Procès en appel HATEGEKIMANA : jeudi 21 novembre 2024. J13


 

Audition de monsieur Michel MBYARIYINGIMA, témoin cité par l’accusation, en visioconférence du Rwanda.

Le témoin décline son identité et prête serment.

Il a déjà témoigné devant les gendarmes français. Il a plaidé coupable pour sa participation à deux attaques à RWESERO, à l’Akazu k’amazi et a été condamné à 7 ans de prison. Mais il en avait fait plus avant son procès. À l’époque des faits, le témoin était à NYANZA. Il ne connaissait pas l’accusé avant 1994. Il a assisté à une réunion à la maison communale de NYANZA dans laquelle la population avait été réunie par Gervais TWAGIRIMANA sur demande du commandant BIRIKUNZIRA. RUDAHUNGA, le responsable de la cellule dans laquelle la réunion a eu lieu était présent. BIRIKUNZIRA s’était adressé à eux: « Vous les habitants cachés ici, sachez que l’ennemi contre lequel nous combattons est Tutsi. Sachez que la baratte est précieuse, mais que si le serpent s’enroule autour de la barrate, il faut casser les deux ». Le témoin explique que dans la culture rwandaise, on ne peut pas casser une barrate car cela porte malheur. La barrate désigne le Hutu et le serpent le Tutsi. Dans cette réunion, des instructions sont données pour ériger des barrières sur les carrefours. Il est notamment dit que les cartes d’identité doivent être contrôlées et que les Tutsi doivent être assassinés[1]. Les armes sont plutôt traditionnelles telles que des machettes et des gourdins. Le témoin confirme qu’il y avait le commandant BIRINKUNZIRA, ainsi que BIGUMA mais ne se souvient pas si le sous-préfet Gaëtan KAYITANA était présent. Il explique qu’il a reconnu BIGUMA car il habitait à côté du camp militaire et le croisait souvent sur la route mais n’entretenait pas de relation particulière avec lui. Il savait donc de qui il s’agissait mais ne le voit de près qu’à la réunion. Selon lui, seulement BIRIKUNZIRA a pris la parole lors de cette réunion.

Concernant les barrières, le témoin est affecté à l’Akazu k’amazi à côté de la maison d’un prénommé RWAKAZINA. Le témoin n’allait sur la barrière que le soir. Beaucoup de personnes de la population étaient sur la barrière et les gendarmes s’y relayaient jours et nuits. BIGIRIMANA et CATCHEUR circulaient sur toutes les barrières.

S’agissant de BIGUMA, le témoin ne l’a jamais vu à la barrière de l’Akazu k’amazi. Il revient donc sur une de ses déclarations dans laquelle il disait qu’il voyait occasionnellement l’accusé passer à la barrière en voiture mais qu’il n’en sortait pas. Il rectifie aujourd’hui en disant que c’est le commandant qu’il voyait passer dans un véhicule rouge. Le témoin avait d’ailleurs reconnu BIGUMA sur une planche de photographies présentée par la gendarmerie française.

Maison de Boniface sur la barrière Akazu k’amazi, @AG.

M. le président demande pourquoi y a-t-il une contradiction dans son récit. Le témoin répond qu’il est possible qu’il se soit trompé avec les années. M. le président lui demande s’il savait ce qu’il se passait la journée sur cette barrière. Le témoin répond par l’affirmative.  Cependant il répète qu’il ne l’a jamais vu de ses propres yeux. Sur le massacre d’une trentaine de Tutsi enfermés dans la maison de Boniface, le témoin explique qu’il n’était pas assaillant ce jour-là mais il sait ce qu’il s’est passé et dit qu’ils étaient très nombreux.

La partie civile Me AUBLE demande au témoin si on lui a demandé de faire la chasse au Tutsi dans les alentours. Il répond que oui.

Me TAPI demande au témoin s’il est possible qu’au moment où il n’était pas à la barrière, BIGUMA passait. Le témoin répond que c’est tout à fait possible.

C’est au tour de l’avocat général de questionner le témoin. Il reprend des anciennes déclarations qui expliquent que les cadavres étaient enterrés  car ils craignaient des surveillances satellite, notamment de la communauté internationale. Il précise que ce sont les autorités qui ont parlé de cela. Cela a aussi été corroboré dans le livre d’Alison DES FORGES[2] et d’autres témoignages.

Me DUQUE, pour la défense, relève qu’en première instance, le témoin était sûr d’avoir vu BIGUMA à la barrière et qu’aujourd’hui il ne l’est plus.

 

Audition de monsieur Albert KABERA, témoin cité par l’accusation, en visioconférence du Rwanda.

