ancien directeur du Christ-Roi, nous explique qu’il traverse trois barrières pour aller du Collège au marché pour faire ses courses et qu’il n’a pas vraiment vu de morts, ni d’arrestation de Tutsi, ni d’enlèvement à ces barrières[1]

Il écoute la radio mais n’y entend pas les appels au « travail », à l’extermination des Tutsi.

Bref, le génocide se produit ici ou là, de façon spontanée, sporadique mais pas sous sa fenêtre, pas à l’incitation des plus hautes autorités de l’État.

Enfin précision,

Négationniste s’il en est,

Hormisdas NSENGIMANA, cité par la défense est quand même celui qui refuse de parler de génocide et se limite à dire que la question a été tranchée par le TPIR[12], et qu’il ne souhaitait pas revenir dessus.

Et lorsque je lui demande, s’il avait entendu parler de réunions de sécurité auxquelles l’accusé BIGUMA avait participé, Hormisdas NSENGIMANA a répondu à la cour la chose qui suit :

« Il a été beaucoup question de ces réunions de sécurité lors de mon procès. Le procureur n’a pas pu produire un seul témoin qui a dit que j’en ai fait partie »

Ce témoin faisant ensuite le lien avec la dernière forme de négationnisme, la plus subtile, celle que la défense de BIGUMA fait sienne : la thèse du « double génocide », des génocides (au pluriel) ou pire des « massacres interethniques ».

« Pourquoi vous sentiez-vous menacé et avoir pris la fuite ? », lui demandais-je. Réponse : « Le FPR aussi tuait. »

Le FPR / Les crimes de guerre du FPR / Ce serait donc cela l’argument massue de la défense pour faire innocenter BIGUMA.

Tandis qu’au Rwanda les discours haineux des partisans du mouvement Hutu Power opèrent un glissement entre l’ennemi FPR et le Tutsi, les Inyenzi, ces cancrelats qu’il convient d’exterminer,

Chez les Français de l’opération Noroit, le lieutenant-colonel ROBARDEY qui supervise le DAMI-Gendarmerie est chargé de collecter des informations sur les massacres et exactions du FPR.

Il reprend l’expression « Khmers noirs » qui va être diffusée au sein du Service d’Information et de Relation Public des Armées.

L’expression sera ensuite reprise le 28 mars 1993 sur les ondes de France inter par le colonel DELORT, le commandant opérationnel de Noroit et plus largement ensuite reprise par les médias.

En coulisse, au sein de la cellule Afrique de l’Élysée, cette diabolisation du FPR vise à contrecarrer le rapport de la commission internationale d’enquête composée d’humanitaires dont faisait partie Éric GILLET et Jean CARBONARE de janvier 1993 dont mon confrère Jean SIMON vous a parlé.

Cette diabolisation du FPR qui a beaucoup occupé la défense pendant ce procès flirte avec la propagande des extrémistes hutus qui cherche à propager l’accusation en miroir : tuer l’ennemi avant que ce soit lui qui vous tue.

Ou pour reprendre les termes du discours de Léon Mugesera prononcé lors du rassemblement MRND[13] du 22 novembre 1992 :

« Celui à qui vous ne couperez pas le cou, c’est celui-là même qui vous le coupera »

De la diabolisation du FPR, la défense glisse doucement vers la thèse du double génocide.

Cette théorie a aussi malheureusement fait florès dans l’opinion française, manipulée.

Les exemples sont nombreux mais je n’en évoquerais qu’un, l’ordre de mission de l’opération Turquoise du 22 juin 1994, qui commence par cette phrase :

« L’ASSASSINAT DES PRÉSIDENTS RWANDAIS ET BURUNDAIS SURVENU À KIGALI LE 6 AVRIL 1994 A DÉCLENCHÉ UNE NOUVELLE FOIS DE TRÈS GRAVES AFFRONTEMENTS INTERETHNIQUES. »

Nous sommes le 22 juin, tous les grands massacres ont eu lieu. Murambi, Kigali. Les humanitaires et les journalistes savent tout et on vient nous parler de « massacres interethniques ». Plus loin,

 « IL SEMBLE QUE LE FPR SE SOIT ÉGALEMENT LIVRÉ À DES EXÉCUTIONS SOMMAIRES ET À DES ACTIONS D’ÉPURATION À L’ENCONTRE DES HUTU. »

C’est à un général français que l’on doit ce chef d’œuvre de désinformation.

Et le 8 novembre 1994, dans son discours prononcé au sommet franco-africain de Biarritz, François MITTERRAND évoquera les génocides rwandais (au pluriel).

A supposer que la France se soit réellement trompée en 1994 / ce n’est pas le cas on le sait aujourd’hui / Mais admettons que nous nous soyons trompés / avec le recul que nous donne l’histoire, continuer à parler de double génocide, ou de massacres interethniques, en 2023, confine au négationnisme le plus abject.

Tous les historiens et chercheurs qui ont témoigné ici nous ont dit le contraire.

Stéphane AUDOUIN ROUZEAU est venu exprimer avec nuance le concept de la victime parfaite[14].

On voudrait qu’elle n’ait fait que subir sans répliquer. Comparant ce qu’il reconnait volontiers comme des crimes de guerre du FPR à la réaction des résistants à la libération qui ont exécuté des milliers de collaborationnistes à la Libération.

Que la défense ne vienne pas mardi nous parler de massacre dans les camps de réfugiés hutu en exil alors qu’on a entendu de la bouche de Stéphane AUDOUIN ROUZEAU que ces camps étaient la reconstruction de proto-états génocidaires, armés et organisés, avec leur administration en exil.

L’accusé lui-même et Augustin NDINDILIYIMANA[15] ont évoqué le fait que les services de renseignement avaient été reconstitués dans leur camp, les informaient de la progression du FPR.

Les crimes commis par le FPR lors de la reconquête sont à déplorer. Mais ce n’est pas le sujet !

