La journée est consacrée aux plaidoiries des avocats des parties civiles. Dans un premier temps, nous donnons la liste des avocats. Nous publierons les plaidoiries de ceux qui nous les feront parvenir.
Avant le début des plaidoiries, monsieur le président revient sur la liste des questions qui seront soumises au jury lors des délibérations de mardi prochain, jour du verdict. Il y apporte quelques modifications sur propositions des parties.
- Maître Gilles PARUELLE, avocat de personnes physiques parties civiles.
- Maître Sabrina GOLDMAN, avocate de la LICRA
- Maître Mathilde AUBLE, avocate de l’association IBUKA France et de personnes physiques parties civiles.
- Maître Hector BERNARDINI, avocat des associations SURVIE et CAURI et de personnes physiques parties civiles.
- Maître Sarah SCIALOM, avocate de SURVIE.
- Maître Julia CANCELIER, avocate de Valens BAYINGANA, partie civile témoin de NYAMURE.
- Maître Domitille PHILIPPART, avocate du CPCR et de personnes physiques parties civiles.
- Maître Philippe HERBEAUX, avocat du CPCR et de personnes physiques parties civiles.
- Maître Sarah MARIE, avocate du CPCR et de personnes physiques parties civiles.
- Maître Martin KARONGOZI, avocat de personnes physiques parties civiles.
- Maître Richard GISAGARA, avocat de la CRF et de personnes physiques parties civiles.
- Maître Sylvain TAPI, avocat de personnes physiques parties civiles.
- Maître EPOMA, avocat de personnes physiques parties civiles.
- Maître Jean SIMON, avocat des associations SURVIE et CAURI et de personnes physiques parties civiles.
Maître Sabrina GOLDMAN, avocate de la LICRA
« Nous ne voulons pas sauver notre vie. Personne ne sortira vivant d’ici. Nous voulons sauver la dignité humaine ».
Ces mots sont d’Arie WILNER pour décrire cet acte de dignité que fut l’insurrection du ghetto de Varsovie en Pologne auquel il prit part le 19 avril 1943.
Lorsque des hommes et des femmes résistèrent pendant presque 1 mois aux hommes du SS Jürgen STROOP venus chercher les derniers survivants pour les emmener vers les camps de concentration.
Une résistance clandestine organisée à l’intérieur du ghetto, menée par de jeunes hommes, avec à leur tête, Marek EDELMAN 23 ans, ou encore Mordechaï ANIELEWICZ 24 ans.
Les combattants choisirent leur sort : debout, les armes à la main. Le premier jour, les Allemands, surpris par la résistance, battent en retraite, avant de faire appel à des renforts, 2000 soldats et chars.
Le 16 mai 1943, le soulèvement est écrasé, la résistance est brisée.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les Conseillers, Mesdames et Messieurs les Jurés,
Voilà le moment d’Histoire auquel m’a fait penser le témoignage de Tharcisse SINZI mercredi dernier, lorsqu’il a décrit la résistance menée sur les terres de l’ISAR Songa.
Quand pendant 7 jours, ces hommes et ces femmes ont résisté aux miliciens interhamwe et à une population Hutu assoiffée de sang, avec de simples pierres.
Jusqu’au 28 avril. Vers 16 heures. Quand les bérets rouges, les hommes de BIGUMA, appelés en renfort, vont en un trait de temps, écraser, torturer, mutiler, violer, achever plusieurs milliers de Tutsi, qui ne sauront résister aux armes à feu, aux grenades et au mortier.
À l’ISAR Songa comme sur la colline de Nyabubare ou de Nyamure, le même mode opératoire.
BIGUMA, commandant de la compagnie de gendarmerie de Nyanza, celui qui est le chef des gendarmes, qui gère le personnel de la compagnie, qui a autorité sur eux, qui donne l’accès aux armes et munitions nécessaires. C’est lui qui donne les instructions.
BIGUMA, Philippe HATEGEKIMANA, est un maillon indispensable de la chaîne génocidaire.
Cette efficacité inouïe dans l’exécution des massacres, dont l’ampleur et l’horreur vous ont été décrits, n’a pu être atteinte qu’en raison d’une organisation collective.
Un génocide, c’est est un tout.
C’est la conjonction d’une pensée génocidaire, d’une population endoctrinée à tuer « les cafards », et de tout un appareil d’État transformé en machine à exterminer.
Qui dit crimes de masse n’exclut pas, bien au contraire, la responsabilité personnelle et individuelle de chacun des bourreaux de cette chaîne meurtrière.
C’est celle de Philippe HATEGEKIMANA dont vous aurez à décider dans quelques jours.
Je représente aujourd’hui une association, la Ligue Internationale contre le Racisme et l’Antisémitisme, la LICRA, qui est partie civile dans ce procès. Pourquoi une association antiraciste est-elle partie civile
Avant tout parce que le procès d’un génocide, c’est le procès du racisme dans sa forme la plus extrême, la plus aboutie, la plus achevée.
Le racisme, c’est même la définition légale du génocide.
Selon le Code pénal, un génocide c’est l’exécution « d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux ».
Cela veut dire : tuez-les tous!
Tuez-les tous pour ce qu’ils sont! pas pour ce qu’ils ont fait!
Des hommes, des femmes, des enfants qui n’avaient commis d’autre crime que celui d’être nés Tutsi.
800 000 à 1 million, morts en 3 mois!
Peut-on réaliser ce gouffre?
Un million de visages, un million d’histoires, un million de peines, un million de nostalgies, un million de joies, un million d’espoirs.
Le vide absolu… c’est vertigineux…
Ils n’avaient pas le droit d’exister, ils n’ont même pas eu le droit à une sépulture.
L’historien Stéphane AUDOIN ROUZEAU a expliqué en visio conférence aux premiers jours de ce procès :
Ce génocide a les mêmes racines que les génocides qui ont meurtri l’Europe au 20e siècle, le génocide des arméniens et le génocide des Juifs d’Europe ; c’est la même pensée raciste et racialiste qui s’est développée en Europe à la fin du 19e siècle, celle d’une hiérarchie entre les races.
Cette prétendue hiérarchie a justifié une tentative d’éradication totale de la population Tutsi (épuration raciale) : ce qui signe ce projet, c’est le sort réservé aux femmes et aux enfants, même aux nourrissons, tués de manière systématique ; les historiens disent que ce massacre de la filiation c’est la signature d’un génocide (comme pour le génocide des arméniens ou la Shoah), lorsqu’on essaye d’empêcher tout avenir biologique à la communauté dont on considère qu’elle doit être exterminée.