Le témoin, sur question de monsieur le président, dit avoir été condamné à 10 ans de prison pour avoir participé au génocide sur ordre des chefs de la gendarmerie, pour avoir tué quelqu’un, avoir pillé les biens des Tutsi, avoir participé aux attaques et avoir tenu des barrières. Il a plaidé coupable et a été libéré pour encourager les autres tueurs à faire de même.

(NDR. Quand on interroge une personne qui a été condamnée pour génocide, ne serait-il pas bien de préciser, dès le début de leur audition, que ce n’est pas eux qu’on rejuge. Cela leur permettrait peut-être d’être parfois plus détendus et d’être plus enclins à dire la vérité! Remarque d’un béotien!)

Il confirme qu’il a témoigné contre des gendarmes, qu’il était membre de la jeunesse du MDR mais qu’on les a plus ou moins obligés à rallié les Interahamwe, miliciens du MRND. C’est KAMBANDA, premier ministre du gouvernement génocidaire qui les aurait rassemblés dans le courant extrémiste PAWA ( Power).

Toujours sur question de monsieur le président, le témoin précise que certains de ces miliciens portaient des feuilles de bananier, d’autres des lianes. A KIGALI, ils avaient leurs propres uniformes colorés. A NYANZA, ils ne portaient pas de signe distinctif: ils avaient seulement des armes traditionnelles. ( NDR. Dans certaines régions, les Interahamwe portaient ces signes distinctifs pour ne pas s’entretuer lors de combats corps à corps.)

Au début, le témoin tenait la barrière AKAZU K’AMAZI mais il a été muté sur celle de BUGABA par BARAHIRA: dans la nuit, leurs femmes lançaient des cris croyant être attaquées alors que c’était les Tutsi qui tentaient de trouver refuge auprès d’elles. Un certain Gervais était passé auprès de la population pour dire que les Tutsi avaient envahi le pays. L’ennemi, c’était le Tutsi avait-on précisé.

Un soir, Albert KABERA a vu passer un véhicule avec des gendarmes  et des Tutsi à bord. Parmi eux se trouvaient BIGUMA avec d’autres gendarmes et un certain TWAHIRWA. BIGUMA a pris la parole pour demander aux hommes d’aller aux barrières pour arrêter les Tutsi. Ces gens portaient des armes traditionnelles (NDR: outils utilisés pour les travaux des champs).

Monsieur le président rappelle au témoin les propos qu’il avait tenu lors de son audition par les enquêteurs français. Ils ne correspondent pas à ceux qu’il tient aujourd’hui. Nous retiendrons que les propos attribués à BIGUMA ont été prononcés à son second passage, ce dernier étant resté dans sa voiture.

A la barrière, il y avait déjà d’autres personnes venues de RUGARAMA. BIGUMA a désigné les responsables de la barrière, dont le frère de sa femme, Esdras NTAKIRENDE. Le témoin désigne aussi Straton RUDAHUNGA, responsable pour la journée et GASIGIRI comme responsable pendant la nuit. Le témoin se tenait à la barrière jour et nuit, c’était obligatoire: «  Personne n’a pris le risque de ne pas y aller, on aurait été considéré comme Tutsi. » Il fallait contrôler les cartes d’identité mais les Tutsi faisaient tout pour contourner ces barrières.

S’il connaît BIGUMA, c’est parce qu’il habitait près de la gendarmerie et que ce dernier rendait souvent visite à son beau-frère Esdras, son voisin. Questionné sur la planche photographique qu’on lui avait montré pour voir s’il reconnaissait BIGUMA, le témoin dit avoir hésité entre deux photos mais qu’il avait finalement désigné la N°4, celle de l’accusé.

Monsieur le président interroge ensuite le témoin sur l’arrestation et l’exécution des 28 Tutsi enfermés dans la maison de Boniface, juste au-dessus de la barrière. Albert KABERA explique ce qui s’est passé:  » BIRIKUNZIRA et BIGUMA sont passés sur notre barrière et ont constaté qu’elle ne servait à rien car nous n’avions pas tué de Tutsi. Nous sommes aller en chercher dans leur habitation et les avons enfermés dans la maison de Boniface pour les montrer aux gendarmes. Nous étions sûrs qu’ils allaient les fusiller. Ils sont restés enfermés là pendant une journée. Parmi eux, il y avait GASHUMBA, KABERUKA, MUNYEMANA, Michel BUKUBA, NYIRIKINDI, STRATO et le clan des BAYORA. Tous étaient avec leurs familles. Quand BIRIKUNZIRA et BIGUMA sont arrivés, ils nous ont donné l’ordre de les tuer. Le lendemain, BIGUMA est revenu et à demander à ce qu’on enterre les corps. »

Monsieur le président va s’agacer lorsque le témoin rapporte des faits dont il n’avait jamais parlé avant. Il lit toutefois les déclarations faites par le témoin sur des faits dont il a été le seul à parler, faits non retenus au dossier, pour bien montrer les contradictions dont fait preuve le témoin: « Je ne veux rien cacher« , ajoute-t-il.

