- Audition de Jean-Baptiste MUSABYIMANA.
- Audition de Silas MUNYAMPUNDU.
- Arrêt de la Cour concernant les massacres de KARAMA.
- Audition de Grâce BYUKUSENGE, partie civile.
- Audition de Florence NYIRABARIKUMWE, partie civile.
- Audition de Gloriose MUSENGAYIRE, partie civile.
- Lecture d’auditions.
Audition de monsieur Jean-Baptiste MUSABYIMANA, cité par l’accusation, en visioconférence du Rwanda.
Le témoin décline son identité et prête serment.
Il explique qu’il a déjà témoigné en juin dernier[1] et qu’il va redire la même chose. Il a été condamné par la Gacaca[2] à 30 ans de réclusion depuis 1994 après avoir plaidé coupable pour l’attaque de NYAMURE et avoir tenu la barrière de NYAGACYAMO (située à 1 km de l’école de NYAMURE).
Cette barrière a été érigée sur demande du conseiller de secteur, les gendarmes n’y ont pas joué de rôle particulier et il n’a jamais vu BIGUMA dessus. Il a vu un véhicule une fois avec des gendarmes à son bord le jour où la colline de NYAMURE a été attaquée. Il s’agissait d’un 4×4 Toyota Hilux rouge qui se dirigeait vers l’école de NYAMURE et contenait 3 gendarmes à son bord. Il n’a pas vu d’autres véhicules. Ces gendarmes ont donné l’ordre aux villageois qui étaient sur la barrière avec le témoin de les accompagner. Ces derniers avaient des machettes et des gourdins et ont suivi à pied le véhicule jusqu’à l’école.
À leur arrivée, les combats avaient déjà commencé, il y avait déjà des tirs mais il n’a pas fait attention s’il y avait des explosions. Les Tutsi qui s’échappaient étaient achevés à la machette et au gourdin. Il n’a personnellement pas tué ce jour-là. Il pense qu’il y avait au moins 5 000 Tutsi sur la colline mais ne saurait pas estimer le nombre de victimes. Lorsqu’il a été entendu par les autorités suédoises, il avait estimé le nombre de victimes à 6 000.
M. le président l’interroge sur le statut des personnes de la voiture. Il avait dit en premier lieu qu’il s’agissait de militaires, puis des gendarmes, ce qu’il répète aujourd’hui. Il répète aujourd’hui qu’il ne savait pas bien les distinguer à ce moment-là et qu’ils ne portaient pas de béret.
Il confirme qu’il ne connaît pas les noms HATEGEKIMANA, BIRIKUNZIRA, BIGUMA.
Monsieur l’avocat général prend la parole. Le témoin répond que le véhicule est passé en fin de matinée. Sur la barrière, il n’y avait pas d’horaires fixes. Il a vu passer un véhicule que ce jour-là. Il n’a ni entendu d’avion, ni des explosions. Il ne connaît pas Mathieu NDAHIMANA[3]. Il n’est pas au courant que l’hôpital avait subi une attaque à ce moment. L’avocat général conclut que cette attaque est sûrement liée à une attaque précédant la grande attaque pour laquelle la Cour est saisie.
Me ALTIT interroge maintenant le témoin.
La collecte d’informations dans laquelle il avait appris le nom de BIGUMA date d’il y a longtemps. Il ne saurait pas la restituer dans le temps. Les collectes d’information avaient lieu par secteur dans les prisons. Les conseillers de secteurs ou responsables de cellule étaient désignés pour présider les groupes. À défaut de cela, c’était quelqu’un qui savait lire. Dans son cas il s’agissait de leur conseiller MUHINDAHABI qui avait demandé l’erection des barrières.
Me ALTIT suggère que cette collecte d’information a été réalisée entre 2014 et 2018 ce qui n’est pas possible car les Gacaca étaient terminées à ce moment-là, depuis 2012[2]. Le témoin dit que c’était sûrement vers 2003-2004. Me ALTIT relève que si tel est le cas, il est curieux que le témoin n’ait toujours pas su la différence lors de sa première audition en 2014. Le témoin réexplique qu’il a déjà dit qu’il ne savait pas la différence entre militaires et gendarmes à ce moment-là.
Audition de monsieur Silas MUNYAMPUNDU, cité par l’accusation, en visioconférence du Rwanda.
