- Audition d’Odoratta MUKARUSHEMA, épouse du chauffeur de la gendarmerie.
- Audition de Didace KAYIGEMERA.
- Audition d’Eugénie MUREBWAYIRE.
- Audition de Françoise MUTETERI.
Audition de madame Odoratta MUKARUSHEMA, citée par le CPCR, en visioconférence du Rwanda. Elle était l’épouse du chauffeur de la gendarmerie.
La témoin décline son identité et prête serment. Elle est agricultrice et fait du commerce ambulant. Elle déclare n’avoir pas de lien avec l’accusé mais avoir travaillé avec lui au moment du génocide.
La témoin désigne M. MANIER par son alias BIGUMA, c’est donc comme cela qu’il sera nommé dans le compte rendu de son audition.
L’adjudant chef BIGUMA était sous-officier d’unité dans la gendarmerie de NYANZA. Le mari de la témoin, Paul NIYONZIMA, était chauffeur de la gendarmerie et elle voudrait témoigner de ce que BIGUMA lui faisait faire. Elle a aussi été témoin elle-même de certains événements. À cette époque, elle était gendarme en congé maternité car elle venait d’accoucher. Elle explique qu’elle habitait près de la caserne avec son mari . Elle était Tutsi mais son mari était Hutu. Au moment du génocide, elle n’avait qu’un enfant et a réussi à se protéger et à cacher d’autres Tutsi chez elle. Elle était protégée car le capitaine BIRIKUNZIRA de la gendarmerie voulait protéger les femmes des gendarmes pendant le génocide. Ce dernier luttait au début du génocide pour maintenir la paix à NYANZA. Elle explique qu’elle n’avait aucun problème avec BIGUMA avant le génocide, et qu’il l’avait même aidée à emmener une femme enceinte jusqu’à l’hôpital avant le début du génocide.
Cependant il a changé de comportement à l’arrivée d’un Interahamwe[1] RUPANGU qui est venu lancer le génocide à NYANZA. Quand il est arrivé, des militants de la CDR[2] tenaient une réunion. Son mari venait de conduire des gendarmes qui avaient chassé des miliciens (Interahamwe) et RUPANGU lui demande pourquoi les gendarmes s’en prennent aux Hutu au lieu de tuer les Tutsi. Ainsi les chefs des Interahamwe envoient en renfort des militaires de l’école des sous-officiers.
Ces militaires arrivent dans la nuit du 21 avril et le lendemain le génocide a commencé. Ainsi le capitaine BIRIKUNIZIRA ne change pas de comportement mais BIGUMA se rebelle et commence à sortir pour aller tuer et piller. C’est son mari qui le conduit vers NTYAZO pour aller chercher le bourgmestre NYAGASAZA. Le sous préfet KAYITANA avait confié la mission à BIGUMA d’aller chercher le bourgmestre. Ce dernier a donc été arrêté à la frontière avec le Burundi alors qu’il aidait des réfugiés à fuir. Une fois arrivé à la gendarmerie, BIGUMA est sorti et est allé dans son bureau alors que son mari est resté à l’intérieur de la voiture. Ils se sont ensuite rendus à KIGARAMA dans un bois qui appartenait à NTASHAMAJE. Dans le bois, BIGUMA a ordonné au mari de la témoin de tirer sur le bourgmestre, ce qu’il a refusé de faire. BIGUMA est donc allé chercher un marteau mais le bourgmestre a supplié son mari de le tuer par balle, ce qu’un gendarme nommé MUSAFIRI a fait.
La témoin conteste l’enchaînement de l’assassinat du bourgmestre avec l’attaque de la colline de NYABUBARE. Elle dit que l’attaque a eu lieu le lendemain de cet événement. Cette attaque a été le point de départ des massacres dans MUSHIRARUNGU. Elle ne sait pas s’il y avait des civils dans la voiture. Son mari ne lui a pas précisé quelle arme avait été utilisée pour l’attaque de la colline mais elle a entendu des tirs de fusil et des grenades. Elle ne pense pas qu’un mortier ait été utilisé sur la colline de NYABUBARE, contrairement à l’ISAR SONGA[3].