Monsieur l’avocat général s’étonne que BIGUMA ait eu avec lui des petites haches:  » Il n’avait pas d’armes à feu? » Le témoin précise que c’était des petites haches que possédaient les militaires. L’avocat général demande au témoin qui avait eu l’idée de tuer la nuit pour ne pas être vus par des satellites:  » J‘ai entendu dire par les autres que BIGUMA l’avait dit! »

La parole est donnée à la défense. Maître DUQUE revient sur la reconnaissance de BIGUMA sur la planche photographique. Le témoin avait désigné le N°7 et aujourd’hui il dit la N°4? Le témoin de répondre: « J’ai dit que la N°4 ressemblait à BIGUMA et la N°7 aussi. J’avais précisé qu’il était noir! »

Maître DUQUE signale que ses propos ne correspondent pas à ce qu’a dit Michel, le témoin précédent:  » Je ne suis pas d’accord avec Michel qui ne dit pas la vérité. A la prison, il n’a jamais avoué ses crimes. Il invente ses accusations. » L’avocate demande des précisions sur la façon dont on été tués les Tutsi enfermés dans la maison de Boniface. Le témoin répète ce qu’il a déjà dit. Il donne aussi le nom des quatre gendarmes qui étaient présents, dont HAVUGIMANA, César et Catcheur.

L’avocate de l’accuse doute de la crédibilité de ce témoin qui redit dans quelles conditions il a été libéré. Il n’a témoigné que dans la Gacaca de RWESERO. Mais il n’a pas été libéré pour ses témoignages à charge. La condamnation qu’on avait prononcée contre lui était inférieure au nombre d’années qu’il avait passées en prison.

Monsieur l’avocat général reprend la parole pour expliquer comment s’est déroulée la reconstitution des faits. Il y avait effectivement Michel MBYARIYINGIMA, un procureur rwandais, la juge d’instruction et sa greffière, un substitut français, deux gendarmes et l’interprète désigné par l’ambassade de France. Tout cela pour rassurer maître DUQUE que les choses se sont bien déroulées comme elles devaient l’être.

 

Audition de monsieur François HABIMANA, témoin cité par le CPCR, partie civile.

François HABIMANA, rescapé de Nyabubare

La victime décline son identité et remercie la cour de le recevoir.

Il déclare connaître l’accusé et demande à M. MANIER s’il le reconnaît. Il déclare avoir vu l’accusé au début et à la fin du génocide. Au début du génocide, les gens participaient à des réunions clandestines réservées aux Hutu.  Ces réunions avaient pour objectif le massacre des Tutsi. Un vendredi soir de 1994, la victime était avec sa mère et constate que des gens commencent à incendier certaines maisons. Il décide de s’enfuir avec elle et sa nièce. Il traverse la vallée pour se réfugier sur la colline de NYABUBARE. Se trouve là Pierre NGIRINSHUTI, un ex-militaire des FAR[3]. Ce dernier les encourage à résister et à se défendre face aux assaillants,  des habitants de MUSHIRARUNGU et Israël DUSINGIZIMANA, le conseiller de secteur. Ils passent donc une nuit sur la colline. Les gens étaient inquiets toute la nuit mais le militaire conseille de rester unis.

Vers 9h30-10h, ils voient un véhicule blanc en bas de la colline. Sept ou huit gendarmes sortent de la voiture, se cachent à travers une bananeraie pour s’approcher. Ils ont commencé à tirer sur les Tutsi réfugiés sur la colline. Ceux qui essayaient de s’échapper se faisaient massacrer par les attaquants munis d’armes traditionnelles. Le témoin s’est caché dans la végétation, avant de se présenter aux gendarmes, les mains en l’air. Il arrive à leur hauteur et voit le caporal MUSAFIRI, un ami de son beau-frère. Il explique à ce dernier que la situation était très grave et MUSAFIRI lui propose d’aller parler à BIGUMA sans révéler qu’il était Tutsi. Il quitte MUSAFIRI et rencontre un autre gendarme  qui le dépouille de son argent et des documents qu’il porte avec lui. Puis il va voir BIGUMA, lui dit qu’il connaît bien son beau-frère Vincent MUNYALIYONGA, sans révéler leurs liens familiaux. BIGUMA lui répond: « Si tu es Tutsi, Vincent te tuera lui-même« . BIGUMA lui ordonne de s’asseoir par terre.