Stéphane Audoin ROUZEAU a aussi, lors de son témoignage, fait son mea culpa: en 1994, jeune universitaire, il n’a pas prêté intérêt à ce génocide, il ne l’a pas vu et a cru à une simple guerre tribale: c’est un regret qui le suivra toute sa vie
Il en parle mieux dans son livre « Une initiation » où il dit :
« Je crois que dans ce refus de voir il y a forcément une forme de racisme inconscient ; le racisme on accuse toujours les autres d’en être porteur, jamais soi-même ; avant de dénoncer le racisme des autres, il faudrait se demander comment ses propres réactions peuvent être guidées par une forme de racisme à son insu »
J’ai toujours été très touchée par cette remise en question, par ce regard sur son propre cheminement car je crois qu’il peut parler de chacun de nous. De cette incapacité à parfois considérer que ce qui se passe ailleurs a la même valeur.
J’y vois comme illustration le désintérêt total, il faut le dire, de l’opinion publique pour ce génocide, que vous avez peut-être vous-mêmes, jurés, découvert dans sa vraie réalité, à cette audience.
Le génocide commis contre les Tutsi au Rwanda n’intéresse pas, en dehors des victimes et des associations qui militent pour que justice soit rendue.
On juge dans l’indifférence générale.
Combien de journalistes? combien d’articles de presse sur ce procès? et sur ceux qui l’ont précédé?
En juin 1994, Charles PASQUA, interviewé lors d’un journal télévisé, alors ministre de l’Intérieur, avait dit à propos de ce qu’il se passait au Rwanda :
« Il ne faut pas croire que le caractère horrible de ce qui s’est passé là-bas a la même valeur pour eux et pour nous ».
En 1994, le Président de la République François MITTERRAND avait quant à lui dit :
« Que peut bien faire la France quand des chefs africains décident de régler leurs problèmes à la machette ? après tout, c’est leur pays ».
Cette défaillance des Etats occidentaux à considérer que c’était un génocide qui avait lieu a d’ailleurs donné de la légitimité aux génocidaires.
Dans un documentaire que nous n’avons pas eu le temps de voir, qui est en accès libre et que je vous recommande, qui s’appelle « Confronting Evil », une historienne, Alison DES FORGES, parle de la propagande de la funestement célèbre RTLM, la radio des 1000 collines qui non seulement relayait de violentes incitations à la haine contre les Tutsi, mais aussi donnait des indications précises pour commettre les massacres (à tel barrage, se trouve telle voiture de telle couleur, telle marque, dans laquelle se cache une famille Tutsi), et c’était tragiquement très efficace.
Alison DES FORGES raconte qu’en 1994, le sénateur KENNEDY a fait remonter au Pentagone sous l’administration Clinton, l’idée de brouiller les ondes de la RTLM (pour interrompre les instructions et montrer que le gvt était illégitime).
Il n’y avait pas besoin de troupes militaires, il suffisait d’un avion.
Le Pentagone a considéré que 8 000 dollars de l’heure, c’était trop cher pour stopper un génocide.
Alors voilà, si la LICRA est présente à ce procès sur le banc des parties civiles, c’est parce qu’elle est une association universaliste,
Et que le génocide des Tutsi au Rwanda, ce n’est pas l’affaire des Tutsi, ce n’est pas l’affaire des rwandais, c’est l’affaire de tous.
C’est d’ailleurs même ce qui justifie que la France juge des crimes commis à près de 10 000 km d’ici.
Peut être vous l’êtes vous demandé ; pourquoi juge t on ici en France, ce qui s’est passé là-bas?
C’est au nom d’un principe de Droit, très beau, qui s’appelle la compétence universelle.
C’est un principe qui donne compétence à un État de juger un crime alors qu’il a été commis à l’étranger et alors même que ni son auteur ni ses victimes ne sont françaises.
Pour que la France soit compétente, il faut que la personne soupçonnée ait été arrêtée sur le territoire français.
Mais si la France peut juger, et doit juger ces crimes, c’est surtout parce que l’on considère que le crime commis est si grave qu’il porte atteinte à l’humanité toute entière.
Et que chaque État a pour responsabilité de juger ces crimes.
Parce que c’est toute l’Humanité qui est concernée à travers un crime contre l’Humanité.
A travers le génocide des arméniens, à travers la Shoah, à travers le génocide des Tutsi du Rwanda, c’est l’Humanité dans son ensemble qui est visée.
Dans le village de BREGNIER-CORDON, dans l’Ain, une stèle commémore la rafle des 44 enfants juifs et de leurs 7 éducateurs, le 6 avril 1944, à la maison d’enfants d’Izieu.
Cette stèle comporte une phrase du poète John DONNE qui pourrait très bien justifier pourquoi l’on juge ces crimes commis si loin de nous :
« Tout homme est un morceau de continent, une part du tout. La mort de tout homme me diminue parce que je fais partie du genre humain ».
Alors, pour cette communauté des Hommes, vous rendrez la Justice.
Maître Hector BERNARDINI, avocat des associations SURVIE et CAURI et de personnes physiques parties civiles.
Le 28 janvier 1993, plus d’un an avant la survenue de l’attentat qui va mettre le feu aux poudres, Jean Carbonare lance l’alerte au journal télévisé de France 2 et interpelle les Français sur le risque d’un génocide au Rwanda… Il évoque les massacres systématiques des populations civiles…
Le lendemain, il réitère ses mises en garde à l’Élysée auprès de Bruno DELAYE, le conseiller Afrique du Président MITTERRAND, en vain… La France poursuivra son soutien au régime en place… Jean CARBONARE ne s’en remettra jamais…
L’association SURVIE qu’il présidait alors et pour laquelle j’ai l’honneur de prendre la parole aujourd’hui en sera à jamais bouleversée…
M. le Président, Mmes les assesseurs, Mmes et M.M. les jurés,
Ma consœur Sarah SCIALOM, mon confère Jean Simon et moi-même sommes devant vous – plus de 30 ans après ces faits – pour porter la voix de l’association Survie, de l’association Cauri et de 14 personnes physiques victimes du génocide perpétré contre les Tutsis avec le concours de la compagnie de gendarmerie de NYANZA…
Prendre la parole pour Survie, c’est lire ces faits à travers la plume de François-Xavier VERSCHAVE qui – dès décembre 1994 dans son livre « Complicité de génocide ? » – analysait déjà le rôle de la France dans ces faits avec beaucoup d’acuité.
