- Audition de Jean-Marie Vianney KANDAGAYE.
- Audition de Tharcisse SINZI, partie civile.
- Audition de Philippe NDAYISABA, partie civile.
- Audition d’Albert MUGABO, partie civile.
- Audition de Marie INGABIRE, partie civile.
- Lecture d’auditions.
Audition de monsieur Jean-Marie Vianney KANDAGAYE, détenu, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
Le témoin décline son identité et prête serment. Il a été condamné à la prison à perpétuité par la Gacaca[1].
Après avoir témoigné en première instance, quelqu’un lui a dit que cela allait avoir des conséquences pour lui, qu’il souffrirait toute sa vie. Il a aussi entendu dans l’actualité nécrologique que sa femme était décédée. Le 6 décembre, son fils est venu lui rendre visite en prison pour lui dire qu’effectivement sa femme était décédée, qu’on l’avait étranglée et qu’on lui avait crevé les yeux.
M. le président lui demande si cela pourrait avoir un lien avec son témoignage du 14 juin 2023. Il dit ainsi subir des pressions car ses co-détenus lui reprochent d’enfoncer les leurs, notamment HATEGEKIMANA. Il dit: « Je ne sais pas si je suis un témoin à charge ou à décharge » car je dis seulement ce que l’on m’a raconté.
M. le président lui parle des causeries, groupes de parole en prison, mais il ne connaît pas.
Il dit avoir a plaidé coupable pour l’attaque de l’ISAR SONGA[2] et pour sa présence sur une barrière, mais il a plaidé non coupable pour avoir érigé une autre barrière, participé à des réunions et fait des listes de personnes à éliminer. Au moment du génocide, il était enseignant à KINAZI dans l’ancienne commune de RUSATIRA, à 1km de l’ISAR SONGA.
Me GUEDJ lui pose des questions. La barrière était sur la route asphaltée. Il déclare qu’il n’a reçu aucune consigne avant de témoigner. Il était au cabaret d’ARETE, un samedi vers 15h. Deux véhicules avec des gendarmes sont arrivés et les ont rassemblés. Il suppose qu’il s’agissait d’une Daihatsu bleue et blanche mais n’en est pas sûr. Il estime que le nombre de gendarmes n’était pas supérieur à 20. Il sait qu’il s’agissait de gendarmes car ils s’occupaient de la sécurité de leur région. Il n’a pas fait attention à la couleur de leur béret. Ils ont demandé que la population se joigne à eux pour aller chasser les Tutsi de l’ISAR SONGA. Ils sont donc venus avec des armes traditionnelles. À leur arrivée, l’attaque avait déjà commencé car il y avait déjà des tirs.
Il n’a pas vu BIGUMA et ne le connaît pas. Le conseiller de secteur de KINAZI lui a dit que BIGUMA dirigeait cette opération juste après l’attaque mais avant la prison. On lui a également dit une fois en prison.
D’après ses estimations, il y avait environ 1000 réfugiés Tutsi. M. le président lui dit que certains parlent de 30 000. Il répond que c’est une exagération. La barrière érigée avait pour but d’arrêter les Tutsi mais le témoin affirme que personne n’a été tué.
Il était président local du MRND[3], le parti présidentiel mais il ne faisait pas parti du Hutu Power[4]. Il a été nommé bourgmestre par le conseiller NDAYISABA du 22 au 30 juin 1994. C’est ce jour-là qu’il a fui.
Il a été entendu par des enquêteurs du TPIR[5] au sujet de l’attaque de l’ISAR SONGA. Il avait parlé d’une Daihatsu bleue et il avait vu un gendarme s’entretenir avec le conseiller. Il ne savait pas qu’il s’agissait de BIGUMA à ce moment-là. Il confirme que les gendarmes ont utilisé la route et les populations civiles ont emprunté les sentiers pour aller sur le site du massacre. Après l’attaque, chacun est rentré chez soi et le conseiller à ce moment-là lui a dit que ce sont les gendarmes dirigés par BIGUMA qui avaient mené l’attaque.