Voyant que François HABIMANA s’était approché de BIGUMA, les rescapés sont sortis des broussailles en levant les bras en l’air. Ils pensaient que le gendarme serait clément. Ce dernier a aligné tout le monde sur la route et leur a demandé pourquoi ils étaient là. Ils répondent tous ensemble: « Pardonnez-nous, nous ne seront plus Tutsi ». Il a alors demandé à un des gendarmes de les mitrailler. Une jeune fille échappe au massacre, malgré une balle qui lui avait coupé le sein. Elle demande à être tuée convenablement. BIGUMA ordonne aux gendarmes et aux Interahamwe[4] de s’occuper d’elle.

BIGUMA se rend au domicile de Pierre NGIRINSHUTI et lance une grenade dans la parcelle. Les assaillants se  ruent à l’intérieur de la maison en défonçant le portail à coup de pieds et se mettent à la piller. Pierre avait fui peu avant.

BIGUMA décide alors de repartir vers la gendarmerie. François HABIMANA est installé à l’arrière de la voiture, au milieu des chèvres qui ont été volées. L’adjudant a l’intention de se rendre ensuite à NYAMYAGA mais il veut d’abord aller se reposer à la gendarmerie.  Ils continuent donc leur route et vers l’AKAZU K’AMAZI, il ordonne l’érection d’une barrière. Certaines maisons de Tutsi brûlaient. À ce moment-là, il dit que personne ne lui échapperait. Il s’arrête en contrebas de la gendarmerie où il croise le capitaine BIRIKUNZIRA. Il lui annonce qu’il a très bien travaillé. BIGUMA conduit le témoin chez son beau-frère, un grand Interahamwe, qui habite près du camp. Arrivés là, François HABIMANA demande à son beau-frère d’aller voir BIGUMA et de lui dire qu’il est Hutu; ce qu’il va faire.

Le témoin s’adresse à l’accusé pour savoir s’il connaît Vincent, son beau-frère, et Israël, le conseiller de secteur. BIGUMA répond par la négative.

M. le président demande si durant l’attaque les gendarmes ont lancé des grenades. Il répond que oui. Concernant un mortier, il ne l’a pas vu lui même mais l’a entendu d’Israel DUNSINGIZIMANA.

M. le président demande confirmation sur sa rencontre avec MUSAFIRI qui lui a dit « voilà notre chef » en parlant de BIGUMA. C’est la première fois qu’il le voit. Il dit aussi qu’il n’est pas sûr du nombre de personnes sur la colline, cela peut être des centaines ou des milliers. Au sujet de la grenade sur la maison du militaire, il répète que c’est BIGUMA qui l’a lancée.

M. le président fait une lecture du rapport de la remise en situation à la victime et de ses réactions à ce moment-là.

M. le président demande au témoin ce que sont devenues sa mère et sa nièce car lors de sa confrontation, il a dit que les membres de sa famille n’étaient pas rentrés. Il confirme.

M. le président demande à l’accusé de prendre la parole pour répondre à ces accusations.

M. MANIER lui répond qu’il ne peut pas commenter des déclarations qui ont été préparées. Et puis, il n’était pas à NYANZA au moment des faits. (NDR. C’est le leitmotiv de sa défense).

Me HERBEAU prend la parole pour expliquer que la victime a perdu une vingtaine de membres de sa famille, plus précisément sur la colline de NYABUBARE: sa mère, ses frères, ses neveux, ainsi que sa belle-mère qui a été jetée dans une rivière.

Il interroge la victime sur l’ampleur de l’attaque sur la colline de NYABUBARE et si cette dernière a été décisive face à la résistance des réfugiés Tutsi. Il répond que si BIGUMA n’était pas venu avec ses armes à feu, les Interahamwe n’auraient pas eu le dessus sur eux, ils se seraient défendus.

Me HERBEAU demande pourquoi la victime a levé les mains en l’air pendant l’attaque. Il répond qu’ayant travaillé avec des élèves de l’école militaire, il savait que l’on n’était pas tué lorsqu’on levait les mains.

Me HERBEAU lui rappelle ensuite qu’il a croisé quatre personnes qui lui avaient laissé la vie sauve durant cet événement (MUSAFIRI, SINGIYIMANA Vincent, son beau frère et BIGUMA). Il lui demande s’il est reconnaissant envers BIGUMA qui lui a laissé la vie sauve. La victime répond formellement que BIGUMA ne l’aurait jamais épargné s’il avait qu’il était Tutsi. BIGUMA était sans pitié.