Prendre la parole pour Survie, c’est aborder ces faits, comme un citoyen français, fier des valeurs de la République, mais sans aveuglement chauvin, avec, au contraire, la lucidité courageuse de Laurence Dawidowicz et la précision chirurgicale de François Graner… (pause)
Prendre la parole pour CAURI, la petite sœur girondine de SURVIE, c’est rendre hommage à ses militants et à sa présidente Adélaïde MUKANTABANA, qui écrit pour la mémoire des victimes ses tourments de rescapée, accompagnée par les fantômes de ses proches et de tous les disparus que nous refusons d’oublier.
Prendre la parole pour Erasme NTATSINDA (l’actuel maire de district de Nyanza) – pour sa famille – pour sa cousine Gloriose MUSENGABIRE – 15 ans au moment du génocide – qui va fuir sa colline pour se réfugier à KARAMA, survivre au massacre et fuir vers l’ISAR SONGA. Pour sa sœur Marie INGABIRE – 6 ans au moment du génocide – qui a vu sa mère mourir sous ses yeux avant de rejoindre une partie de sa famille à KARAMA et d’y voir ensuite son père et ses frères mourir sous ses yeux.
Prendre la parole pour eux, c’est se souvenir de Stéphanie DUKUZEMARYA dont il ne reste aucune photo, la cadette de la famille d’Erasme massacrée à l’âge de 10 ans, de tous les enfants noyés dans les fosses septiques, des femme enceintes éventrées et des bébés jetés comme des déchets.
Prendre la parole pour Yvonne MUKANTAGANDA, c’est tenter de reconstruire le récit perdu d’un jeune Tutsi, Innocent SAFARI qui aurait été enlevé par la gendarmerie alors qu’il tentait de traverser l’Akanyaru. C’est aussi prendre la parole pour son autre frère, mon ami et confrère, Diogène BIDERI. Avec eux et des bribes de témoignages, nous essayons péniblement de retracer les circonstances de la mort d’Innocent SAFARI à NYANZA. Il aurait été enlevé par des gendarmes en même temps que le bourgmestre avec un groupe de jeunes, fut-il été assassiné sur la barrière de Bugaba à moins que ce fut sur la barrière de l’Akazu K’Amazi.
Un récit perdu et une preuve impossible.
Monsieur HATEGEKIMANA n’est pas mis en accusation pour le massacre de KARAMA, ni spécifiquement pour les assassinats d’Innocent Safari et de Stephanie DUKUZEMARYA, mais ces exemples de crimes sans coupable, sans cadavres, sans sépulture dignes, doivent apporter une conviction à la cour et aux jurés :
Les faits que vous avez à juger ne sont que la pointe émergée d’un iceberg.
Comme ces femmes que nous représentons, qui ne nous disent pas tout et qui n’arrivent pas à évoquer les atteintes sexuelles dont elles ont souffert.
… Vous jugez ce que les rares survivants ont pu dire sur une toute petite partie des faits…
Prendre la parole pour eux, c’est arpenter des sentiers noirs avec nos compagnons de route : les époux Alain et Dafroza GAUTHIER, les historiens Jean-Pierre CHRÉTIEN et Marcel KABANDA, des journalistes engagés comme Jean-François DUPAQUIER, Jacques MOREL l’informaticien archiviste extraordinaire et tant d’autres militants, chercheurs dont l’opiniâtreté forcent le respect et l’admiration.
Tous ces sentiers convergent.
L’impératif de Justice – la lutte contre l’impunité – pour la mémoire des disparus et pour la reconnaissance des responsabilités de la France sont un seul et même combat pour la vérité.
Mesdames et Messieurs les jurés, je n’ai qu’une seule ambition – C’est anéantir l’idée que le génocide serait le résultat d’un conflit tribal, de la sauvagerie atavique des africains, la manifestation d’une fureur spontanée… Idée instillée dans l’opinion française par certains communicants…
La vérité historique a été convoquée à cette audience où se sont succédés des témoins de contexte afin que la cour d’assises accouche d’une vérité judiciaire.
Cette vérité historique se précise À chaque procès et ENTRE chaque procès.
Comme un dialogue permanent entre historiens, journalistes, juristes et citoyens – cherchants de tous horizons qui chacun monte sur les épaules du précédent, comme chaque cour d’assises s’appuie sur la jurisprudence qui la précède.
Nous sommes ici en matière de crimes internationaux et la jurisprudence des juridictions étrangères et internationale doit nous éclairer.
Souvenez-vous de Laetitia HUSSON qui est venue évoquer les travaux du TPIR qui a dressé le 11 décembre 2006 dans son arrêt rendu dans l’affaire KAREMERA le constat judiciaire de l’existence d’attaques généralisées et systématiques dirigées contre la population civile en raison de son appartenance au groupe Tutsi…
Le génocide des Tutsi est un fait historique de notoriété publique devenu un fait judiciairement établi, une vérité judiciaire.
Depuis le 26 mars 2021, et la publication du rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi dit « Rapport DUCLERT », il est désormais une vérité historique que la France porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la perpétration du dernier génocide du XXe siècle.
Pourquoi est-ce que cette conclusion historique m’intéresse et doit intéresser la Cour ?
Plus qu’un élément de contexte, le rôle de la France au Rwanda est désormais un prisme à travers lequel la Cour doit examiner les faits qui la saisissent.
Elle nous intéresse, cette vérité historiquement établie, car elle vient percuter les arguments de la défense employés par certains des témoins dits « à décharge » :
J’aimerais maintenant revenir brièvement sur les témoignages des hauts gradés de la gendarmerie rwandaise : Messieurs Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI et Augustin NDINDILYIMANA.
Le général Augustin NDINDILYIMANA. C’est l’ancien chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise.
Il nous a dit, le 13 novembre et – intéressant comme ces procès se télescopent – le 2 octobre dernier exactement, la même chose dans le cadre du procès d’Eugène RWAMUCYO.
Oui les tueries de masse ont bien eu lieu, oui il y avait des barrières et des exécutions sommaires, mais c’est le FPR qui a infiltré les Forces armées, les milices Interahamwe et incité la population à commettre les tueries sur les barrières.
La thèse fantasmée du témoin serait donc que les Tutsi ennemis « de l’extérieur » auraient organisé et provoqué le génocide pour semer le chaos et s’emparer du pouvoir… Sacrifiant au passage les Tutsi « de l’intérieur »… C’est une forme de négationnisme. C’est historiquement faux. J’y reviendrai en conclusion.