Un autre jour, BIGUMA a demandé à son mari de tuer un Tutsi dans sa maison, ce qu’il a feint de faire en tirant en l’air. Tous ces faits lui ont été racontés par son mari mais elle a pu voir des camions passer sur la route de chez elle. À partir de NYABUBARE, son mari a arrêté de le conduire. Il ne s’est jamais rendu à NYAMURE lui-même mais la témoin a pu observer des choses. En passant devant chez elle pour aller sur la colline de NYAMURE, les gendarmes se sont arrêtés pour fouiller sa maison. Elle a empêché leur entrée chez elle en prenant un fusil. En revenant de cette attaque, ils se sont vantés d’avoir tué et pillé là-bas. Au sujet de l’ISAR SONGA, elle a entendu dire par des gendarmes qui y avaient participé qu’ils avaient utilisé le mortier. Elle déclare que c’est BIGUMA qui les a conduits là-bas.
En revenant de l’attaque de NYABUBARE, son mari a demandé à son commandant de ne plus l’autoriser à conduire BIGUMA car ils risqueraient de s’entretuer. Le sous-lieutenant NTAWIRINGIRA aurait joué un rôle prépondérant dans le génocide mais la témoin explique qu’il agissait indépendamment de BIGUMA. C’est François HABIMANA, rescapé de l’attaque de la colline de NYABUBARE, qui l’a désignée comme témoin.
M. le président demande à l’accusé s’il a quelque chose à répondre à ce témoignage. Il dit que la témoin n’était plus gendarme à ce moment-là, ce à quoi elle répond qu’elle était seulement en congé maternité. Il demande aussi à la témoin si elle sait à quel moment BIGUMA a quitté NYANZA. Elle répond qu’il est parti à la fin du génocide en mai et elle s’appuie sur un repère temporel particulier: elle dit que la femme de BIGUMA cachait une famille de trois Tutsi chez elle et que BIGUMA les a conduits en sécurité. Quand BIGUMA a été muté à KIGALI, sa femme a traversé une barrière et est allée les cacher chez quelqu’un vers la fin du mois de mai. Elle pense que BIGUMA a tué le père et a seulement laissé la vie sauve aux deux enfants. M. le président demande par quelle logique est-il possible qu’une personne tue et sauve des Tutsi. Elle explique qu’il s’agissait des enfants d’une famille d’amis. L’accusé prend la parole pour donner sa version de cet événement. Selon lui, cet ami d’enfance l’aurait appelé pour lui dire qu’il se sentait en danger. Au moment où il est arrivé chez lui, il avait déjà disparu et il a donc pris ses enfants pour les mettre en sécurité.
Me PHILIPPART prend la parole pour questionner la témoin. Elle répond qu’elle a changé sa carte d’identité avant d’entrer à la gendarmerie et qu’elle mentionnait l’ethnie Hutu[4]. Elle pouvait se promener pendant le génocide grâce à sa carte de service de la gendarmerie et se protégeait avec son fusil. Elle est passée par la barrière Akazu k’amazi, celle de KIGARAMA, des Burundais, de RWABUYANGE et celle des pygmées. Elle n’a jamais vu elle-même des assassinats à la barrière mais elle sait qu’elles étaient érigées pour tuer. Son mari a notamment récupéré une femme qui avait été jetée dans une fosse sceptique. Elle sait aussi que pas loin de la barrière de l’Akazu k’amazi, il y avait une maison dans laquelle on rassemblait les femmes Tutsi pour les violer.
La témoin et son mari étaient témoin des encouragements de BIGUMA aux personnes aux barrières. Elle-même a été témoin des agissements de CESAR, KATCHEUR, HAVUGIMANA. Elle a déjà vu BIGUMA chez elle au moment où il a reçu son ordre de mutation à la fin du mois de mai car il cherchait une bâche pour couvrir les biens qu’ils avait pillés pour les emmener dans sa région natale. C’est l’escorte de BIRIKUNZIRA qui l’ avait informé que BIGUMA avait été muté.
Me EPOMA questionne maintenant la témoin. Elle explique qu’elle appelle l’accusé « l’adjudant chef BIGUMA » car quand elle arrivée à la gendarmerie c’est comme cela qu’il était appelé par tout le monde. Elle ne connaissait pas son vrai nom avant son procès.
Me GISAGARA demande si au moment de l’arrestation du bourgmestre NYAGASAZA, son mari a pu voir d’autres Tutsi massacrés dans la zone. Elle répond qu’elle n’a pas d’autres informations.
C’est au tour de l’avocate générale de prendre la parole. Elle demande si son mari lui a parlé du conseiller de secteur Israel. Elle dit que non. La témoin confirme ensuite que l’attaque de la colline de NYABUBARE a eu lieu le lendemain de l’assassinat du bourgmestre mais qu’elle ne saurait parler d’une date exacte. L’avocate générale mentionne le témoignage de Justin MABANO et l’interroge sur leurs liens. La témoin explique que la famille de cette personne se cachait chez elle et que ce dernier attribuait l’assassinat du bourgmestre à BIGUMA et non à son mari (qui a finalement été gracié en 2000). Elle précise ensuite que les deux enfants Tutsi cachés par la femme de BIGUMA n’ont pas été conduits à KIGALI mais chez le comptable à NYANZA.
