Procès en appel HATEGEKIMANA : jeudi 5 décembre 2024. J23


 

Audition de monsieur Léonard PFUKAMUSENGE, cité par l’accusation, en visioconférence du Rwanda

Le témoin décline son identité et prête serment.

Le témoin était chez lui quand il a constaté dehors des personnes prenant la fuite en direction de l’ISAR SONGA[1]. Il se joint à eux et observe que les Hutu et les Tutsi étaient mélangés dans la fuite. Un militaire originaire de RUHENGERI est arrivé, il était le gendre de GAKERI. Il a demandé à un Hutu d’informer les autres Hutu de se rassembler et de rentrer chez eux car ce n’était pas eux qui étaient visés. Les Hutu sont donc partis de l’ISAR.

Dans les jours suivants, plusieurs autres militaires sont arrivés et sont passés à côté du domicile du témoin. Ils lui ont demandé de les suivre et l’ont chargé de porter une caisse. Ils sont montés sur une colline avec une vue sur les réfugiés et se sont arrêtés près de chez RUSHINGADODO. On lui a demandé de s’assoir et certains militaires sont partis en direction des réfugiés. Les 4 militaires qui sont restés prenaient une munition qui ressemblait à une bouteille, la chargeaient dans l’arme, et le tir arrivait au milieu des réfugiés. En tombant, l’objet explosait et dégageait beaucoup de fumée (sic).

M. le président lui fait remarquer qu’il avait précédemment dit dans une audition  que les militaires étaient 3. Aujourd’hui il dit 4 mais le témoin explique que sa mémoire lui joue des tours depuis toutes ces années.

Le témoin décrit leur uniforme et dit qu’ils avaient un béret rouge. Le président fait remarquer qu’il s’agit de l’uniforme des gendarmes et non des militaires.

Le témoin ne connaît pas BIGUMA mais parle d’un autre BIGUMA qui a fait de la prison à BUTARE. Il s’agissait d’un paysan comme lui, qui a été libéré plus tard. Lui-même a passé 17 ans en prison, dont 2 ans à cause de sa participation à l’attaque de l’ISAR SONGA.

Me TAPI demande au témoin des informations sur le BIGUMA qu’il connaît. Son père est prénommé NKUBA et est originaire de NYANZA. Ils jouaient au football ensemble quand ils étaient adolescents. Ce dernier était emprisonné à MPANGA après le génocide. Pour lui, BIGUMA signifie une situation difficile. Il n’a pas revu cette personne après sa libération.

Entrée de la prison de MPANGA. @AG.

M. le président reprend la parole au sujet des véhicules. Le témoin dit que les militaires de l’ISAR étaient arrivés à bord d’une Daihatsu bleue, contrairement à une précédente audition dans laquelle il disait qu’il s’agissait d’une Toyota rouge. Il parlait également d’autres militaires dans un véhicule vert, ainsi qu’une camionnette Daihatsu blanche. Le président relève une divergence.

Madame l’avocate générale intervient pour souligner que le véhicule rouge est dans le premier temps de l’attaque de l’ISAR, tandis que le véhicule bleu est dans un deuxième temps aux abord de la grande attaque.

Me PHILIPPART interroge maintenant le témoin. L’attaque a commencé vers 15h et a duré environ jusqu’à 17h. Il est rentré avec les militaires qui tiraient au canon.

Madame l’avocate générale prend maintenant la parole. Le témoin affirme que la situation était calme jusqu’au 21 avril à peu près. À partir de cette date, il croise les militaires dans la voiture rouge qui lui demandent à qui appartenaient les vaches. Ces derniers lui disent que si elles avaient appartenu à des Tutsi, il aurait pu les manger gratuitement. C’est aussi à partir du 21 avril que la barrière a été érigée et que les civils ont été poussés à arrêter les Tutsi par les militaires. Avant la grande attaque, il avait accompagné un ami Tutsi à l’ISAR SONGA. Il est parti de l’ISAR SONGA car il a été mis en garde par un militaire qui lui a dit qu’il était en danger s’il restait.

