Procès en appel Ngenzi/Barahira. Journée du 15 mai 2018. J5

 

Madame la Présidente annonce les changements du planning :

  • Noble MARARA : 29 mai à 14 heures.
  • Hassan KAYUMBA : 17 mai à 14 heures en visioconférence
  • Jéocomias BARAHIRA : 22 mai à 11h30 en visioconférence
  • Jean-Marie MICOMBERO : n’a pu être localisé à ce jour
  • Gilbert BITTI : 26 juin à 14 heures
  • Jean-François DUPAQUIER : 22 mai à 17 heures
  • Filip REYNTJENS : ne souhaite plus être entendu.

Audition de monsieur AUDOIN-ROUZEAU, professeur d’Université et directeur de recherches.

Le témoin commence par appeler qu’il ne découvre véritablement le génocide des Tutsi qu’en 2008 et précise qu’il n’est pas expert de la Région des Grands Lacs. Il est chercheur.

Le témoin présente le génocide des Tutsi comme un « génocide qui n’est pas habilité, qui est enclavé, mal connu et mal interprété. » Il avoue n’avoir « rien compris en 1994 », ne s’être pas intéressé à ce génocide considéré comme une « histoire lointaine, africaine, entre ethnies qui se détestaient depuis toujours. » Aujourd’hui, il a compris son erreur.

Suivant la longueur de leur nez, les Rwandais étaient classés comme Hutu ou Tutsi
voir aussi : FOCUS – les origines coloniales du génocide.

Le génocide des Tutsi est à rapprocher des deux grands génocides du XXe siècle, celui des Arméniens et celui des Juifs d’Europe. A cela, trois raisons.

  • Raisons idéologiques. Il n’y a pas de génocide sans idéologie, les sources idéologiques sont les mêmes pour les trois génocides. Une pensée racialiste et raciste au XIXe qui a circulé en Europe et qui a constitué l’arrière-plan des grands massacres du XXe siècle. Une pensée racialisée par les intellectuels allemands. Le Rwanda s’inscrit dans la même pensée, portée par les colonisateurs allemands puis belges. Ils découvrent une société clanique dont ils n’ont pas les clés et racialisent les ethnies : les Hutu sont considérés comme une race inférieure. Alors que les Tutsi sont considérés comme une race supérieure venue d’Éthiopie, d’Égypte, voire du Caucase. En 1959, les colons belges opèreront un retournement de situation au profit des Hutu alors que les différences entre les deux groupes sont quasiment inexistantes.
  • La situation de guerre. Il n’y a pas de génocide sans guerre. Une guerre qui produit une angoisse de la défaite, élément déterminant, indispensable que l’on retrouve dans le génocide des Arméniens et celui des Juifs. La guerre modifie l’équilibre de la société, la guerre relève d’un monde de la rumeur jusqu’à la paranoïa avec la peu de l’autre considéré comme un ennemi de l’intérieur, la guerre modifie les sensibilités (la vie humaine n’a pas le même prix en temps de guerre).
  • Le rôle de l’État. Il n’y a pas de génocide sans État. Pour tenter d’exterminer les hommes, les femmes, les enfants, il faut les capacités d’un État : gouvernement, préfets, bourgmestres, Forces armées, capacités de renseignements et repérages en vue de l’élimination des opposants, Garde présidentielle, gendarmerie, milices. Sans oublier les moyens de mobilisation idéologiques comme la RTLM (Radio Télévision Mille Collines) avant et pendant le génocide : rôle d’excitation et de dénonciation pour aider les tueurs à cibler les personnes à exterminer.

Ces trois éléments rapprochent les trois génocides : nécessité de ne pas mettre à distance le génocide des Tutsi.

En conclusion, ce qui caractérise les génocides c’est qu’ils ne connaissent pas le temps. A mesure que le temps passe, les génocides, les crimes de masse résistent au temps, prennent de plus en plus d’importance avec le temps. Le génocide des Tutsi n’est pas prêt d’être oublié parce que notre honte augmente.

