Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 20 juin 2023. J27




Délibéré sur les demandes déposées la veille par la défense.

La défense a fait la demande que soient communiqués les extraits des décisions des juridictions Gacaca[1] de évoquées au cours du procès.  La défense fait aussi la demande que soit versé le télégramme K0026 d’un dossier devant le TPIR[2]. De plus, la défense a demandé d’ordonner une expertise balistique concernant les tirs de mortier.

La cour a délibéré sans le concours des jurés. Bien que la défense ait précisé qu’elle adressait ces demandes au président, ce dernier a réuni la cour.

Sur les extraits de jugement des GACACA

La cour considère que les demandes sont indéterminées, elles ne précisent ni la date ni les parties concernées. Ce sont des demandes tardives, et la quasi-totalité des témoins ont indiqué au début d’audition, s’ils ont fait l’objet de condamnations. La défense en était parfaitement informée et n’a pas estimé nécessaire à ce moment, de demander ces extraits.  La cour considère que la mesure sollicitée n’est pas nécessaire et sa mise en œuvre nécessiterait la demande d’une mesure d’entraide pénale internationale, dont le résultat est incertain et qui impliquerai le renvoi de l’affaire à une date ultérieure qui serait contraire aux exigences de délais raisonnables.

Sur la demande relative au télégramme e monsieur KAYITANA devant le TPIR

La cour relève que le texte figure dans une transcription des débats dans une affaire devant le TPIR, et qu’il n’est donc pas nécessaire de faire la demande d’obtention de ce télégramme. Cette demande nécessiterait de faire appel au mécanisme résiduel du tribunal pénal international pour le Rwanda : le résultat est incertain et serait incompatible avec l’exigence de délais raisonnables.

Sur la demande balistique

Les faits remontent à plus de 29 ans. La demande ne semble pas nécessaire et là encore sa mise en œuvre nécessiterait de reporter l’audience à une date ultérieure. Le résultat serait incertain et entraînerait des délais importants incompatibles avec les exigences de délais raisonnables.

Sur le report des plaidoiries de la défense

La défense demande que le président ordonne qu’un délai supplémentaire lui soit accordé pour préparer ses plaidoiries en fixant la date au 12 juillet. Le président indique que la date a été fixée de longue date et que ça équivaudrait à interrompre les débats. Le procès devant la cour d’assise est soumis au principe de la continuité des débats en application de l’article 307 du Code de procédure pénale : « Les débats ne peuvent être interrompus et doivent continuer jusqu’à l’arrêt de la cour d’assise ». Il appartient à la défense de prendre toutes ses dispositions pour préparer sa défense dans les temps. La demande est donc rejetée.


Lecture par monsieur le président LAVERGNE d’un document saisi chez l’accusé. Ce sont des notes manuscrites. Nous en donnons la transcription quasi intégrale.