Le témoin décline son identité et prête serment. Il avait aussi déjà été entendu lors du procès en première instance[4].
Il est un ancien juge de canton et bourgmestre de NTYAZO jusqu’en 2000, puis vice bourgmestre de NYAMURE jusqu’à 2006. Aujourd’hui il n’exerce pas de fonction politique, il est à la retraite. Il habitait à MUYIRA dans la sous-préfecture de NYABISINDU. Étant Tutsi il s’est caché dans la brousse jusqu’au 29 avril, date à laquelle il a réussi à fuir au Burundi avec sa famille. Il n’a donc lui-même été témoin d’aucun fait car il se cachait à NYAMIYAGA et n’est pas allé à NYAMURE.
Le président l’interroge au sujet de ce qu’il a pu voir en rentrant.
Quand il est rentré, il a trouvé les corps qui se décomposaient sur la colline et dit avoir inhumé 11 000 corps. Il a comptabilisé uniquement les têtes car beaucoup de corps étaient démembrés. Certaines victimes avaient été fusillées et d’autres avaient la poitrine entièrement déchiquetée, ce qui faisait penser à une grosse explosion. Il n’a pas vu de groupement particulier de femmes car il n’a pas fait le travail tout seul et c’est possible que les corps aient été déplacés avant qu’il ne les voie. Il a aussi observé des traces d’explosion d’obus sur le terrain et la pierre.
Le président l’interroge maintenant au sujet de ce que les habitants lui ont dit après son retour.
Il a donc appris que les Interahamwe[5] encerclaient la colline et tuaient toutes les personnes qui descendaient de la colline. C’est Mathieu NDAHIMINA[3] qui est allé chercher du renfort pour attaquer la colline. C’est ce dernier lui-même qui le lui a dit.
Il confirme que plusieurs attaques ont eu lieu. Mathieu a dirigé une première attaque, puis BIGUMA a dirigé une autre attaque aux côtés de BIRIKUNZIRA. Il a recueilli ces informations entre autre auprès des personnes en prison, notamment NTETEYABATWA mais aussi des rescapés comme Valens BAYINGANA.
Au sujet maintenant de ses liens avec BIGUMA, le témoin explique qu’ils ont été à l’école ensemble à NYANZA. Il dit qu’il avait la haine des Tutsi déjà à ce moment et qu’il avait participé à des troubles contre des écoliers Tutsi en 1973. C’est BIGUMA qui dirigeait ces troubles en collaboration avec les élèves du collège du Christ-Roi. À cette époque, les Tutsi avaient été renvoyés de l’école, le témoin inclus, alors qu’il avait 15 ans. BIGUMA était à la tête des attaques des élèves Hutu contre les élèves Tutsi. À son retour à l’école, ils étaient redevenus amis et jouaient beaucoup au foot ensemble. Ils se sont revus régulièrement à NYANZA alors qu’il était juge et BIGUMA gendarme, jusqu’au début de 1994. Il explique qu’il se comportait normalement dans leurs relations et ne le persécutait pas en raison de son appartenance Tutsi.
M. le président demande à BIGUMA s’il se souvient du témoin. Il répond par la négative et que cela fait trop longtemps. Il dit en revanche que c’est possible que le témoin le connaisse lui car il était vice-doyen à l’école et un très bon footballeur, ce qui lui donnait une certaine notoriété notamment auprès des plus jeunes. Il affirme que le témoin n’était pas bon footballeur. Le président lui dit alors que cela signifie qu’il le connaissait. Il répond qu’il sait cela uniquement parce qu’il se souviendrait de lui s’il avait été bon joueur.
Plus tard, BIGUMA dit qu’il ne se rappelle pas l’avoir croisé dans le cadre professionnel.
Au sujet des massacres de 1973, il dit qu’il n’aurait pas pu y participer alors qu’il était si jeune. Il confirme l’existence de ces troubles dans les écoles mais il nie son implication.
Le témoin répond que BIGUMA avait une position d’autorité de son statut de vice-doyen et s’occupait des petits.
Me PHILIPPART fait observer à BIGUMA qu’il avait dit lors des premiers jours d’audience qu’il y avait une bonne entente entre les Tutsi et les Hutu à l’école. Il disait qu’il n’y avait aucune discrimination contre les Tutsi. Aujourd’hui l’accusé reconnaît les périodes de troubles à l’école.
