Journée consacrée à l’interrogatoire de l’accusé.
Sur le génocide au niveau national et local.
Philippe HATEGEKIMANA admet qu’un génocide a eu lieu au Rwanda. M. le président rappelle que le TPIR[1] a reconnu le génocide contre les Tutsi comme un événement de notoriété publique. M. MANIER déclare que c’est quelque chose d’insupportable pour toute personne normale. Il pense que c’est arrivé à cause des dirigeants politiques qui ont incité les gens à tuer. Il parle du président intérimaire, SINDIKUBWABO, qui a prononcé son discours à la radio[2], du premier ministre, Jean KAMBANDA[3]. Pour lui, le 19 avril a été un point de bascule. Cependant, Il n’admet pas que les persécutions contre les Tutsi avaient commencé avant cela.
M. le président rappelle le développement d’une culture de la violence contre les Tutsi avec une impunité totale au Rwanda depuis les années 60. Il conclut que le génocide n’a pas commencé le 19 avril. M. MANIER pense que la haine du FPR[4] a commencé en 1990.
Le président reprend l’accusé sur le FPR en disant qu’on parle de civils, de femmes et d’enfants, pas de soldats.
M. MANIER réplique que selon lui, le FPR « a trahi ses frères et sœurs de l’intérieur du Rwanda » en attaquant en octobre 1990. On s’est rendu compte seulement après que les Tutsi n’y étaient pour rien. Inscrire l’ethnie sur la carte d’identité, c’était la volonté du colonisateur belge. Il accepte aussi qu’il y a eu des massacres. Pour lui, le génocide commence le 6 avril dans le pays, le 19 avril dans la région de BUTARE.
L’accusé déclare qu’au front il combattait un seul ennemi: le FPR.
Il dit qu’il n’aimait pas la Radio des Mille Collines et qu’il ne l’écoutait pas. Le président affirme que l’on retrouve un mode opératoire qui s’est vu dans tout le pays; ce qui suggère une préparation.
BIGUMA répond que si les instances internationales disent cela, alors il est d’accord. Le président lui demande ce qu’il pense réellement, il répond que, pour lui, le génocide a été improvisé. Si cela avait vraiment été organisé, il n’y aurait plus un seul Tutsi rescapé au Rwanda. Le président lui fait remarquer qu’on parle quand même d’un million de morts en 100 jours.
L’accusé se considère lui-même comme un Hutu modéré car il n’était pas extrémiste, qu’il s’est fait menacer et qu’on lui a signalé plusieurs fois qu’il n’était même pas un vrai Hutu.
M. le président fait remarquer que cela fait plusieurs années qu’il est poursuivi pour génocide et qu’il est étrange qu’il ne se soit pas plus intéressé à la question des causes du génocide. Il a du fuir son pays et s’installer en France, n’a-t-il pas regardé les nouvelles, réfléchi sur cet événement traumatisant?
Les autorités administratives telles que le préfet, sous-préfet et bourgmestres ont participé au génocide: comment sait-il cela puisqu’il n’était pas là? Il sait cela de ce qu’il a entendu au procès, il n’y a pas assisté lui-même.
La juge assesseur demande à l’accusé d’expliquer avec ses propre mots ce qu’était le génocide. « Les Tutsi au Rwanda ont été exterminés à cause de leur appartenance ethnique par les Hutu extrémistes » répond ce dernier.
« Les Tutsi étaient potentiellement tous en lien avec le FPR à cause de leur appartenance ethnique. Ça ne veut pas dire que tous les Tutsi étaient pour le FPR. C’est très compliqué de distinguer les Tutsi qui sont pour le FPR et ceux qui ne le sont pas. »
Une autre juge assesseur prend la parole. Que veut-il dire par « Si j’avais été la, j’aurais été avec eux » en parlant de la gendarmerie de Nyanza. Il reprend qu’il n’aurait pas commis le génocide même s’il était resté la.
Me PHILIPPART demande à M. MANIER de faire appel à ses souvenirs pour répondre à la question de la préparation du génocide. Il ne se souvient pas de grand chose, à part la ségrégation dans les écoles.
Sur question de Me SCIALOM, il dit que la réaction à l’attentat de l’avion du président a provoqué un génocide spontané. Ce n’était pas quelque chose d’organisé. Me SCIALOM reprend que 70 à 80% des Tutsi ont été exterminés et pose le paradoxe d’une telle « efficacité » pour un événement spontané.