Me BERNARDINI questionne la victime sur les différences d’uniforme entre les militaires et les gendarmes. Il répond que les gendarmes portaient des bérets rouges.

Nyabubare, @AG.

L’avocate générale propose de revenir sur des repères géographiques afin de situer le discours de la victime. Elle observe que son témoignage se recoupe avec des témoignages de la semaine dernière, notamment avec celui d’Eugenie MUREBWAYIRE[5]. En effet, cette dernière avait expliqué qu’elle aussi avait dû dire qu’elle était Hutu et que son père et ses frères réfugiés sur la colline de NYABUBARE avaient été tués. De même, la gendarme infirmière, Pélagie, avait confirmé certains des éléments de ce témoignage. L’avocate générale souligne que BIGUMA traitait les Tutsi de « cafards, serpents » mais aussi de « chiens de Tutsi », ce que la victime confirme. Monsieur HABIMANA REDIT ce qu’il a pu dire aux enquêteurs: c’était BIGUMA qui était à la tête de l’attaque car tout le monde lui obéissait au doigt et à l’œil. Elle finit par le remercier pour le chemin parcouru pour donner son récit devant la cour.

Me GUEDJ, pour la défense, souhaite revenir sur l’arrivée d’une voiture, la veille de la grande attaque. Le témoin évoque une voiture blanche conduite par un certain Alexandre. C’est ce qu’on lui avait dit. Mais comme c’était des gens venus d’ailleurs, il ne les connaissait pas

Sur un deuxième point, Me GUEDJ demande si l’accusé portait une arme. La victime dit qu’il portait un pistolet à la ceinture ainsi que des grenades. À une deuxième audition, il avait répondu qu’il ne savait pas si BIGUMA était armé car cela faisait longtemps.

Me GUEDJ lui rappelle ses déclarations devant l’organe rwandais en 2015 selon lesquelles c’est BIGUMA qui aurait exécuté les Tutsi en ligne devant la colline. La victime répond que ce n’est pas ce qu’il a dit, que BIGUMA avait demandé à un gendarme de les fusiller.

Enfin, il lui demande de confirmer qu’il ne l’avait vu qu’une fois alors qu’il a dit dans une déposition qu’il « portait toujours un chapeau ». La victime répond qu’il s’agissait d’un béret. (NDR. En kinyarwanda, on utilise le mot « ngofero » pour désigner tout couvre-chef. On doit préciser alors le « ngofero » des militaires que l’on traduit dans ce cas par béret.)

Me GUEDJ termine en revenant sur sa marotte:  ne pourrait-il pas y avoir un autre BIGUMA? La victime affirme qu’il est formel sur le fait que BIGUMA est bien Philippe HATEGEKIMANA, qu’il n’en connaît pas d’autre.

On pourra également se reporter à l’audition de François HABIMANA lors du procès en première instance, le 5 juin 2023.

 

Audition de madame Odetta  MUKANYARWAYA, témoin cité par le CPCR, partie civile.

L’audition de madame Odetta  MUKANYARWAYA a été interrompue par une audition en visioconférence du Canada, du professeur Josias SEMUJANGA, cité par le CPCR. Difficile d’en faire un compte-rendu dans la mesure où son audition s’est terminée tard et qu’à la fin l’écoute était difficile. Je choisis de faire référence à son audition en première instance.

Madame MUKANYARGWAYA commence par remercier le gouvernement français et le président de la république, ainsi que la justice française.

Dans un récit chargé d’émotion mais tout en retenue, le témoin porte à la connaissance de la cour que pratiquement toute sa famille a été exterminée sur la colline de NYABUBARE. Sur une centaine de personnes, moins d’une dizaine ont survécu.

Sur la propriété de Pierre Ngirinshuti, policier tutsi tué à Nyabubare.

Évoquant le souvenir de Pierre NGIRINSHUTI, madame MUKANYARWAYA révèle qu’il s’agit du frère de son père. BIGUMA était venu chercher Pierre, le militaire. Il a envoyé un gendarme avec le message suivant: « Va, et dis-lui que s’il ne veut pas faire exterminer sa famille, il faut qu’on se voie! » La réponse: « Qu’il vienne lui-même! »

Le jour suivant, le vendredi, BIGUMA est revenu et a rassemblé la population. Personne encore n’avait été tué. Les réfugiés ont ramassé des pierres, ont poussé des cris, et la voiture des gendarmes est repartie.