Monsieur l’avocat général demande à BIGUMA de préciser ses propos sur les troubles contre les Tutsi. Il répond que les persécutions ont servi d’alibi et de mascarade au coup d’état d’HABYARIMANA. Il affirme notamment que les Tutsi n’ont pas vraiment été frappés et persécutés en 1973 et que les troubles ont été exagérés pour faciliter le coup d’état. (NDR. Personne ne comprend vraiment cette réflexion).
Me GISAGARA interroge le témoin sur ce qu’il a personnellement subi en 1973. Le témoin répond qu’il a été frappé et a été chassé de l’école, ce qui lui a fait perdre une année. Il précise que BIGUMA était vice-doyen du tronc commun qui comprend les classes du collège de la 6ème à la 3ème.
S’agissant de leurs relations professionnelles plus tard, il n’y avait qu’un seul magistrat et le témoin affirme que BIGUMA devrait le reconnaître.
BIGUMA intervient pour corriger les dires du témoin pour déclarer qu’il était le numéro 3 de la gendarmerie et non le numéro 2.
Il confirme aussi avoir été en charge de représenter le tronc commun en tant que vice-doyen.
C’est au tour de Madame l’avocate générale de prendre la parole maintenant.
Le témoin confirme que l’accusé s’appelle HATEGEKIMANA et avait plusieurs surnoms, notamment « ngurube », « cochon ». Cela n’a cependant pas de lien avec la signification de BIGUMA, cela désigne simplement que c’est lui qui était en charge de découper et distribuer la viande de porc. Il confirme que BIGUMA était connu pour des actes de méchanceté. Il confirme aussi que tous les témoins lui ont parlé de BIGUMA et que ce surnom désigne seulement Philippe HATEGEKIMANA.
BIGUMA intervient pour demander aux interprètes de donner la signification de son surnom.
Le premier interprète explique que cela veut dire donner quelque chose à quelqu’un et lui retirer de la bouche juste avant qu’il ne le mange.
Cela peut être péjoratif. Cela peut aussi désigner un objectif presque atteint et qui échoue au dernier moment. Ou bien une personne à qui on allait donner une chance et à qui on la refuse au dernier moment.
BIGUMA explique qu’il a été surnommé après un professeur qui faisait passer les examens et qui les faisait échouer.
Un interprète ajoute qu’un autre sens peut être donné qui voudrait dire des grandes blessures. Le mot est polysémique et c’est l’origine qui doit en éclairer le sens. Le témoin rajoute que cela fait référence à la méchanceté.
Monsieur et madame les avocats généraux précisent qu’on l’avait prénommé comme cela car il avait le même nom HATEGEKIMANA qu’un de ses professeurs surnommé BIGUMA et que c’est pour cela qu’il a été surnommé de la même manière.
Ils reviennent au témoin. Il y a eu plusieurs attaques avec des pierres et c’est ensuite que l’attaque avec des armes a eu lieu. Le jour de l’attaque par les gendarmes, un hélicoptère aurait été dirigé pour rassembler les réfugiés au sommet de la colline.
Me GUEDJ prend la parole pour interroger le témoin.
Il pense que les informations de Mathieu NDAHIMANA sont fiables car il a fait des aveux et plaidé coupable. Dans une autre audition il avait dit qu’il était menteur. (NDR. Maître GUEDJ n’est pas à une contradiction près).
Au sujet des corps, aucune expertise n’a été faite avant l’inhumation. De même il n’y a pas eu d’expertise balistique réalisée sur la colline à ce moment pour évaluer le type d’arme et l’origine des tirs.
Au regard de l’hélicoptère, y en avait-il un? Il répond que c’est possible que Mathieu n’ai pas été là à l’exacte attaque avec l’hélicoptère. Il confirme que seulement l’armée possédait des hélicoptères.
Concernant leurs relations à l’école, le témoin explique qu’ils n’étaient pas amis mais qu’ils jouaient au foot et puis qu’ils avaient eu des relations professionnelles par la suite.
Arrêt de la Cour concernant les massacres de KARAMA.
Monsieur le président rappelle l’étendue de sa saisie. La Cour est tenue de juger les faits tels qu’ils apparaissent dans les débats. Elle ne peut reconnaître d’autres faits. NYAMAURE, KARAMA et l’ISAR SONGA[6] sont trois sites différents. De plus, l’accusé n’a pas été interrogé sur les massacres de KARAMA. Aucune remise en situation n’a été faite à KARAMA.