  • Pourquoi avoir changé de nom?
  • Les tueries qu’on parle à NYANZA (sic)
  • Harcèlement depuis juin et novembre 2012, dossier en appui.
  • Est-ce que je peux signaler les harcèlements actuels à la police pour demander (mot illisible).
  • Que dois-je dire aux journalistes si jamais ils se pointent devant moi?
  • Pour le changement de nom dont on parle, effectivement je l’ai fait en prenant un nom plus proche du mien avec les mêmes significations, HAKIZIMANA, tout cela pour protéger ma petite famille, et surtout les gamins. Et puis je n’ai pas changé le nom de ma commune ni mon prénom et le nom de mes enfants. Tout cela a été fait pour obtenir le droit d’asile qui n’est pas facile à obtenir pour ceux qui avaient servi à la gendarmerie ou armée. Raison pour laquelle je ne l’ai pas signalé. Il fallait à tout prix trouver un moyen pour sauver ces jeunes gamins. Avant de fuit le pays en juillet 1994, j’étais adjudant-chef gendarme à KIGALI  au Gpt. J’ai travaillé comme sous-officier de compagnie de NYANZA vers décembre 1993 au 18 avril 1994. J’avais pour fonction de gérer les gendarmes au sein de la compagnie (…) Quand je vois que monsieur GAUTHIER me traite de génocidaire avant la 21ème commémoration du génocide rwandais et pose plainte contre moi est devenu monnaie courante (sic) et la technique de KIGALI reste la même et aussi pour monsieur GAUTHIER de faire entrer de l’argent et aussi au gouvernement rwandais de continuer à harceler tous ceux qui ont des opinions contraires à les leurs (sic). Une occasion aussi pour montrer qu’il traque les génocidaires. J’ai appris qu’il s’est rendu au Rwanda ces derniers mois pour rencontrer les (mot illisible) de NYANZA pour monter un dossier contre moi. Il a fait le tour des prisons de MPANGA et NYANZA pour chercher les témoins à charge contre moi en leur promettant qu’ils seront libérés ou qu’ils bénéficieront de la réduction des peines et surtout en donnant l’argent à leurs familles. Toutes les charges contre moi ont été montées en toutes pièces dans la prison de MPANGA et ce n’est pas une surprise car c’est comme ça que procèdent monsieur GAUTHIER et le gouvernement rwandais pour avoir les éléments en charge (sic) qui sont plus solides et convaincants pour nous faire arrêter. Comment peut-on continuer à croire à monsieur GAUTHIER qui se cache derrière le CPCR pour continuer à gagner sa belle vie en utilisant des mensonges graves et sauvages.
  • Dans sa plainte, il parle des massacres commis à NYANZA par moi-même. Là je dis que ce sont des mensonges montés de toutes sortes (sic). Après la mort du président HABYARIMANA j’ai été muté au groupement de KIGALI et je suis sûr que le télégramme de mutation existe.
  • L’accusé parle ensuite de sa mise à disposition du colonel RUTAYISIRE qui vit en Belgique et de ses engagements associatifs. Il accuse ensuite Epiphane HANYURWIMANA de l’avoir trahi à cause de ses opinions politiques. Il aurait échappé à un guet-apens: il a reçu un gros caillou sur son pare-brise et a déposé plainte. Et d’ajouter: « Et voilà que ça débouche sur la plainte de GAUTHIER contre moi. »
  • GAUTHIER dit que l’on se cache, ça fait 21 ans qu’il y a eu génocide, je n’ai jamais été inquiété ni par Interpol ou quoi que ce soit.
  • L’accusé évoque ensuite les fonctions qu’il exerçait à NYANZA. Il ne sait rien sur les barrières.
  • Les témoins à charge sont des gens qui sont préparés en avance, au début on leur demande de dire qu’ils aimeraient voir celui qui leur a fait très mal et que c’est à partir de cela qu’ils pourront faire leur deuil. On leur demande de pleurer devant les enquêteurs pour montrer qu’ils sont très chagrinés par les leurs qui sont morts. (…) Fin du texte peu compréhensible).


Audition de monsieur Philippe OUDY, psychologue expert.

J’ai examiné M. MANIER le 16 octobre 2019 à la maison d’arrêt de Nanterre. Il était en bon état général sur le plan somatique, il avait une hypertension artérielle. Lors de sa fuite au Rwanda il a eu peur à plusieurs reprises. Le contact s’est établi facilement, sans réticence. Climat de coopération. Le discours est correctement organisé, suffisant pour qu’il puisse s’exprimer. Il fait preuve d’une intelligence qui fonctionne harmonieusement. Il a connu un cursus sans à-coups majeur. Il a poursuivi sa carrière jusqu’à sa fuite précipitée du Rwanda en 1994.

Il décrit des interactions familiales conformistes, décrit des interactions chaleureuses avec ses parents. Il ne mentionne aucune doléance envers son environnement familial. Il semble être correctement intégré. Il s’est marié quand il avait 36 ans. Il décrit une vie de couple et une vie familiale harmonieuse. Pas de thématique ou de processus dissociatif sous-jacent.