Le samedi, les gendarmes sont revenus: beaucoup de Tutsi s’étaient rassemblés sur la colline d’en face. Ordre a été donné d’encercler la colline de NYABUBARE sur tous les côtés. Les réfugiés ont commencé à fuir et à se disperser. Le témoin est partie en compagnie de sa petite soeur. Un obus est tombé sur la maison de son oncle Pierre. Le témoin, qui a perdu presque toute sa famille n’a jamais su qui était mort, et où.

Monsieur le président reprend alors les déclarations du témoin, lui fait préciser la composition de sa famille. Certains des membres de sa famille, apprendra-t-elle plus tard, seront tués à la paroisse de CYANIKA (NDR. Sur les massacres dans la préfecture de GIKONGORO, se reporter aux comptes-rendus des audiences du procès de Laurent BUCYIBARUTA, le préfet de GIKONGORO).

Madame MUKANYARWAYA parle alors de sa petite fille de deux ans qu’elle avait confiée à sa marraine et qui sera entraînée au Zaïre. Elle ne la retrouvera que plusieurs années plus tard: l’enfant avait désormais dix ans. C’est la Croix-Rouge qui l’a lui a ramenée.

BIGUMA? Des « voix » disaient que c’était lui qui incitait à tuer. Et le témoin de revenir sur l’histoire de son oncle Pierre, quelqu’un de vaillant qui, suite à de nombreuses mutations inexpliquées, avait décidé de quitter l’armée après avoir ramené sa famille à NYANZA.

Les obus? Elle a entendu le bruit des obus tirés sur le sommet de la colline, mais elle avait déjà fui. Impossible pour elle de reconnaître des assaillants. Il s’agissait de « sauver sa vie« . Lors de son retour, elle tombera sur les corps des siens dévorés par les chiens. Avant ces trois journées de malheur, les gens s’entendaient bien. Ce sont surtout les gens venus de GIKONGORO, au-delà de la MWOGO, qui sont venus les tuer.

Après le génocide, lors des Gacaca[6], certains tueurs ont plaidé coupable, ont présenté des excuses aux rescapés: « Nous nous sommes pardonnés mutuellementAujourd’hui, nous essayons de reconstruire la société rwandaise. »

Invitée par le président à ajouter quelque chose, le témoin: « BIGUMA, qui a exterminé notre famille, lui a vu la sienne s’agrandir, contrairement à la nôtre. Nous demandons à être indemnisés. Nous sommes invalides, nos biens n’ont pas été épargnés, nos chèvres, nos vaches, tous nos biens ont été volés. J’étais la plus âgée des enfants rescapés. Personne n’avait encore vingt ans. »

La justice? « C’est pour nous une forme de thérapie. »

Maître PHILIPPART demande au témoin d’évoquer les circonstances du retour de son oncle Pierre à NYANZA. Les gendarmes voulaient le prendre pour qu’il retourne au camp de GAKO qu’il avait quitté. Mais c’était un mensonge: il sera tué. Si les gendarmes n’étaient pas intervenus, les réfugiés ne seraient pas morts. Ils ont fait front avec leurs voisins hutu. Sur question de l’avocate, le témoin évoque son passage par NYAMURE avec sa sœur Bernadette MUKANGAMIJE qui a été entendue dans la procédure. De tous leurs biens pillés, elle n’a rien récupéré.

Madame AÏT HAMOU fait préciser au témoin que Odetta est son prénom en Kinyarwanda. Elle parle aussi d’un certain KAYIRANGA qui serait parti en moto chercher les gendarmes pour tuer son oncle.

La défense terminera l’audience par une série de questions auxquelles on est maintenant habitués: le témoin a-t-elle témoigné dans d’autres affaires, quelle voiture les gendarmes ont-ils utilisée, sa couleur, sa marque, l’identité des gendarmes… Des questions qui peuvent paraître désuètes dans la mesure où BIGUMA, depuis toujours, dit avoir quitté NYANZA vers le 20 avril! Dans son box, l’accusé semble peu concerné par ce qui se passe dans la salle. Il ne répond à aucune question, n’a jamais pris de notes. Restent encore plus de trois semaines de témoignages pour permettre aux jurés de se construire une intime conviction.

 

Audition de monsieur Josias SEMUJANGA, témoin cité par le CPCR, en visioconférence du Canada.

Josias SEMUJANGA est professeur/membre de la Société Royale du Canada (l’Université de Montréal). Il a écrit de nombreux livres sur les littératures francophones d’Afrique et de la Caraïbe et sur le génocide des Tutsi du Rwanda.

