Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 6 juin 2023. J17



Audition de monsieur Émile HAKIZIMANA, qui souhaite se constituer partie civile à l’audience, en visioconférence depuis KIGALI, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Assisté par maître KARONGOZI.

En 1994, le témoin avait dix ans et était fils unique, son père étant décédé avant le génocide. Avec sa famille, il habitait les collines de GACU et de NYAMIYAGA.

Émile HAKIZIMANA raconte, avec force détails, ses pérégrinations, de cachette en cachette, alors qu’avec sa mère il était revenu vivre chez ses grands-parents maternels. A plusieurs reprises, il doit la vie à des Hutu à qui sa mère donnait de l’argent. Parti seul, il sera confronté à plusieurs exécutions de Tutsi, dont celle de sa tante Immaculée qui avait été gardée comme esclave sexuelle avant qu’on ne lui coupe la tête.

Gravement blessé lui-même par un coup de gourdin clouté, il reviendra auprès de sa mère qui lui demandera de repartir. Caché dans le faux plafond d’une maison, il sera débusqué, conduit auprès d’Interahamwe[1] qui vont le jeter dans une fosse recouverte d’une lourde plaque de métal, au milieu de cadavres. Il finira par s’extraire de la fosse en élargissant une brèche. Il s’est alors dirigé vers la colline de MUNINIYA d’où son père était originaire. Un jeune homme l’aide à passer la barrière de MUSHIRARUNGU pour rejoindre sa mère.

De passage près de la maison du conseiller Israël, il est arrêté à la barrière et torturé par des piques de fer chauffées au feu.. Il finit par aller chez la mère d’Israël qui lui donne à manger et lui demande de retourner à NYAMIYAGA. A l’arrivée des Inkotanyi[2], les habitants fuient en direction de GIKONGORO. Lui partira vers le BUGESERA avant de revenir chez lui. Il sera adopté par un oncle qui décèdera dans un accident de la route. Un autre oncle le recueillera et une nouvelle vie pourra commencer pour lui.

Monsieur le président, quelque peu agacé, cherche à savoir si le témoin connaissait l’accusé. En fait, il en a entendu parler par des adultes qui ont survécu.

Il s’avère que ce témoignage, qui a duré plus de deux heures, ne concerne en rien les faits reprochés à l’accusé.


Audition de madame Marthe NYIRANTAMATI, qui souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Assistée par maître KARONGOZI.

Marthe est une institutrice qui habite actuellement dans la cellule de NYANZA. En arrivant, elle commence par exprimer ses remerciements à l’État français. Au moment où le génocide a éclaté, Marthe se trouvait à NYABISINDU. Après la chute de l’avion, Marthe et sa famille ont appris la mort d’un Tutsi à NYARUSANGE. Sa famille s’est alors cachée dans un bois en face de la colline de NYABUBARE après qu’ils ont entendu et vu les tueurs commencer à brûler les maisons des Tutsi.

Un jour, des assaillants les ont attaqués dans ce bois. Alors qu’elle courrait, Marthe entendait les Tutsi autour d’elle dire : « Fuyons, BIGUMA arrive avec des gens qui vont nous tirer dessus ». Et les tirs de balles ont commencés. Marthe et sa famille couraient pour échapper aux balles mais aussi à la population armée de machettes et de gourdins cloutés.

En tentant d’échapper aux tueurs, Marthe a réussi à se cacher dans un arbre aux branches tombantes.  Puis, en voyant son frère s’éloigner, elle est descendue et a fini par se cacher dans un champ. Après un temps, elle est retournée chez elle pour voir si son frère y était et a trouvé son corps inanimé. Tous les autres membres de sa fratrie et presque tous ses cousins germains avaient été tués dans ce bois. Marthe est alors partie pour se diriger vers la région d’origine de sa mère. Pour éviter les sentiers, elle est passée par les brousses et les champs.

Dans son périple, elle a rencontré son cousin et ils ont marché ensemble vers la région d’origine de sa mère. Tout deux se sont réfugiés à l’ISAR SONGA[3]. Mais ils n’y sont pas restés longtemps puisqu’ils ont rapidement entendu des gens fuir et de nouveau dire : « C’est BIGUMA qui arrive, il vient encore nous tirer dessus ». Marthe a vu les gendarmes tirer des balles sur les Tutsi à l’ISAR SONGA et son cousin a ainsi été tué par balle.