Mais pour la défense, c’est comme si un évènement dramatique postérieur allait atténuer la responsabilité pénale de l’accusé dans son rôle dans le massacre des réfugiés de NYAMURE, de NYABUBARE ou de KARAMA en avril 1994. Comme si les crimes allégués du FPR au Congo en 1996 expliquaient, justifiaient ou excusaient le rôle de BIGUMA dans l’érection des barrières et le suivi des consignes des génocidaires à Nyanza en avril 1994.

C’est incomparable / Sans rapport avec le sujet / Et sans aucune incidence sur la responsabilité pénale de l’accusé.

La logique génocidaire, c’est le fait de déchirer les fiches de naissance et les actes d’état civil pour casser la généalogie des Tutsi, nous a rappelé Alain VERHAAGEN[16].

La logique génocidaire, c’est l’extermination des enfants pour empêcher la reproduction / Faire disparaitre une génération / La pratique systématique du viol et la volonté d’infecter les femmes Tutsi du SIDA, nous a rappelé Hélène DUMAS[17].

Décimer des familles entières et exécuter les enfants réfugiés dans les champs de sorgho. Les noyer dans les fosses septiques ou les faire manger par les chiens, pour qu’il n’y ait pas de dépouille, ni de sépulture sur laquelle se recueillir.

« C’est pire que la profanation » disait Josias SEMUJANGA.

On ne peut comparer les représailles et crimes de guerre du FPR avec les crimes atroces dont il a été question tout au long des débats, sans se livrer à une forme de négationnisme.

Mesdames, Messieurs les jurés, ne vous laissez pas contaminer par toute tentative de banalisation des actes que vous avez à juger.

*          *          *

Aujourd’hui, mes confrères de la partie civile, moi-même ne portons pas seulement la voix d’associations citoyennes et de personnes physiques rescapées des massacres ou parents proches de disparus, mais celles de milliers d’individus, de centaines de milliers d’individus…

J’aimerai conclure avec ces mots de l’écrivain Isaac BASHEVIS SINGER, prix Nobel de littérature qui a fui la Pologne en 1935 face à la montée du nazisme :

Les morts ne vont nulle part / Ils sont tous là /

Chaque personne est un cimetière / Un vrai cimetière /

Où reposent nos grands-mères et nos grands-pères /Le père, la mère, l’épouse et l’enfant…

Tout le monde est là… Tout le temps.

 


Plaidoirie de maître Domitille PHILIPPART, avocate du CPCR.

Introduction sur le CPCR + nos parties civiles personnes physiques.

J’ai l’honneur de représenter le CPCR ainsi que 54 personnes physiques, rescapés ou famille de victimes.

C’est toujours avec une certaine émotion et beaucoup d’humilité que je prends la parole en leur nom. Alain et Dafroza sont dans la salle et je sais combien c’est un procès important pour eux. Et puis parce que je sais qu’au Rwanda, les parties civiles ont le cœur tourné vers Paris en attendant votre verdict.

La mission du CPCR et la spécificité du dossier Philippe Manier :

Alain Gauthier est venu vous parler du travail du CPCR lundi matin[18], c’est l’engagement d’une vie qui a pris au fil des années une dimension et une ampleur particulière :

  • Lorsqu’aucune enquête n’était ouverte sans plainte avec constitution de Partie Civile : ils en ont déposé une trentaine.
  • Ensuite, parce que jusqu’à la création du Pôle génocide et crimes contre l’humanité en 2012, les Juges d’Instruction saisis de ces plaintes n’avaient pas les moyens matériels de les instruire.

Pendant tout ce temps, ils étaient sur le terrain à essayer de récolter des témoignages, des éléments qui pourraient alimenter les plaintes qu’ils déposaient.

Cette démarche leur a été reprochée à l’audience par la défense, mais elle est nécessaire, vous ne pouvez pas déposer une plainte qui ne repose sur rien.

Sans leur travail, il n’y aurait pas eu d’instruction d’ouverte contre des personnes suspectées d’avoir participer au génocide pendant plus de 20 ans.

Une plainte bien sur ça ne peut être une enquête aboutie. Leur travail est d’allumer la mèche et faire en sorte que la justice se mette en mouvement.

Encore aujourd’hui, à l’heure du Pôle et des enquêteurs spécialisés, et au-delà du dépôt de nouvelles plaintes, leur travail a tout son sens.

Ils sont un pont entre les victimes et la justice française : l’une de leur mission, Alain vous l’a dit, c’est d’aider les personnes qui souhaitent se constituer partie civile.

Dans le présent dossier, ils ont été très présents et actifs auprès des parties civiles : Ils leur ont donné les moyens de se constituer et d’être entendus pendant l’instruction, ils les ont informées de l’évolution de la procédure en cours, ont assuré un suivi et les ont es lors des audiences : quinze parties civiles entendues au procès, les dernières semaines ont été intenses.

Et après le procès, ils retourneront au Rwanda, pour leur expliquer le verdict, quel que soit le sens de celui-ci.

 

***

Ces victimes, et tant d’autres pendant ces sept semaines, ont témoigné de l’Histoire du Génocide dans la sous-préfecture de Nyanza, autrefois Nyabisindu, l’horreur de ces crimes ne vous a pas été épargnée.

Alors que cela fait presque quinze ans maintenant que je travaille sur ces dossiers, il y a deux semaines, après le témoignage d’Apollinarie[19], j’ai cru que je n’y arriverais pas.

Cette manière de se débarrasser de l’Autre, du voisin, si proche, qu’il faut s’en débarrasser de manière absolue.

Cette violence inouïe, l’insoutenable créativité de la cruauté, de l’humiliation, de l’asservissement…

Je ne vous referai pas le récit de tout ce que ces victimes ont subi. Parler de cette violence inouïe quand on ne l’a pas vécue, on ne sait pas si on trouverait les mots. Notre champ lexical de la violence paraît soudain limité pour parler de telles atrocités.

Vous avez pu les voir, ces âmes solitaires, Odette, Albert, Apollonia, seuls rescapés de ces grandes familles qui vivaient ensemble sur les collines du MAYAGA – La liste de leurs morts est interminable comme le disait lundi DAFROZA[20].