La cour rejette donc les conclusions des parties civiles essentiellement développées par maître PHILIPPART[7].
Elle rejette aussi la demande de la défense qui demandait de ne plus entendre de témoignages sur les faits de KARAMA.
Comme nous l’avons dit précédemment, cette décision ne surprend personne. Monsieur le président s’était déjà largement exprimé sur les faits de KARAMA. En prenant cette décision, il évite probablement de donner l’occasion à la défense de déposer un pourvoi en cassation.
Audition de madame Grâce BYUKUSENGE, partie civile.
Nous reprenons le long compte-rendu du témoignage de première instance.
« Quand le génocide a commencé, j’avais déjà atteint un âge de discernement, j’avais 15 ans. Quelque temps avant, une de mes tantes habitait à Gitarama. Cela ne faisait pas longtemps qu’on avait tué son mari dans le cadre de la chasse aux Ibyitso, les complices[8], qui avait eu lieu avant le génocide. Juste avant le génocide, je me trouvais chez cette tante paternelle. Comme la situation à Gitarama n’était pas bonne, j’ai dû lui dire que j’avais envie de rentrer pour retourner chez moi à NYAMURE. Nous sommes donc parties. En cours de route nous avons croisé une vieille femme qui lui a demandé où elle emmenait cette gamine. Je souhaitais retourner chez moi, car si je devais mourir, je meure avec mes propres parents.
Ma tante a décidé de renoncer à me conduire à NYAMURE et a décidé de rentrer chez elle. Après avoir moi-même hésité, j’ai décidé de continuer ma route. J’ai pris un bus à la gare routière qui m’a conduite jusqu’à BIGEGA. De là, j’ai continué mon chemin à pied. Elle arrivera chez elle dans la nuit. Beaucoup de gens pensaient que j’étais à GITARAMA pendant le génocide.
Comme nous étions une grande famille, quand je suis arrivée à la maison, j’ai trouvé beaucoup de gens, des membres de la famille et d’autres personnes qui ne faisaient pas partie de la famille. Nous y avons passé la nuit. La situation ne s’était pas beaucoup détériorée là-bas. Le lendemain, des attaques des Interahamwe ont commencé à sévir dans notre localité. On disait que les Interahamwe venaient du Bugesera. Les gens de chez nous, Hutu comme Tutsi, sont allés barrer la route du côté de la rivière de NYARUBOGO. Les gens de chez nous disaient qu’ils ne voulaient pas que ces choses-là qui se passaient ailleurs arrivent et se reproduisent dans le secteur. Les femmes et les enfants restaient à la maison, ce sont les hommes et les jeunes gens qui allaient combattre les attaquants.
Les attaquants se sont rendu compte qu’il était impossible de franchir la rivière pour arriver à NYAMURE. Ils ont appelé certains Hutu en leur demandant d’aller vers eux car ils avaient des choses à leur dire. Ces Hutu sont partis et sont revenus. Probablement que les attaquants leur avaient dit qu’ils ne visaient que les Tutsi. Ils leur ont dit : « C’en est fini pour vous ».
Après avoir entendu que c’en était fini pour nous, nos proches ont jugé opportun de dire que nous devions nous rendre à NYAMURE, sur la colline, où d’autres gens avaient trouvé refuge.
Je reviens un peu en arrière. À la fin de ma 6ème année de primaire, j’avais réussi le concours d’admission à l’école secondaire mais ma place a été prise par quelqu’un d’autre qui s’appelait comme moi, BYUKUSENGE. Il y avait un enseignant prénommé Jean-Pierre, parrain d’un de mes frères, qui a dit qu’il n’était pas concevable qu’une enfant Tutsi aille étudier. Mon père, après avoir entendu cela, a dit que c’était fini pour nous. Cela lui a rappelé ce qu’il lui était arrivé à lui et à son propre père en 1973.
Mon père disait qu’il fallait absolument fuir. Nous, nous disions non, que rien n’allait nous arriver. Je dois préciser que ma mère était originaire de Kibuye. Mon frère RUDASINGWA vivait dans cette région natale de ma mère. Ma mère a dit qu’elle devait aller ramener son fils, en parlant de mon frère, pour que, s’il faut mourir, il meurt avec les autres. Ma mère se faisait régulièrement frapper. Elle avait un nom qui ne plaisait pas, NYINAWUMWAMI (« la mère du roi »), les gens lui demandaient comment cela pouvait se faire qu’elle soit la mère du roi. Ils demandaient si c’étaient nous ses enfants les rois.