Le général NDINDILYIMANA évoque également l’oeuvre les propagandistes du FPR dans la communauté internationale et je suis convaincu que, si on lui posait la question, il dirait volontiers que l’association Survie en fait partie et que j’en suis un…
Il est des critiques qu’on peut porter en médaille…
La réponse implacable à ce narratif nous a été donnée par le général Jean VARRET, lorsqu’il relate la réunion avec l’État-major des armées et son entrevue avec le colonel Pierre-Celestin RWAGAFILITA, chef d’état-major de la gendarmerie en janvier 1991 lors de sa deuxième visite au Rwanda. `
Le général VARRET le relate la première fois en 2018, vingt ans après avoir quitté l’armée et qu’il s’estime délié de son devoir de réserve, puis il le répète dans un livre intitulé : « Souviens-toi, mémoire à l’usage des générations futures ».
Le colonel de gendarmerie RWAGAFILITA demande des mortiers, des bazookas, des fusils mitrailleurs, des grenades, des obus, etc. VARRET cite : « La gendarmerie va se joindre à l’armée pour résoudre le problème – Ah bon mais quel problème ? aurait répondu Varret – « Nous avons besoin de ces armes pour liquider tous les Tutsi : les femmes, les enfants, les vieillards dans tout le pays ! Et vous savez ce ne sera pas long car ils sont peu nombreux! » rétorque son interlocuteur.
Il est central, ce témoignage du général VARRET, car il démontre que les extrémistes sont à la tête de la gendarmerie et de l’armée, qu’un programme d’épuration a été décidé. On a décrété la « solution finale » et on a besoin d’armes pour la mettre en œuvre.
Les nazis n’ont pas décrété l’holocauste sans avoir préalablement procédé à des massacres de masse de communautés juives. Mais c’est le 20 janvier 1942 qu’à la conférence de Wannsee des hauts dignitaires du parti nazi se réunissent pour discuter de ce qu’ils appelaient la « solution finale à la question juive »…
Le témoignage de Jean VARRET est crucial du point de vue historique car il permet de dater le moment où l’élimination de l’ennemi Tutsi a été décrété en haut lieu… Pour exécuter leur plan macabre, les planificateurs ont besoin de l’aide de la coopération militaire.
Cette planification du génocide, dès 1991, par le chef d’état-major de la gendarmerie, est totalement incompatible avec la version de l’accusé, celle du Général Augustin NDINDILYIMANA (le successeur du colonel RWAGAFILITA) et celle du lieutenant-colonel de gendarmerie Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI.
Pour ce dernier, le comportement de la gendarmerie pendant le génocide aurait été exemplaire. Mis à part quelques éléments isolés… La gendarmerie faisait du maintien de l’ordre et assurait la sécurité de la population.
D’ailleurs, pour celui-ci, le « travail » ne veut pas dire tuer et il n’a pas entendu d’appel à la haine et aux massacres dans le discours du 19 avril du président Théodore SINDIKUBWABO.
On nage en plein délire négationniste et sa déposition aurait pu donner lieu à des poursuites immédiates pour contestation de crime de génocide.
L’éclairage de François Graner vient compléter le récit du général VARRET et achever le narratif négationniste de la défense. François GRANER évoque un télégramme diplomatique signé du chef de la coopération, le colonel CUSSAC, et de l’ambassadeur MARTRE du 9 octobre 1992. Le télégramme relate que la gendarmerie rwandaise a été « totalement désorganisée » à partir d’octobre 1990 par son chef d’état-major adjoint « le colonel RWAGAFILITA qui a choisi d’envoyer la totalité de ses effectifs au combat » et de « remettre à après la victoire contre le FPR l’exécution des missions spécifique de l’arme ».
C’est-à-dire que fin 1990-début 1991 l’entièreté de la gendarmerie était assignée à la guerre contre le FPR. Quand on sait que le Tutsi est assimilé au FPR dans la définition de l’ennemi par la doctrine militaire rwandaise, ça fait froid dans le dos.
Ce télégramme évoque aussi le « fichier central aux méthodes archaïques et brutales » et l’évocation des « vieux démons de la gendarmerie rwandaise ».
François GRANER a par ailleurs démontré que le commandement militaire des Forces Armées Rwandaises intégrait à la fois la gendarmerie et l’armée régulière. La gendarmerie est statutairement une composante des FAR…
Son témoignage permet de mieux comprendre comment l’accusé a très vraisemblablement été entraîné à Ruhengeri au maniement du mortier – made in France – par des instructeurs français du détachement d’assistance militaire et d’instruction de la gendarmerie (DAMI).
On comprend mieux aujourd’hui comment la gendarmerie de Nyanza a probablement pu bénéficier du soutien de l’un des quatre hélicoptères Alouette et des deux hélicoptères Gazelle, gracieusement mis à la disposition de l’armée par la France dans le cadre de la coopération militaire.
Hélicoptère utilement mis à profit lorsqu’il a fallu faire une mission de reconnaissance à l’ISAR SONGA, un repérage de l’organisation de la résistance menée par Tharcisse Sinzi.
Un repérage pour positionner au mieux le mortier de 60mm qui sera utilisé le lendemain par les gendarmes pour pilonner la colline.
* * *
Monsieur le Président, Mesdames de la Cour, Mmes et M.M. les jurés, au moment de vous retirer pour délibérer, vous emporterez avec vous des fragments de cette page de l’histoire africaine de la France.
La France, pays des Droits de l’Homme et des Lumières, aurait dû être un phare dans la Nuit rwandaise. Mais au lieu de cela, elle a choisi délibérément l’aveuglement et les ténèbres.
Mais les temps ont changé !
Il y a trois jours, le 9 décembre 2024, Charles ONANA était condamné par la 17ème chambre correctionnelle du Tribunal judiciaire de Paris pour contestation de crime de génocide dans son livre « Rwanda, la vérité sur l’opération Turquoise. »
Dans sa motivation le Tribunal énonce la chose suivante :
« La contestation de l’existence du génocide des Tutsi est perceptible à travers l’usage d’une rhétorique laissant ourdir l’existence d’un complot ayant abouti à la reconnaissance officielle de ce crime. L’idée défendue par l’auteur consiste à avancer que la mise en avant de l’existence d’un génocide des Tutsi permettrait opportunément de dissimuler la vérité qui consisterait, pour lui, en la conduite, par le FPR, d’une lutte armée ayant amené à la commission de divers massacres dont certains commis au préjudice des Tutsi, un tel sacrifice, par le FPR, de la population qu’il était censé protéger, s’expliquant par le souhait de ce dernier de s’emparer du pouvoir. »
Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit du même narratif employé par la défense prenant appui sur les témoignages des hauts gradés dont j’ai parlé… Je n’ose pas envisager que, comme le site « The Rwandan », la défense osera vous dire que la justice française est manipulée par Kigali, que vous-mêmes êtes manipulés par le régime de KAGAME, vous qui qui incarnez la justice française…
Le plus grave dans tout cela, c’est que de tels discours attisent des conflits très actuels dans la région du Kivu dans l’est de la RDC qui est aujourd’hui le théâtre d’affrontements sanglants dont les conséquences sur les populations civiles sont d’une extrême gravité.