L’immensité du crime peut paraître démesurée au regard de cet homme que vous avez à juger. Mais c’est cela le temps de la justice, remettre l’immense tragédie qui est rentrée dans cette salle à l’échelle de l’accusé, Philippe HATEGEKIMANA.

Rendre la justice, c’est mettre en parallèle les histoires des bourreaux et des victimes dans un travail de personnalisation. (Tout au long de l’audience, les parties civiles ont essayé de redonner à certaines de ces dernières un nom et un visage, pour donner corps à tous ces disparus).

 

***

La remise en cause des témoignages.

 

Avant de vous parler de l’accusé, je voudrais d’abord revenir sur la prise en compte de la parole des parties civiles qui sont venues déposer leur fardeau devant vous : la prise de parole est difficile, elle ravive les traumatismes, elle nécessite d’évoquer l’humiliation, et de surmonter le sentiment de culpabilité d’avoir survécu.

Elles sont aussi des témoins des faits et à ce titre elles s’exposent en première ligne à la stratégie de défense de l’accusé.

L’un des points majeurs qui a été au centre des débats, c’est la prétendue manipulation des témoignages.

C’est la petite musique dont je vous parlais le premier jour ! La défense vous a répété à longueur de temps pendant ces sept semaines d’audience que ces témoignages ne valaient rien, qu’ils n’étaient pas fiables. Lundi, on vous a même dit à ce sujet que ce dossier « reposait sur du sable ».

Cette décrédibilisation systématique participe de la stratégie de mise en miroir qui vous a été décrite par les témoins de contexte, cette semaine encore par Éric GILLET[21]) : on assiste à une inversion des valeurs, on impute à la partie adverse ce dont on est accusé. On fait des victimes des persécuteurs. Les témoins mentent et refuseraient de reconnaître l’innocence.

C’est la rhétorique de l’accusé depuis le début de l’instruction « pour le FPR, si tu n’es pas mort, c’est que tu es un génocidaire ». On a pourtant eu des contre-exemples de Hutu présents au moment du génocide et qui vivent au Rwanda aujourd’hui et ont leur liberté de parole : Monsieur Charles MPORANYI, homme d’affaires reconnu au Rwanda[22], Le colonel Calixte KANIMBA[23].

La décrédibilisation de la parole des témoins et des rescapés est un mécanisme de défense quasi systématique depuis les premiers procès : à Bruxelles, en France, au TPIR – Déjà, en 2001, lors du procès dit de Butare, l’un des accusés parlait de « conspiration du mensonge »

On nous parle de témoins manipulés par le pouvoir rwandais ? Des détenus qu’on prépare à venir témoigner ?

Pourtant certains détenus ont montré une grande liberté dans leur propos : certains sont venus vous dire qu’en fait ils ne savaient plus très bien s’ils avaient vu ou non l’accusé, qu’ils doutaient. D’autres, comme Jean Marie Vianney KANDAGAYE[24], ont pu affirmer qu’il n’avait vu que deux morts à SONGA !

Ce sont plutôt des témoins à charge qui ont posé des questions pour leur sécurité – comme par exemple Jean Damascène MUNYESHYAKA[25] ou Samson MATAZA[26].

 

Laetitia HUSSON, ancienne juriste au TPIR a été interrogée sur ce sujet[27] :

  • Le TPIR a rejeté la très grande majorité des accusations de corruption des témoins, que ce soit à charge ou à décharge, et elle a rappelé que le seul cas de condamnation pour faux témoignage est un témoin de la défense qui avait menti pour accuser à tort les autorités rwandaises d’avoir mis la pression sur lui.

 

Le TPIR a en effet eu l’occasion de se prononcer plusieurs fois face à ce type d’accusation et la réponse de la juridiction est toujours la même : cet argument ne peut prospérer en l’absence d’élément établissant que le témoin a effectivement été conditionné.

J’avais donné lecture du passage du jugement du prêtre Hormisdas NSENGIMANA sur le témoin qui prétendait que Israël DUSINGIZIMANA et Mathieu NDAHIMANA avaient reçu des avantages pour témoigner :

 

« (…), selon JMM1, certains assaillants ont accepté de coopérer avec le Procureur afin d’obtenir des avantages.

La Chambre n’est pas convaincue que ce témoignage de seconde main démontre que les autorités pénitentiaires du Rwanda ont accordé des avantages à tel ou tel témoin à charge en échange de sa déposition contre NSENGIMANA. Elle a néanmoins tenu compte de cette possibilité d’une manière générale lors de l’appréciation des complices présumés. »

 

Des conclusions dans le même sens avaient pu être prises dans une autre affaire, celle de « Z » le beau-frère du Président Juvénal HABYARIMANA s’agissant d’un témoin dont la crédibilité était contestée en raison de son appartenance à IBUKA (NDR. Il s’agit de monsieur ZIGIRANYIRAZO, frère d’Agathe HABYARIMANA, actuellement en résidence surveillée au NIGER, dans l’attente de trouver un pays d’accueil. La France a refusé de l’accueillir.) Le TPIR s’est refusé « à voir dans la simple appartenance à IBUKA un motif propre à fonder des conclusions défavorables sur la crédibilité du témoin ». A ses yeux, « des conclusions de ce type ne sauraient être dégagées que sur la base d’éléments de preuve établissant qu’un témoin a EFFECTIVEMENT été conditionné ».

Rien de tel n’a pu être démontré par la Défense dans le cadre de ce procès. On s’est contenté de lancer en l’air l’argument en espérant qu’il en retombe quelque chose.

 

***

De manière générale, on a assisté dès les premiers jours du procès à une défense qui, il faut le dire, s’est montrée très révisionniste.

On vous a parlé de l’attentat contre l’avion du Président Juvénal HABYARIMANA, on vous a parlé des attaques des camps au Congo, on vous a parlé de l’avancée du FPR pendant le génocide, des morts qu’il aurait pu faire, et du fait que c’était la guerre.