Sur question de Me KARONGOZI, Il dit que son statut de gendarme le protégeait malgré le fait qu’il soit un Hutu modéré.
Sur question de madame l’avocate générale . l’accusé déclare que les responsables du génocide sont les politiciens et il rajoute tous ceux qui y ont participé.
Action de la gendarmerie au niveau national.
L’accusé assume avoir été gendarme pendant tout le génocide. Il ne peut pas nier ce qu’il s’est passé et la responsabilité de la gendarmerie dans le génocide.
Il n’a rien vu lui-même.
Le président observe qu’on peut avoir l’impression que l’accusé n’a pas assisté au génocide, pas de son, pas d’image.
Après le discours du président intérimaire, il était dans un peloton de 33 personnes avec des missions de combat. Il a du passer plusieurs semaines à la sécurité du colonel RUTAYISIRE et a été retiré du front. Ce colonel aurait été sur la liste des personnes à éliminer.
Selon M. MANIER, « il ne faut pas mettre tous les gendarmes de NYANZA dans le même sac. » Certains ont participé à des massacres malgré leur rôle supposé de protéger la population, d’autres ont essayé de s’y opposer comme BIRIKUNZIRA. Il le sait car c’était comme cela avant son départ. À NYANZA, il y avait deux camps entre les gendarmes du sud et les gendarmes du nord. Les gendarmes Hutu du sud étaient moins zélés. Ils ont agi sur les ordres de leur supérieur pour commettre le génocide.
Le président lui demande: « Imaginez qu’un sous lieutenant vous demande d’exécuter un civil » quelle serait votre réaction?
« Mon supérieur doit m’expliquer pourquoi il me demande cela, parce que je suis gradé aussi »
Personne ne parle du sous-lieutenant car il était arrivé seulement depuis 10 mois. Le président fait remarquer que lui-même n’était arrivé que 12 mois plus tôt ce qui ne fait pas une grande différence. Pourtant tout le monde se souvient de lui.
M. MANIER dit que BIGUMA semblait être un slogan. Son nom a été instrumentalisé. Le président observe que les témoins utilisaient souvent le terme d’adjudant chef BIGUMA, non pas seulement BIGUMA.
L’accusé remet aussi en cause le fait qu’on a systématiquement soumis le nom de BIGUMA aux témoins pendant leur récit.
Me TAPI interroge l’accusé. Ce dernier explique qu’il a vu que BIRIKUNZIRA s’opposait au génocide avant son déclenchement car il le disait à la réunion.
Me EPOMA insiste, comment l’accusé sait-il que BIRIKUNZIRA a basculé dans le génocide à un moment puisqu’il dit qu’il est parti avant. Pas de réponse de l’accusé.
Me LHOTE interroge son client. M. MANIER n’a pas vu de scènes horribles mais il a vu des morts et des barrières.
Gendarmerie de Nyanza.
Le président rappelle que l’accusé parlait de gendarmes extrémistes au sein de la gendarmerie de NYANZA.
M. MANIER précise qu’effectivement il y avait des gendarmes du nord qui sortaient toute la journée et ne respectaient pas les règles de la gendarmerie.
Comment le capitaine qui a le soutien de toutes ses autorités ne sanctionne -t-il pas ces gendarmes extrémistes? Ils auraient menacé des enfants et même ses propres enfants. M. MANIER n’a pas de commentaire.
Sur les témoignages au sujet de sa présence à Nyanza, M. MANIER affirme que les témoins ont rejoint le FPR et qu’ils sont tous à charge.
La juge assesseur demande pourquoi on n’a pas retiré les armes aux gendarmes Hutu extrémistes qui ne respectaient pas les règles et menaçaient la population. Il répond qu’il ne fallait pas diviser la gendarmerie. Ils ont eu des blames.
Plusieurs gendarmes de NYANZA l’accusent:
– Déogratias MAFENE[5]
– Angélique TESIRE[6]
– Pélagie UWIZYIMANA: [7]
– Odoratta MUKARUSHEMA: [8]
– Didace KAYIGEMERA: [9]
Pour l’accusé, tous ces témoins à charge ont été sélectionnés par le FPR pour venir l’accabler.
Me PHILIPPART demande s’il insinue qu’il y a une culture du mensonge au Rwanda. Il répond que les Rwandais sont intelligents, qu’ « ils peuvent te montrer leur bon côté et puis en réalité être un traître. » En revanche, il ne ne parle bien sûr pas de lui..