Le 28 avril, il voit un premier véhicule chargé de caisses, puis un autre véhicule blanc qui le suivait.

Le témoin soutient que la voiture est bleue.

Elie RWIGAMBA qui a assisté à la même scène que le témoin, témoignait qu’il avait vu un véhicule Daihatsu blanc occupé par des gendarmes et incitant les civils à attaquer les Tutsi. Dans ce véhicule blanc, il voyait des personnes en uniforme avec des bérets rouges. Elle insiste en disant que ce véhicule blanc avec des gendarmes a été vu plusieurs fois le jour de la grande attaque.

Me LOTTE à la défense répond qu’il n’est pas possible de savoir s’il s’agissait de gendarmes de NYANZA.

Il interroge maintenant le témoin au sujet de sa déposition. Il a été condamné par une Gacaca[2]. Il n’avait pas parlé de béret rouge précédemment car on ne lui avait pas encore demandé.

Il n’a jamais rencontré personne des autorités rwandaises pour lui expliquer les procédures.

Le surnom BIGUMA n’est pas commun dans le secteur

 

Audition de madame Appolinarie GAKURU, partie civile.

Nous reprenons le compte-rendu de l’audition du témoin lors du procès en première instance.

Après avoir remercié le président, la cour et les personnes présentes dans la salle, Apollinarie GAKURU dénonce les agissements de l’accusé dans le génocide des Tutsi à KARAMA en 1994.

À cette époque, le témoin avait 15 ans et habitait en famille. Très vite, elle a vu arriver beaucoup de gens chez eux et ils ont commencé à passer la nuit dehors, avec les Hutu. Réfugiée à KARAMA, elle doit subir, avec tous les autres, des attaques de la part de la population, attaques souvent repoussées par les réfugiés.

Appolinarie raconte les attaques à KARAMA @AG

Un jour, est arrivé à SHARI (KARAMA) un véhicule qui appartenait à un commerçant dont la femme était présente, ainsi que BIGUMA. Une nouvelle fois, les réfugiés se sont défendus avec des pierres et ont mis le feu au véhicule après l’avoir aspergé d’essence. Pendant ce temps, les gendarmes continuaient à tirer.

Le lendemain, alors que les gendarmes étaient partis, les réfugiés ont enterré la première victime, un jeune homme nommé BIKINGA. Lors d’une autre attaque, le fils du bourgmestre NZARAMBA est tué d’une flèche et les réfugiés s’emparent de son fusil qu’ils vont briser en plusieurs morceaux et l’enterrer.

Après la dernière attaque, le témoin décide de quitter KARAMA. Dans sa fuite, avec sa mère et ses sœurs, elle rencontre des Interahamwe[3] mais réussit à leur échapper. Sa mère, par contre, tombera sous les coups des tueurs. Cachée dans de hautes herbes, elle rencontre le fils de sa marraine qui sera tué un peu plus tard par des Interahamwe.

Famille d’Appolinarie GAKURU

Sur une barrière, elle va subir plusieurs viols. La suite de son récit est un vrai calvaire. Conduite à la barrière de RUSATIRA par un de ses violeurs, elle décide d’avouer qu’elle est Tutsi pour qu’on la tue. Par miracle, elle échappera à la mort, se réfugie dans une famille où elle retrouve sa sœur qui décide de partir se cacher ailleurs.  Elle sera cachée jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi[4]. Pourtant, elle fuira avec les Hutu jusqu’à GIKONGORO.

Le témoin termine son audition en remerciant de nouveau la cour de l’avoir écoutée. Le fait de parler lui apporte un peu de paix.

Questions.

Me PHILIPPART interroge la partie civile. Quand elle quitte définitivement KARAMA, elle était avec les membres de sa famille. Son frère NTABANDA Innocent se fait tuer sur la colline.

À l’ISAR SONGA, elle retrouve beaucoup de réfugiés de KARAMA. Il restait des attaquants quand elle est arrivée. Elle s’est rendue compte que ce sont les attaquants de KARAMA qui les avait poussé volontairement vers l’ISAR SONGA pour que les attaquants d’ici les achèvent.