Et on a eu l’impression à cette audience qu’on voulait systématiquement renvoyer les deux camps dos à dos et que dans ces conditions il serait normal qu’il y ait des morts des deux côtés.

On insiste depuis ce matin, mais comprenez que c’est absolument insupportable !

Quelle est la conclusion qu’on veut que vous en tiriez ? Que les Tutsi l’auraient bien cherché ? Qu’ils se seraient vengés ensuite et que cela mériterait donc qu’on relativise les crimes dont il est question dans ce procès ?

Sur le plan politique, historique on peut poser la question des agissements du FPR, mais le fait d’opposer systématiquement aux personnes assassinées pendant le génocide les crimes des soldats du FPR avant ou après la guerre, c’est poursuivre l’assimilation à l’ennemi, au complice de ces innocents exterminés, ces enfants, ces vieillards.

Mon confrère Hector BERNARDINI vous en a parlé en détail.

Car quel est le lien entre ces soldats du FPR, quoi qu’ils aient fait, et les victimes du génocide, si ce n’est qu’ils étaient Tutsi ?

On continue de justifier la rhétorique du « tuons les tous avant qu’ils ne nous tuent ! » qui a permis le génocide.

Surtout, au-delà de la question de savoir si on est déjà dans le négationnisme, est ce que cela permet en quoi que ce soit d’échapper à sa responsabilité pénale ?

Ça n’a aucun sens dans une enceinte judiciaire. Les crimes des uns ne sauraient justifier ceux des autres. La responsabilité de l’attentat contre l’avion, des attaques des camps au Congo, ne saurait se confondre avec la responsabilité des massacres et de l’extermination des Tutsi qui est la seule question qui vous occupe.

***

Sur les témoignages fiez-vous à ce que vous avez constaté :

Les témoins ont passé le filtre de l’instruction. Les juges d’instruction vont maintenant systématiquement sur le terrain, ils entendent des témoins, des parties civiles, font des confrontations, des remises en situation.

Des non-lieux il y a en a eu et il y en aura sûrement encore. Donc si les juges d’instruction avaient constaté ce que la défense dénonce, nous ne serions pas là.

Il ne s’agit pas de dire que les témoignages ne présentent jamais de difficulté, mais vous avez les clés pour les surmonter.

De manière générale, les témoins font bien la distinction entre ce qu’ils ont vu au moment des massacres, ce qu’ils ont entendu à ce moment-là ou plus tard dans les Gacaca ou en prison, et si nécessaire le Président leur a posé ces questions. Donc vous avez les informations nécessaires pour faire la différence entre des informations directes ou rapportées.

Les contradictions existent, les juges d’instruction le savent, et ont décidé en connaissance de cause de se fonder sur ces témoins pour prononcer la mise en accusation.

Vous saurez j’en suis sûre, faire la part des choses. Vous n’entrerez pas dans la logique de défense de comptable dont mon confrère Jean SIMON vous a parlé ce matin.

***

Sur les faits :

Le temps de la justice, c’est le temps de l’individualisation, c’est se poser la question de savoir quels comportements ont rendu cela possible. Le génocide est un crime pensé, un crime d’appareil, dans lequel il y a des rouages, des décideurs et des exécutants.

Après un mois et demi d’audience, la centaine de témoins que nous avons entendus, je voudrais vous dire comment nous pensons que l’accusé s’est inscrit dans cette immense machine génocidaire.

Je ne vais pas vous faire une démonstration de culpabilité, ce n’est pas mon rôle.

Mais, après avoir été assise comme vous pendant ces centaines d’heures dans cette salle, je ne peux pas vous laisser partir après cette journée de plaidoirie sans vous dire ce que nous avons compris de la place de Philippe HATEGEKIMANA dans ce crime d’État.

L’exécution du génocide a été l’œuvre concertée d’une chaîne meurtrière qui a nécessité l’intervention de tout l’appareil étatique : le Gouvernement intérimaire, les préfets, les bourgmestres, mais aussi les forces armées, les FAR, et la gendarmerie.

 

Philippe HATEGEKIMANA a assuré l’exécution du génocide à tous les stades avant son départ à Kigali.

Sous son impulsion et avec sa participation, la gendarmerie de Nyanza a été l’un des rouages de cette machine à exterminer des milliers de Tutsi.

Dans les jours qui ont suivi le discours du Président SINDIKUBWABO, des barrières sont érigées et les premières arrestations ont lieu dans Nyanza, on perquisitionne les maisons et on arrête les Tutsi les plus en vue pour lever toute opposition au génocide et montrer l’exemple.

  • Philippe HATEGEKIMANA a donné les instructions nécessaires pour l’érection des barrières.

Sur les barrières, il y a deux choses que je voudrais vous dire :

D’abord, quand l’accusé a reconnu qu’il passait aux barrières pour procéder au ravitaillement, il a indiqué que les gens devaient surveiller s’il y avait des infiltrés du FPR !

Il affirmait en effet devant le Juge d’instruction que ces barrières étaient vouées à assurer la sécurité. Vous savez maintenant ce que cela veut dire : ce renversement du langage évoqué par Hélène DUMAS[17]. et Josias SEMUJANGA[8].

Quand l’accusé dit cela, il justifie l’érection des barrières dont on sait qu’elles ont été si meurtrières. Il est encore dans le discours génocidaire. Rappelez-vous la définition de l’ennemi par l’Etat Major des armées le 21 septembre 1992 : l’ennemi principal est le Tutsi de l’extérieur et de l’intérieur et toute personne qui apporte son concours à l’ennemi principal :  le complice.

Les barrières serviront à enfermer les victimes dans les frontières de leur colline, c’est l’étau qui se resserre. De nombreux proches de nos parties civiles seront tués à ces barrières dont des enfants, parmi eux le petit Olivier MURENZI, 10 ans que Dafroza vous a montré en photo lundi[20].