Madame la Présidente va poser un grand nombre de questions qui vont permette au témoin de préciser les raisons pour lesquelles il n’a pris conscience du génocide des Tutsi que tardivement. Il est clair qu’il y a en France un déficit de connaissance du génocide des Tutsi, beaucoup de gens ne sachant pas qui sont les victimes et qui sont les tueurs.  Qui plus est, ce génocide n’intéresse pas les médias absents des débats. Peut-être faudra-t-il du temps pour comprendre le génocide des Tutsi, encore trop récent. Et le témoin de revenir sur le rôle des responsables politiques français de 1994.

Le témoin sera amené à bien distinguer guerre interethnique et génocide, se référant à la définition de 1948 du génocide, définition qui ne convient pas à un chercheur en Sciences sociales. Il préfère une définition plus simple : « Tentative d’éradication complète d’une population pour ce qu’elle est. » La volonté de faire disparaître une population répond à un critère essentiel : le massacre des femmes, des enfants, des bébés.

« Peut-il y avoir un génocide sans planification », interroge madame la présidente ? Hypothèse envisageable, répond le témoin, mais pas concevable. Et d’ajouter que si le FPR n’avait pas gagné la guerre, la totalité des Tutsi aurait été exterminée. Le pays avait été « cadenassé », frontières fermées : impossibilité pour les victimes de fuir. Et de souligner le rôles des autorités locales et des Forces armées, le génocide ne pouvant se faire sans le relai des autorités locales et la collaboration des voisins encouragés par les autorités.

A la question de savoir ce que le témoin attend de ce procès, ce dernier déclare qu’il est important que ce procès se déroule dans de bonnes conditions. Procès peu relayé par les médias mais filmé pour les archives. Ce qui se passe est pour l’Histoire. « Ce qui se passe ici ne s’oubliera pas. Ce qui se joue ici est essentiel pour l’honneur de notre pays. » Malheureusement, en France, on se heurte au refus d’ouvrir un certain nombre d’archives essentielles dans la compréhension du génocide.

Les avocats des parties civiles interviendront à tour de rôle pour faire préciser au témoin un certain nombre de réalités : pas de génocide sans négationnisme, extrême cruauté dans le génocide des Tutsi. Il s’agissait de tuer, mais aussi de faire souffrir le plus possible, physiquement, psychologiquement et symboliquement. L’élément essentiel, est la volonté de couper la filiation : tuer les enfants devant les enfants, viols massifs et publics, découpe des corps, jet dans les latrines, pour bien faire comprendre aux victimes ce qu’ils sont : des excréments. On ne se remet pas de cette coupure de la filiation.

On évoque ensuite les massacres et leur environnement sonore : cris et chants des tueurs, victimes qui supplient et implorent le pardon, bruits des armes à feu…

L’alcool dans la commission du génocide ? Le génocide est une fête. L’alcool coule à flots après les tueries, on mange les vaches que l’on a tuées, ce qui correspond à une manducation symbolique. Les tueurs sont même portés par la prière !

Rappel de maître LAVAL concernant la planification : les victimes sont tuées pour ce qu’elles sont. Par rapport à la définition officielle de 1948, le droit français introduit un élément supplémentaire : l’existence d’un plan concerté. Le témoin explique que c’est une question difficile et que les avis des chercheurs sont différents. Pour lui, le fait que les 2/3 des victimes aient été tuées dans les premières semaines plaide pour le plan concerté, les massacres n’auraient pas eu une telle efficacité : « On est dans une planification. »

Maître LAVAL ajoute que toute la hiérarchie, à de rares exceptions, s’étant transformée en hiérarchie criminelle, cela signifie bien qu’il y a plan concerté. La parole des survivants serait instrumentalisée par le pouvoir politique ? interroge maître ARIGUE. Réponse du témoin : « Qui sommes-nous pour mettre en cause ce que dit le rescapé ? »

Maître GISAGARA évoque la distinction entre Hutu et Tutsi. Selon le témoin, il fallait des repères physiques pour les Européens, les Tutsi étant lus proches d’eux : théorie assimilée par les Hutu et les Tutsi. Sous HABYARIMANA, la ségrégation principale résidait dans les quotas réservés aux Tutsi pour accéder à l’éducation. Si en 1994 il était interdit d’établir de nouvelles cartes d’identité, tout le monde savait à quelle « ethnie » appartenait les gens, et encore aujourd’hui.