Me SCIALOM demande alors: « Fait-on partie du FPR à partir du moment où on vous met en cause? » Il affirme que non et qu’il est difficile de savoir.
Sur les questions de Me TAPI et EPOMA, il refuse de répondre.
Monsieur l’avocat general interroge maintenant l’accusé et reprend des questions des avocats de la partie civile.
Me LHOTE interroge maintenant l’accusé.
M. MANIER faisait la relève du camps de réfugiés burundais une fois par semaine, le ravitaillement des gendarmes une fois par jour à la brigade. Cependant, il maintient que la majorité de son travail était à l’intérieur du camp.
Présence ou absence de l’accusé au moment des faits.
MANIER aurait été muté car des habitants se seraient plaints de son comportement. Il ne peut fournir aucun ordre de mutation. S’il a été muté, c’est parce qu’il subissait des menaces au camp de NYANZA. Il fallait renforcer la gendarmerie à KIGALI et puis, le sous-préfet KAYITANA lui faisait des reproches! C’est BIRIKUNZIRA qui aurait demandé sa mutation, mais personne ne confirme son départ pour KIGALI le 19 avril!
Le seul témoin qui le voit fin avril début mai dans le camp KACYIRU, c’est le témoin anonyme du TPIR que la défense voulait faire citer à la dernière minute. Fin avril-début mai? Cela convient à l’accusation.
Me EPOMA interroge l’accusé. Il relève une contradiction avec ce qu’il a déclaré devant le juge d’instruction. Il avait en effet déclaré qu’il se souvenait du début du génocide, ce qu’il nie aujourd’hui.
Les barrières
M. MANIER affirme avoir vu trois barrières : TRAFIPRO, l’Hôpital et le stade. Il ne saurait pas dire exactement quand elles ont été érigées mais c’est probablement dans les jours suivant l’attentat. Elles ont été installées par des civils. On pouvait contrôler les infiltrés du FPR avec la mention Tutsi sur la carte d’identité.
Au rappel des témoignages des personnes qui l’ont accusé de tenir les barrières, il répond qu’il n’était pas là.
Arrestation de NYAGASAZA, le bourgmestre de NTYAZO.
Plusieurs témoins parlent de l’accusé pour avoir été témoins de l’arrestation.
– Primitive MUJAWAYEZU, partie civile[10]
– Jocelyne UWICYEZA, partie civile[11]
– Samson MATAZA[12]
– Augustin NZAMWITA[13]
– Canisius KABAGAMBA[14], partie civile, entendu lors du procès de première instance.
Pour chacun de ces témoins, l’accusé rejette leurs accusation car il n’était pas à NYANZA. Ce sont tous des témoins qui mentent et qui ont été envoyés pour témoigner contre lui.
D’autres témoins l’ont vu sur le trajet.
– Geneviève GAHONGAYIRE[15]
– Silas SEBAKARA, condamné à perpétuité[16]
– Mathieu NDAHIMANA, condamné à perpétuité[17]
Pour BIGUMA, « ces témoins à charge font leur travail ».
Les témoins qui ont vu NYAGASAZA et BIGUMA à la gendarmerie.
– Angélique TESIRE, gendarme[6]
– Pélagie UWIZEYIMANA, gendarme [7]
– Odoratta MUKESHIMANA, épouse du chauffeur [8]
– MABANO, caché chez Odoratta MUKESHIMANA.
– Didace KAYIGEMERA[9]
– Déogratias MAFENE[5]
– Israël DUSINGIZIMANA, détenu[18]
Concernant tous ces témoins, l’accusé n’a rien à commenter. Quant à Israël, étonnamment, il ne le connaît pas. Ce dernier a été témoin de l’exécution du bourgmestre de NTYAZO. Il a plaidé coupable pour ce crime en tant qu’autorité. Pour BIGUMA, ce témoin est « un menteur« , « il cherche des faveurs pour faire atténuer sa peine« . Et s’adressant au président: « Comment pouvez-vous croire ce monsieur? »
Maître GUEDJ revient à la charge concernant les déclarations du témoin NTAKIRUTIMANA dont on a lu l’audition et la fameuse expression: « Après avoir tué le bourgmestre, Mathieu NDAHIMANA est nommé bourgmestre…« , voulant laissé entendre que c’est ce dernier qui a tué NYAGASAZA. ( NDR. On a déjà expliqué qu’il s’agit d’une erreur de traduction. On doit comprendre: « Après la mort de NYAGASAZA, Mathieu NDAHIMANA...) L’avocat de la défense n’en démord pas, il veut à tout prix imposer son interprétation à la cour.