Génocide? Organisation des massacres d’une partie de la population par un État pour des raisons politiques ou raciales

Thèse : le génocide des Tutsi ne relève pas d’antagonismes séculaires. Les massacres sont le résultat de choix politiques successifs depuis 1959 par les autorités coloniales, d’abord, ensuite par celles de la 1ere et de la 2e république. Il s’agit de montrer comment la tutelle belge, le drame de l’indépendance (où l’ancien colonisateur oppose pour la première fois les Hutu aux Tutsi), la prise de pouvoir de Grégoire KAYIBANDA, la dictature de Juvénal HABYARIMANA et la préparation du massacre de 1994 ont joué leur rôle.

Le Rwanda précolonial : unité sociale et politique autour du roi, depuis le 14e siècle.
Hutu, les Twa et Tutsi formaient une seule nation dont les habitants parlaient la même langue, partageaient la même religion, le même système d’interdits et reconnaissaient l’autorité d’un roi sacré.

Le Rwanda colonial et le Rwanda de 1959 à 1994.
Génocide : découle de l’introduction d’une culture de la violence par l’État, d’abord par les autorités belges (1959-1962), pour changer les autorités administratives nommées par la même colonie. Voir les mémoires des anciens colonisateurs, 20 ans après l’indépendance : expliquer de façon cynique comment la guerre civile a été organisée : Jean-Paul HARROY : Rwanda. De la féodalité à la démocratie (1984). Colonel Guy LOGIEST : Mission au Rwanda (1988) : premier ambassadeur belge au Rwanda pour rassurer les KAYIBANDA qui ne voulait pas de l’indépendance, seulement chasser les chefs et les sous-chefs tutsi ; Louis JASPERS : Rwanda, ma vie d’administrateur (2021) : la mission consistait à suivre les réfugiés et à les déstabiliser (infiltration de l’association Abadahemuka, regroupant des Hutu et des Tutsi rwandais en Ouganda, en 1960-1961, puis au Burundi et en Tanzanie).

Un autre livre récent sur cette violence populaire par la colonisation belge : Ludo de Witte : Meurtre au Burundi. La Belgique et l’assassinat de Rwagasore (2021) : idée centrale : Bruno RÉGNIER, ancien résident de Kigali est chargé de semer les troubles au Rwanda. HARROY y décrète un état d’urgence et y envoie un résident militaire spécail : le colonel Guy LOGIEST. Bruno RÉGNIER est envoyé au Burundi pour y réaliser les mêmes exploits. Il échoue : le Prince RWAGASORE gagne les élections législatives. Il est assassiné. HARROY et RÉGNIER son chassés du Burundi sur demande du roi MWAMBUTSA. Cette information ne figurait pas dans les autres livres cités.

1959-1962 : objectif politique (chasser le maximum de Tutsi pour que le parti Parmehutu puisse gagner les élections et arriver au pouvoir.

1963-1967 : les rebelles exilés attaquent : répression sur les Tutsi de l’intérieur.

1973 : organisation des violences et chasse au Tutsi dans les écoles secondaires et les enseignements supérieurs, ainsi que dans l’administration publique et privée : objectif politique de l’armée pour renverser le président KAYIBANDA.

1990-1994 : planification du génocide au cas où la victoire sur le FPR deviendrait impossible.
Grégoire KAYIBANDA: 1963-1964 ; 1966-1967. Chaque fois que les exilés tutsi ont attaqué le Rwanda, la violence populaire contre les Tutsi s’est organisée, comme s’ils n’étaient pas des citoyens comme les autres.
– Juvénal HABYARIMANA (1990-1993) : idem, le FPR attaque, les Tutsi et les opposants sont emprisonnés et les paysans tutsi sont massacrés dans le Bugesera, le Kibuye et le Bigogwe.
– Jean KAMBANDA[7] et Isidore SINDIKUBWABO (avril-juillet 1994)[8]. KAMBANDA a plaidé coupable.
– Organisation : médias, milices interahamwe, armée, police, autorités administratives et religieuses (certaines situations : Paroisse de Nyange)[9]))

Conclusion : depuis les violences organisées en 1959 par les autorités belges dans le but politique de remplacer l’élite tutsi par l’élite hutu, la culture de la violence populaire s’est enracinée.
Éliminer la culture de la violence populaire par l’État rwandais : un État responsable de ses citoyens!