Sur les faits, je peux lire la déclaration qu’il a faite et qui résume bien son propos : « Je ne reconnais pas du tout les faits ». Il donne un récit dans lequel il s’exonère de toute responsabilité. Il déclare ne pas avoir pris parti et se présente en victime d’agresseurs du FPR[3] qui l’auraient poursuivi, lui et sa famille.

Sur le plan psychologique, il se décrit comme un homme intelligent. L’analyse date de 25 ans après les événements qui se sont déroulés dans un contexte particulier dans lequel les effets de groupe ont pu jouer.

Concernant justement les effets de groupe, il ressort des analyses qu’il y avait des groupes en conflit. La situation émotionnelle et le comportement agressif s’alimente par une perception de groupe qui définit l’autre comme le mauvais objet à éliminer, comme l’objet d’une légitime réformation et agression.

En conclusion, l’examen psychologique m’a mis en présence de quelqu’un qui ne présente pas d’aliénation. Il est capable de donner et de répéter un récit spécifique et détaillé. Sa personnalité ne montre aucune discordance. Malgré un récit dans lequel il a perdu des proches, je ne trouve pas de syndrome psycho traumatique. Il nie toute participation aux faits, donc l’étude de ses éventuelles motivations est impossible.

QUESTIONS DE LA COUR

PRESIDENT : Donc je comprends qu’il dispose de toutes ses facultés intellectuelles, il est adapté, il n’a pas de problème, et il dit être la victime des agissements du FPR, et la victime de dénonciations qu’il considère comme mensongère ?

P. OUDY : Oui.

PRESIDENT : et si les faits qu’on lui reproche s’avéraient exacts, ce qu’il a pu dire à cet égard serait complètement conscient ?

P. OUDY: Oui.

PRESIDENT : Il n’y a pas d’occultation involontaire ?

P. OUDY : Non.

PRESIDENT : Il vous a dit que tout était lisse dans sa vie familiale, il fait état de bonnes relations avec ses parents. On a appris que son père était polygame.

P. OUDY : Je pense que ce n’est pas un élément original.

PRESIDENT : C’est quelqu’un qui a un surnom, son surnom c’est BIGUMA. La signification telle que je l’ai comprise est « ça n’aboutit pas ». C’était un surnom qui avait été aussi celui d’un de ses instructeurs, c’est assez obscur. Dans ses capacités d’adaptation, il peut faire des déclarations qu’on peut qualifier de mensongère. Par exemple, pour venir en France, il va user d’une fausse identité, faire de fausses déclarations aux services de l’OPFRA[4], qui sont déconnectées de la réalité. Il explique qu’il agit par soucis de protection des siens en disant : « Quand on fait un dossier de demande d’asile, il faut convaincre, je demandais la protection ». C’est quelqu’un qui est très adapté ?

P. OUDY : Très adapté.

PRESIDENT : Vous l’avez vu en octobre 2019, c’est quelqu’un qui a un régime de détention particulier parce qu’il est placé en isolement. Il a peu d’activités, je crois qu’il fait de la musculation, ne fait l’objet d’aucun incident. Il est en isolement depuis presque quatre ans, c’est compliqué.

P. OUDY : C’est l’image qu’il veut donner de lui-même.

PRESIDENT : On n’entend aucun membre de sa famille. Une des filles au Cameroun n’a jamais été entendue, un des fils a dit que c’était un père extraordinaire, un autre fils, Gilbert, a fait l’objet d’écoutes téléphoniques qui révèlent qu’il aurait été témoin de certains actes de violence, de barrières. Quand il faut être entendu, il a refusé toute audition. Madame Manier, elle, a des discours parfois assez variables, elle a mis en avant des difficultés de santé pour dire qu’elle ne pouvait pas se déplacer et dire qu’elle ne peut pas non plus être entendue en visioconférence. Est-ce que ça suscite des interrogations sur le cloisonnement ?