Me LOTTE, pour la défense, demande pourquoi la témoin n’aurait pas abordé, en première instance, l’attaque à son domicile par les Interahamwe avant de partir pour l’attaque de NYABUBARE. M. le président fait remarquer qu’il n’est pas correct de s’appuyer sur les transcrits du CPCR pour poser ce type de question car il n’y a pas de fondement tangible. Me LOTTE demande combien étaient les interahamwe lors de l’attaque et s’ils étaient armés. Elle répond qu’ils étaient nombreux mais armés seulement d’armes traditionnelles. Sur RUPANGU, la témoin affirme que personne ne pourrait témoigner à son sujet car beaucoup sont morts.
Audition de monsieur Didace KAYIGEMERA, cité par l’accusation.
Le témoin décline son identité et prête serment.
Le témoin était gendarme à Nyanza en tant que caporal de semaine ce qui veut dire d’intendance de nourriture, propreté..
M. le président rappelle que le témoin avait été auditionné par le TPIR[5], la gendarmerie française en 2016, puis en 2019 pour donner des informations. Il se souvient être arrivé au camp de la gendarmerie en 1993. Il dit que les massacres n’ont pas atteint NYANZA pendant les deux premières semaines grâce aux efforts de BIRIKUNZIRA. Il précise que les nordistes étaient appelés les BAKIGA. Pendant cette période, il témoigne que BIGUMA était du côté des extrémistes mais n’a pas eu l’occasion de faire des massacres pendant ces deux premières semaines en raison du commandant BIRIKUNZIRA qui l’en empêchait.
Il se souvient que BIGUMA lui avait dit « j’espère que tu vas bien à la messe et pas autre part » sous-entendant des rassemblements politiques. Concernant le changement d’attitude de BIGUMA en avril, il explique que c’est l’arrivée du colonel MUVUNYI qui l’a provoqué. BIGUMA n’était pas menacé par sa hiérarchie car il était de leur côté. Avant mi-avril? le capitaine BIRIKUNZIRA avait fait ériger des barrières notamment celle de MUGANDAMERE pour contrôler les Interahamwe. Le témoin n’avait pas modifié sa carte d’identité pour entrer à la gendarmerie. Les militaires ont été accueillis par le capitaine BIRIKUNZIRA avec la présence de BIGUMA. Ces militaires ont déclenché les massacres et les gendarmes de Nyanza, notamment BIGUMA, ont pris le relais.
BIGUMA était souvent accompagné du sous-lieutenant Jean de Dieu et de nombreux autres. Le lieutenant DUSABE n’était pas très présent. Le témoin ne connaît pas RUPANGU. Il explique qu’aucun gendarme n’a été exécuté en raison de son appartenance tutsi. Durant le génocide il est resté dans le camp pour exercer ses fonctions. M. le président demande au témoin de revenir sur NYAGASAZA. Le bourgmestre a été pourchassé à NTYAZO puis emmené à la gendarmerie en voiture Toyota blanche et assassiné à REWESERO. Il ne se souvient pas de la présence d’autres Tutsi. Il explique que le bourgmestre GISAGARA aurait aussi été capturé. Il dit aussi que NYAGASAZA avait été tué car BIGUMA avait dit qu’on ne pouvait pas tuer un inyenzi[6] en en transportant un autre. Il ne sait pas exactement qui a tué NYAGASAZA mais il l’a vu partir et ne pas revenir. Le témoin n’a pas plus d’informations sur la suite des événements.
M. le président précise que la cour n’est pas saisie du meurtre du bourgmestre GISAGARA car l’accusé a bénéficié d’un non-lieu. Le témoin explique quand même ce qu’il aurait vu. BIGUMA l’aurait emmené en compagnie d’autres gendarmes, ligoté dans la voiture. Ils auraient fait le tour de la ville de NYANZA et MUSAFIRI lui aurait donné un coup de lance dans le ventre. Le témoin n’a pas d’information sur le rôle de BIGUMA sur les barrières. Dix Tutsi auraient été exécutés car il a vu les cadavres de dix hommes avec des impacts de balle. Ce serait KATCHEUR qui les aurait abattus après que BIGUMA les eut emmenés là-bas en quittant la gendarmerie. Ces corps ont été inhumés dans les bois.