Me PHILIPPART lui demande de confirmer que son épouse MUKAMUVARA Xaverina cachait une jeune femme nommée NTAGUGURA chez eux pendant le génocide. Le témoin confirme.
Me EPOMA lui demande de confirmer la date de l’attaque entre le 27 et 28 avril 1994, ce que le témoin fait. Lorsqu’il a été nommé bourgmestre le 17 juin, le génocide était terminé.
Madame l’avocate générale prend la parole au sujet de son audition devant le TPIR. Il avait évoqué deux événements : le premier le 24-25 avril, le bourgmestre de RUSATIRA avait reproché au conseiller de secteur de ne pas avoir commencé à travailler, c’est-à-dire à tuer les Tutsi qui étaient rassemblés chez Félicien TWAGIRAYEZU. Ces gendarmes venaient de NTYAZO et ont demandé aux civils de le suivre, ont tiré en l’air et les pillages ont commencé. Le deuxième événement, entre le 24 et 28 avril : une camionnette de gendarmes qui ont demandé aux civils de les suivre. Il répond que sa mémoire n’est pas intacte et qu’il a du mal à se souvenir de tout.
Me GUEDJ, pour la défense, interroge le témoin. Il y avait des affrontements entre le FPR[6] et les FAR[7] à MAYAGA? Il confirme être resté sans sa famille entre juin 1994 et 1996 dans le camp de KASHUSHA dans le Sud-Kivu. Il est revenu au Rwanda après le démantèlement du camp de réfugiés par le FPR entre le 2 et le 3 novembre 1996. Le camp a été attaqué par le FPR à l’aide de fusils et il y a perdu son cousin.
Au sujet des barrières, la première dans son secteur a été érigée vers le 17 avril, avant le début des massacres.
Me GUEDJ veut savoir si les « congénaires et consanguins » qu’il a peur d’enfoncer peuvent être des conseillers ou des bourgmestres. Il répond par la négative.
Au sujet du nombre de gendarmes dans la voiture, il demande si ce chiffre lui a été soufflé avant son audition, ce que le témoin nie. Concernant la couleur du béret des personnes à bord de la voiture, il dit que c’était gris.
Il a témoigné en 2001 devant les enquêteurs du TPIR dans l’affaire NDINDILIYIMANA (CEMA) mais il ne s’en souvient pas.
Il n’a pas vu d’hélicoptère survoler la colline.
Le président demande à l’avocat de ne pas contribuer à l’allongement des débats par ses questions parfois difficiles à comprendre. Me GUEDJ repose des questions sur la collecte d’information. Le président insiste de nouveau pour avancer et aller droit au but « Vous perdez la Cour ».
Israël DUNSINGIZIMANA[8] et Lameck NIZEYIMANA[9] étaient ses co-detenus, pas des personnes qu’il a fréquentées mais il sait qu’ils font partie de ceux qui ont plaidé coupable. Enfin Me GUEDJ fait remarquer qu’il n’a pas reconnu BIGUMA sur les planches photos.
Audition de monsieur Tharcisse SINZI, partie civile (CPCR), assisté par maître Domitille PHILIPPART.
Nous reprenons le compte-rendu de l’audition du témoin lors du procès en première instance.
« Je commence par la définition de mon nom. SINZI signifie « je ne sais pas ». Je suis né en tant que Tutsi dans la zone de BUTARE. Les Hutu de GIKONGORO étaient venus dans la zone de BUTARE en 1963. Un ami de mon père avait retrouvé mon père dans la forêt et lui avait demandé s’il pouvait me donner un nom. Il lui avait dit « SINZI ».
J’ai fait l’école primaire. Comme j’étais Tutsi, en 1974, je ne pouvais pas faire l’école secondaire. Je suis resté à la maison pendant 3 ans, chez mon père. En 1977, je suis parti au BURUNDI. Une fois là-bas, comme je venais de faire trois ans sans étudier, on m’a placé en 5e année de primaire.