P. OUDY : Oui, c’est étonnant. Il est difficile d’en tirer des conclusions.

JUGE ASSESSEUR : Est-ce que, selon vous, sa personnalité laisse une place à une analyse critique des faits ?

P. OUDY : (pas entendu la réponse).

QUESTION DES PARTIES CIVILES

Me GISAGARA : Est-ce que tout le monde est capable d’empathie ?

P. OUDY : Ça dépend de la façon dont on a été élevé dans son enfance et des circonstances.

Me GISAGARA : Par rapport à l’accusé vous avez senti quelque chose là-dessus ?

P. OUDY : je n’ai pas senti de particulière froideur avec M. Manier.

QUESTIONS DU Ministère Public

MP : Sur le récit tel qu’il vous a été présenté par M. MANIER, pour son expérience à la gendarmerie, cote DC/4, il dit : « J’étais adjudant-chef de la gendarmerie, c’était très bien ». Vous confirmez ?

P. OUDY : Il était satisfait de son parcours professionnel.

MP : Vous avez relevé un élément sur le traumatisme sur la peur de mourir, il l’a relié en se présentant comme victime d’agresseurs sous le sigle FPR. Je n’ai pas relevé que cette peur de mourir ai été reliée à autre chose ?

P. OUDY : Non.

MP : Cet épisode se situe après la fuite du Rwanda, est-ce que M. MANIER vous a évoqué dans son récit des éléments sur des menaces qu’il aurait reçu de Hutu extrémistes ?

P. OUDY : Il m’a dit : « Il y avait des exactions envers tout le monde, ils tiraient sur nous, les infiltrés du FPR ». Peut-être que c’était avant les camps aussi. Il a dit qu’il avait été poursuivi.

MP : Vous avez dit qu’il était très adapté, le sentiment qu’on a c’est quelqu’un qui ne réagit pas beaucoup, qui est très en retrait, très dans le contrôle. Est-ce que ce contrôle ou retrait vous l’avez constaté ?

P. OUDY : Retrait non, parce qu’il s’exprimait sans réticence, maintenant, c’est un discours où il y a peu d’affect, peu d’engagement. Je ne parlerais pas de retrait.

QUESTIONS DE LA DEFENSE

Me DUQUE : Est-ce qu’il vous a parlé des problèmes de santé de sa femme ?

P. OUDY : Je ne m’en rappelais pas.

Me DUQUE : Il vous a parlé de sa peur de la mort ?

P. OUDY : Oui, c’est ça.

Me DUQUE : Est-ce qu’il vous a parlé de la mort de sa mère ?

P. OUDY : J’ai compris que des proches avaient été tués mais il n’a pas précisé, ou exprimé de sentiment particulier à cette époque.

Me DUQUE : Vous avez parlé d’un effet de groupe mais vous avez aussi dit que l’étude de ses motivations n’est pas possible. C’est contradictoire ?

P. OUDY : Ce n’est pas contradictoire parce que c’est moi qui parle d’effet de groupe. Il était dans un groupe opposé à un autre donc il a subi un effet de groupe.

Me DUQUE : A-t-il nié l’existence d’un génocide ?

P. OUDY : Il n’en a pas parlé.

Me DUQUE : Il a utilisé le mot génocide ?

P. OUDY : Oui.

Me GUEDJ : On a parlé de retrait, vous avez dit que l’accusé ne débordait pas d’émotions, vous avez déjà travaillé sur le Rwanda avant ce rapport ?

P. OUDY : Ce n’est pas moi qui ai parlé de retrait.

Me GUEDJ : Vous avez parlé d’un groupe qui s’opposait à un autre. Vous avez fait des recherches sur le Rwanda avant le rapport ?

P. OUDY : Non.

Me GUEDJ : Aviez-vous travaillé sur la culture rwandaise ?

P. OUDY : Non.

Me GUEDJ : pas audible

P. OUDY : J’ai dit qu’il était limité en termes d’affect.

Me GUEDJ  : On peut penser que c’est lié à sa culture de gendarme ?