 

Ensuite, aux barrières, les gendarmes ont incité directement aux massacres. Ils ont donné l’exemple. Ils ne laissent aucune ambiguïté sur l’utilisation qui doit être faite des barrières.

Quelque chose m’a vraiment frappée, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais plusieurs civils qu’on a entendus et qui étaient aux barrières se souviennent avec précisions du premier meurtre, qu’ils ont vu, qu’ils ont commis, et ne vous donnent souvent plus aucun nom de ceux tués ensuite aux barrières :

  • Lameck NIZEYIMANA[28] se souvient de la venue de BIGUMA à la barrière et de l’exemple donné avec la mort de NGABONZIZA, sur lequel un gendarme a tiré sur ordre de BIGUMA et BIRIKUNZIRA. Il nous a raconté comment il pouvait y avoir une certaine réticence quand on leur a demandé de l’achever avec un bâton et comment les gendarmes leur ont dit qu’il fallait frapper la tête et non le bas du corps.

On leur a donné un exemple, on leur fait comprendre qu’il n’y aura pas de conséquences : que les autorités étaient du côté des tueurs.

 

  • Alfred HABIMANA[29], se souvient du meurtre d’Epiphanie, sa voisine, magistrat, qu’ils sont allés chercher chez elle et qui a été tuée à la barrière de KU CYAPA, après que les gendarmes envoyés sur ordre de BIGUMA sont venus les voir à la barrière.

Il explique que les gendarmes étaient armés et qu’on ne pouvait pas discuter leurs ordres. Le frère du témoin, Cyprien, a été tué pour ne pas avoir exécuté les ordres des gendarmes.

C’est là que les interdits sautent pour de bons ! Les civils voient les gendarmes tuer devant leurs yeux. Ces citoyens Hutu auront vaincu leur peur de tuer, et ils recommenceront encore et encore sans garder de souvenirs précis de ceux qu’ils ont tués.

Des témoins nous a raconté comment, à compter du 22 avril, on avait commencé à incendier les maisons, à tuer des gens avec des fusils, et on pillait les maisons de ceux qui avaient été tués.

La « Chasse aux Tutsi » est lancée ! Ainsi qu’à tous ceux qui s’opposent aux massacres.

Parmi les personnes recherchées et tuées ces premiers jours, il y a des prêtres, des juges, des commerçants, des professeurs : vous avez entendu les noms d’Antoine NTAGUGURA, Raphaël FATIKARAMU (évoqué par Déogratias MAFENE[30] et Angélique TESIRE[31] qui est venue nous dire qu’il avait été traqué et exécuté par les gendarmes une fois retrouvé, leurs familles sont parties civiles).

On neutralise ceux qui pourraient être un frein aux massacres :

  • Le Sous-préfet et le commandant de gendarmerie libèrent au contraire ceux que le bourgmestre de Nyanza, Jean Marie Vianney GISAGARA, membre du PSD[32], a fait arrêter dans les premiers jours.
  • L’OPJ[33] au Parquet de Nyanza, RUGEMA, qui avait procédé à des arrestations, est tué le 21 ou le 22 (Emmanuel RUBAGUMYA nous dit la veille de la mort de NYAGASAZA et Odoratta nous dit dans la nuit du 22 avril)
  • Azarias MPIRWA, conseiller de secteur de Gahondo opposé au massacre a été traqué par les gendarmes (Nathaniel NTIGURIRWA)
  • Dans cette traque au Tutsi, celle du bourgmestre de NTYAZO, Narcisse NYAGASAZA (dont le frère est partie civile) est l’exemple qui marquera le plus la population. Le bourgmestre vous a été décrit comme un homme fédérateur, modéré, s’opposant aux massacres.

Philippe HATEGEKIMANA s’est occupé personnellement de son cas.

 

Primitive MUJAWAYEZU a assisté à cette arrestation. La fille de Pierre NYAKARASHI, ancien policier communal. Elle est dans le groupe derrière le bourgmestre. Ce ne sont pas les militaires burundais qui lui ont tiré dessus, ils étaient de l’autre côté et tiraient en l’air. C’est une balle tirée par les gendarmes, sous les ordres et en présence de BIGUMA qui a atteint Primitive. Elle les as vu arriver à bord du pick-up et doubler son groupe jusqu’au centre Akazarusenya, son père a été enlevé sous ses yeux et roué de coups.

Des ordres ont été donnés par les gendarmes pour tuer ceux qui tentaient de traverser. Contrairement à ce qu’ont dit certains témoins, il y a bien eu des morts ce jour-là. Les trois frères de Primitive et sa mère ont été tués à ce moment-là par la population, deux des frères d’Emmanuel NSENGIMANA, enlevé dans le pick-up avec le bourgmestre un peu plus haut sur la route qui va de MUYIRA à MBUYE, ont été tués aussi. Seul un de ses frères et sa sœur Agnès MUSABIMANA (qui est partie civile) ont réussi à traverser ce jour-là.

Le bourgmestre et les Tutsi enlevés en même temps que lui n’ont pas été tués sur le bord de la rivière et c’est à dessein. Ils ont été emmenés depuis les confins de la commune de NTYAZO jusqu’à la gendarmerie, puis à MUSHIRARUNGU pour être exposés à la population, tués publiquement.

Sur ce chemin macabre, Philippe HATEGEKIMANA est identifié plusieurs fois car il a ramené le bourgmestre tel un trophée, en faisant en sorte d’être vu, que la population comprenne le signal :

-À quelques kilomètres de l’arrestation, sur le retour de l’AKANYARU, à MUKONI, dans la cellule de MBUYE, Silas SEBAKARA le voit lorsqu’il s’arrête pour ordonner à la population d’aller arrêter les Tutsi qui s’enfuient vers le Burundi. Il le reconnaîtra formellement à l’instruction sur planche photographique.

-Mathieu NDAHIMANA le voit passer et le reconnaît lorsqu’il s’arrête à GATI, au niveau d’un cabaret sur la route de MUYIRA à Nyanza.

-Angélique TESIRE, Didace KAYIGEMERA, Israël DUSINGIZIMANA le voient revenir à la gendarmerie.