J’ai commencé l’école secondaire quand ma promotion au Rwanda la terminait. J’ai fait le secondaire au Collège Saint-Albert, collège qui avait été fondé par et pour les Tutsi réfugiés au BURUNDI afin de leur permettre de pouvoir étudier..
En 1988, je suis rentré au Rwanda diplômé. J’avais commencé le karaté en 1978 au BURUNDI. J’ai eu la ceinture noire en 1984. Quand j’ai regagné mon pays, j’ai eu la chance d’avoir du travail à l’université nationale du Rwanda. Ils avaient un club de karaté et recherchaient un entraineur. J’ai eu ce poste. Je travaillais aussi en tant que laborantin dans le centre de recherche sur les plantes médicinales financé par les Belges.
Comme j’étais Tutsi, on m’avait fait signer un document comme quoi je n’avais pas le droit d’entrainer un Tutsi. Je ne pouvais entrainer que les Hutu et je ne pouvais pas ouvrir mon propre club en dehors de l’université. De manière générale, l’ethnie des athlètes était précisée sur leurs cartes d’identité[10].
En 1990, j’ai été considéré comme un Ibyitso[11], comme un complice du FPR. J’avais donné des cours d’orientation à l’école belge et à l’école française. Je n’ai pas été mis en prison car les familles des enfants sont venus manifester au parquet.
En 1994, quand l’avion d’HABYARIMANA est tombé, j’ai regagné ma colline natale, chez mon père. J’avais une femme et un enfant. J’ai quitté BUTARE pour aller chez mon père à SONGA. J’arrive chez mon père la nuit du 12 avril. Comme en 1959, 1963, 1973 et 1990, BUTARE n’a jamais été touchée par les massacres à la différence des autres préfectures. En 1959, GIKONGORO était séparé par la rivière MUWOGO et était proche de BUTARE.
Les massacres avaient commencé à GIKONGORO. La nuit où je suis arrivé chez mon père, des réfugiés tutsi arrivaient. Nous avons construit une barrière. La population, hutu et tutsi, était unie. La résistance a commencé le 13 avril sur la rivière de MWOGO. Parce que j’étais assez fort, j’ai organisé des réunions avec la population. Je leur ai expliqué que nous avions des bras, des jambes, le même sang, et que nous avions les mêmes armes traditionnelles. J’ai expliqué que nous allions lutter contre eux (les Interahamwe[12] de GIKONGORO). Nous avons résisté du 13 au 21 avril. Nous étions environ 300 personnes, solidaires.
Un groupe de gendarmes est arrivé du côté de GIKONGORO. Ils ont tiré avec des fusils. Le groupe dans lequel j’étais a fui (moi également) car c’était la première fois qu’on entendait des tirs. Nous sommes allés sur la colline SAZANGE, qui est la colline voisine de SONGA. Le premier groupe a pu traverser la route principale en direction de KIGALI et passant par BUTARE. Le second groupe a été repoussé. Le groupe qui a traversé la route principale s’est rendu à SONGA. Comme les attaques étaient fortes, nous avons décidé de continuer vers le BURUNDI. J’étais dans le premier groupe.
Arrivés de l’autre côté de SONGA, nous avons continué vers le BURUNDI. Nous avons été repoussés, et nous sommes revenus vers ISAR SONGA[13]. Nous sommes retournés à SONGA à 4h du matin, le 22 avril.
Une fois arrivé à SONGA, (je précise que je n’avais plus les membres de ma famille), j’ai réalisé qu’il fallait que je lutte pour ma vie. J’ai rassemblé tout le monde. Nous avons choisi un placement entre trois collines. De là nous avions une bonne visibilité sur les alentours.
Nous nous sommes organisés pour résister. Chaque jour, à partir de 8h du matin, nous avions des attaques des Interahamwe. Comme eux, nous avions des armes traditionnelles. Nous avons résisté du 22 au 27. Un hélicoptère est arrivé le 27. Il a survolé toute la masse et s’est rapproché de cette masse. Nous sentions l’air. Ils ont sorti leur tête et ont utilisé leur jumelle. Le 28 nous avons été massacrés.