P. OUDY : Je ne sais pas comment interpréter la culture de gendarme.

Me GUEDJ : Quelqu’un qui est dans les ordres, qui est une figure d’autorité ?

P. OUDY : Une déformation confessionnelle (?), c’est possible. Je l’ai plutôt interprété comme quelqu’un qui a des difficultés à exprimer de l’affect

Me GUEDJ : Comment vous le voyez ?

P. OUDY : Dans ses réponses, c’était très automatique.

Me GUEDJ : Hier un témoin a parlé de l’accusé et a dit qu’il avait pleuré en apprenant son accusation, vous pensez que vous pouvez manquer une dimension du personnage ?

P. OUDY : C’est possible qu’il manque une dimension du personnage. Sa situation est très particulière sur le plan émotionnel. Peut-être que ses émotions se sont manifestées par des larmes.


Déclaration spontanée de l’accusé.

Alors que monsieur Philippe HATEGEKIMANA se mûre dans le silence depuis le début de son procès, semblant même ne pas s’y intéresser, il a décidé de faire une déclaration. Sortant quelques feuillets de sa poche, il déclare:

Monsieur le Président, je vous remercie de me donner la parole. Je suis enfermé depuis le 10 mai 2023 derrière ce box. J’entends toutes ces personnes m’accuser de crimes inimaginables. La plupart de ces personnes, je ne les connais pas. Sur leurs récits, vous avez pu voir leur incohérence, et le fait que tous ces récits sont contradictoires entre eux. Je n’en peux plus, tout cela est au-dessus de mes forces. C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas m’exprimer en dehors de cette courte déclaration, comme j’en ai le droit. J’ai entendu des choses atroces, j’ai vécu cette période. Je compatis sincèrement aux souffrances endurées par les victimes. Le génocide à l’encontre des Tutsi a existé et j’en ai été le témoin, mais je n’ai rien à me reprocher. Au contraire, j’ai risqué ma vie pour sauver des personnes menacées, notamment François KABURIMBO, sa femme et sept enfants ; le beau-frère du secrétaire général dit IYAMUREMYE. À l’époque, j’ai fréquenté une autre femme dont j’ai eu une fille, cette femme est Tutsi. Je ne voulais pas en parler parce que la société au Rwanda est très traditionnelle à ce niveau-là. Pour le reste, je n’étais pas à NYANZA à la fin du mois d’avril 1994 ni au mois de mai 1994. À cette époque, j’étais militaire, c’était la guerre, j’étais avec le colonel RUTAYISIRE qui me donnait des missions de renseignements que la hiérarchie lui ordonnait d’exécuter. C’était le chaos, le FPR attaquait partout, il y avait des massacres partout.

Monsieur le Président, cela fait plus de cinq ans que je subis des accusations injustes, que je suis en détention. Ma vie est détruite, ma vie est ruinée. Mais je comprends que votre rôle c’est de découvrir la vérité et de rendre justice. Alors je sais que dans peu de temps, la justice sera dite et mon innocence éclatera au grand jour. Reconnaître mon innocence ce n’est pas nier le génocide et ce n’est pas nier la souffrance des victimes. C’est tout simplement accepter de reconnaître la complexité de la situation de l’époque. Je suis épuisé, ça fait cinq ans que ça dure. Tout ce que je devais dire je l’ai dit au juge d’instruction. En attendant, mes avocats sont là pour me représenter et parler en mon nom, lorsqu’ils s’expriment c’est moi qui parle.

 

Audition de monsieur René Gaspard BIZIMANA, cité à la demande de la défense.

DECLARATION SPONTANEE

Je connais Philippe MANIER sous le nom d’HATEGEKIMANA depuis 1978. J’étais élève sous-officier. Lui, il venait de terminer ses études. Il était sous-officier aussi. En premier lieu, on s’est connu dans les sports. On était des athlètes. Moi je représentais l’école des sous-officiers, et lui il représentait là où il était affecté parce qu’il venait de terminer sa formation.