La lutte contre l’impunité et contre toutes les formes de négation et de banalisation de ces crimes est un combat permanent, un flambeau que nous portons avec les associations et les rescapés que nous portons avec tous mes confrères de la partie civile.
Une lumière que nous vous transmettrons et qui, je l’espère, éclairera vos travaux lorsque la Cour se retirera pour délibérer.
Et j’espère qu’après avoir rendu la Justice vous emporterez chacun un peu de cette lumière dans vos maisons et dans vos familles…
Maître Jean SIMON, avocat des associations SURVIE et CAURI et de personnes physiques parties civiles.
J’ai l’honneur de clôturer les plaidoiries des avocats de partie civile.
Avant toute chose je veux avoir un mot pour les parties civiles, les associations SURVIE et CAURI ainsi que leurs militants, ceux qui sont venus à l’audience, et les 14 personnes physiques qui nous ont demandé, à mon confrère et ami Hector BERNARDINI et à ma consœur Sarah SCIALOM de porter leur voix devant votre Cour.
Plus largement je veux avoir un mot pour toutes les parties civiles et pour tous mes confrères intervenant dans ce dossier sur les bancs des parties civiles, et à ceux qui se sont régulièrement investis dans ces audiences traitant du génocide des Tutsi au Rwanda entre avril et juillet 1994. Cette pensée amicale va notamment à mes confrères Patrick BAUDOIN, Simon FOREMAN et Michel LAVAL.
Dans un précédent procès, le procès ayant concerné Eugène RWAMUCYO qui s’est achevé juste avant que notre procès ne commence, Michel LAVAL, avocat du CPCR, se trouvait dans cette même situation et présentait les confrères sur les bancs des PC comme ces compagnons d’arme, je les salue ici comme mes compagnons de lutte.
- Lutte pour la mémoire et la lutte contre la banalisation du génocide,
- Lutte pour la justice et donc la lutte contre l’impunité.
J’ai donc la tâche de clôturer les plaidoiries de parties civiles.
Depuis ce matin beaucoup de choses ont été dites et naturellement je m’y associe et totalement.
Avant de venir devant vous je me suis posé la question de savoir ce que je pouvais vous dire de plus, d’original et d’intelligent qui n’ait pas été développé devant vous.
Alors je ne sais pas si ce sera intelligent. Mais je peux vous garantir que ce ne sera pas original.
Mais cela correspond à ce que j’ai envie de vous dire.
Voilà maintenant presque 15 ans aujourd’hui que j’interviens dans ces dossiers d’instruction qui concernent les poursuites des faits de génocide et crimes contre l’humanité commis contre les Tutsis du Rwanda d’avril à juillet 1994.
J’ai commencé à travailler avec Laurence DAWIDOWICZ de l’association SURVIE en 2011, à une époque où le pôle crimes contre l’humanité n’avait pas encore vu le jour, et nous avons traversé ensemble quasiment tous les dossiers des personnes qui ont été accusées devant la cour d’assises depuis la toute première procédure jugée par la France au premier trimestre 2014 qui concernait Pascal SIMBIKANGWA pour les 20 ans du génocide.
M. Le bâtonnier Gilles PARUELLE vous disait ce matin intervenir pour la 9ème fois devant une cour d’assises dans le cadre de ces dossiers, je partage cette expérience avec lui.
L’expérience me fait dire que la lutte pour la justice et contre l’impunité n’est jamais finie et mérite de rappeler avec force un certain nombre de principes essentiels après ces longues semaines d’audience.
Pourquoi ce procès est essentiel
Sabrina GOLDMAN vous a rappelé ce qu’est la compétence universelle.
Le génocide est couramment appelé le crimes des crimes, génocide et crimes contre l’humanité sont les crimes les plus graves prévus par le code pénal français
À tel point que ces crimes ont entraîné la distorsion de deux principes majeurs du droit :
On peut poursuivre ces crimes quel que soit le lieu où ils ont pu être commis et quel que soit le temps écoulé depuis leur commission.
Pour que la France soit compétente pour de tels faits commis au Rwanda par des personnes de nationalité rwa, contre des victimes de nationalité rw, il faut que la personne suspectée ait trouvé refuge sur le territoire national.
Il est nécessaire d’insister sur l’importance de la compétence universelle et de l’imprescriptibilité pour ces incriminations car elles permettent d’assurer la justice tant pour les survivants que pour les morts du crime des crimes.
Parce que les valeurs qui sont en jeu dans un tel procès nous concernent tous
C’est l’humanité toute entière qui est concernée que les faits soient commis contre les juifs, les arméniens, les tutsis ou tout groupe visé en fonction de ce qu’il est.
La génocide cherche à nier l’existence du groupe cible à le faire purement et définitivement disparaitre.
La dernière partie civile qui est venue témoigner à cette barre est venue nous expliquer qu’on quand on trouve une nouvelle fosse commune, on cherche à reconnaître les membres de sa famille par les vêtements que portaient les victimes.
On s’accroche à des ossements, on cherche à les retrouver pour pouvoir les enterrer dignement pour leur permettre de matérialiser leur absence.
Parce que le crime de génocide et les abominations qu’il provoquent sont et doivent rester inacceptables et doivent entraîner une réponse judiciaire
La justice n’est pas une vengeance.
La justice n’est pas un règlement de comptes.
La justice n’est pas un jeu de manipulations et d’influences politiques.
La justice c’est redonner du sens et de l’humanité.
Parce que faire œuvre de justice c’est faire œuvre de mémoire.
Faire œuvre de justice c’est faire œuvre de mémoire.
À ce stade, je veux avoir un mot amical pour le CPCR et pour Dafrosa et Alain GAUTHIER parce que leur combat pour la justice (Dafrosa GAUTHIER se présentait comme des petites mains de la justice) réalisé avec la plus grande abnégation mérite l’admiration tant ce travail d’investigation de terrain est aussi titanesque qu’indispensable.