Monsieur BERNARDO, avocat général, précise que le négationnisme est consubstantiel au génocide pour masquer la vérité. Le témoin insiste sur le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion du négationnisme. Mais on ne peut discuter entre chercheurs que s’il y a un préalable : la reconnaissance du génocide des Tutsi. On ne discute pas avec ceux qui le nient [1].

L’intervention des avocats de la défense va donner un tour différent aux questions des parties. Maître CHOUAI attaque bille en tête et conteste avec agressivité la légitimité du témoin : « Vous n’êtes pas un spécialiste ! Alors que faites-vous ici ? » Le témoin aura beau dire qu’il a été convoqué, l’avocat ne veut rien entendre. Madame la présidente devra intervenir pour ramener un peu de sérénité dans le débat. Monsieur AUDOIN-ROUZEAU rappelle l’erreur qu’il a commise en tardant à s’intéresser au génocide des Tutsi. Il  s’étonne même que des familles de victimes juives soient peu sensibles aux victimes des Tutsi. Sur son banc, maître EPSTEIN semble se crisper à cette évocation ! Les échanges entre l’avocat de la défense et le témoin continueront à tourner autour de ce retard du témoin à comprendre. On tourne en rond, en totale incompréhension. Jusqu’au moment où maître CHOUAI lance une affirmation : « Si vous étiez juré, je sais dans quel sens vous iriez !  Si vous étiez juré, pourriez-vous juger sans être allé au Rwanda ?» Réponse du témoin : « Si j’étais juré, j’écouterais. Je n’ai aucun avis à donner sur ce procès. » Ce qui oblige madame la présidente à intervenir : « C’est à la Cour de décider un transport sur les lieux. » Et d’ajouter, malicieusement : « Si monsieur avait été juré, il aurait été récusé ! »

Maître EPSTEIN intervient à son tour, s’étonne qu’on parle de trois grands génocides. « Il y a des petits ? » Le témoin veut parler de trois génocides majeurs. D’ailleurs, même pour Raphaël LEMKIN, l’inventeur du concept de génocide, la notion de génocide a évolué. A la question de savoir comment une Cour d’assises peut comprendre le Rwanda, le témoin répond que la diversité des témoins de contexte pourra éclaire la Cour. L’avocat de la défense s’étonne que le témoin n’ait pas refusé de témoigner comme l’a fait Henri ROUSSEAU. « En conscience, je ne pouvais pas me dérober » sera la réponse de monsieur AUDOIN-ROUZEAU.

Procès historique ? Procès politique ? L’avocat semble reprocher au témoin son engagement politique. « Un discours de Sciences sociales est toujours politique », reconnaît le témoin, « mais politique au sens noble du terme. » Et le témoin de revenir sur la responsabilité de la France dans ce génocide. « Notre pays s’honorerait de reconnaître son rôle dans le génocide des Tutsi. » Il reconnaît avoir été « initié » par les rescapés, par la parole des victimes. Et l’avocat de revenir sur sa marotte : « Mais les témoins, ils mentent ! D’autres subissent des pressions au Rwanda qui les empêchent de venir témoigner ? » Réponse : « Vous avez une vision complotiste du pouvoir rwandais. Je suis sceptique sur cette vision d’un pouvoir totalitaire au Rwanda ! »

Et maître EPSTEIN de rappeler que Serge KLARSFELD ne croit pas aux témoignages ! (NDR. C’est ce que ce dernier m’avait avoué lors d’un entretien téléphonique que j’avais eu avec lieu au moment de créer le CPCR !) Selon l’avocat de la défense, il ne serait pas possible de dénoncer les crimes de masse, ceux du FPR. Or, selon Carla del PONTE, « une victime est une victime ! » « Oui, à condition de ne pas confondre génocide et massacres de masse » précise le témoin. On peut déplorer les actes de vengeance, mais le génocide a été d’une extrême violence, ce qui a pu provoquer des actes de vengeance.