En fuyant, elle s’est dirigée vers la maison de sa famille maternelle pour constater que la maison avait été pillée. En continuant sa route, elle a croisé un enseignant qui l’a cachée dans une salle de classe. Après quelques jours, elle, l’instituteur et plusieurs autres Tutsi se sont dirigés vers l’ISAR RUBONA où s’étaient réfugiés beaucoup d’autres Tutsi. Le groupe a croisé une barrière. Plusieurs des Tutsi ont été découpés par les membres de la population qui tenaient la barrière. Alors que Marthe avait reçu un coup, un homme Hutu est arrivé et a empêché les Hutu de les tuer, elle et l’enseignant qui avait déjà reçu plusieurs coups de machette. Ils ont alors passé la nuit chez l’homme qui les a sauvés. Le lendemain matin, ils sont repartis et en arrivant à une nouvelle barrière, l’instituteur a été enterré vivant.

Marthe, elle, a réussi à poursuivre sa route et à atteindre le domicile de sa sœur et de son mari Hutu qui l’a cachée dans des roseaux. Le mari de sa sœur a creusé une fosse dans laquelle elle restait cachée la journée. Le soir, elle rentrait dans leur maison. Au bout de plusieurs jours, elle a appris que sa mère et un de ses frères avait été tué. Elle est repartie pour aller chez sa tante maternelle qui, en la voyant, a refusé de l’accueillir. Elle a alors trouvé une famille d’inconnus qui a accepté de la cacher. La témoin raconte que cette famille l’a cachée mais la persécutait en même temps.

Un jour, Marthe a appris que des Français allaient venir et la famille qui l’accueillait lui a dit de dire aux Français que les ruines qu’on pouvait voir autour avaient été provoqués par les Tutsi. Les Hutu ont incinéré les corps de Tutsi pour cacher les preuves. Et le 4 juillet, des Inkotanyi[2] sont arrivés dans la localité où Marthe était cachée. Elle a fuit avec la famille et après quelques semaines, Marthe a pu s’informer sur les membres de sa famille survivants. Elle a pu en retrouver quelques-uns et ils ont reconstitué une famille ensemble. Elle finit par dire « La population n’avait pas l’intention de s’en prendre à leurs voisins, si BIGUMA n’était pas intervenu, il y aurait eu beaucoup de survivants ».


Audition de monsieur Juvénal NYAKAYIRO, qui souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Assisté par maître PARUELLE.

Très rapidement, alors que le témoin donne son témoignage, monsieur le président s’agace et s’interroge: pourquoi ce témoin s’est-il constitué partie civile? Il interpelle alors son avocat: « Je ne veux pas passer mon après-midi à parler de NYARUSHISHI. Votre client sait-il de quoi il s’agit? Quel est le lien avec BIGUMA? » Question qui va rester sans réponse, l’avocat ne sachant manifestement pas ce qu’allait déclarer son client.

Monsieur le président se dit « étonné » par cette déposition. Il relance le témoin: « De quoi êtes-vous témoin oculaire? Vous n’êtes témoin d’aucun fait qui concerne l’affaire! »

Sur questions du président, le témoin finit par dire que plusieurs membres de sa famille ont péri sur la colline de NYABUBARE, ce qui le rend légitime à se constituer partie civile. Par contre, il souhaiterait que les faits de NYAGISOZI soient retenus contre BIGUMA.  Monsieur le président lui explique que ces faits-là n’ont pas été retenus par les juges et qu’on ne peut les imputer à l’accusé. Et d’ajouter: « Votre avocat ne le savait pas puisqu’il n’était pas partie à la procédure. »

Le témoin voudrait savoir si BIGUMA est d’accord avec ce qu’il vient de dire. Bien évidemment NON car l’accusé ne le connaît même pas. Et concernant les dates qu’il donne pour avoir connu le gendarme au camp de NYANZA, entre 1986 et 1989, ce  dernier déclare qu’il était alors au camp KACYIRU et à l’Ecole supérieure militaire à KIGALI.

L’avocat de la défense se hasarde à poser deux ou trois questions.

« Qui vous a raconté ce que vous venez de dire? »

« Des personnes qui étaient là. Certaines d’entre elles sont d’ailleurs présentes à ce procès. »

« Vous étiez partie civile dans les Gacaca[4]? »

Question restée sans réponse. L’avocat aurait dû savoir que dans les procédures Gacaca il n’y avait pas de partie civile.


Audition de madame Primitive MUKAWAYEZU, partie civile déjà constituée (CPCR). Assistée par maître PHILIPPART.