Ces dossiers existent grâce à leurs efforts depuis plus de 20 ans qui sont venus devant la Cour d’assises de Paris et qui ont donné lieu à des condamnations lourdes de la Cour d’assises de Paris.
Aux côtés de SURVIE et CAURI, je veux également saluer les associations que nous croisons régulièrement à ces audiences la LICRA, la FIDH, le CRF et IBUKA France qui
Faire œuvre de justice c’est faire œuvre de mémoire et il reste essentiel à chacune de ces audiences de rappeler que :
Le génocide des Tutsis n’est pas le résultat d’une fureur populaire.
Il n’a ni été spontané, ni improvisé.
Il a débuté bien avant le matin du 7 avril 1994.
Le génocide des Tutsis est le fruit de l’ethnicisation de la société rwandaise, articulée à une logique coloniale.
Nous savons que la haine du Tutsi est née d’une entreprise de propagande marquée par l’emploi du double langage et d’un discours de haine exacerbée visant directement les Tutsi,
À cette culture de la haine s’est ajoutée la culture de l’impunité.
Le génocide des Tutsis est l’aboutissement d’un projet de déshumanisation des Tutsis devenus des objets.
Ce processus de réification, de chosification les témoins de contexte intervenus à cette barre ou encore Monsieur Daniel ZAGURY l’expert psychiatre vous en ont parlé
« je peux infliger ce que je veux à tous les membres du groupe cible car ce ne sont plus des humains mais des cafards ou des objets »
La définition de l’ennemi et ce glissement sémantique dangereux entre les forces armées du FPR identifiées aux Tutsis de l’intérieur qui seraient des espions, des agents infiltrés de dangereux, armées faites alors qu’ils n’étaient en réalité que des enfants, de vieillards, des femmes, de paysans qui faut exterminer, humilier, faire disparaitre, soustraire à l’Humanité, jusqu’à faire disparaitre les cadavres dans des fosses communes qu’on continue à chercher, à trouver et à ouvrir, et tout cela dans le cadre de prétendus actes de légitime défense préventive.
C’est l’idée qu’il faudrait exterminer pour survivre,
Ce sera eux ou nous ;
le mal absolu devenant une nécessité afin de le transformer ce mal de prétendus actes de défense survivaliste.
Rappelez-vous les propos de Philippe HATEGEKIMANA auprès de l’expert psychiatre ou devant cette cour quand il soutenait sur interrogations multiples du président et des avocats de partie civile que le génocide aurait été improvisé avec cet argument terrible suivant lequel s’il avait été préparé ces résultats macabres auraient été encore plus élevés
Non Monsieur HATEGEKIMANA le génocide des Tutsi du Rwanda n’a été ni spontané, ni improvisé.
Non Monsieur HATEGEKIMANA, le génocide des Tutsi au Rwanda n’est pas la guerre entre le FPR et les FAR et nous pouvons comprendre ce qu’il s’est passé au Rwanda durant les mois d’avril à juillet 1994 même si le génocide des Tutsi n’a pas été commis chez nous.
Ces rappels et la répétition de ces rappels sont plus que jamais nécessaires.
Question 1 et votre Cour y répondra OUI :
Est-il constant que sur le territoire du Rwanda et dans le ressort de la préfecture de Butare, entre le 6 avril 1994 et juillet 1994, en exécution d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partiel du groupe Tutsi des atteintes volontaires à la vie ont été commises?
Vous répondrez oui.
Il est important de le rappeler haut et fort mais ce constat qui est d’ailleurs un constat judicaire doit s’accompagner de l’exigence de justice.
Cette exigence de justice doit permettre la libération de la parole des victimes.
Mon confrère Hector BERNARDINI a cité Marie INGABIRE et Gloriose MUSENGAYRE venues à la barre raconter leur chemin de croix dans ces trois mois de tueries massives.
Pour toutes les parties civiles, l’exercice de venir à la barre est compliqué.
Cette parole des parties civiles est essentielle.
Madame WAINTRATER, psychologue clinicienne, a évoqué les efforts gigantesques réalisés par ces personnes afin de trouver la force de dire, de raconter, de décrire l’ensemble de leur chemin de croix, de leur calvaire humain à travers les visions d’émasculation, d’éventration pour tuer les bébés Tutsi, de supplication d’une mère pour qu’on l’achève et sauve sa fille en bas âge regardant sa mère agoniser dans une mare de sang.
Madame WAINTRATER, psychologue clinicienne qui est venue témoigner et qui a beaucoup été citée par mes confrères apporte un témoignage important en ce qu’elle explique à quel point le récit, la formulation des faits subis, la parole apparaissent comme essentiels, non seulement pour caractériser les faits mais aussi pour libérer les rescapés.
Cette parole des victimes est essentielle.
La parole des témoins l’est tout autant.
En effet, comme vous l’avez compris, le dossier repose sur des témoignages.
Quelle méthode la Cour devra employer pour juger de la valeur probante de ces témoignages ?
La défense vous propose une méthode que vous rejetterez.
Au travers des questions qui ont pu être posées par la défense de l’accusé, on a parfaitement compris que la défense allait tout faire pour tenter d’écarter les témoignages à charge qui viennent mettre en cause l’accusé des crimes les plus graves.
Ce qui est intéressant c’est surtout le fait qu’on va essayer de vous faire considérer que dans l’hypothèse où un témoignage serait affecté du début de la moindre contradiction, il faudrait écarter ce témoignage dans son intégralité, il faudrait le rejeter, ne pas le prendre en compte, l’annuler et non pas chercher à le traiter.
- Cela supposerait que vous preniez chaque témoignage seul, indépendamment des autres, sans le recouper avec les autres dépositions qui peuvent justement permettre de confirmer ou de corroborer des éléments factuels, de trouver une cohérence.
- Ce serait aussi admettre que la Cour ne remplit pas son devoir, sa mission qui réside justement dans le fait d’écouter, de poser des questions, de soupeser, de recouper, d’analyser, et, au final de retenir, de filtrer ou d’écarter.
Non, votre cour ne se laissera pas entraîner dans un tel raisonnement simpliste et remplira sa mission d’examen, de recoupage, de mise en perspective, d’interprétation et de volonté de cohérence.