Quand le génocide a eu lieu, ma mère se trouvait dans sa région d’origine, à Kibuye. C’est dans ce contexte que nous avons escaladé la colline pour nous rendre à NYAMURE. C’est à dire nous et la famille élargie, notamment la famille de mes oncles paternels. Je me rappelle que, probablement à cette date-là du 22, que nous sommes arrivés à NYAMURE. C’est à partir de cette date-là du 22, 23 et ainsi de suite jusqu’au 26 que les attaques des Interahamwe[5] ont eu lieu. Il se peut que ces Interahamwe soient allés demander des renforts. Le 27 est arrivé un véhicule avec des gendarmes et des policiers. Ils sont venus en provenance de MIGINA et ils étaient à bord d’une Toyota Bleu-Rouge. Ils sont arrivés jusqu’à l’école de NYAMURE, enfin la route se terminait à cette école-là. Je dois préciser que plus tard, la route a été prolongée jusqu’à NYAMURE pour que les cérémonies de commémorations puissent se dérouler.
Ils ont tué des gens, y compris les vaches de ceux qui avaient pu se réfugier là avec du bétail. Il y avait là-bas des Tutsi de toutes les catégories, y compris les femmes et les enfants. Tous les Tutsi de NYAMURE étaient là, y compris d’autres venus d’ailleurs, notamment de Gikongoro et Gitarama. Je me rappelle qu’il y avait une femme qui était sur le point d’accoucher. Les autres femmes avaient entouré cette femme et elles avaient étendu leurs pagnes pour la protéger de la grande foule qui se trouvait là. En tant que petite fille très curieuse, je m’étais approchée pour voir comment une femme accouche. Alors que nous étions là, les gens ont vu le véhicule de gendarme et ont commencé à dire que probablement, pour nous, ce jour-là allait être le dernier. Ceux qui priaient ont commencé à prier, d’autres ont commencé à entonner des chants de louange pour qu’au moins, s’il fallait mourir, on meure dans cette présence divine. Les gens se disaient qu’il n’allait plus être possible de se battre avec les balles. Avant, nous les enfants et les femmes nous rassemblions des pierres pour les donner aux autres qui les lançaient. Mais on se disait que cette fois-ci cela n’allait pas être possible.
Le véhicule s’est arrêté, les gendarmes sont descendus. Mais avant qu’ils ne nous atteignent, ils se sont arrêtés un peu pour se concerter. Dans le temps, au Rwanda, on avait peur de tout ce qui portait un uniforme. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous nous sentons à l’aise vis-à-vis d’eux. À leur vue, chacun a commencé à reculer pour fuir. Moi, petite que j’étais, je me suis faufilée vers l’arrière. Ce qui m’a poussé à savoir que c’était BIGUMA, c’est que lui a marché devant les autres. Il a fait 2-3 pas et c’est lui qui a tiré en premier comme pour dire « Allez-y ». À l’époque je ne savais pas si ce qu’il a tiré était une balle ou autre chose, en tout cas cela est tombé là où les femmes entouraient celle qui accouchait. Quand les gens ont entendu cette balle, ils ont pris la fuite. Sinon les autres sont restés sur place. D’autres gens sont venus par après achever les blessés avec des machettes. Je figure parmi ceux qui ont fui. J’ai descendu la colline en direction de notre maison. Une fois sur place, j’ai constaté qu’il n’y avait plus rien, que la maison avait commencée à être détruire.
Comme on était à la mi-journée, aux environs de 14 heures, j’ai cherché à me cacher. Je me suis cachée quelque part jusqu’à la tombée de la nuit. Durant cette période, les tueurs marchaient en se vantant. Je me souviens que quand ils sont passés par là où j’étais, ils parlaient de mon père qui s’appelait RUSATSI. Quand ils descendaient, ils parlaient aussi du nom de ma grande-sœur qui s’appelait Claudine et d’une cousine germaine Clotilde. Ils sont descendus en citant ces noms. Lorsque ces gens descendaient, ils disaient qu’ils allaient faire de ma sœur et de ma cousine germaine des femmes des jeunes gens et d’une certain BUDIBAWEHO. J’ai entendu cela et j’en ai déduit que ces gens les avaient prises pour aller les violer. Je suis allée voir ces filles. J’allais à peine m’approcher d’elles lorsque ma sœur Claudine m’a dit : « Va-t-en, vas te cacher ». Je suis partie aussitôt pour aller me cacher de nouveau. Peu de temps après, je me suis rendue à GATARE qui se trouve dans la même cellule mais ce n’est pas tout à fait à coté de notre domicile. Une de mes tantes paternelles avait épousé un Hutu prénommé Eliab. Il était à la tête des Interahamwe en sa qualité de responsable du MDR[9].