Les mandats du TPIR n’auraient pas été respectés ? Il faut d’abord s’occuper du génocide et de ses victimes.

L’obstruction du pouvoir rwandais serait une façon d’appauvrir la connaissance des faits ? Il ne faut pas oublier les 800 000 victimes.

Vous êtes certain qu’il y a eu planification ? Ce n’est pas ce que dit le procès BAGOSORA ! Il pourrait y avoir un jour des éléments nouveaux qui pourraient permettre un changement !

Les rescapés ont le sentiment d’être maltraités par le pouvoir actuel ! Et pourtant ce sont les Hutu qui sont persécutés, d’après Human Rights Watch, souvent citée par la défense ! Les rescapés perçoivent mal la politique forcée de réconciliation. Ils sont moins protégés qu’on ne pourrait le croire, surtout à la campagne. Par contre, le témoin n’est pas au courant de la construction de dossiers sur des réfugiés rwandais hutu !

 

Audition de madame Hélène DUMAS, chargée de recherches au CNRS.

 

Madame DUMAS rappelle qu’elle travaille dans un laboratoire de recherches, « L’Institut du temps présent », en collaboration avec d’autres chercheurs sur les génocides. Rappelle aussi la thèse qu’elle a soutenue « Le génocide au village . Le massacre des Tutsi au Rwanda », publiée au Seuil, sur son expérience des Gacaca.

Tous les témoins avaient investi dans deux dynamiques :

  • L’engagement de L’État : armée, transports publics, responsables administratifs…
  • La participation des voisins ou des proches.

Dans ce contexte, « les victimes avaient très peu de chance de s’en tirer, comme pris entre deux mâchoires. »

On note une « efficacité symbolique puissante » : non seulement les Tutsi devaient mourir, mais ils devaient souffrir. Son travail de recherche analyse donc le génocide « au ras du sol ». Les survivants sont absents de l’historiographie du génocide. Il fallait donc partir de la parole des victimes pour les considérer comme de véritables acteurs, prendre le témoignage des victimes comme sources de l’histoire du génocide, les survivants subissant une irradiation dans la longueur.

Dans ses derniers travaux, le témoin est resté 6 mois au Rwanda pour se pencher sur une centaine de récits d’enfants de 2006, représentant environ 1 800 feuillets rédigés en kinyarwanda. La plupart de ces enfants étaient originaires de l’Est du Rwanda.

« Travailler sur les enfants, c’est entrer dans la nature profonde du génocide,  dira le témoin, car « tuer des enfants, c’est rompre la filiation. » Au Rwanda, les enfants ont été des cibles prioritaires. Selon des statistiques de 2004, 54% des victimes avaient entre  et 24 ans, la majorité entre 0 et 14 ans. C’est bien l’avenir de la communauté qui était visé. Selon une expertise médico-légale effectuée à Kibuye sur les cadavres retrouvés à l’église, 66% des corps étaient ceux de femmes et d’enfants.

Rompre la filiation, c’était aller jusqu’à « l’extirpation », l’éventration des femmes enceintes, le fœtus étant racialisé avant sa naissance. Et le témoin d’illustrer ses propos par des exemples précis. On se trouve dans un monde bouleversé, « les orphelins n’ont ni ciel ni terre. » Toute la parenté a été détruite par le génocide. Les enfants ne savaient pas qu’ils étaient Tutsi. C’est à l’école qu’ils vont l’apprendre, les familles ayant gardé le silence sur les massacres antérieurs.