Primitive MUJAWAYEZU est une partie civile du CPCR. Elle habite actuellement dans le district de NYANZA, secteur de NTYAZO et est agricultrice. Elle commence sa déclaration spontanée en exprimant sa reconnaissance envers les autorités et l’État français pour rechercher la justice pour les personnes qu’ils ont perdues pendant le génocide.

Pierre NYAKARASHI

Elle et sa famille vivaient dans la commune de NTYAZO. Le samedi 23 avril au matin, ils ont quitté NTYAZO pour se réfugier dans le secteur de MBUYE. Un grand nombre de réfugiés se sont regroupés auprès du bourgmestre NYAGASAZA et de Pierre NYAKARASHI, le père de Primitive. Son père était à l’époque agriculteur, et anciennement policier. Les deux hommes ont alors dirigé le groupe de réfugiés en direction de la rivière AKANYARU. Ils se sont divisés en deux groupes, un groupe dirigé par le bourgmestre et un groupe dirigé par Pierre NYAKARASHI. Une fois arrivés près de la rivière, Primitive a vu arriver un véhicule blanc avec à son bord trois gendarmes. Ils se sont arrêtés vers le centre AKAZARUSENYA.

Les gendarmes se sont alors approchés du bourgmestre NYAGASAZA qui menait le premier groupe et qui se trouvait au bord de la rivière. Ils ont commencé à le violenter avant de le faire monter dans le véhicule. Ensuite, ils se sont saisi du père de Primitive, l’ont également roué de coups de pieds avant de le faire monter dans le même véhicule. Un des gendarmes, dont Primitive a connu l’identité plus tard, a ordonné aux autres gendarmes et aux Interahamwe[1] présents au centre de tirer sur les groupes de Tutsi. Beaucoup de ces Tutsi sont morts à ce moment-là et Primitive, elle, a été touchée par une balle. Elle avait accouché de son fils seulement cinq jours auparavant et son nourrisson qu’elle portait au dos est tombé.

Primitive a tenté malgré sa blessure de fuir. Elle a réussi à atteindre la rivière et traverser la frontière vers le BURUNDI, contrairement à sa mère, à trois de ses frères, et trois de ses cousins. Une fois arrivée au BURUNDI, Primitive a reçu des soins.

Plus tard, au moment de procès de la Gacaca[4] de NYANZA, Primitive a appris par le témoignage d’Israël DUSINGIZIMANA, ancien conseiller du secteur de MUSHIRARUNGU[5], que le gendarme qui avait ordonné la mort de sa famille était BIGUMA et que son père avait été tué tout comme NYAGASAZA.

Le bourgmestre Narcisse NYAGASAZA arrêté et emmené par BIGUMA.

Après avoir parlé, la témoin demande au Président si elle peut demander à Philippe HATEGEKIMANA s’il confirme les faits qu’elle rapporte et s’il peut avouer où les corps de sa famille ont été enterrés. Ce à quoi l’accusé répondra : « Au moment de l’arrestation de NYAGASAZA je n’étais pas là, j’étais parti à KIGALI ».

Après plusieurs questions du Président obligeant Primitive à répéter les faits qu’elle venait d’évoquer, elle fond en larmes et le Président suspend l’audience le temps qu’elle se remette de ses émotions. A la reprise, c’est Maître PHILIPPART qui demande au témoin de confirmer que le bourgmestre NYAGASAZA n’était pas entré sans contrainte dans le véhicule des gendarmes, chose qu’on avait entendu dire par un témoin précédent. Ce à quoi Primitive répond ironiquement « Vous pensez qu’il est entré dans le véhicule sans contrainte parce que BIGUMA allait lui donner du travail ? »

Au moment des questions de la défense, Maître LOTHE mentionne un télégramme du sous-préfet Gaëtan KAYITANA, adressé au Ministère de l’Intérieur, qui donne des informations sur les instructions concernant la mort du bourgmestre NYAGASAZA et des Tutsi qui tentaient de fuir à la frontière. Ce télégramme n’avait pas été utilisé comme pièce à conviction dans une audience du TPIR[6] en 2005. Le Président en fait la lecture.

Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain 9 heures.

 

Margaux GICQUEL

Alain GAUTHIER

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

 

  1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[][]
  2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[][]
  3. ISAR Songa : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[]
  4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[][]
  5. Voir l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA, conseiller de secteur, détenu, le 31 mai 2023 en visioconférence de Kigali[]
  6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]

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