Mes deux oncles paternels sont passés à son domicile, ainsi que ma grand-mère paternelle. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille moi aussi à cet endroit. Pour finir, j’ai vu une attaque sur l’autre rive de la rivière. Je suis restée sur place. Le jour s’est levé. Jusque-là, je ne savais pas que mon père se cachait lui aussi dans cette localité. Ce qui me l’a indiqué, c’est que mon père a été trouvé et attrapé par une attaque qui provenait d’un lieu-dit NYARUBUNGA. Directement, ces gens ont dépouillé mon père de l’argent qu’il avait dans sa poche. Mon père a demandé de ne pas le tuer et qu’il allait montrer l’endroit où se trouvait ma grand-mère. Cela s’est produit à trois reprises ».
Le témoin continue son récit en disant que son père sera finalement repris et tué un peu plus loin , chez un certain SEFIGI. Un jeune homme va les conduire dans une propriété appartenant à des religieux, à KABUBARI. Souhaitant rejoindre NYABISINDU, le témoin va rencontrer des Interahamwe à une barrière. Avec ceux qui l’accompagnaient, elle a dû se coucher par terre et ceux qui étaient autour d’elle ont été tués.
Un des tueurs lui demande alors qui elle est et où elle va. Elle ment en disant qu’elle va chez sa tante qui a épousé un Hutu. Elle reçoit un coup de gourdin et finit par se rendre compte qu’elle a fait un mauvais choix de s’être réfugiée à cet endroit. Sous la conduite de militaires, elle se rend dans un centre religieux mais le portail est fermé. Après avoir forcé l’entrée, elle se dirige dans une pièce d’où elle ressort aussitôt. Femmes et filles se font violer. Le témoin restera dans cette situation jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi[10].
Audition de madame Florence NYIRABARIKUMWE, partie civile.
Nous reprenons le compte-rendu du témoignage de première instance.
Florence est une partie civile au procès. Elle avait neuf ans au moment du génocide et vivait avec ses parents et ses quatre frères et sœurs dans la cellule de GATARE, en contre-bas de la colline de NYAMURE.
Un jour, Florence a vu arriver chez elle la famille de sa mère, originaire du district de RUHANGO. Ils sont arrivés en disant qu’une guerre avait commencé chez eux. A partir de ce moment, la situation a évolué de mal en pis et les gens ont commencé à brûler les maisons. Florence et sa famille se sont réfugiés sur la colline de NYAMURE. Après quelques jours sur la colline, sont arrivés des Hutu qui portaient des feuilles de bananiers sur leurs têtes. Pour se défendre, les enfants et les femmes, y compris Florence, rassemblaient des pierres et les donnaient aux hommes qui les lançaient sur les assaillants. Un jour, vers 14h, Florence et sa mère ont vu arriver une voiture en contrebas. A ce moment, sa mère a dit à Florence que s’en était fini pour eux, parce que les gendarmes venaient d’arriver.
Florence a entendu des bruits de balle et a vu des bouts de corps tomber près d’elle. Elle n’a ensuite plus rien vu jusqu’à ce qu’elle se réveille dans la nuit. Elle a alors vu des gens qui venaient dépouiller les corps des Tutsi. Plus tard dans la nuit, elle entendit une voix l’appeler. C’était un de ses voisins. Il lui a conseillé de faire la morte. Pendant plusieurs jours, Florence est restée près des corps de sa mère et de sa fratrie qui avaient été découpés pendant l’attaque. Florence, elle, avait reçu des coups au niveau des tempes et des poignets.
Après être restée longtemps sur cette colline, Florence a décidé de partir de la colline. Elle est arrivée chez sa grande tante, la femme de l’oncle paternel de son père. Après qu’elle y fut restée plusieurs jours, un homme est venu pour leur dire de partir. Il leur a dit que si elles n’étaient pas parties quand il reviendrait, il les tuerait. La dame est partie de son côté et Florence s’est cachée dans des buissons et y a vécu pendant plusieurs semaines jusqu’à la fin du génocide.