La parole des enfants est sans filtre, leurs témoignages sont transparents à la violence. A cela, plusieurs indices :

  • Le retournement de l’enveloppe corporelle : jaillissement du sang, démembrement, viols, assassinat des parents. C’est ce qu’on retrouve dans les écrits des enfants, mais aussi dans leurs dessins.
  • Confusion entre la vie et la mort : enfants jetés dans des fosses communes qui boivent le sang des morts, viol de beaucoup d’entre eux ou viol de leurs proches auquel ils assistent
  • Inversion de l’intelligence protectrice : le monde des adultes n’est plus protecteur
  • Inversion des liens affectifs et de voisinage : enfants secourus par des inconnus alors que ce sont les voisins, qui devaient les protéger, qui les ont tués.

Ces récits sont objectivés par d’autres sources :

  • Sources médicales recueillies par exemple à l’hôpital de Gahini, enfants mutiques…
  • Annotations des psychologues rwandais, comme à l’hôpital de Ndera où les enfants sont atteints du « syndrome du chasse-mouches », habitués qu’ils ont été à chasser les corps de leurs parents en putréfaction. « Le récit de l’après est un récit de désespoir, pas de résilience. »
  • Solitude des enfants, surtout dans les familles d’accueil où ils ont été placés et qui les exploitent. Sans oublier les « enfants chefs de famille » qui s’occupent des plus petits. Ils ne disent pas : « Nous sommes entrés à la maison mais nous sommes entrés dans nos ruines. »
  • Crises de traumatismes, surtout depuis la dixième commémoration : maux de tête, de dos, de ventre…. Sans compter qu’il leur est très difficile, dans ces conditions, de poursuivre des études malgré les aides (cf. le FARG, Fonds d’Aide pour les Rescapés du Génocide).

« Ce sont ces récits des enfants qui nous plongent dans le génocide » conclura madame DUMAS.

Madame la présidente interroge le témoin. Comment s’est-elle intéressée au génocide ? Elle était jeune en 1994, mais elle a été élevée dans l’incantation du « plus jamais ça ». Madame la Présidente remarque qu’elle utilise la même terminologie que monsieur AUDOIN-ROUZEAU, ce qui est peu étonnant puisqu’elle a été son élève. Les enfants sur les textes desquels elle a travaillé avaient entre 7 et 12 ans pour la plupart. Les cahiers sur lesquels elle a travaillé aveint été collectés par l’association AVEGA, association de veuves du génocides. C’est à la CNLG qu’elle les retrouvera. Quant aux enfants, elle ne les a pas rencontrés : beaucoup vivent dans un grand dénuement, dans des familles d’accueil, l’État ayant décidé de fermer progressivement les orphelinats. Malheureusement, le Rwanda manque de thérapeutes, malgré les efforts du docteur Nasson MUNYANDAMUTSA disparu récemment.

Vont suivre ensuite de nombreuses questions sur les juridictions Gacaca [2] : leur origine, leur fonctionnement, leur composition. Les avocats des parties civiles reviennent sur les temps forts de madame DUMAS pour lui faire préciser certains points : les objectifs des Gacaca ont-ils été atteints ? La propagande qui consiste à faire passer les Tutsi pour une race de menteurs, comme des diables dont les enfants ont peur. Le plaider coupable existait bien dans les Gacaca et permettait d’obtenir des remises de peine. Retour aussi sur l’environnement sonore du génocide, sur les lieux du génocide. Le témoin n’a jamais rencontré de phénomène de délation à l’instigation d’association : « La parole des enfants ne peut pas être forcée ni manipulée. » Comme dans toute société, le viol est tabou et on utilise un vocabulaire spécifique pour l’évoquer : prendre par la force, atrocité… IL faut savoir décrypter. Dans les Gacaca, il était interdit de parler de viol : ce crime était abordé dans des procès à huis clos.

« Certains accusés, bourgmestre ou pas, finissent-ils par reconnaître progressivement les faits qui leurs sont reprochés » demande maître Kévin CHARRIER ? C’est effectivement ce qui pouvait arriver. Certains témoins allant jusqu’à accuser leur propres parents. Toutefois, d’autres témoins continuent de vivre dans le déni total. En reconnaissant son crime, on obtenait une remise de peine, ou en dénonçant son coauteur.