Le 28, ils ont fait semblant de ne pas attaquer. Ils se déguisaient, enroulaient et cachaient leur fusil d’une nappe, ils avaient quelques choses sur la tête. Ils se rapprochaient de nous puis disparaissaient. A 16 heures, nous avons reçu des tirs qui faisaient beaucoup plus de bruit. On pouvait voir une centaine de personnes sauter. Ils ont bombardé les collines pendant 30 minutes, une seconde nous paraissait une année. J’avais une montre. Nous sommes partis en débandade, les oreilles bouchées, nous ne savions pas où aller.
Nous sommes partis dans l’une des vallées entre les collines que j’ai citées. Il n’y avait qu’un seul chemin. Les Interahamwe étaient placés sur une colline mais ils n’étaient pas assez nombreux pour nous arrêter. Il fallait donc qu’ils nous séparent. Nous étions tellement nombreux que si quelqu’un tombait, il était piétiné.
La nuit du 28, nous sommes arrivés sur une barrière qui était forte. Les Interahamwe avaient des arcs. Ils nous tiraient dessus. Nous les avons bombardé avec des pierres. Ils ont cru que nous étions armés mais ce n’était pas le cas. Nous avons pu les faire fuir.
Ensuite, nous sommes arrivés vers MUYAGA. Nous avons perdu le chemin. Il y avait un enfant de 13 ans qui nous expliquait que l’on pouvait voir le BURUNDI depuis la colline de MUYAGA. Il avait l’habitude de s’y rendre car sa tante vivait sur la colline. Nous avons décidé d’aller sur cette colline vers 9 heures pour y faire une pause.
On s’est séparé en deux groupes. Le groupe qui est passé sur la droite a été surpris par une barrière des Interahamwe et s’est fait tirer dessus. Nous, nous étions passés par la gauche, mais nous avons été stoppés par la clôture des champs du propriétaire. Après plusieurs heures de marche, nous avons atteint la rivière Akanyaru.
Il y avait beaucoup d’eau. Nous devions nager pour traverser. J’ai pu traverser, j’ai enlevé mes vêtements et je suis retourné vers mon groupe. Nous avons fait une corde avec les vêtements de tout le groupe. L’un des membres du groupe a voulu se pendre. J’ai tenté de le raisonner. Mon groupe n’avait pas compris qu’il fallait qu’il tienne le bout de la corde. Il pensait que j’allais les tracter.
Une fois de l’autre côté de la rivière, on s’est dit qu’il fallait trouver de l’aide. Il n’y avait pas de chemin. Cela nous a pris deux heures pour nous frayer un chemin à travers les papyrus. Nous pensions atteindre le BURUNDI. Nous avions perdu notre boussole. Nous sommes tombés sur deux chiens, quatre hommes et une femme et je les ai salués en burundais. Le problème était qu’ils m’ont répondu en kinyarwanda. Nous n’étions donc pas sûrs d’être arrivés au BURUNDI. J’ai alors fait un signe aux autres membres du groupe pour qu’ils s’apprêtent à attaquer au cas où les quatre hommes se montreraient hostiles. Ils avaient des machettes.
Ces quatre hommes nous ont dit qu’ils devaient nous conduire au chef du village. MATHIEU. Ce dernier voulait de l’argent en échange de son aide. Une station militaire a dit à MATHIEU que s’il manquait l’un des membres de notre groupe, son village allait en subir les conséquences. Après une heure, nous sommes revenus avec les militaires burundais. Il était quatre heures du matin. Nous avons retrouvé mon équipe. Mon groupe, qui en réalité n’avait pas d’argent, a dû céder des vêtements, des chaussures pour payer.
Je me suis remarié en 1998. J’ai eu des enfants, j’ai pu aller à l’université ».