Florence finit sa déclaration spontanée en disant qu’aujourd’hui, elle est seule, elle n’a plus personne pour demander conseil et pour parler quand elle a du chagrin. Seulement un de ses frères a survécu. Elle a pu terminer ses études et se faire en partie appareiller grâce au FARG[11], mais elle n’a jamais réussi à fonder une famille.
Audition de madame Gloriose MUSENGAYIRE, partie civile.
Nous reprenons le compte-rendu rédigé en première instance.
Gloriose, qui est aussi partie civile au procès, est la sœur de Marie, la témoin que nous venons d’entendre. Elle avait 15 ans en avril 1994. Son récit commence ainsi un peu de la même manière que celui de sa sœur. Elle précise cependant que deux de ses frères n’étaient pas avec eux au moment où le génocide a commencé, l’un avait notamment rejoint les Inkotanyi.
Après s’être cachée pendant plusieurs jours, Gloriose et le reste de sa famille ont été séparés de Marie et de leur mère et sont allés sur la colline de KARAMA. Arrivés à KARAMA, elle s’est séparée de sa famille le 28 avril, jour de l’attaque et est arrivée à l’ISAR SONGA[12] avec une de ses sœurs et sa cousine. Une grande partie de sa famille est morte à KARAMA.
Gloriose raconte ensuite qu’elle a vécu environ une semaine à SONGA. Un jour, elle a vu un hélicoptère passer au-dessus de la colline et, le jour suivant, a eu lieu la grande attaque de l’ISAR SONGA. Au moment de fuir, Gloriose a été retenue par une voisine qui était enceinte. Toutes deux se sont cachées dans des marécages, d’où elles entendaient les tirs et les explosions. Une fois la nuit tombée, des tueurs sont arrivés avec des chiens pour débusquer les derniers survivants. Après plusieurs jours à rester dans les marécages, la femme avec laquelle elle se cachait, Yvette MUKAWERA a senti des contractions arriver. Elles sont parties de leur cachette et sont arrivées dans la maison d’un homme qui a reconnu Yvette et qui leur a dit d’aller au centre de santé. C’est donc ce qu’elles ont fait, en suivant la route qu’il leur avait indiquée et, en passant une barrière, grâce à l’argent que le père de Glorieuse lui avait donné, elles ont pu continuer leur chemin.
Yvette a pu accoucher au centre de santé de RUYENZI et s’y reposer quelques jours. Puis, des Interahamwe sont venus dénicher les réfugiés au centre de santé, les ont fait sortir et descendre dans une fosse pour les tuer. Gloriose a alors levé la main pour se faire entendre et a prétendu être une Hutu pour que les Interahamwe ne la tuent pas. Elle a donné le nom de son voisin Hutu et a dit qu’elle était sa fille et qu’Yvette était la femme de son frère. La supercherie a fonctionné puisque les deux jeunes femmes ont pu retourner au centre de santé.
Après encore plusieurs jours, un nouveau groupe d’Interahamwe est arrivé pour se choisir des femmes Tutsi. Un des Interahamwe a choisi Yvette. Avant de partir avec lui, cette dernière a reconnu un assistant médical qu’elle connaissait et lui a demandé de prendre Gloriose avec lui. C’est ainsi que, pendant plusieurs semaines, Gloriose a vécu chez cet assistant médical et sa femme qui, elle, était hostile à l’idée d’abriter une Tutsi et a voulu la tuer plusieurs fois.
Une nuit, elle a entendu les militaires venir au domicile de l’assistant médical et dire que les Inkotanyi arrivaient. La famille a fui dans les jours qui ont suivi et Gloriose a été sauvée par les Inkotanyi. En revenant chez elle à la fin du génocide, elle a retrouvé les seuls survivants de sa famille, deux de ses frères, et deux de ses sœurs, dont Marie.
L’avocate générale, après quelques questions des avocats des parties civiles, souhaite qu’on se penche sur les cartes dans la mesure où on vient d’aborder les massacres de l’ISAR SONGA[6].
Monsieur le président propose de faire la lecture de l’audition de plusieurs personnes entendues lors de l’instruction.