Mes premières impressions sur lui étaient qu’il était un homme souriant. Quelquefois, dans les compétitions, lui, il était conciliant, il disait qu’il faut se concentrer sur la compétition pour réussir. L’objectif c’était avoir des points. Après ça, il mettait de l’ambiance là où il était. Certains disaient : « On ne sait pas s’il peut s’énerver ou pas ». Il prêchait l’amour entre les gens. La vie sociale ? Je n’ai pas vécu avec lui parce que j’étais dans un corps d’armée différent. On se rencontrait seulement dans le sport. Il était moniteur d’éducation physique et a fait ses études en Belgique. Je l’ai remplacé pour devenir moniteur d’éducation physique à mon tour. On a évolué ensemble. C’était dans notre fonction d’organiser les compétitions là où on était. Pendant les compétitions, on organisait des échanges, il était quelqu’un qui accomplissait sa mission, il le faisait sans hésitation. Quelquefois il avait la responsabilité auprès des instructeurs officiers. Il disait quelle tache doit être faite sans défaillance.

Dans les années 79/80/81 jusqu’en 1985, j’étais à BUTARE, c’est là où j’étais instructeur, lui était dans le corps de gendarmerie. Moi, dans ces années-là, j’ai fait une formation à l’ESO[5], lui était souvent dans des formations militaires, je l’ai connu dans ces activités.

Dans les années 90, on n’était pas ensemble quand l’année a commencé, jusqu’au moment où il y avait la trêve en 1992/1993, le temps des cesser-le-feu, c’est là qu’on a commencé à se rencontrer. On pouvait bouger, on s’est rencontré à KIGALI où j’étais affecté. On avait des connaissances communes, on disait que la guerre nous empêchait de continuer nos activités sportives. Ce n’a pas été sans répit. La guerre a repris. On a perdu le temps de se voir à cause de la guerre. Nous sommes sortis de notre pays et nous avons traversé la frontière pour se réfugier à l’extérieur, chacun avait pris son chemin mais, chacun cherchait des informations sur ses amis, pour savoir qui était encore en vie. Quand je suis arrivé en France, en 2002, lui était déjà là, il a appris que je j’étais arrivé, il est venu me voir. Il était content de nous revoir après tout ce temps. Il a dit : « Il y a beaucoup de gens qui ne sont plus en vie qui étaient des membres de notre spécialité de sport ». Il disait : « Tu es en vie, moi aussi, on remercie le Seigneur ». On disait, c’est comme ça, il faut écouter s’il y a des informations à suivre. Si tu veux faire autre chose, il y aura des formations. C’est lui qui m’a encouragé à faire des études en France. Malheureusement, j’ai appris qu’il avait été arrêté pour des faits de tueries, de génocide et tout ça, je ne sais pas comment je peux qualifier ça. Je n’étais pas vraiment tranquille. Je ne sais pas les faits qui lui sont reprochés.

Sur questions du président, le témoin parle des démarches qu’il a effectuées pour obtenir la nationalité française. Il n’a pas eu à mentir, n’a pas changé de nom, n’a pas caché qu’il avait été militaire.

Interrogé sur ses activités à l’ESM[6] de KIGALI, il est difficile de lui faire dire qu’il y a eu un génocide:  »  D’après les informations, il y a eu des tueries. Moi je ne peux pas dire s’il y a eu un génocide. Il y a eu la guerre et des tueries qui est devenu le génocide après. Avant les tueries je ne connaissais pas le mot génocide. »

Concernant la délocalisation de l’ESM à NYANZA, le témoin dit n’avoir fait qu’une escale dans cette ville avant de continuer sa route vers KIGEME. Il n’a pas eu le temps « d’écouter » si des Tutsi avaient été tués là! Il évoque ensuite sa fuite au ZAÏRE par la ville frontière de CYANGUGU. Aux barrières, il passait sans problème. Il a entendu dire que des gens se faisaient arrêter.