Questions.
Maître PHILIPPART remercie le témoin en ajoutant qu’il est « l’image de la résistance à ISAR SONGA. » Ce dernier précise bien ensuite que si les assaillants n’avaient pas reçu le renfort des gendarmes, ils auraient pu se défendre plus longtemps. L’avocate demande alors à monsieur SINZI de préciser quelques points de son témoignage.
Maître AUBLE s’inquiète du sort réservé aux corps laissés sur la colline ou tout au long du chemin. Le témoin, qui n’est pas revenu, sait simplement que les cadavres ont été rassemblés au Mémorial de l’ISAR SONGA. Question lui est ensuite posée concernant le survêtement qu’il porte aujourd’hui devant la Cour. Il s’agit en fait du même vêtement qu’il a porté pendant tout le génocide. Il a simplement fait inscrire au dos: « Survivre par la grâce de Dieu. ISONGA Avril 1994. » Monsieur le président lui demande de se retourner pour que le jury puisse voir l’inscription.
Madame l’avocate générale demande au témoin comment s’est fait le recensement des victimes (Rappel: sur les 3480 Tutsi présents sur la colline, seuls 118 ont pu traverser la frontière).
Le témoin répond qu’ils avaient besoin de savoir si, parmi les réfugiés, ne se cachaient pas des « infiltrés » hutu. Ils demandaient alors la carte d’identité à tous ceux qui arrivaient. C’est ainsi qu’ils ont pu connaître le nombre de personnes présentes.
Maître GUEDJ, pour la défense, s’étonne que le témoin ait pu dire qu’il trouvait injuste que BIGUMA ait fait appel alors qu’il ne l’a même pas vu sur le terrain et qu’il ne le connaissait pas. Il va même lui reprocher de « prendre partie ». Ce n’est pas tout à fait ce que monsieur SINZI avait dit mais il ajoute: « D’ailleurs, je n’ai pas envie de le connaître », propos qui irritent fortement l’avocat.
Monsieur le président intervient: « Une partie civile peut prendre partie« , pas la Cour!
Audition de monsieur Philippe NDAYISABA, partie civile (CPCR) assisté par maître Domitille PHILIPPART.
Avant 1994, les Tutsi ont été beaucoup persécutés et privés de leurs droits. Quand l’attentat a eu lieu, Philippe NDAYISABA se situait à GITOVU secteur de KINAZI, à côté de l’ISAR SONGA. Vers le 21-22 avril il a vu des personnes fuir et se faire arrêter aux barrières. Ces personnes se sont donc réfugiées vers les habitations mais on les a arrêtées à ARETE et fusillées. Il a entendu les bruits de balle. Des personnes qui fuyaient sont arrivées dans leur famille et des Interahamwe[12] ont attaqué leur maison. Ils les ont repoussés et ces derniers ont dit qu’ils appelleraient les gendarmes. La famille a fui dans un endroit à l’écart vers la route qui descendait vers NTYAZO.
Le conseiller de secteur Samuel NDAYISABA avec des gendarmes et le bourgmestre NYAMWENDA étaient présents. Le président note qu’il avait précédemment mentionné des policiers municipaux aux côtés des Interahamwe. Aujourd’hui il précise qu’il y avait des gendarmes et un policier. Lors des petites attaques, les gendarmes n’étaient pas nombreux. Il voit un hélicoptère la veille de la grande attaque, le 27 avril, qui va tournoyer au-dessus de leurs têtes. Ils se sont couchés par terre. Ils pensaient qu’il s’agissait de secours.
Le matin du 28 aucune attaque ne s’est produite. Puis un véhicule de type pickup blanc n’ est arrivé. Les réfugiés ont cru qu’il s’agissait d’Interahamwe. Ces personnes sont allées au sud de l’ISAR SONGA sur la colline d’en face, BUREMERA. Des gendarmes sont arrivés et ont tiré avec un fusil sur un de ses cousins et les personnes autour de lui. A l’arrière, des obus étaient tirés pour tuer les gens et les vaches et creusaient des trous dans la terre.