Me PHILIPPART remercie la victime pour son témoignage et souligne que c’est l’une des premières femmes à avoir le courage de témoigner des violences sexuelles et des viols qu’elle a subi pendant la génocide. Elle s’est mariée depuis et à fondé sa famille ce qui lui a permis de se reconstruire.

Sur question de Me GIRONGONZI, la victime précise que le curé lui avait dit d’aller se réfugier à l’ISAR. Elle explique aussi qu’à cette époque elle n’avait pas encore de carte d’identité à 15 ans. Elle pense que les viols qu’elle a subi était une manière de détruire les Tutsi.

Madame l’avocate générale prend la parole pour remercie la partie civile pour son témoignage.

Me LOTTE à la défense interroge le témoin (NDR. On peut se demander pourquoi, dans la mesure où les événements de KARAMA ne sont pas reprochés à l’accusé).

Elle n’a pas pris le temps de regarder les uniformes de ceux qui lui tiraient dessus. Un gendarme l’a aidé à sortir de la bananeraie mais ne se rappelle pas de son nom.

 

Audition de monsieur Pierre LAURENT, expert en balistique.

Nous reprenons le compte-rendu de l’audition du témoin lors du procès en première instance.

Mortier de 60 mm – DR

Monsieur Pierre LAURENT se présente comme ingénieur en expertise balistique. Il commence par expliquer ce qu’est un mortier 60, arme mentionnée sur les sites de NYABUBARE et de l’ISAR SONGA[5]. Il s’agit en fait d’un tube lisse, fixé sur un trépied posé sur le sol. Cette arme est facile à installer. Une journée de formation suffit, nous apprendra-t-il plus tard, pour manier cet engin qui tire des obus de 60 mm. La portée peut aller de 100 mètres à 1km200. Chaque obus pèse entre 1kg 200 et 1kg 400. Il n’explose qu’au moment où il touche le sol.

Le témoin va ensuite s’intéresser à chacun des deux sites concernés. Pour faire ses calculs, il s’est appuyé sur les coordonnées GPS fournis par les juges d’instruction. Comme le lui fera confirmer la défense et qui semble le lui reprocher, monsieur LAURENT ne s’est jamais déplacé au Rwanda.

A NYABUBARE, le témoin estime que le mortier avait été placé à moins de 500 mètres à vol d’oiseau de la colline où s’étaient massés les réfugiés. Il semblerait que ce soit la présence du militaire Pierre NGIRINSHUTI, lui-même armé, qui ait justifié l’intervention des gendarmes. Les villageois n’étaient pas arrivés à bout de la résistance des Tutsi. Les tirs ont été effectués à flanc de colline: les tireurs pouvaient voir ainsi ce qu’ils faisaient. Chaque obus mettait environ 8 à 10 secondes pour atteindre son but. Les rescapés qui n’avaient été que blessés ont été achevés par la population armée de machettes et de gourdins.

A l’ISAR SONGA, comme à NYABUBARE, les réfugiés se tenaient à flanc de colline, à environ 650 mètres du mortier. Si militaires et gendarmes sont intervenus, un seul mortier avait été installé sur la colline d’en face.

Le mortier est placé en face de la colline où sont les réfugiés de l’ISAR SONGA, juste au-dessus des marécages, de l’autre côté de le route. Photo AG
Schéma de l’attaque à l’ISAR SONGA. Selon une photo projetée précédemment à l’audience, le mortier était plus à droite sur la colline.

L’audition du témoin va se poursuivre par la projection d’un certain nombre de types d’armes.

Lance grenades évoqué par le témoin.
Fusil Vektor R4 utilisés par les militaires et les gendarmes.

Monsieur LAURENT commente, explique. Il précise en particulier qu’il n’y a pas eu de tirs intensifs car il aurait fallu un camion d’obus. Par contre, la taille des obus confirme le fait qu’un témoin ait pu les transporter dans une boîte de 40 cm sur 20 cm. Les tirs étaient effectués à vue.

