Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 21 juin 2023. J28



Audition de madame Régine WANTRATER, psychologue clinicienne, témoin de contexte citée par le ministère public à la demande d’IBUKA.

Régine WAINTRATER est psychologue clinicienne, elle a notamment écrit plusieurs ouvrages sur la mémoire des rescapés de génocides et de grands traumatismes. Elle a commencé à travailler avec les témoignages des survivants de la Shoah, puis du génocide arménien, et enfin du génocide au Rwanda. Elle a été contactée par IBUKA et est allée plusieurs fois au Rwanda. Elle reçoit parfois des rescapés en suivi psychologique.

Elle commence par parler du processus de témoignage pour les survivants. Elle le décrit comme un moment crucial, attendu et aussi redouté pour les rescapés. Le témoignage dans le cadre d’un procès est une étape indispensable car c’est la reconnaissance par le droit de ce qu’il leur a été infligé. Il est important pour des survivants de venir dans un endroit où le droit va être appliqué alors qu’ils ont vécu un génocide, phénomène où règne l’arbitraire. Il y a donc une crainte de repenser à ces moments et il y a aussi une crainte de ne pas donner un témoignage satisfaisant.

Concernant la mémoire traumatique, Régine WAINTRATER la décrit en commençant par la distinguer de la mémoire ordinaire. Avec la mémoire traumatique on n’oublie pas. La témoin explique ensuite que la soutenance traumatique se manifeste par une hypermnésie ou bien pas un oubli total. On l’explique par le mécanisme de la dissociation cognitive. Pour éviter de devenir fou, le moi se plie en deux parties. Il y a une partie qui agit en « pilote automatique ». Ainsi il arrive que quand des survivants reviennent sur les lieux des événements traumatiques, ils ne comprennent pas comment ils ont pu survivre ou faire certaines choses pour sauver leur vie. C’est un mécanisme d’auto-défense. Le « moi » ne se réunit pas dans l’après événement. Le survivant doit affronter ses deux parties. C’est comme s’il y avait une partie qui se détachait et qu’il fallait vivre avec. Cette mémoire n’obéit pas à une cohérence. Or, ce qu’on demande au témoin, c’est de la cohérence, qu’il expose un récit. On va donc se retrouver avec des témoignages parfois contradictoires. Le temps juridique n’est pas le même que le temps du génocide. Ce dernier est un temps incohérent. Le témoin ne vit plus dans ce temps commun.

Au cours des questions du président et des parties civiles, la témoin dit que la mémoire peut être à la fois très floue et aussi très précise, la mémoire traumatique et la mémoire ordinaire peuvent coïncider.

La défense, par Maître GUEDJ, interroge la témoin sur le phénomène de contamination de la mémoire ou la conscience modifiée. Elle répond que cela peut arriver dans une situation comme la nôtre mais que la temporalité n’est pas la même et que ces incohérences ne sont pas fondamentales. La défense l’interroge ensuite sur son travail avec IBUKA. Elle répond qu’elle a été contactée par IBUKA il y a 10 ans à l’occasion d’une conférence commémorative à l’UNESCO. Elle précise qu’elle ne traite pas des rescapés d’IBUKA et que ses deux voyages au Rwanda n’ont pas été payés ou organisés par l’association mais qu’elle a été accompagnée par des membres de l’association. Elle précise également qu’elle n’y est pas allée dans le but de recueillir des témoignages mais dans un but personnel, d’échange et de connaissance.

Maître GUEDJ interroge Madame WAINTRATER sur le phénomène de dissociation chez les témoins et elle répond que c’est une constante quelle que soit la culture, que des contradictions dans un récit n’impliquent pas qu’il y ait une dissociation et le corrige en rappelant que la dissociation n’est pas une pathologie.

 


Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI,  MUNSI depuis sa naturalisation française, entendu le 22 mai 2023. Le témoin n’avait pu être soumis aux questions des parties[1].

Jean-Marie-Vianney NZAPFAKUMUNSI, aujourd’hui devenu MUNSI, avait été entendu le lundi 22 mai. Le président avait dû suspendre l’audience avant la fin de son audition. Il revient donc aujourd’hui pour finir de répondre aux questions de la défense. Maître ALTIT l’interroge sur sa fuite du Rwanda et sur sa vie au sein d’un camp de réfugiés. Le témoin donne des informations sur la structure du camp et sur les bâtiments. Il décrit des affrontements à KIGALI entre le FPR et les forces armées rwandaises avant et après le 7 avril 1994. Il prétend que les forces de l’armée rwandaise n’avaient que peu de munitions et que le FPR, lui, était bien armé. Il affirme ensuite que selon ce qu’il a entendu, c’était le FPR qui a tiré sur l’avion du président HABYARIMANA puisqu’à l’endroit de l’attentat, il y avait des traces de missiles russes et que l’armée rwandaise n’avait pas de missile russe. Il le sait parce qu’il a fait un mémoire de recherche à la fin de ses études militaires sur le ravitaillement de l’armée rwandaise.

Jean-Marie-Vianney NZAPFAKUMUNSI dit ensuite qu’à KIGALI, le FPR violait régulièrement les cessez-le-feu établis entre eux et les FAR et que les différentes milices des partis politiques s’affrontaient violemment entre elles. La défense interroge le témoin à plusieurs reprises sur les exactions du FPR qui répond à chaque fois que le FPR massacrait et causait la fuite de milliers de réfugiés.

 

Monsieur le président souhaite faire la lecture d’un document sous scellées, retrouvé chez l’accusé lors des perquisitions. En voici la teneur.