Les Interahamwe qui venaient de derrière tuaient à l’arme traditionnelle les personnes qui tentaient de s’échapper. Il a réussi à fuir dans la cohue avec un groupe de réfugiés. Puis il est arrivé à MOBUSA où il y avait beaucoup de barrières, puis la commune de MUYAGA. Ici, ils ont trouvé le même véhicule des gendarmes qui les attendait. Les gendarmes ont tué les réfugiés qui arrivaient et lui a fui. Il faisait partie du groupe de SINZI[14].
Après le génocide, il est retourné à l’ISAR SONGA et a retrouvé les corps qui gisaient. Ils ont été inhumés en octobre 1994. Un site mémorial y est maintenant érigé. Il a retrouvé et compté 44 630 corps dans la commune de RUSATIRA, dont 4 à 5 000 de l’ISAR SONGA.
La victime estime que 7 jours se sont écoulés entre la première et la dernière attaque. Il a perdu ses 4 enfants de 13 ans à 2 mois, son épouse, sa mère et 4 de ses frères et sœurs ce jour-là. Ses neveux, nièces et belle-sœur ont également été tués. Le reste de ses frères et sœurs ont été tués à NYAMURE. Il est l’unique survivant de toute sa famille.
Le jour de la grande attaque le 28, il n’a pas pu distinguer exactement le type de véhicule. Il dit aujourd’hui que le véhicule était venu repérer les lieux le matin-même et non la veille comme il avait dit dans une précédente audition.
Parmi les « gens d’armes », certains avaient des bérets rouges comme les gendarmes, et d’autres verts comme les militaires. Cependant il confirme que les tirs d’obus venaient des gendarmes[15].
Me HERBEAUX demande à la victime d’expliquer l’importance du mémorial dont il est responsable.
Madame l’avocate générale reprend un élément de chronologie.
Les attaques de l’ISAR SONGA ont commencé le 22 avril après que les Tutsi s’y réfugient.
Le 23 avril, un policier municipal nommé Michel était venu sur la colline avec un mégaphone pour dire aux Hutu de rentrer chez eux car ils n’étaient pas menacés. Des bourgmestres avaient reproché au conseiller de secteur de ne pas avoir assez travaillé.
Dans un second temps, lors des attaques de l’ISAR SONGA, il voit à nouveau des conseillers de secteur avec des gendarmes. À ce moment-là, le conseiller de secteur lui dit qu’il s’est entretenu avec BIGUMA.
Pas de question de la défense.
Audition de monsieur Albert MUGABO, partie civile (CPCR) assisté par maître Domitille PHILIPPART.
Jusqu’au 11 avril, Albert MUGABO se sentait en sécurité dans son village. À partir de ce jour il entend que des gens en provenance de NTYAZO venaient attaquer les Tutsi. Son beau-frère Hutu, NSABIMANA, lui dit que les Tutsi étaient visés après avoir visité KAREMERA qui avait vu son nom sur la liste.
La victime avait donc préparé son départ avec ses trois frères pour le Burundi mais sa femme Hutu décide de rester.
En route, il est arrêté par des gendarmes et on leur intime l’ordre de rentrer chez eux car la situation est calme. « Nous fuyions la guerre… mais où est la guerre? ». Un des gendarmes lui rappelle qu’ils ont joué au ballon ensemble, et qu’ils sont en sécurité: on leur demande de rentrer chez eux, ils doivent se battre contre ces gens qui veulent manger leurs vaches.
En rentrant chez eux, ils tombent sur la barrière de MUYENZE où on leur dit d’aller à l’ISAR SONGA. Il va donc s’y réfugier avec plusieurs membres de sa famille élargie.
À leur arrivée le 22 ou le 23 à l’ISAR SONGA, ils y trouvent beaucoup de Tutsi. Ils passent la nuit à RUYENZI. C’est le lendemain matin qu’ils vont sur la colline de GITOVU où il trouve SINZI et NDAYISABA.