Questions:

Me PHILIPPART interroge l’expert. Il dit que les traces laissées dans le sol sont quasiment nulles après plusieurs années. De plus, les conditions météorologiques ont peu de conséquences sur les tirs.

Me BERNADINI demande des précisions sur la formation à avoir pour utiliser un mortier. L’expert explique qu’il est facile à opérer mais que cela nécessite effectivement une formation.

Me GUEDJ, pour la défense, prend la parole.

L’expert répond qu’il connaît le génocide des Tutsi au Rwanda comme tout le monde. Il s’est renseigné sur le Rwanda mais ne s’est pas rendu sur place. 30 ans plus tard, les traces de cratère ne sont plus visibles. Cela s’explique par la taille et le poids des obus. Le mortier de 60 mm est une arme de guerre et non de gendarmerie.

L’expert explique qu’on lui a confié la tâche de donner un avis sur la compatibilité des déclarations des témoins avec les donnés.

M. le président intervient pour rappeler le rôle de l’expert dans la procédure suite aux questions de Me GUEDJ.

Au sujet de l’attaque de la colline de NYABUBARE, Me GUEDJ lui reproche d’utiliser la forme affirmative pour décrire le rôle de BIGUMA dans l’utilisation du mortier. Il reproche notamment à l’expert d’avoir pris position au travers de son rapport.

L’expert précise qu’il a basé son travail sur les pièces du dossier qu’on lui a communiquées, les témoignages ainsi que les coordonnées GPS. Il n’avait évidemment pas accès à tout le dossier. Maître GUEDJ semble être le seul à ne pas comprendre une telle évidence

Me GUEDJ qualifie son travail d’une « expertise de salon »: ce qui est un manque total de respect pour le témoin. Il avoue sans vergogne qu’il donne bien à cette expression un sens péjoratif.

NDR. L’avocat de la défense continue à parler de « génocide rwandais », comme si on parlait du génocide turc ou du génocide allemand. Dans un génocide, on nomme les victimes. Il s’agit donc bien du « génocide des Tutsi ».

 

Audition de madame Sapientia RUGEMANA, partie civile.

Nous reprenons le compte-rendu de l’audition du témoin lors du procès en première instance.

Sapientia RUGEMANA commence son témoignage en parlant des discriminations dont elle a été témoin et qu’elle a subi au cours de ses études. En apprenant l’attentat contre l’avion du président à la radio le 7 avril 1994, Sapientia et sa famille se sont vite inquiétés parce que la, veille, son père était parti à KIGALI. Sa famille était composée de ses parents et de neuf jeunes enfants.

Quatre jours après l’attentat, Sapientia a vu des gens venir fouiller leur maison. Un jeune homme qui travaillait dans le commerce de sa mère est venu leur donner des informations sur la situation. Pendant plusieurs jours, Sapientia et sa famille passaient leurs journées couchées, et les nuits cachées dans les brousses. Un mercredi matin, le même jeune homme leur a dit que leurs noms étaient sur une liste de personnes qui allaient être tuées. La mère de Sapientia a décidé d’emmener ses enfants à NTYAZO d’où elle était originaire. Ils ont réussi à arriver à destination en passant par un marché dans la ville de NYANZA et en se fondant dans la foule.

Arrivés à NTYAZO, Sapienta et sa famille se sont réfugiés chez un oncle paternel qui leur a conseillé de fuir au BURUNDI. Alors qu’ils tentaient de suivre son conseil et de fuir, ils ont été arrêtés à une barrière et se sont dispersés. Sapienta et l’une de ses sœurs sont retournées chez leur oncle tandis que le reste de sa famille a réussi à rejoindre le BURUNDI. Le lendemain, les deux sœurs qui s’étaient retrouvées avec un grand groupe de réfugiés Tutsi se sont dirigées vers la colline de RWEZAMENYO.