Madame Aurélie BEILLOT, l’avocate générale, revient sur le vocabulaire utilisé : « travailler » pour « tuer »… Occasion de revenir sur le champ sémantique du génocide : processus d’animalisation, vocabulaire de la boucherie De plus, les pillages ont été fréquents, systématiques. Le témoin de souligner aussi le caractère festif des massacres. Le soir venu, on se repaît de la viande des vaches abattues, on boit à volonté, des boissons étant souvent distribuées par les responsables en guise de récompense. La palette des armes est aussi très étendue.

La notion de tueurs/sauveteurs ne plait pas beaucoup au témoin. Ces sauveteurs restent des tueurs, en opposition à ceux qui ont pris des risques pour sauver leurs voisins (NDR. Une journée est consacrée aux « Justes » en février de chaque année)

Monsieur BERNARDO, l’avocat général, rappelle que le Rwanda n’est pas plus grand que l’Auvergne à cause de l’enclavement, comparaison qu’il préfère à  celle de la Bretagne. La topographie a bien favorisé le génocide. On a voulu faire passer l’idée que tous les Tutsi étaient des combattants afin de justifier leur extermination. L’enfant, si on ne le tue pas, deviendra un ennemi en grandissant : il faut donc l’éliminer. Quelques bourgmestres ont refusé d’obéir mais ce sont des cas isolés.

Au tour de la défense de prendre la parole. Maître BOURGEOT revient sur le fonctionnement des Gacaca [2] et sur la collecte des informations, fait préciser la différence entre le nombre de jugements Gacaca et le nombre de dossiers, certains accusés ayant été jugés par plusieurs tribunaux.

Maître CHOUAI dit avoir été ému par le témoignage de madame DUMAS et ajoute avoir été gêné par des questions posées par recherche du sensationnel sur les viols, les éventrations. Tout cela ne concernait par son client. Pour lui, il est clair que « des témoins sont instrumentalisés par certaines parties » (NDR. On aurait pu chercher à savoir quelles sont les parties visées). Quant aux Inyenzi [3], nom que les rebelles se sont donnés eux-mêmes, le témoin précise qu’il n’existe pas d’historiographie suffisante sur le sujet. L’avocat s’étonne que, dans une prison, ce soit un prisonnier qui soit chargé de la collecte des informations.

Il est plus de 18 heures. On s’en tiendra là.

 

Audition de monsieur Alvaro MOLEYRO, connaissance de captivité de NGENZI.

L’accusé a fait citer un compagnon de captivité qui vient témoigner de la gentillesse de son codétenu. Ils ont passé ensemble quatre ans à Fleury-Mérogis. Lui-même a purgé 4 ans de prison, « injustement », pour avoir donné une gifle, peut-être trois à, sa compagne. Madame la Présidente doute qu’il ait peu passer en Cour d’assises pour un tel délit! Il y a bien dû y avoir plus que cela. Nous n’en apprendrons pas beaucoup plus. Maître EPSTEIN le remerciera toutefois d’être venu témoigner de la personnalité de NGENZI, regrettant que ce dernier n’ait pu assister au mariage de ses enfants. Il quitte la salle en souhaitant « bon courage » à l’accusé.

 

Audition de monsieur Joseph MATATA, pensionné, s’occupe des droits de l’Homme.

Un nouveau GANDHI, un nouveau Jésus-Christ !

Que dire du témoin MATATA cité par la défense ? Sa pensée tourne en rond depuis des années, obsédé par la notion « de syndicats de délateurs » qu’il nous sert à chaque rencontre. Mais c’est un plat qui commence à sentir le moisi. Sa seconde obsession, c’est le pouvoir actuel au Rwanda. Monsieur MATATA ne répond pratiquement jamais aux questions qui lui sont posées : il en revient toujours au pouvoir dictatorial de Kigali, dénonçant à longueur d’audience les méfaits du président KAGAME, « le nouveau STALINE » ! Quant à lui, humblement, il n’hésite pas à se prendre pour GANDHI ou Jésus-Christ !