Votre méthode d’analyse sera celle de l’analyse cinématographique en fonction des éléments relevés dans les témoignages ; vous devrez chercher à reconstituer une chronologie, une scène de crime en fonction des témoignages qui vous permettront de fixer des éléments grâce à une convergence, une cohérence, un faisceau d’indices qui permet de fixer des certitudes et de démontrer.
Vous devrez rejeter la méthode qui consiste à décortiquer les témoignages pour tenter de trouver la moindre contradiction aussi minime soit-elle afin de rejeter d’évacuer l’intégralité des déclarations d’un témoin.
C’est l’exemple de la couleur du pick up qui à en suivre nos débats pouvait tout à coup revêtir une importance démesurée.
Cela nous amène à s’attarder en quelques mots sur la défense de l’accusé.
Cette défense qui le plus souvent a été l’adoption de postures.
Deux grandes tendances dans sa défense :
- Prétendre ne pas avoir été présent malgré les témoignages et donc de ne pas pouvoir se mettre à la place de ceux qui étaient présents
Combien de fois avons-nous entendu
« je ne peux pas vous répondre Monsieur le Président je n’y étais pas »
Avantage majeur : cette posture permet de ne pas avoir à répondre aux arguments objectés, aux témoignages
et / ou - De critiquer non plus les déclarations en elles-mêmes mais les déclarants, les témoins pour jouer la carte de la prétendue manipulation des témoins.
La prétendue manipulation des témoignages
Cette théorie mérite quelques réflexions :
Première observation : ainsi que Domitille PHILIPPART vous l’a précédemment parfaitement exposé, cette théorie entraîne une inversion des rôles inacceptable.
On vous a répété que tout témoin à charge serait un envoyé du pouvoir de Kigali qui aurait été coaché, briefé, conditionné pour venir accabler, l’accusé et selon ce dernier il ne faudrait pas même prendre en compte ces témoignages.
Les témoins mentiraient et refuseraient de reconnaître l’innocence.
On inverse les rôles ceux qui accusent deviennent ceux qui auraient quelque chose à se reprocher, les victimes deviennent les mis en cause.
Les victimes deviennent de prétendus persécuteurs.
Encore une fois, cette posture est celle de celui qui préfère se cantonner à critiquer la parole de l’autre plutôt que de tenter de se défendre en apportant ses explications et une réelle contradiction.
On est sur une position de principe qui ne va pas au fond des choses et qui permet de répondre de façon stéréotypée ou plutôt de ne pas répondre aux accusations portées.
La prétendue manipulation des témoignages – suite
Deuxième observation :
Cet argument systématique d’une prétendue manipulation des témoins n’est étayée par aucun motif valable.
- Mathilde AUBLE est revenue sur ce point en soulignant qu’on ne comprenait ni les motifs ni les moyens de cette prétendue manipulation.
- Devant l’expert psychiatre, l’accusé a invoqué des jalousies et des manipulations politiques, explication aussi imprécise que gratuite qui d’ailleurs n’a ni pu être étayée ni développée.
- Une tentative de justification incompréhensible : en quoi un prétendu « hutu modéré » qui serait parti avant les massacres de la commune de Nyanza serait une cible pour le pouvoir FPR?
- Pour son activité associative en France des années plus tard ? Monsieur HATEGEKIMANA a vécu pendant de longues années en toute tranquillité en France sans que personne ne le dérange ; son association est apolitique : qu’il soit une prétendue cible du pouvoir de Kigali n’a aucun sens.
- Il a également développé l’idée suivant laquelle tout opposant politique serait une cible pour le FPR : question mais en quoi Monsieur HATEGEKIMANA manifesterait son opposition au pouvoir de Kigali ? aucun écrit particulier, aucune prise de parole particulière, aucune manifestation publique et politique à son actif.
En réalité, la tentative de la décrédibilisation systématique de la parole des témoins et des rescapés :
« celui qui m’accuse, ment »
n’est rien d’autre qu’un mécanisme de défense,
C’est d’ailleurs, un mécanisme de défense classique pour ne pas dire systématique de ceux qui sont accusés des crimes les plus graves et qui n’ont rien à mettre en face des accusations, qui n’ont aucune réponse sur le fond à apporter.
Ce mécanisme je l’ai constaté dans toutes affaires de personnes à qui on reprochait une participation au génocide des Tutsi au Rwanda.
On accusé les témoins d’être manipulés par le pouvoir rwandais?
On accuse les détenus d’êtres préparés pour venir témoigner?
L’accusé nous parlait hier encore de comédie, d’orchestration et même de coaching des témoins.
Ce qui est gênant pour l’accusé est qu’en général les témoins apparaissent assez mesurés et vous n’avez pas dans ce dossier des séries de témoignages qui seraient strictement identiques ce qui serait étonnant au regard du chaos qui a régné, de la violences des épisodes traumatiques subis et du temps qui a passé
Les témoins ne jouent pas tous la même partition justement parce qu’ils ne sont pas orchestrés
Troisième observation :
- Devant le TPIR, le seul cas de condamnation pour faux témoignage a concerné un témoin de la défense qui avait menti en accusant les autorités rwandaises.
Le TPIR applique un raisonnement simple : pas de condamnation en l’absence d’élément de preuve du conditionnement du témoin.
« Il est nécessaire de caractériser des éléments de preuve établissant qu’un témoin a EFFECTIVEMENT été conditionné ».
On agite le spectre du complot, de la préparation des témoins, de l’orchestration des témoignages mais sans apporter le début de la moindre preuve qui permettrait d’établir que les témoins aient été coachés, entraînés ou conditionnés pour témoigner contre l’accusé.
Mais il n’y a rien derrière.
Quatrième observation :
Ces accusations infondées et systématiques portant sur les témoins passent mal pour les parties civiles.
Ces accusations passent d’autant plus mal quand on rappelle les éléments apportés par l’expert psychiatre.
- Daniel ZAGURY qui est venu à la barre lundi dernier et qui vous a expliqué que dans le discours de Monsieur HATEGEKIMANA les affects étaient absents que les propos étaient stéréotypés et que d’ailleurs c’était un grand classique des personnes accusées des crimes les plus graves.
- De cette expertise ressort un autre élément qui mérite d’être souligné c’est celui suivant lequel la souffrance reste du même côté de la barre.
Ce sont les victimes qui souffrent avant pendant et après tandis que les accusés mis en examen ou condamnés semblent couler des jours heureux construire des familles et suivre les études de leurs enfants développer un lien social sans apparemment que leurs pensées soient assaillies par les souvenirs marqués au fer rouge de ceux qui ont vu leurs familles entières se faire déchiqueter humilier tuer disparaître.