Le lendemain matin vers 6h, des Interahamwe[3] armés de fusils ont attaqué la colline. Le groupe a fui vers la colline voisine, la colline de KARAMA. Dans l’attaque, la petite sœur de Sapienta, alors âgée de neuf ans, avait reçu des coups de pierre dans les côtes. La témoin raconte qu’elle s’est sentie très impuissante face à sa sœur qui lui demandait des soins et de la nourriture.

Dans la nuit, Sapienta a été réveillée par les cris des Interahamwe qui s’appelaient entre eux en disant « GP » et « Pawa ! Pawa ». C’était leur signe de ralliement. En fuyant, elle a été séparée de sa sœur, et après quelques jours de fuite, Sapienta s’est retrouvée à suivre un groupe de Tutsi qui se dirigeait vers l’ISAR SONGA[5]. Elle y a alors passé quatre jours pendant lesquels les Interahamwe tentaient régulièrement des petites attaques à la machette. La témoin raconte ensuite qu’elle a vu un hélicoptère de couleur kaki militaire passer au-dessus d’eux. Elle dit avoir cru que c’était un hélicoptère de l’État qui venait les aider. Elle et les Tutsi autour ont crié à l’aide, en vain.

Colline où sont les réfugiés de l’ISAR SONGA. Photo AG

 

Le jour de la grande attaque de l’ISAR SONGA vers 15h, Sapienta et sa cousine étaient en train de se laver. En entendant les bruits de tirs de balles et d’explosions, elles se sont couchées au sol comme on leur avait dit de le faire. Elles sont montées un peu plus haut sur la colline mais se sont retrouvées au milieu d’Interahamwe et de gendarmes en train de tuer. A ce moment, elle a été témoin d’une scène qui la hante encore aujourd’hui. Elle a vu un père et ses deux fils se faire dépouiller de leurs vêtements, se faire émasculer et être tués. Sapienta a couru pour leur échapper.

La témoin décrit les explosions, les bouts de chair humaine et des vaches qui mouraient dans ces explosions. Dans sa fuite, elle a suivi un groupe qui se dirigeait vers le BURUNDI. Ce groupe a été arrêté sur le pont de MYIRAMAGELI par des Interahamwe. Les tueurs ont dit aux Hutu de se lever et de rentrer chez eux. Plusieurs d’entre eux avaient suivi les Tutsi sans savoir qu’ils n’étaient pas recherchés. Les Interahamwe ont séparé les hommes des femmes et ont choisi des femmes à épouser parmi les Tutsi. Une femme qui avait des liens de parenté avec Sapienta et qui avait été choisie pour épouser un des Hutu a insisté pour qu’elle vienne avec eux. Les deux jeunes filles ont donc été emmenées chez cet Interahamwe et y ont passé plusieurs semaines pendant lesquelles elles s’occupaient des tâches domestiques.

Quand le FPR[6] s’est emparé de la région, elles ont accompagné l’Interahamwe et sa famille dans leur fuite vers GIKONGORO. Quand le groupe a été arrêté par des Inkotanyi[4], Sapienta leur a fait savoir qu’elle était Tutsi et a été ramenée chez elle quelques semaines après, une fois les combats terminés. Elle a pu alors retrouver sa famille qui est revenue du BURUNDI.

Comme tous les Rwandais, elle a essayé de se reconstruire. Elle travaille aujourd’hui pour son compte afin d’offrir un futur à sa famille. Elle raconte son histoire à ses enfants petit à petit.

 

Audition de madame Laurence DAWIDOWICZ, représentante de l’association SURVIE[7].

Je m’appelle Laurence DAWIDOWICZ, je suis kinésithérapeute et adhérente de l’association Survie qui s’est portée partie civile dans ce procès et que je représente ici.
Je remercie nos avocats, présents dans la salle qui ont travaillé gracieusement pour porter notre voix, nous les remercions de leur engagement à nos côtés.
Je vais tout d’abord vous présenter SURVIE et ensuite les raisons qui nous ont conduits, en tant qu’association, à nous porter partie civile dans ce procès.