Il n’a de cesse de se présenter comme un défenseur des droits de l’homme, dénonçant à temps et à contretemps toutes les injustices, au risque d’y perdre la vie. « Syndicats de délateurs », mais aussi culture du mensonge, embouchant par là les trompettes d’un PÉAN ou autres négationnistes. Car il s’offusque qu’on le prenne toujours pour ce qu’il est : un négationniste. Génocide des Tutsi ? Génocide des Hutu ? Non, pas deux génocides, mais un seul, celui des Rwandais ! Comme si les victimes avaient été tuées parce qu’appartenant à la nation rwandaise. Et il n’en démord pas. D’ailleurs, il préfère parler de « tragédie », de « massacres », plutôt que de génocide. Et puis, il y a eu plus de victimes hutu que de victimes tutsi !

Il excelle aussi dans la défense de la veuve et de l’orphelin, allant jusqu’à rédiger des attestations en faveur de tous les Rwandais visés par un mandat d’arrêt international. La présidente le questionne longuement sur une attestation qu’il a rédigée en faveur de NGENZI pour s’opposer à son extradition. Connaît-il NGENZI ? Non, il ne l’a jamais rencontré en dehors de ses deux témoignages aux assises. Qu’à cela ne tienne, il témoigne de son innocence.

Il va jusqu’à se permettre, comme il l’a fait en première instance, jusqu’à donner des conseils aux jurés afin qu’ils ne se laissent pas berner par le pouvoir dictatorial de Kigali, ou par les témoins bien formatés par le régime. Pire, et cela ne plaira pas à madame la Présidente, il va jusqu’à parler d’un « procès incorrect » ! Madame la Présidente aura beau lui demander à plusieurs reprises en quoi ce procès serait incorrect, il persiste et signe. Selon lui, toutes les instances judiciaires extérieures au Rwanda sont manipulées. Depuis quand n’est-il pas retourné au Rwanda ? Depuis 24 ans ! Mais il a ses informateurs. Ceux qu’il a rencontrés en juillet 1994 et qui se sont confiés à lui.  Pour lui, les débats sont pollués avec les témoins qui viennent du Rwanda. Il va jusqu’à remettre en cause les juges français qui sont allés au Rwanda en commission rogatoire dans la mesure où « le Rwanda s’en mêle ».

Les délateurs ? « On les forme comme des acteurs de cinéma. » Sommé de s’expliquer sur cette formule, il revient sur la pression à laquelle seraient soumis les témoins, sur la terreur qu’on fait peser sur eux, sur la culture du mensonge.

Et de s’apitoyer sur le sort des rescapés tutsi, « misérables, assassinés », pour bien montrer qu’il n’est d’aucun bord. Et de s’offusquer, au passage, qu’on ait pu vendre aux enchères les biens de Félicien KABUGA (NDR. Considéré comme le financier du génocide et toujours en fuite) au bénéfice des dignitaires du régime !

Il a fait de la prison en 1990, considéré comme un complice du FPR ! Il est resté enfermé 75 jours ! Il n’évoque pas tous ceux qui sont restés plusieurs mois dans les geôles de HABYARIMANA.

Il n’y aura que les avocats de la défense pour oser un merci et pour regretter qu’il ait témoigné devant une salle presque vide. Ce qui n’était pas le cas lors du témoignage de monsieur AUDOIN-ROUZEAU ! MATATA en est triste, mais « tôt ou tard l’Histoire (lui) donnera raison ». Le témoin finira par déconseiller à maître EPSTEIN de se rendre au Rwanda, il risquerait d’y laisser sa vie !

Bref, une nouvelle fois MATATA a fait du MATATA. Cela servira-t-il la justice ?  Cela servira-t-il le témoin ? A la Cour d’apprécier, mais on peut en douter.

Il est plus de 20 heures, temps de suspendre l’audience.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

 

  1. Depuis janvier 2017, la loi française punit la négation du génocide au Rwanda. Lire dans Jeune Afrique : « Génocide des Tutsis au Rwanda : interview avec l’avocat qui a changé la loi française sur le négationnisme« 
  2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.
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  3. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. « Glossaire« .
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