Le témoin affirme avoir traversé la frontière sans ses armes qui étaient confiées à ceux qui s’occupaient de la logistique. A KASHUSHA, il a revu BIGUMA. La vie était compliquée à cause des militaires congolais qui gardaient les camps. Et puis, il y a eu les attaques du FPR en 1996. Il décide alors de traverser la forêt congolaise: il mettra dix-sept mois pour atteindre le Congo Brazzaville.

Ils réussiront à atteindre le fleuve OUBANGUI à une localité appelée « Congo Belge » et des passeurs les aideront à rejoindre le Congo Brazzaville. Ils trouvent là une situation de guerre entre SASSOU NGESSO et ISUBA. Des membres de MSF les aideront à poursuivre leur route (NDR. On ne sait pas très bien où ce périple les a conduits, le témoin restant assez évasif dans son récit.) Toujours est-il qu’un « bienfaiteur », un prêtre espagnol, les aidera à trouver des papiers, « Des « vrais ou faux papiers » tente monsieur le président. Une question qui n’obtiendra pas de réponse précise.

Quand il est arrivé en France, le témoin était un peu perdu. Il a alors reçu la visite de Philippe HATEGEKIMANA.

Maître PARUELLE tentera bien de lui arracher quelques précisions sur son lieu d’habitation à KIGALI, à REMERA, près du Stade AMAHORO, sur ses activités les premiers jours du génocide, il faut lui tirer les vers du nez et les indications qu’il donne restent floues.

Maître EPOMA voudrait savoir si, après l’attentat, on a consigné les FAR[7]. Sans vraiment répondre à la question, monsieur MUNYEMANZI précise qu’à KIGALI c’est la MINUAR et les Casques Bleus belges qui commandaient. A l’ESM, il a subi des pilonnages, des coups de feu ont été tirés sur la RTLM[8]: des obus tombaient même sur l’ESM. Quant à la mort des dix Casques Bleus belges au Camp KIGALI le 7 avril, il n’en sait rien!

Maître GISAGARA s’étonne des propos du témoin qui a dit qu’en 1994 il ne connaissait pas le mot génocide. Surpris aussi que ce dernier évoque des « tirs des deux côtés »! Et le témoin de déclarer son attachement au pays qu’il a quitté:  » Si la paix revient, je retournerai au Rwanda. »

Madame VIGUIER, pour le ministère public, demande au témoin s’il connaît un alias à l’accusé. « C’était un ami au départ. Je savait qu’on l’appelait BIGUMA mais comme il était mon supérieur, je ne pouvais pas utiliser son alias.

La défense aura peu de questions à poser. Elle permet au témoin de dire qu’il ne nie pas l’existence d’un génocide, sans préciser qui en ont été les victimes.


Audition de monsieur Déogratias MAFENE, ancien gendarme tutsi, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.

Déogratias MAFENE est un retraité de l’armée, entendu en visio-conférence à cause de problèmes de santé. Il a travaillé à la gendarmerie de NYANZA en tant qu’infirmier avant 1991, période à laquelle il a été muté à KIGALI. Il a ensuite été à l’Ecole des sous-officiers et est revenu à la gendarmerie de NYANZA en juillet 1993. Il a donc travaillé avec Philippe HATEGEKIMANA dans la gendarmerie. A la fin du génocide, il a rejoint les forces du FPR et y est resté jusqu’en 2014.

Le témoin, dont l’état de santé semble un peu faible, prend son temps pour expliquer son parcours. Le président propose de lui lire ses déclarations précédentes afin de gagner du temps et de lui éviter l’effort. Maître GUEDJ s’insurge en demandant au président de laisser le témoin s’exprimer seul. Les parties lui expliquent que le témoin est malade et le président lui demande de se calmer avant de poursuivre l’audition.