I – QUI EST SURVIE ?
SURVIE, c’est une association qui regroupe 900 adhérents répartis en 20 groupes locaux présents dans différentes régions de France. Nous avons trois salariés, qui sont financés par nos fonds propres, issus des cotisations des adhérents et de dons de personnes privées.
Survie a été créée au début des années 80, pour lutter contre les causes structurelles de la misère dans les pays du Sud.

Ses membres fondateurs ont lancé le « manifeste-appel contre l’extermination par la faim », une pétition signée par 55 prix Nobel à l’époque, et par de nombreux parlementaires français mais, sans que cela ne débouche sur des actes, contrairement aux mobilisations en Italie ou en Belgique…
Cette interpellation internationale plaidait en faveur d’une réforme de l’aide publique au développement pour que cette aide s’attaque véritablement aux racines de l’extrême misère et la famine dans les pays du Sud.

Et en France ?

Assez rapidement et dans la suite logique du manifeste, Survie a milité pour assainir les relations entre la France et les pays d’Afrique francophone, ce qu’on appelle la lutte contre la Françafrique.

C’est l’époque où le public a commencé à découvrir, notamment grâce à notre action, que des partis politiques français de premier plan bénéficiaient, pour leur financement, de fonds détournés par des dictateurs africains. Autant d’argent qui échappait aux besoins criants des citoyens de ces pays et aggravait leur misère.

II – COMMENT SURVIE EN EST-IL VENU A S’INTERESSER AU RWANDA ?
Le Rwanda en 1993, c’est « Silence on tue »
• En 1992-93 les exactions contre les Tutsis ont pris une tournure massive.
• Les associations rwandaises de défense des droits de l’Homme ont beau être actives, leur travail de documentation des massacres n’a aucun effet sur le pouvoir en place.
• Réunies en un collectif, (le CLADHO), elles décident alors d’alerter leurs supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsis du Rwanda.
• Là au moins, elles sont entendues. Par la Fédération Internationale des droits de l’Homme, la branche africaine de Human Right Watch et l’Union africaine des Droits Humains, qui envoient une mission d’enquête sur place.
• Jean CARBONARE, qui était à l’époque président de Survie, fait partie de la délégation.

Jean Carbonare au JT de France 2 le 28 janvier 1993
Jean Carbonare au JT de France 2 le 28 janvier 1993 (archive INA)

• Il a témoigné au JT de France 2[8], à son retour, des enquêtes des associations rwandaises, de ce qu’elles leur avaient montré mais aussi du soutien du gouvernement français au gouvernement en place au Rwanda. Bouleversé par ce qu’il a vu, il ne s’en est jamais remis.
• Jean CARBONARE a rencontré la cellule africaine de l’Élysée pour lui remettre un pré-rapport de mission.
Mais là encore : silence radio, aucune réaction et pire, comme l’a bien montré le rapport DUCLERT[9], l’exécutif français continue à soutenir le régime Habyarimana, puis le Gouvernement Intérimaire Rwandais, responsable du génocide.

Quelle a été l’action de Survie pendant le génocide ?
D’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris. Ils ont multiplié les conférences de presse, les communiqués, mais aussi des manifestations symboliques, comme la marche en rond : ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.

Et depuis ?
Le génocide des Tutsis a marqué un tournant pour notre association : depuis 1994, nous en avons fait un combat fondateur. L’association a pris conscience du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices.

C’est pourquoi nous avons introduit la lutte contre la banalisation du génocide dans nos statuts.

… et nous l’avons traduit en actes
Dès octobre 94 François-Xavier VERSCHAVE qui succédera à Jean Carbonare comme président de Survie, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? », moins de trois mois après la chute du régime génocidaire. En 200 pages cet ouvrage de synthèse réussissait la prouesse de raconter avec précision les racines et la perpétration du génocide et à rassembler et analyser un nombre conséquent de faits susceptibles de caractériser la complicité des autorités françaises.