C’est après ce meurtre, une fois que toutes les autorités de l’Etat qui s’opposaient ont été éliminées (Le préfet de Butare JB HABYARIMANA a été limogé quelques jours plus tôt) que les massacres de grandes ampleurs vont avoir lieu dans la commune.

  • En une semaine à compter de cette date vont à avoir lieu l’ensemble des grands massacres dans la sous-préfecture de Nyanza: et Philippe HATEGEKIMANA va intervenir pour venir à bout de l’ensemble des lieux de résistance sur les collines où sont réfugiés les Tutsi.

A NYABUBARE, il sera appelé en renfort pour venir à bout du militaire retranché Petero NGIRINSHUTI, auprès duquel des familles entières sont réfugiées notamment celle de Marie-Jeanne MUKANSONEYE et Odette MUKANYARWAYA, sa nièce.

Je voudrais revenir plus spécifiquement sur le témoignage de François HABIMANA[34].

C’est sur cette colline de NYABUBARE que le 23 avril, lors de la grande attaque,  François HABIMANA va faire la connaissance de BIGUMA et va quitter la colline grâce à lui.

François HABIMANA, vous l’avez vu, est encore traumatisé par la scène à laquelle il assiste : mis de côté par BIGUMA car il s’est avancé les mains en l’air, il croise le gendarme MUSAFIRI qu’il connaît. Il prétend être Hutu et de la famille de son beau-frère Vincent MUNYARUYONGA.

 

 

Il va être épargné grâce à ce mensonge auquel Philippe HATEGEKIMANA croira – il va le voir le soir chez son beau-frère pour le saluer car ce dernier lui a confirmé qu’il était Hutu- et il va voir sous ses yeux BIGUMA donner l’ordre de tuer le groupe de Tutsi duquel François s’est désolidarisé.

François HABIMANA croit reconnaître Philippe HATEGEKIMANA sur la planche photo, 25 ans plus tard, il hésite entre la photo 4(Philippe HATEGEKIMANA) et 7, mais le reconnait lors de l’audience et cette scène est confirmée par Esdras SINDAYIGAYA, assaillant de NYABUBARE, qui a reconnu également Philippe HATEGEKIMANA sur planche photo pendant l’instruction.

Ce qui se joue là, c’est la démonstration du pouvoir de vie ou de mort dont disposait Philippe HATEGEKIMANA.

Son autorité est conservée contrairement à ce qu’il vous a dit, tant auprès des gendarmes que de la population locale : à partir du moment où BIGUMA aura ordonné à François de se mettre sur le côté, personne ne remettra son ordre en doute.

Dans le même trait de temps, il ordonne à un gendarme de se saisir d’un fusil R4 (une arme automatique) et d’exécuter le groupe qui accompagnait François. Ils seront exécutés sur le champ ! Parmi eux se trouvaient un neveu de François.

Quel que soit l’ordre de BIGUMA, il est exécuté.

En l’espèce Philippe HATEGEKIMANA a pensé que François HABIMANA était Hutu, mais de manière générale, ceux qui avaient la possibilité de sauver des Tutsi étaient les plus puissants et ceux qui ont prêté allégeance sans ambiguïté à la politique génocidaire, vous en avez eu des exemples à l’audience :

  • Mathieu NDAHIMANA, par exemple, a indiqué qu’il avait pu sauver sa femme Tutsi et ses deux belles-sœurs car il a participé activement aux massacres.
  • Ou encore Jean-Damascène MUNYESHYAKA dont on a compris à la fin de sa déposition qu’il était en fait issu d’une famille Tutsi (son père avait changé d’identité). Sa mère a été épargnée car il était un Interahamwe[35] actif, de même que son frère Vincent SINDAYIGAYA qui était secrétaire du MRND[13] dans le secteur.

Il faut que vous sachiez que le fait d’avoir secouru à un moment donné des Tutsi ne dit rien de votre positionnement par rapport aux tueries, contrairement à ce qu’a expliqué le père Hormisdas NSENGIMANA qui prétend avec une terrible mauvaise foi que Philippe HATEGEKIMANA était modéré et ne pouvait être extrémiste car il aurait eu des relations Tutsi et aurait aidé une famille Tutsi.

C’est tellement faux !

En réalité, la majorité des accusés qui ont comparu devant cette Cour d’Assises depuis le premier procès en 2014 et qui ont été condamnés avaient des proches Tutsi qu’ils ont sauvés.

On vous l’a dit, les familles mixtes sont extrêmement courantes, et dans ce contexte de proximité, certaines personnes qui ont participé activement au génocide peuvent avoir commis des actes de sauvetage et des gestes ciblés d’assistance. On épargne un voisin, une épouse, un ami en raison d’une relation antérieure ou simplement pas proximité sociale ou par intérêt financier.

Si tant est qu’il ait sauvé qui que ce soit, ce qui n’est pas démontré, Philippe HATEGEKIMANA ne sauve pas n’importe qui…

MPORANYI est Hutu, et la famille avec huit enfants de François MVUYEKURE dit KABULIMBO , dont l’accusé a reparlé lundi, est un commerçant fortuné de Butare, proche de l’État major de la gendarmerie, du Général NDINDILIYIMANA et du Colonel RUTAYISIRE.

 

La protection qu’on pouvait accorder était bien souvent la contrepartie du pouvoir qu’on avait. Ces personnes, sur lequel Philippe HATEGEKIMANA avait le droit de vie et de mort selon qu’il décidait ou non d’intervenir.

Et personne n’est venu à cette audience vous dire qu’il lui devait la vie.

 

  • Quatre jours après le massacre de NYABUBARE, et sur quatre jours, auront lieu les terribles massacres de NYAMURE – ISAR SONGA – et KARAMA.

Dans cette région du MAYAGA, dans les communes de NYANZA et de NTYAZO, peu de gens ont fui avant le 20 avril.