Pas une seule journée ne passe sans attaque. Il y a des tirs mais en s’organisant, ils réussissent à résister quelques jours en jetant des pierres. Ils apprennent de SINZI qu’il faut se coucher lorsque des balles sont tirées. La semaine passe avec une attaque tous les jours. Un jour, un hélicoptère passe faire un repérage et repart. Le lendemain, pas d’attaque le matin mais vers 15h commence la grande attaque finale.
Pendant cette attaque, les gendarmes les avaient encerclés avec les Interahamwe. Une grande arme à feu était posée à BUREMERA et tirait en direction de GITOVU. Les réfugiés étaient tués dans leur fuite.
Ses frères sont morts à l’ISAR SONGA. Il a retrouvé sa femme après le génocide à GIKONGORO. C’est un long chemin de croix depuis, il doit prendre des médicaments. Il lui arrive souvent aujourd’hui de croiser des assaillants.
Il ne connaissait pas BIGUMA et n’en a pas entendu parler.
Me MARIE l’interroge sur l’uniforme des assaillants. Il répond qu’il s’agissait d’uniformes militaires avec des bérets rouges. L’ensemble des membres du clan HABAGUNGA a été assassiné.
Me PHILIPPART demande comment il sait que les gendarmes venaient de NYANZA. La victime répond qu’il avait vu leur véhicule à la laiterie. Il avait déjà vu les gendarmes de NYANZA car ce sont eux qui intervenaient à RUSATIRA.
Il n’est plus avec sa femme aujourd’hui car elle l’a abandonné pendant le génocide.
Madame l’avocate générale précise que la gendarmerie de NYANZA était bien compétente pour intervenir dans la commune de RUSATIRA.
Me LOTTE, pour la défense interroge maintenant la partie civile.
Ce dernier dit qu’il ne pourrait pas estimer le nombre de gendarmes le jour de l’attaque. Il a aussi vu des militaires, au moins trois, mais il ne les a pas comptés.
Concernant la Gacaca[16], il dit ne pas avoir témoigné à KINAZI.
Audition de madame Marie INGABIRE, partie civile.
Madame INGABIRE avait 7 ans en 1994. Elle habitait la commune de NTYAZO, à CYIMVUZO. Elle était la cadette d’une fratrie de dix enfants.
Quand l’avion du président HABYARIMANA est tombé, elle a vu arriver beaucoup de monde à la maison. en provenance du BUGESERA. Les voisins hommes étaient venus voir son père en toute discrétion pour évaluer la situation. À partir de ce jour, les adultes ne dormaient plus dans leurs maisons. Tout près de chez eux se trouvait la colline de RWEZAMENYO vers laquelle se dirigeaient beaucoup de réfugiés.
« Mon père nous a rassemblés, il fallait que nous nous séparions pour ne pas tous mourir au même endroit. Je suis partie vers RWEZAMENYO avec ma mère qui ne voulait pas me laisser partir avec mes frères. En cas d’attaque, ils auraient couru et n’auraient pas pu attendre leur soeur. Mon père et mes frères sont partis vers KARAMA. Nous nous sommes battus en lançant des pierres sur les assaillants. Les Interahamwe sont alors allés chercher des renforts auprès d’autres miliciens.
Les massacres ont commencé. Je me suis cachée dans la brousse avec ma mère mais des agresseurs sont arrivés. Alors que j’étais assise sur les genoux de ma mère, ils m’ont arraché de là et ont découpé ma mère en morceaux sous mes yeux. »
Le témoin évoque alors la présence d’un jeune homme aveugle que les Interahamwe lui ont demandé d’accompagner jusqu’à KIBILIZI alors qu’elle ne connaissait pas le chemin. Arrivée tout près de chez elle, elle a laissé le garçon et s’est cachée dans un champ de sorgho avant de se rendre chez un voisin qui refuse de la cacher malgré les supplications de la vieille maman: le père du témoin avait en effet fait beaucoup de bien à leur famille, il ne fallait pas faire de mal à la fille de Joseph. Le lendemain matin, ses hôtes lui ont montré le chemin de KARAMA.