Au cours des questions qui lui sont posées, Déogratias explique qu’il avait une carte d’identité avec la mention Tutsi mais qu’il l’a jetée en 1993 puisqu’elle lui causait des difficultés. Assez rapidement, le témoin affirme que c’est BIGUMA qui dirigeait les gendarmes quand ils allaient tuer des Tutsi. Il voyait les gendarmes partir du camp de la gendarmerie et revenir en se vantant d’avoir tué des Tutsi et pillé leurs biens. Sur le capitaine BIRIZUNZIRA, le témoin dit qu’il se comportait différemment de BIGUMA, il organisait les tueries en cachette, il ne se montrait pas. Il donnait des instructions quand il se trouvait dans son bureau.

Pour la date de la mutation de l’accusé à KIGALI, il dit qu’il n’est parti qu’après les massacres puisque c’est lui qui envoyait les gendarmes de rang inférieur pour aller tuer. Il a entendu parler par les gendarmes et les membres de la population des massacres des collines de NYAMURE et de l’ISAR SONGA. A la demande du président, le témoin cite le nom de collègues qui ont participé aux massacres tels que GAHUTU qu’on surnommait ICYURWARA, le caporal NTIDAKUNZE, le caporal MYUKIYAJYANBERE, le catcheur, MUSAFIRI, César.

Quand on lui montre l’accusé dans le box, il dit reconnaître Philippe HATEGEKIMANA, qui lui, ne le reconnaît pas. Déogratias a entendu l’accusé à l’époque du génocide, dire qu’il fallait exterminer les Tutsi, et il confirme qu’il avait une arme qu’il portait à la ceinture.


Audition de monsieur Daniel ZAGURY, expertise psychiatrique de l’accusé.

Le témoin dit avoir rencontré l’accusé à la prison de NANTERRE. Malgré sa détention à l’isolement, il ne se plaignait pas de sa situation. Il niait tous les crimes qu’on lui reproche. Selon sa version des événements, ce sont les gendarmes qui empêchaient de tuer. Lui-même était en danger car on le considérait comme un « homme modéré, trop mou » et il était donc menacé. Comme il l’a toujours prétendu, il a été muté 15 jours après l’attentat.

Monsieur HATEGEKIMANA supporte mal ces accusations. Il ne présente aucun antécédent judiciaire. Il raconte à l’expert sa vie au Congo, sa traversée de la forêt vers le Congo Brazzaville où il trouvera de l’aide dans un couvent.

À Rennes où il a fini par s’installer, il a été agent de sécurité, pratique le football et le footing. Il a créé avec d’autres une association « culturelle », AMIZERO au sein de laquelle il a eu des problèmes avec un certain Épiphane.

Il évoque sa formation de gendarme et dénonce les responsables politiques dans ce qui s’est passé au Rwanda. Il aurait été menacé pour sa bienveillance envers les Tutsi.

L’entretien qu’il a eu avec le psychiatre s’est bien passé, le contact a été bon. Selon monsieur ZAGURY, le détenu semblait prendre son mal en patience.

Monsieur ZAGURY fait remarquer, en s’appuyant sur son expérience (il a rencontré une dizaine de Rwandais) que le récit de l’accusé se superpose à celui de ceux qui sont dans son cas: « Ils racontent tous la même histoire, mènent une vie tranquille en France, ont vu leurs enfants poursuivre leurs études. » Il ne présente aucun trouble psychiatrique, manifeste peu d’affect (un homme, ça pleure à l’intérieur!).

Madame AÏT HAMOU rapporte au docteur qu’un témoin avait dit que BIGUMA avait pleuré en apprenant qu’il était poursuivi. Le psychiatre précise que ce n’est pas anormal mais que c’était avant son incarcération.

A maître LOTHE qui s’étonne qu’on puisse dire qu’ils ont tous la même histoire, monsieur ZAGURY répond que la dizaine de Rwandais qu’il a vus, dont certains sont peut-être condamnés, racontent le même type d’histoire. Les nazis disaient la même chose.

 

 

Margaux GICQUEL

Alain GAUTHIER

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

  1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[]
  2. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[]
  3. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  4. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[]
  5. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[]
  6. ESM : École supérieure militaire.[]
  7. FAR : Forces Armées Rwandaises[]
  8. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[]

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