En toile de fond, François-Xavier VERSCHAVE décrivait avec minutie les rouages de la Françafrique et les dérives de la politique de la France en Afrique, et celle menée au Rwanda a représenté un paroxysme mais qui selon lui partout pouvaient causer les mêmes effets. À plusieurs reprises, il alertait avec beaucoup de clairvoyance sur le soutien français à MOBUTU et sur le risque d’une extension de la politique du pire au Zaïre voisin (la RDC d’aujourd’hui). Un certain nombre des protagonistes des dossiers judiciaires d’aujourd’hui étaient déjà présents au fil des pages, auteurs, complices et victimes, rescapé-es. Pour VERSCHAVE, et pour l’association Survie il ne s’agissait pas de remplacer les institutions, la recherche scientifique, les médias, la justice mais de les convaincre de se saisir du sujet et de mettre à profit leur capacité d’action.

Parallèlement, la déléguée du président, Sharon COURTOUX recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.

Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos weekends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, certains qui connaissaient le Rwanda, d’autres qui avaient rencontré des rescapés, mais aussi des personnes qui portaient parfois dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité.

Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994. Ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.

Avec d’autres associations nous avons créé la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale, et multiplier les pressions pour que partout la justice s’applique contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.

Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires.

Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations. Pour documenter notre travail, certains membres de l’association ont cherché à avoir accès aux archives, par exemple à celles de la présidence de la république comme François Graner en a parlé devant vous. Une longue bataille juridique a été nécessaire mais la décision du Conseil d’État stipule que l’accès aux archives doit être ouvert à tous les chercheurs, et pas seulement à ceux accrédités par l’État [10].

Nous avons également changé les statuts de l’association pour pouvoir ester en justice.

III – POURQUOI SURVIE SE CONSTITUE-T-ELLE PARTIE CIVILE ?
Vous l’aurez compris, notre raison d’être à Survie, c’est de lutter contre l’impunité, l’impunité des pouvoirs publics comme celle des individus.

C’est cette même impunité qui a permis que le génocide d’avril 94 soit possible, car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient été ni arrêtés, ni jugés, ni condamnés.

Nous sommes petits mais obstinés. Nous voulons que la justice soit rendue. Pour que le « Plus jamais ça » ne soit pas que des mots.

Les mots… on vous a parlé du travestissement des mots pendant le génocide, quand « travailler » signifiait « tuer », par exemple. Aujourd’hui encore, en dénaturant les faits, en inversant les responsabilités dans la survenue et l’exécution du génocide, en invoquant un double génocide, le crime se poursuit par sa négation.

Nous avons, avec d’autres associations, porté plainte en 2020 contre Charles ONANA et son éditeur pour contestation de crime de génocide, dans l’ouvrage Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise, paru en 2019 aux éditions de l’Artilleur, dans lequel M. ONANA affirme par exemple que « la thèse conspirationniste d’un régime hutu ayant planifié un « génocide » au Rwanda constitue l’une des plus grandes escroqueries du XXe siècle. » ; le verdict sera rendu le 9 décembre, quelques jours après cette intervention devant la cour.

La France est hélas une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide. Nous avons été parties civiles dès le premier procès d’un accusé rwandais en France, celui de Pascal SIMBIKANGWA mais aussi celui des deux bourgmestres Octavien NGENZI et Tito BAHARIRA, puis, plus récemment, celui de Laurent BUCYBARUTA, celui de Sosthène MUNYEMANA, celui d’Eugène RWAMUCYO, aujourd’hui procès en appel de Philippe MANIER.

Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance mais une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice, pour que les enfants des victimes ne tremblent plus au moindre son de sifflet, comme ceux des Interahamwe[3] qui les pourchassaient, pour que les enfants des tueurs sachent que l’impunité s’est arrêtée là.

Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain. Que ce génocide restera dans la conscience de nos concitoyens et que maintenant, c’est un à jury citoyen que nous pouvons nous en remettre.

 

Au cours de la journée, plusieurs lectures ont été effectuées par monsieur le président, parfois à la demande des parties.

Lecture de l’audition de monsieur Faustin MANIRAGUHA.