À KARAMA, il y avait beaucoup de réfugiés et elle reconnaît ceux de sa colline qui lui ont demandé de les suivre. Ils l’ont conduite auprès de son père et de sa grande sœur Gloriose MUSENGAYIRE[17]. Deux de ses frères étaient là aussi. Elle annonce à son père que la maman avait été tuée. Ce dernier lui annonce à son tour la mort d’autres frères à NYAMURE.
Les réfugiés vont subir des attaques fréquentes mais ils vont se défendre en lançant des pierres sur les assaillants. En se tenant au devant des combattants, son père est tué sous ses yeux. Ils se sont alors dispersés: c’est la dernière fois qu’elle a vu sa famille. Elle va errer dans plusieurs endroits, personne pour l’aider. Elle va rester dans la brousse jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi.
Monsieur le président intervient pour rappeler que le témoin a perdu sa mère sous ses yeux et son père à KARAMA. Madame INGABIRE déclare que seuls quatre membres de sa fratrie ont survécu: deux frères et deux sœurs ont été tués à NYAMURE. Quant à BIGUMA, elle était trop jeune pour le connaître.
Ni les avocats généraux, ni la défense ne posent des questions.
Monsieur BIGUMA tient à réagir suite au témoin de la première heure, monsieur KANDAGAYE. « Il a osé dire que le camp de KASHUSHA, au Zaîre avait été attaqué par les militaires congolais. C’est faux. Ce sont les militaires du Rwanda. » ( NDR. Personnellement, je cois avoir entendu le témoin dire que KASHUSHA avait été attaqué par les militaires rwandais. C’est en tout cas ce que j’ai retrouvé dans mes notes).
Lecture d’auditions de témoins cités dans l’OMA[18].
Lecture de l’audition de monsieur Alexis RUYOMBYANA.
Il a été entendu par des enquêteurs suédois dans une affaire jugée en Suède. Il met en cause le gouvernement rwandais dans la commission du génocide: la population a été trompée. Il se rendra lui-même à NYAMURE dont il raconte les attaques.
Lecture de l’audition de monsieur Jean-Pierre RUZINDANA.
Il met en cause BIGUMA dans les massacres et d’autres comme Mathieu NDAHIMANA: l’accusation concerne RWEZAMZENYO, NYAMURE et KARAMA. Il a fui au BURUNDI et est revenu en juin. Il a alors été nommé conseiller de secteur. Il était absent, mais c’est la population qui lui apprend la participation active de BIGUMA dans le génocide.
Lecture de l’audition de monsieur Michel NKURUNZIZA.
Son audition porte sur les massacres de l’ISAR SONGA. Il a été condamné à trente ans de prison. En 1994, il était un des neuf policiers communaux de RUSATIRA. Il ne connaît que BIRIKUNZIRA parmi les gendarmes de NYANZA.
Coline BERTRAND, stagiaire
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha ») Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑]
- ISAR SONGA : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑]
- MRND : Mouvement Révolutionnaire National pour le Développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA, renommé ensuite Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement[↑]
- Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) qui traduisait la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. À partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et une autre dite « modérée », rapidement mise à mal, cf. glossaire.[↑]
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
- FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
- Voir l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA, 25 novembre 2024.[↑]
- Voir l’audition de Lameck NIZEYIMANA, 20 novembre 2024.[↑]
- Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
- Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
- ISAR Songa : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑]
- Voir l’audition de Tharcisse SINZI ci-dessus.[↑]
- On pourra également se reporter à l’audition de monsieur Philippe NDAYISABA en première instance, pour quelques précisions concernant cette attaque.[↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑] - Voir l’audition de Gloriose MUSENGAYIRE, partie civile, 3 décembre 2024.[↑]
- OMA : Ordonnance de mise en accusation.[↑]