Concernant les barrières, le témoin déclare que c’est BIGUMA qui aurait transformé les points de contrôle en barrières car il s’en vantait à la cantine de la gendarmerie.
S’agissant de l’ISAR SONGA[3], vingt gendarmes sont arrivés en voiture, encadrés par BIGUMA, ils ont pris un mortier et sont partis pour la colline. C’est BIGUMA qui a fait fonctionner le mortier en personne car ils s’en vantaient tous quand ils revenaient. Au sujet de la mutation de BIGUMA à Kigali, il dit qu’il est parti au mois de mai car il a été remplacé par un certain MUBANO qui était aussi arrivé au mois de mai.
M. MANIER a déclaré que ce témoin avait été préparé, ce que ce dernier conteste formellement. Il a témoigné de ce qu’il a vu..
Me MARIE, avocate du CPCR, prend la parole pour demander si le témoin distinguait bien BIGUMA de BIRIKUNZIRA, physiquement. Réponse affirmative du témoin. Ce dernier déclare ensuite être parti de la gendarmerie à la fin du mois de mai, au même moment que BIGUMA.
Madame l’avocate générale questionne maintenant le témoin. Elle demande si la fin du génocide mentionnée par le témoin fait référence à la fin du génocide à NYANZA, et il répond par l’affirmative. Ainsi c’est quand le FPR[7] est arrivé à NYANZA que le témoin a quitté son poste. C’est donc fin mai 1994 qu’il situe la mutation de l’accusé.
Me LOTTE, pour la défense demande au témoin s’il est possible que l’accusé ne se souvienne pas de lui. Ce qu’il répond quand c’est impossible. Le témoin déclare ensuite qu’il n’avait pas de relations avec TESIRE. Elle explique aussi qu’elle ne se souvient pas des dates exactes du début et de la fin des actes génocidaires à NYANZA. Le témoin déclare e pas avoir d’information sur des viols pendant le génocide.
Audition de madame Eugénie MUREBWAYIRE, citée par les parties civiles, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Madame Eugénie MUREBWAYIRE, pendant trois heures, va raconter les journées qu’elle a vécues à NYANZA, dès le début des massacres. Son récit, entrecoupé de pleurs, entraîne le jury et les personnes qui sont dans la salle dans un monde marqué de tant d’horreurs dont on se demande comment une jeune fille de 12 ans a pu survivre. Elle va décrire dans le détail la mort des siens, les différents lieux où elle a pu trouver un refuge.
Toutefois, monsieur le président, au bout de deux heures, interrompt le témoin pour lui demander quel lien cela peut-il bien à voir avec l’accusé BIGUMA. Il rappelle que, lorsqu’un témoin n’a pas été entendu pendant l’instruction, il est obligé de jouer le rôle du juge.
Devant la longueur du récit et l’abondance des détails, l’avocat de la défense Alexis GUEDJ intervient en élevant la voix et en hurlant « Cinéma ». De tels propos choquent monsieur SOMMERER, les avocats, les parties civiles et l’assistance. Dans un brouhaha déclenché par cet incident malheureux, monsieur le président suspend l’audience. A la reprise, maître GUEDJ tentera bien de revenir à la raison en exprimant de la « compassion » pour le témoin et les victimes de sa famille. Cela ne suffira pas pour dissiper le malaise causé par un tel comportement.
Madame l’avocate générale ne prendra la parole que pour remercier le témoin. Son témoignage a permis de souligner le rôle de la gendarmerie.
Audition de madame Françoise MUTETERI, citée par les parties civiles, en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
« Avant le génocide, je voulais poursuivre des études mais ce ne fut pas le cas. Mon père était enseignant et je ne comprenais pas la situation. Il m’a fait comprendre que c’était parce que j’étais Tutsi. Il m’a inscrite dans une école privée. En 1992, alors que je me rendais à la messe, j’ai été arrêtée à la barrière de KAVUMU, chez PREMIER. Comme j’avais oublié ma carte d’identité, les gendarmes m’ont fait assoir par terre. Un vieux monsieur est allé alerter ma mère qui m’a fait parvenir le document. »
« Après l’attentat du 6 avril 1994, mon père a demandé au directeur de l’école où il enseignait s’il pouvait nous héberger dans son établissement. Il a refusé, prétendant qu’il réservait les locaux aux femmes des gendarmes qui arrivaient de KIGALI. »
Le 21 avril, toute la famille se rend chez un ami de la famille, monsieur RUTAYISIRE, dont la femme était Hutu. Le 22, alors que la maîtresse de maison préparait le petit déjeuner, on frappe à la porte. Lorsque le témoin va ouvrir, des gendarmes se précipitent dans la maison. Ils ont demandé à tous ceux qui étaient là d’aller s’assoir dehors. Le témoin s’était couchée entre sa mère et sa sœur.