Cette audition porte sur la colline de NYABUBARE. Pour lui, les « militaires » étaient dirigés par BIGUMA.

Lecture de l’audition de madame Francine MUKANGIRA, à la demande de l’avocate générale.

Cette audition concerne l’ISAR SONGA Cachée pendant trois jours chez sa cousine Jacqueline, mariée à un militaire hutu, cette dernière lui révèle que BIGUMA recherche les Tutsi.

Lecture de l’audition de monsieur Justin BUTARE.

Condamné à 16 ans de prison pour avoir tenu la barrière de GIKONI et avoir participé aux attaques de l’ISAR SONGA, il dit n’avoir vu aucun gendarme.

Madame l’avocate général fait un bref exposé sur les Gacaca et leur fonctionnement, afin d’éclairer les jurés sur cette justice participative[2]. Elles avaient pour but de vider les prisons en favorisant le plaidé coupable qui sera rarement utilisés pour les crimes les plus graves, ceux de la catégorie 1. Elles seront clôturées en 2012. (NDR. Cette procédure permettra parfois aussi de retrouver les corps des victimes, les tueurs révélant le lieu où ils les avaient ensevelies).

Maître GUEDJ, un peu plus tôt dans la journée a demandé à monsieur le président de pouvoir lire des documents qu’il dit avoir versés (NDR. Ce qui n’est pas le cas et qu’il s’empressera de faire photocopier à la pose méridienne). Il souhaite que ces documents soient lus avant l’audition de monsieur GAUTHIER. ( NDR. On se demande pourquoi dans la mesure où il s’agit, entre autres, d’un article de Reporters sans Frontières sur la liberté de la presse au Rwanda depuis le génocide.)

Il sera donné droit à l’avocat de la défense de lire l’article ci-dessus mentionné, plus deux articles de messieurs GUICHAOUA et REYTJENS tirés du site de Rwanda Info, non datés, non signés! Il aura beau vouloir expliquer les raisons pour lesquelles il a en plus versé un nombre considérable de pièces dont certaines, lui fera remarquer monsieur l’avocat général, n’ont aucun lien avec le dossier BIGUMA, il ne convaincra personne.

Une autre pièce versée par la défense se rapporte à un extrait du script du documentaire Rwanda, à la poursuite des génocidaires, de Thomas ZRIBI[11], dont mettre GUEDJ donne lecture. Monsieur GAUTHIER aura l’occasion de s’en expliquer, comme sur beaucoup d’autres points, lors de son audition de lundi matin.

Monsieur le président évoque deux arrêts que la Cour doit rendre. Le premier concerne une demande de nouvelle expertise balistique par la défense ( NDR. On a envie de sourire!) Le second concerne la recevabilité ou non des parties civiles dans ce dossier. Toutes les parties sont d’accord pour que cette question soit renvoyée à l’audience sur intérêt civil.

Ces deux demandes sont mises en délibéré.

L’audition de monsieur GAUTHIER, prévue en fin de journée est reportée au dernier moment à lundi matin 9 heures. Nous considérons qu’il s’agit là d’un manque de respect pour les initiateurs de la plainte qui sont là dans la salle tous les jours depuis le 4 novembre, à toutes les audiences, sans oublier les quatre semaines consacrées au procès RWAMUCYO.

 

Coline BERTRAND, stagiaire

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

 

 

  1. ISAR SONGA : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[]
  2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[][]
  3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[][][]
  4. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[][]
  5. ISAR Songa : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[][]
  6. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  7. https://survie.org[]
  8. Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2 du Le 28 janvier 1993: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[]
  9. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[]
  10. Lire sur le site SURVIE : Le Conseil d’État ordonne l’ouverture immédiate des archives de l’Élysée sur le Rwanda, publié le 12 juin 2020[]
  11. Rwanda, à la poursuite des génocidaires, un documentaire réalisé par Thomas Zribi et Stéphane Jobert, accessible en ligne sur LCP []

Lire aussi

Justice

Procès en appel HATEGEKIMANA – feuille de motivation de la cour d’assises

Feuille de motivation du verdict.