Souvenez-vous des experts psychiatre et psychologue qui excusaient presque de la vacuité de lueur expertise venant nous dire que malgré les épisodes marquants de sa vie : la guerre le génocide les camps puis la détention pas de traits psychodramatiques chez l’accusé et pas de traits saillants de personnalité.
Tout ça glisse sur lui dans la pire des banalités et comme vous l’a dit Monsieur ZAGURY le stade ultime du génocide c’est l’indifférence.
Quel contraste quand on repense par exemple à cette partie civile venue à la barre avec sa photo déchirée, seul et unique vestige de ce qu’il reste de sa famille.
Et évidemment c’est son droit le plus strict, Monsieur HATEGEKIMANA qui lui n’est pas sous serment quand il témoigne a le droit d’exercer sa défense comme il l’entend.
Quelques observations plus générales sur l’accusé et les droits de la défense.
Un mot sur l’accusé qui était présent sans être présent qui a cherché à fuir son procès comme il cherche à fuir les éléments qui le mettent en cause dans ce dossier.
Comme tous les accusés dans le discours est fermé, dénué d’affects avec un point commun en ce que tous comme Monsieur Philippe HATEGEKIMANA.
Un accusé qui est apparu très seul (aucune citation de personnalité), et comme l’un de ses avocats l’a indiqué à la Cour, perdu.
C’est un homme dans toute sa banalité qui s’est présenté à la cour face à l’immensité de la cruauté de la violence et de l’inhumanité de ce qu’on lui reproche.
Rappelons également que lorsqu’on écoute l’accusé sur des points aussi essentiels que son positionnement par rapport au génocide force est de reconnaître qu’il s’exprime mal ou plutôt qu’il accepte la réalité de ce génocide mais que le naturel revient au galop.
Un exemple sur la reconnaissance du génocide : oui il y a eu un génocide ne pouvant s’empêcher de rajouter que les instances internationales comme l’ONU ou le TPIR (de même que des juridictions nationales françaises, belges, suédoises ou canadiennes) l’ont reconnu alors il est bien obligé de faire de même et de rajouter très vite quand on gratte un peu la surface de cette déclaration de principe et qu’on le questionne plus précisément sur la planification de ce génocide : il affirme à plusieurs reprises que le Génocide aurait été improvisé ou encore spontané que ce génocide aurait été improvisé ou spontané.
La cour n’aura d’ailleurs pas manqué de remarquer que mes excellents confrères de la défense mettaient beaucoup plus de cœur et d’enthousiasme à bien définir leur ligne de défense et à rappeler que les atrocités du génocide des Tutsi au Rwanda ne sauraient à aucun moment être remis en cause.
Et d’ailleurs si Monsieur MANIER avait été un tant soit peu plus clair ces mises au point n’auraient pas eu lieu d’être.
L’exercice des droits de la défense.
À cette audience comme lors de l’instruction, la défense a pu exercer ses droits : par la production de pièces, le dépôt de conclusions afin de formaliser toute demande, les observations, les contre-interrogatoires, les observations ou plaidoiries, le fait d’avoir toujours la parole en dernier.
Interrogé depuis quelques jours en détails sur chacun des thèmes de ce dossier sur chaque accusation portée contre lui, l’accusé a pu exercer l’entièreté de ses droits :
Il est libre de répondre ou de ne pas répondre.
De dire ou de ne pas dire.
D’oublier.
Comme c’est son droit de ne pas se souvenir de ses déclarations devant le Juge quand elles le mettent en difficulté devant la cour.
De se contredire.
De mentir.
De refuser de répondre.
On a pu voir qu’il avait décidé de ne pas répondre à certains de mes confrères en charge des intérêts de partie civile.
C’est son droit le plus strict.
Comme c’est même son droit de mentir, s’il le souhaite.
Il a également le droit au silence.
Un droit réside dans la faculté qu’on laisse à celui qui en bénéficie de l’exercer ou non.
C’est encore son droit le plus strict de se défendre en brandissant la thèse du complot, de l’orchestration des témoignages, du fait que des gens coachés par KIGALI et ce même si cette défense n’est étayée par aucun élément probant sérieux.
C’est son droit le plus strict, et il est central, majeur, fondamental de pouvoir exercer ses droits.
Il faut bien comprendre et rappeler qu’il s’agit d’un choix de l’accusé.
Cette défense est hors sol et ne répond pas aux exigences d’un tel procès.
Fort de l’épouvantail de la prétendue manipulation des témoignages, la défense a même déjà plaidé que l’accusation reposerait sur du sable.
Ce n’est pas l’accusation qui repose sur du sable mais la défense de l’accusé qui repose sur du sable et du sable mouvant dans lequel l’accusé s’est un peu plus enfoncé chaque jour et bien profondément quand depuis lundi et qu’il a été interrogé en détails sur chaque thème de ce dossier.
Ces postures de défense sont encore plus frappantes quand il affirme n’avoir jamais participé aux actes qu’on lui reproche, qu’il n’avait rien à se reprocher dans les faits pour lesquels il est accusé, que son innocence allait bientôt être révélée au grand jour!
Il est même allé plus loin en indiquant avoir sauvé des personnes Tutsi, révélant pour la première fois avoir entretenu une relation extraconjugale avec une femme Tutsi qui lui aurait donné un enfant qu’il aurait essayé de sauver également…
OU encore je vous rappellerai ses propos délirants sur le fait qu’il avait donné sa bénédiction à sa petite sœur pour se marier avec un Tutsi ce qui démontrait bien qu’il n’était pas anti-Tutsi.
C’est affligeant.
Les postures de la défense de l’accusé intégreront vos réflexions au moment où vous devrez délibérer.
L’article 304 du Code de procédure pénale qui est à mon sens le plus beau des textes de notre loi et qui détermine votre tâche, votre mission, votre devoir et qui vous demande notamment de vous décider d’après les charges et les moyens de défense suivant votre conscience et votre intime conviction.
La question sera celle de savoir comment la Cour interprétera ces choix, Mesdames et Messieurs les jurés, Monsieur Le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, vous aurez vous à déterminer ce que ce moyen de défense inspire à votre raison conformément aux dispositions de l’article 304 du Code de procédure pénale.
L’ensemble des parties civiles est totalement confiant dans le fait que votre Cour sera à la hauteur de l’exigence de justice qui vous est réclamée.
La journée du vendredi 13 décembre sera consacrée au réquisitoire des avocat(e)s généraux.
Coline BERTRAND, stagiaire
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, notes et mises en page.