« Ma mère leur a demandé de nous laisser prier. J’avais dans la poche un nouveau testament. Ma mère s’est mise à genou: les gendarmes ont ouvert le feu et ma mère est tombée. J’ai personnellement reçu une balle dans le dos. J’ai été la seule à avoir la vie sauve. La population est entrée pour piller tout ce qu’elle pouvait dans la maison. Les gendarmes sont alors repartis. »
Les corps commençaient à enfler. « Le corps de ma mère contre laquelle j’étais devenait lourd. Une femme est arrivée et a dit qu’il n’y avait aucun survivant. Je me suis signalée et j’ai demandé à la femme de me sauver. Elle m’a soulevé en surveillant les alentours. Elle m’a d’abord cachée dans les toilettes puis m’a conduite chez elle. Mon corps était souillé de sang: le mien, celui de ma mère, celui de ma sœur. Les tueurs avaient fracassé la tête de ma mère. Le soir, son mari est entré, il ne voulait pas de Tutsi chez lui. Son mari lui a dit que ma mère était infirmière et qu’elle avait déjà soigné la famille. Le mari m’a indiquait un bois dans lequel d’autres Tutsi se cachaient.. »
Sur le chemin, le témoin rencontre un jeune Tutsi, Eric: elle lui demande de l’accompagner. Avec d’autres enfants, ils vont passer la nuit sous la pluie. Le lendemain, des Interahamwe[1] sont venus les attaquer; Françoise MUTETERI reste allongée sur le sol pour ne pas éveiller les soupçons des tueurs. Ayant réussi à se lever, elle va trouver refuge chez une vieille qui va la cacher sous son lit. Cette vieille femme hutu va se comporter comme une maman pour la jeune fille.
Lorsque des « chasseurs » sont revenus chez la vieille dame, cette dernière a eu l’idée de la cacher dans un trou qui avait été creusé pour faire mûrir les bananes (NDR. Pour fabriquer la bière de banane, urgwagwa, il faut creuser un trou dans lequel on va faire brûler des feuilles pour chauffer la terre. On enterre alors les bananes jusqu’à maturité. Mélangées à une herbe spéciale, elles vont être écrasées afin d’en extraire un jus qu’il faudra laisser fermenter quelques jours. On obtient de la bière ou du vin de bananes. »
Le témoin va rester là longtemps. La vieille dame venait la nourrir. Elle venait aussi s’assoir près d’elle, dans la journée alors que les tueries continuaient. A un moment, comme elle souffrait beaucoup à cause de la balle qu’elle avait reçue dans le dos, elle a souhaité quitter sa cachette, quitte à être tuée. Un serpent est même entré dans le trou: « Il aurait mieux valu que je meure sous sa morsure » ajoutera le témoin.
La nuit, les assaillants se reposaient aux barrières. « Lorsque les Inkotanyi[8] sont arrivés, la vieille femme a fui en me laissant sur place ». On entendait le crépitement des balles. Dans la soirée, la vieille dame est revenue. Comme elle n’avait pas pu fuir les soldats du FPR, elle leur avait dit qu’elle cachait une jeune Tutsi. « J’ai cru qu’elle était revenue avec des Interahamwe » dira le témoin.
Les soldats du FPR vont conduire Françoise au camp de MUGANDAMURE où elle va être soignée. Elle sera ensuite conduite chez un médecin chez qui elle va vivre. Ce dernier va la soigner et extraire la balle qu’elle avait encore dans le dos. Comme elle allait mieux, le témoin a été conduite là où on avait enterré les corps des siens. Elle retrouvera le corps de sa maman dans la position où elle avait été tuée: à genoux. Elle est la seule survivante de sa famille.
Son avocat lui demande comment elle va.
« Il est difficile de s’adapter à la vie d’après. Nous avons voulu avoir des enfants qui nous interrogent sur nos ascendants. Pourquoi cela a-t-il eu lieu? Mon fils a écrit un mémoire sur le génocide. Ces blessures, nous les porterons toute notre vie. Je suis suivie par un psychiatre israélien et un rwandais. Mon mari est décédé peu de temps après notre mariage. Nous avons de la chance parce que notre pays nous comprend. Un fond a été créé pour nous aider. » Et de terminer en remerciant la France qui aide les survivants.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Coline BERTRAND, stagiaire
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
- CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
- ISAR SONGA : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑][↑]
- Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste, cf. Glossaire.[↑]
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
- Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]