Le président fait la lecture d’une note qui a été retrouvée chez l’accusé par les enquêteurs français et qui ressemble à une liste de choses à faire. Il demande à l’accusé s’il reconnaît cette écriture. Philippe HATEGEKIMANA répond que non et que ce n’est pas la sienne. Sur cette liste qui n’est pas complètement lisible, on peut tout de même déchiffrer les inscriptions suivantes :

  • Mettre choses dans l’ordre avant de trouver des témoins
  • Problèmes dans l’association
  • GAUTHIER patriotique, INYENZI
  • Fonction sous-officier
  • Relations Tutsi et Hutu
  • Montrer côté humain
  • Impact majeur
  • Trouver une cause pour le changement de nom
  • Mentir pour avoir les papiers

Le président demande à l’accusé s’il a une idée de qui a rédigé ce document, il répond que non. Le président insiste et lui demande ce que veut dire « projet de papa » (NDR. Indication mentionnée en en-tête) mais Philippe HATEGEKIMANA reste encore une fois silencieux.

 


Audition de monsieur Lameck NIZEYIMANA, entendu le 24 mai 2023. Il est convoqué à nouveau, les parties n’ayant pas eu le temps de l’interroger[2]. En visioconférence depuis KIGALI.

Maître Domitille PHILIPPART: vous avez évoqué la venue de BIGUMA à la barrière RUKARI autour des 20/21 avril. A cette occasion, vous avez parlé du meurtre d’un certain NGABONZIZA, mort qui aurait été donnée en exemple. Vous vous souvenez des morts à cette barrière, et pourquoi celle de NGABONZIZA en particulier?

Le témoin: Il n’a pas été le seul à être tué. Je me souviens de cette première victime parce que cette mort a servi de détonateur (NDR. Désormais, on pouvait tuer sans peur).

Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public: Vous avez dit que les tueries ont commencé le 22 avril « chez vous« . « Chez vous », c’est où?

Le témoin: C’est à RUKARI, secteur RWESERO.

Madame AÏT HAMOU: BIRIKUNZIRA et BIGUMA vous ont incité à tuer les Tutsi, comment plus précisément?

Le témoin: Le 23 avril, moi et d’autres personnes sommes allés à la barrière de RUKARI. Les deux gendarmes nous ont trouvé à la barrière avec d’autres gendarmes. Le responsable de cellule, MATABARO, avait demandé à tous devenir à cette barrière. Nous avons répondu présents car les massacres avaient commencé. Nous avons hésité car nous n’avions pas l’habitude de tuer.

Madame AÏT HAMOU: BIGUMA est-il déjà venu seul à cette barrière?

Le témoin: J’ai revu BIGUMA chez l’autre conseiller Gervais TWAGIRIMANA pour récupérer une carte d’identité hutu[3]. Le témoin confirme que des Tutsi ont bien été tués dans le champ d’avocatiers de la gendarmerie.

Maître GUEDJ, pour la défense: inutile de vouloir faire un compte-rendu exhaustif de cet épisode qui va durer près de trois heures, entrecoupé de quelques incidents avec monsieur le président et le ministère public.

Maître GUEDJ va pilonner le témoin d’une multitude de questions pour le prendre en défaut, jusqu’à le traiter de « menteur ». L’avocat commet beaucoup d’approximations dans l’interprétation des propos que le témoin a eu à tenir lors de ses différentes auditions. Ce qui va provoquer l’irritation de monsieur le président et des avocates du ministère public.

Il n’est d’ailleurs pas sûr que le témoin comprenne toutes les questions qui lui sont posées. Il arrive que monsieur le président demande à l’avocat de les formuler autrement, plus simplement.

Madame VIGUIER reprend l’avocat à son tour: le ton monte si bien que le président intervient à nouveau pour calmer les esprits et demander à l’homme de loi de « respecter » le témoin.

Imperturbable mais passablement énervé, maître GUEDJ a bien l’intention de poser les questions qu’il veut, comme il le veut. Il poursuit son interrogatoire qui commence à devenir insupportable pour beaucoup. L’avocat sait qu’il tient là son dernier témoin du procès, il ne veut pas lâcher prise. Au bout de trois heures d’interrogatoire, il finira par rendre les armes.


Pour clôturer la journée, monsieur le président propose aux parties de tenter de poser des questions à l’accusé bien qu’il ait annoncé qu’il ne parlerait pas[4]. Parole tenue. Malgré les nombreuses questions posées, tant par les avocats des parties civiles que par le ministère public, monsieur HAREGEKIMLANA/MANIER répondra invariablement qu’il ne souhaite pas s’exprimer. A une seule reprise, il se laisse surprendre par madame AÏT HAMOU et déclare: « Je ne suis pas BIGUMA ». 

Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain à 9 heures pour entendre une dernière partie civile et tenter de faire fléchir l’accusé. Peu de chance qu’il y arrive. Il devra probablement se contenter de faire la lecture de certains passages des auditions de l’accusé. La journée de vendredi sera consacrée aux plaidoiries des parties civiles.

 

Margaux GICQUEL, stagiaire

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

Avec la participation de Emma RUQUET et de Sarah MARIE

 

  1. voir l’audition de Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, MUNSI depuis sa naturalisation, ancien lieutenant colonel de gendarmerie, 22 mai 2023 []
  2. voir l’audition de Lameck NIZEYIMANA, 47 ans, assaillant, barrière de RWESERO, 24 mai 2023[]
  3. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[]
  4. Voir la déclaration spontanée de l’accusé, 21 juin 2023.[]

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