Suivront plusieurs lectures de témoins de l’assassinat du bourgmestre: Assiel BAKUNDUKIZE, Célestin NIGIRENTE, Yobo KAYIRANGA, un certain Charles NKOMESE, Emmanuel UWITIJE et un certain Eliazer NSEGIYOBIRI. BIGUMA n’a rien à dire sur « toutes ces incohérences. »
Maître GUEDJ reprend la parole. Il revient, pour la énième fois, sur le télégramme du sous-préfet Gaëtan KAYITANA adressé au TPIR dans lequel il accuse Mathieu NDAHIMANA de la mort de NYAGASAZA[17],. Il cite alors Eric MUSONI qui a déclaré au TPIR que le bourgmestre de NTYAZO a été arrêté à la frontière et qu’il a été tué à MUSHIRARUNGU. Pas de chance pour l’avocat, c’est bien là que de nombreux témoins situent l’assassinat de NYAGASAZA. Mathieu NDAHIMANA n’y est donc pour rien. À trop vouloir prouver, maître GUEDJ se prend les pieds dans le tapis.
Si un témoin impute le meurtre de NYAGASAZA à NDAHIMANA, c’est parce que ce dernier avait été battu aux élections pour le poste de bourgmestre: un acte de vengeance! Ce n’est pas crédible d’autant que ce témoin, selon maître PHILIPPART, est le seul à le dire.
Maître EPOMA demande à l’accusé s’il connaît Antoine NTASHAMAJE; ce dernier répond par la négative puis réclame son droit au silence car sa « tête est fatiguée« . Cette question l’embarrase car il aurait eu un enfant avec la fille de NTASHAMAJE.
Madame l’avocate générale reprend les propos de l’accusé qui disait ne pas pouvoir être partout (à NYANZA et au camp KAKYIRU). Et pourtant, beaucoup de gens qui le connaissent le reconnaissent dans la sous-préfecture!
Maître GUEDJ intervient sèchement, manifestement irrité: » J’ai demandé à mon client de ne pas répondre. »
L’avocate générale revient à la charge. » Vous avez dit que témoigner à charge est un travail? C’est choquant! »
Maître GUEDJ se lève et proteste vivement. La défense n’a jamais nié le génocide. L’accusé profite de l’occasion pour dire qu’il souhaite exercer son droit au silence.
La journée va se terminer. Monsieur le président donne des indications aux parties concernant les questions qu’il compte poser à la cour lors des délibérations.
L’interrogatoire de l’accusé se poursuivra demain.
Coline BERTRAND, stagiaire
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
- Voir dans le procès RWAMUCYO l’audition de Jean KAMBANDA, Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également Focus – L’État au service du génocide.[↑]
- FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
- Voir l’audition de Déogratias MAFENE, 13 novembre 2024[↑][↑]
- Voir l’audition d’Angélique TESIRE, collègue de l’accusé à la gendarmerie de NYANZA, 14 novembre 2024[↑][↑]
- Voir l’audition de Pélagie UWIZEYIMANA, 14 novembre 2024[↑][↑]
- Voir l’audition d’Odoratta MUKARUSHEMA, citée par le CPCR, en visioconférence du Rwanda. Elle était l’épouse du chauffeur de la gendarmerie. 15 novembre 2024[↑][↑]
- Voir l’audition de Didace KAYIGEMERA, citée par le CPCR, en visioconférence du Rwanda. Elle était l’épouse du chauffeur de la gendarmerie. 15 novembre 2024[↑][↑]
- Voir l’audition de Primitive MUJAWAYEZU, partie civile, 22 novembre 2024[↑]
- Voir l’audition de Jocelyne UWICYEZA, partie civile, 22 novembre 2024[↑]
- Voir l’audition de Samson MATAZA, 28 novembre 2024[↑]
- Voir l’audition de Augustin NZAMWITA, 26 novembre 2024[↑]
- Voir l’audition de Canisius KABAGAMBA, partie civile, entendu lors du procès de première instance le 2 juin 2023[↑]
- Voir l’audition de Geneviève GAHONGAYIRE, 22 novembre 2024[↑]
- Voir l’audition de Silas SEBAKARA, 26 novembre 2024[↑]
- Voir l’audition de Mathieu NDAHIMANA, 29 novembre 2024[↑][↑]
- Voir l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA, 25 novembre 2024.[↑]