Josias SEMUJANGA nous l’a dit et Erasme NTAZINDA (actuel maire de Nyanza) également, il n’y avait pas le même historique de violence comme il a pu y avoir dans les décennies précédentes ailleurs au Rwanda.

La population Tutsi était beaucoup plus importante que dans le reste du pays, ces grandes familles, ces clans sont restés sur leurs collines, ensemble, unis avec les Hutu au moins au début. Et la résistance s’est organisée.

Entre le 23 et le 27 avril, les réfugiés sont attaqués par les assaillants civils, mais ils résistent, avec les moyens du bord, des jets de pierres et quelques armes traditionnelles pour certains.

Le 27 avril, la colline de NYAMURE, est prise d’assaut par la population locale et les gendarmes armés de fusils. (Le conseil de Valens BAYINGANA vous en a parlé).

Vous avez entendu Julienne NYIRAKURU[36] qui du haut de ses dix ans a vu les gendarmes arriver près de l’École et de l’Église de NYAMURE, là où d’autres témoins l’ont vu aussi.

Elle identifie BIGUMA car elle a entendu son nom du chef des Interahamwe, SEMAHE qui est son voisin.

Elle est marquée par cette scène qu’elle voit alors qu’avec d’autres enfants ils s’étaient approchés innocemment des véhicules.

Malgré son jeune âge, cette scène où elle prendra peur à cause des armes qu’elle voit décharger des véhicules, est gravée dans sa mémoire.

Peut-être se trompe-t-elle sur la couleur du véhicule.

Peut-être se trompe-t-elle sur l’endroit précis où les gendarmes ont commencé à tirer, mais l’arrivée des véhicules elle s’en souvient.

Le 28 avril c’est l’assaut de l’ISAR SONGA : Vous devez vous souvenir de Tharcisse SINZI qui avait entrepris d’organiser la résistance sur cette colline[11]. Il vous l’a dit, il est convaincu que s’ils étaient restés civils contre civils, ils auraient réussi à sauver le plus grand nombre.

Mais comme à NYABUBARE, Philippe HATEGEKIMANA va de nouveau envoyer un mortier 60 mm, une arme de guerre qui sera utilisée pour venir à bout des hommes, des femmes et des enfants réfugiés sur cette colline. Les gendarmes seront identifiés par plusieurs témoins, tirant sur la colline.

Philippe NDAYISABA, Albert MUGABO, Chantal MUKAYIRANGA, Rosette UWAMBAZA fuiront sous les bombardements, sous la conduite de Tharcisse SINZI.

Je voudrais quand même vous dire quelques mots de KARAMA, même si Philippe HATEGEKIMANA n’est pas accusé pour cette attaque spécifiquement.

Les faits qui se sont déroulés à KARAMA et ont été évoqués lors de l’audience donne d’une part des indications sur les prémisses de l’attaque de NYAMURE : sur la tension qui monte contre la population Tutsi dans ces collines, le 27 avril Mathieu NDAHIMANA envoie son courrier à Adalbert MUHUTU pour demander du renfort pour venir à bout des Tutsi de la colline de KARAMA. Il indique qu’ils ont déjà des fusils et des grenades provenant de la gendarmerie de Nyanza.

 

On sait que Vincent SINDAYIGAYA, alias COMPAGNIE, le Frère de Jean Damascène MUNYESHYAKA va chercher BIGUMA et les gendarmes en renfort.

Le même jour a lieu l’attaque de NYAMURE.

Et d’autre part, avoir une vue d’ensemble sur ces massacres donne aussi des indications sur le plan concerté :

Le plan concerté qui doit être caractérisé dans le cadre du crime de génocide se traduit des circonstances factuelles que vous avez à juger. Ce plan apparaît à l’examen des faits : les massacres sont coordonnés, voire simultanés dans tous ces endroits de la commune de NTYAZO.

Il y a une identité du mode opératoire :  on retrouve la même mécanique meurtrière sur toutes ces collines. Les attaques sont d’abord lancées par la population civile, les rescapés de ces collines que vous avez entendues évoquent des attaques quotidiennes, un harcèlement des Interahamwe.

Puis, parce que la résistance est trop forte, des attaques de grande envergure sont lancées, orchestrées par les gendarmes.

– Un hélicoptère survole KARAMA et l’ISAR SONGA.

– Les collines sont encerclées par la population,

– Les gendarmes cassent la résistance en employant des armes de guerre : ils tirent massivement à l’aide de fusils automatiques, un témoin a parlé de « pluie de balles » ou d’armes lourdes (des STRIM évoqué à NYAMURE et KARAMA et un mortier 60 à l’ISAR SONGA et NYABUBARE) et la population mobilisée traque et achève les survivants.

KARAMA c’est le dernier lieu de résistance. C’est l’assaut final.

Les Tutsi de KARAMA, ces ABAJIJI et les derniers réfugiés de NYAMURE et ISAR SONGA qui avaient pu par miracle échapper aux massacres, ont été exécutés et pourchassés avec une cruauté inouïe. Charlotte, Apollinarie, Apollonia vous ont décrit leur calvaire.

Mathilde AUBLE en a parlé ce matin, mais c’est important, Il faut que vous le sachiez, le caractère systématique des viols qui ont suivi ces attaques est ressorti pendant cette audience pour la première fois devant une Cour d’Assises dans un dossier de génocide. Il démontre la préparation des esprits à bafouer tous les interdits.

Certaines victimes en ont parlé pour la première fois. C’est un acte de courage et c’est aussi un acte de confiance face à la justice.

Entre le 27 avril et le 1er mai, ce sera l’anéantissement des Tutsi sur les collines dans la commune de NTYAZO : Elles restent vides de Tutsi encore aujourd’hui, de toutes ces grandes familles, vous l’avez constaté, il ne reste qu’une poignée de survivants.

L’accusé affirme qu’il aurait été écarté vers Kigali car il ne participait pas aux massacres. Au contraire, ce que nous savons à l’issue de cette audience, c’est que s’il est parti à Kigali c’est que le « travail » était terminé.