Maitre BERNARDINI fait préciser au témoin que le discours négationniste est bien consubstantiel au génocide. L’État rwandais avait bien signé les grandes conventions internationales mais avait refusé de les intégrer dans la loi ( NDR. Ce qui justifie le refus de la Cour de cassation d’extrader les génocidaires rwandais au non de la non-rétroactivité des peines. Ce n’est qu’après le génocide que le Rwanda va prévoir les peines concernant le génocide. Cette position a été contestée par le professeur Damien ROETS de l’Université de Limoges)[10]

Une autre forme de négation consiste à dire que Hutu et Tutsi s’étaient entretués. Il y aurait une sorte d’endémisme africain. Monsieur SEMUJANGA dit que cela correspond à ce qu’on appelle « la notion du bien conscient ». On applique des stéréotypes dans la lecture de ce qui se passe ailleurs. Le témoin rappelle que « le génocide vient de la modernisation d’un État » et pose la question : « Comment décoloniser la pensée« ?

À maître TAPI qui demande au témoin comment il appréhende la situation, Josias SEMUJANGA répond: « Le génocide est un acte politique. On force les élites africaines à marcher au rythme des démocraties européennes. Il est difficile de fonder une société. Il a fallu longtemps, en France, pour arriver à la situation actuelle depuis 1789. Il faut laisser le temps aux sociétés africaines. On ne peut pas imposer le modèle de notre démocratie. Le génocide n’est pas une menace pour les Africains. C’est une période où les élites perdent la tête. Aujourd’hui, le discours négationniste de 1995 devient plus politique. »

(NDR. Il faudrait beaucoup plus de temps pour appréhender les propos du témoin. Cela pourrait faire l’objet de plusieurs conférences ou colloques.)

Maître TAPI reconnaît le rôle de l’État mais il insiste sur le rôle des autorités locales dans le génocide.

Josias SEMUJANGA: « Un gendarme, c’est un commis de l’État ». Rôle, bien sûr des bourgmestres dont certains, qui refusaient de participer au génocide, ont fini par le commettre. Exemple du bourgmestre de TABA, AKAYESU, qui a été condamné au TPIR.

Monsieur SEMUJANGA sur question d’un autre avocat, évoque la situation du MAYAGA, dont la commune de NTYAZO fait partie. Il a fait toute une étude sur le rôle de la gendarmerie dans cette région. Le fait que des autorités se soient opposées au massacres pour protéger les Tutsi a entraîné ces derniers à faire le choix de ne pas fuir. Ils ont été pris au piège. Les Interahamwe qui ont tué au MAYAGA sont venus du BUGESERA car il n’y avait pas d’Interahamwe dans la région. Est évoqué alors le cas d’Adalbert MUHUTU dont l’avocat général dit qu’on en reparlera. Ce dernier remercie le témoin pour son intervention.

Maître GUEDJ, dans une série de questions, veut à tout prix faire dire au témoin que le Rwanda actuel est une dictature. Monsieur SEMUJANGA veut s’en tenir à l’objet de son intervention et refuse de répondre à cette question.

« Et Michaela WRONG? » interroge l’avocat. (NDR. Journaliste anglaise qui a écrit un ouvrage intitulé Rwanda: assassins sans frontières. Enquête sur le régime KAGAME. Elle a été cité par la défense[11]).

Josias SEMUJANGA:  « J’ai critiqué son livre. »

Maître GUEDJ insiste : « Votre avis sur le Rwanda d’aujourd’hui? » et les 99,16% des voix obtenues par le président KAGAME  (NDR. Une question qui n’a évidemment rien à voir avec le procès qui nous occupe aujourd’hui, sauf si, comme le font tous les défenseurs des accusés, on veut nous faire croire que c’est un procès politique. Ce que monsieur HATEGEKIMANA ne cesse de dire quand il accepte de répondre aux questions qui lui sont posées).

Josias SEMUJANGA: « Cette question sort de mon domaine de compétence. Je n’ai pas à donner mon opinion personnelle. »

 

Coline BERTRAND, stagiaire

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page

 

  1. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[]
  2. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[]
  3. FAR : Forces Armées Rwandaises[]
  4. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  5. Voir l’audition d’Eugenie MUREBWAYIRE, le 15 novembre 2024[]
  6. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012, cf. glossaire.[]
  7. On pourra également se reporter à l’audition de Jean KAMBANDA dans le procès Eugène RWAMUCYO, le 11 octobre 2024. Il avait été  Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir également  Focus – L’État au service du génocide.[]
  8. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
    Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[]
  9. Voir REPÈRES : LES MÉDIAS DE LA HAINE[]
  10. Voir Refus d’extrader: l’avis de Damien Roets, professeur de droit, 20 mars 2014.[]
  11. Voir l’audition de Michaela WRONG le 8 novembre 2024.[]

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