Lecture de l’audition de monsieur Jean de Dieu BUCYIBARUTA.
Condamné à perpétuité pour les massacres de NYAMURE et KARAMA, il accuse Mathieu NDAHIMANA d’avoir orchestré les massacres sur ces deux collines.
Il signale qu’en 1973 Philippe HATEGEKIMANA avait été exclu de l’école où il était inscrit pour avoir fomenté des troubles contre les Tutsi ( NDR. 1973 est l’année où de nombreux Tutsi ont été chassés des collèges, des lycées, des universités et de l’administration. Philippe HATEGEKIMANA a nié avoir été un meneur. Et pourtant!)
Lecture de l’audition de monsieur Ildephonse KAYIRO.
Le témoin met en cause BIGUMA ainsi que Mathieu NDAHIMANA pour les massacres des collines de NYAMURE et de KARAMA. Il signale, lui aussi, l’utilisation d’un mégaphone pour appeler la population à pourchasser les Tutsi.
Maître GUEDJ, une nouvelle fois, veut imposer sa lecture concernant la mort de NYAGASAZA: le bourgmestre aurait été tué par la population au bord de l’Akanyaru. Il se réfère une fois encore au télégramme du sous-préfet KAYITANA et à une expression dont on a déjà dénoncé la retranscription en français: « Après avoir tué NYAGASAZA, NDAHIMANA… » [13]Nous avons bien signalé que la lecture qu’en fait l’avocat de la défense est erronée. Il s’agit là d’une réelle mauvaise fois pour jeter le doute chez les jurés. Maître GUEDJ n’en est pas à sa première tentative.
Lecture de l’audition de monsieur Azaria MBARUSHIMANA.
NDAHIMANA a organisé l’attaque de NYAMURE avec les gendarmes de NYANZA. Des policiers communaux ont aussi participé à cette attaque, ce qui pourrait justifier le fait que des témoins aient entendu des coups de feu lors des premières attaques, avant la grande attaque du 27 avril.
Lecture de l’audition de madame Madeleine MUKESHIMANA, partie civile.
Le témoin avait treize ans au moment des faits. À NYAMURE, elle évoque d’abord des petites attaques avant la grande. Les gendarmes de NYANZA ont encerclé la colline et des tirs ont été effectués du bas de NYAMURE. Comme une autre enfant, Julienne NYIRAKURU, elle s’atait approchée des véhicules par curiosité. Les Interahamwe chantaient tout en attaquant. Elle a perdu trois frères et sœurs à NYAMURE et sa mère à l’ISAR SONGA.
Lecture de l’audition de monsieur Révérien NGENDAHIMANA.
Ce témoin a été entendu par les gendarmes français et des enquêteurs suédois. Avant la grande attaque du 27 avril, il y a eu deux autres a eu deux autres attaques repoussées par les réfugiés de la colline de NYAMURE. Elle a entendu parler de la présence de BIGUMA.
Lecture de l’audition de monsieur Théophile NYIRIMURINGA, partie civile.
Le grand frère de son beau-frère chez qui il se cachait s’est vanté d’avoir participé à l’attaque de NYAMURE et il a accusé BIGUMA.
D’autres lectures d’auditions devront être faites d’ici la fin du procès, probablement une douzaine. Ce sont des personnes dont les noms figurent dans l’OMA des juges d’instruction.
Coline BERTRAND, stagiaire
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
- Voir l’audition de Jean-Baptiste MUSABYIMANA lors du procès en première instance, le 9 juin 2023.[↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[↑][↑] - Voir l’audition de Mathieu NDAHIMANA, 29 novembre 2024.[↑][↑]
- Voir l’audition de Silas MUNYAMPUNDU lors du procès en première instance, le 8 juin 2023.[↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
- ISAR SONGA : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑][↑]
- Voir Dépôt de conclusions au sujet de l’inclusion des faits sur la colline de KARAMA, le 2 décembre 2024.[↑]
- Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
- MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
- Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990, cf. glossaire.[↑]
- FARG : Fonds d’assistance aux rescapés du génocide[↑]
- ISAR Songa : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑]
- Une faute de français qu’on retrouve dans toutes les copies d’élèves et ailleurs. Ce n’est pas ainsi qu’il fallait écrire mais: « Après la mort du bourgmestre, NDAHIMANA..., tout simplement. La défense joue sur cette mauvaise interprétation pour tenter de disculper son client. [↑]