 

***

Enfin, sur son positionnement et attitude à l’audience :

Philippe HATEGEKIMANA affirme qu’il aurait été un modéré qui ne cautionnait pas les massacres – C’est en contradiction absolue avec ce que sont venus vous dire tous les témoins à l’audience – c’est également en contradiction avec son comportement pendant ces sept semaines.

 

On n’a jamais vu un accusé aussi absent de son procès : pendant près de deux mois, on a eu un accusé terriblement détaché qui n’a jamais été capable de montrer son humanité, de la spontanéité, voire de la mémoire. Il n’a reconnu personne, (à part quelques gendarmes).

Seul l’accusé connaît la vérité sur qui il est et il vous l’a refusée.

Il n’a surtout jamais eu aucune réaction.

Il a entendu des témoignages atroces, on a eu l’audience la plus difficile depuis le début de ces procès, ces femmes violées… l’une a été l’esclave sexuelle d’un gendarme dont elle a eu un enfant, il n’a pas levé un sourcil. Il est absolument incapable d’empathie à l’égard des Tutsi, il ne partage pas leur histoire.

A mille lieux de l’homme hypersensible décrit par son ami Ignace MUNYEMANZI.

Est-ce que c’est une manière de réagir si, comme il le dit, il était opposé aux massacres et a subi la participation de quelques gendarmes extrémistes ?

Son attitude est effrayante ! Cette manière de se défendre est, je le pense sincèrement, un aveu.

 

Conclusion.

Vous ne ressortirez pas de ce procès comme vous y êtes entrés.

Je vous le disais en introduction, le procès est le moment de l’individualisation.

Vous n’oublierez pas certains visages, vous n’oublierez pas certaines histoires.

Vous n’oublierez pas les survivants, Primitive, Julienne, Léopold, Philippe, François, Charlotte, Longine, Apollonia, Apollinarie… et toutes leurs familles exterminées qu’ils vous ont confiées.

Vous savez même maintenant le dire en Kinyarwanda : IBUKA

J’aimerais partager avec vous ce qu’ a écrit Boubakar Boris Diop dans Murambi le livre des ossements : « Il ne suffit pas de compatir aux souffrances des victimes pour donner du sens au fameux « plus jamais ça » : il est tout aussi essentiel de connaître en détail les circonstances de la tragédie et même les motivations des génocidaires ».

Connaitre le détail, comprendre les motivations, c’est le rôle de la justice.

Les victimes peuvent accorder le pardon, le CPCR vous l’a dit, leur action n’est guidée ni par la haine, ni par la vengeance.

Mais que vaudrait ce pardon sans la justice.

Vous avez sûrement pu être étonnés des remerciements souvent appuyés et multiples des parties civiles, mais ils sont sincères : ils sont le reflet de l’impunité qui a prévalu pendant toutes ces années avant 1994 au Rwanda, on n’était pas jugé pour avoir tué un Tutsi.

Cette justice c’est vous qui la rendrez. Dans quelques jours vous direz au nom du peuple français et aussi quelque part un peu pour le peuple rwandais, si l’accusé s’est bien comporté ou s’il a failli aux lois guidées par l’Humanité toute entière.

 

Margaux GICQUEL

Alain GAUTHIER

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

  1. Voir l’audition de l’abbé Hormisdas NSENGIMANA, cité à la demande de la défense, 22 mai 2023.[][]
  2. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[]
  3. Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[]
  4. Voir l’audition d’Érasme NTAZINDA, maire de NYANZA, 22 mai 2023[][]
  5. Voir les auditions de  Marie INGABIRE et Gloriose MUSENGAYIRE, 16 juin 2023[][]
  6. Voir l’audition de Régine WANTRATER, psychologue clinicienne.[]
  7. Voir l’audition d’Adélaïde MUKANTABANA, représentant l’association CAURI.[]
  8. Voir l’audition de Josias SEMUJANGA, professeur à l’Université de Montréal, 16 juin 2023[][]
  9. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[]
  10. Voir l’audition du général Jean VARRET, 25 mai 2023.[]
  11. Voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023.[][]
  12. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  13. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[][]
  14. Voir l’audition de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, 11 mai 2023.[]
  15. Voir l’audition d’Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise.[]
  16. Voir l’audition d’Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda, 11 mai 2023.[]
  17. Voir l’audition d’Hélène DUMAS, historienne, 11 mai 2023.[][]
  18. Voir l’audition d’Alain GAUTHIER, président du CPCR.[]
  19. Voir l’audition d’Apollinarie GAKURU, 9 juin 2023.[]
  20. Voir l’audition de Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur du CPCR, 19 juin 2023.[][]
  21. Voir l’audition d’Éric GILLET (a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique[]
  22. Voir l’audition de Charles MPORANYI, 2 juin 2023.[]
  23. Voir l’audition de Callixte KANIMBA, colonel de gendarmerie à la retraite, 22 mai 2023.[]
  24. Voir l’audition de Jean-Marie Vianney KANDAGAYE, 14 juin 2023.[]
  25. Voir l’audition de Jean-Damascène MUNYESHYAKA, 8 juin 2023.[]
  26. Voir l’audition de Samson MATAZA, 5 juin 2023.[]
  27. Voir l’audition de Laetitia HUSSON, juriste internationale, 12 mai 2023.[]
  28. Voir l’audition de Lameck NIZEYIMANA, 24 mai 2023[]
  29. Voir l’audition d’Alfred HABIMANA, 24 mai 2023[]
  30. Voir l’audition de Déogratias MAFENE, ancien gendarme tutsi, 20 juin 2023.[]
  31. Voir l’audition d’Angélique TESIRE, ancienne gendarme tutsi, secrétaire du capitaine BIRIKUNZIRA de la brigade de NYANZA, 17 mai 2023.[]
  32. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[]
  33. OPJ : officier de police judiciaire.[]
  34. Voir l’audition de monsieur François HABIMANA, 5 juin 2023.[]
  35. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  36. Voir l’audition de Julienne NYIRAKURU, 9 juin 2023.[]

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