Audition de monsieur Oreste INCIMATATA, vicaire général de Kibungo.
Monsieur INCIMATATA est invité à faire sa déposition. Il précise qu’il n’est témoin ni à charge ni à décharge : il vient dire ce qu’il a vécu à Kabarondo en 1994.
Avant le génocide perpétré contre les Tutsi, il vivait en bonne harmonie avec le bourgmestre Octavien NGENZI. Il avait été nommé curé de Kabarondo en 1992. A cette époque, la situation était très tendue au niveau politique. C’était le temps du multipartisme et les partis d’opposition avaient pris une place assez importante dans la région. Les bourgmestres étaient toutefois du MRND, l’homme fort restant Pierre-Célestin RWAGAFILITA qui avait décidé « de réduire Kabarondo en poudre »[1].
Si on pouvait parler de discrimination, c’était celle dont les autorités étaient responsables : il n’y avait « pas de persécution visible ». La population tutsi était visée par les autorités : c’était pire avec l’avancée du FPR. Le changement remarqué chez NGENZI ne date que du 11 avril, après une réunion à laquelle le bourgmestre aurait participé. Les Tutsi étaient habitués à être discriminés, exclus des grands postes de la fonction publique. NGENZI avait toutefois des amis tutsi dont le témoin lui-même.
Dès le 6 avril, le curé de la paroisse accueille une première réfugiée originaire de Gasetsa où on a commencé à tuer les Tutsi. Des tueries ont commencé aussi à Bisenga par les Simba Bataliani [2]. Plusieurs autres rescapés arrivent à la paroisse le soir du même jour.
Le 8 avril, NGENZI est allé à Bisenga d’où il ramène quelques blessés pour les conduire au Centre de Santé. Il propose aux réfugiés de la paroisse d’aller à l’IGA [3] mais ils préféreront rester à l’église. Le témoin décide d’enregistrer les noms des réfugiés pour évaluer l’aide à leur apporter. L’abbé INCIMATATA demande alors à NGENZI de lui donner un policier communal pour l’accompagner à Kibungo chercher de la nourriture.
NGENZI participe à une réunion de sécurité à la préfecture de Kibungo avec tous les autres bourgmestres : le préfet ne voulait pas qu’on tue.
Le 9 avril, le curé de la paroisse fait des baptêmes et donne d’autres sacrements. Le nombre de réfugiés de la paroisse a beaucoup augmenté qui viennent de Kayonza et autres communes. Le bourgmestre accompagne le prêtre chez sa sœur.
Le 10, son beau-frère est venu lui demander de transporter sa famille. Le bourgmestre de Kayonza, très actif dans les tueries, s’étonne que NGENZI n’ait pas commencé à travailler.
Le 11, NGENZI vient dire à INCIMATATA qu’il a convié toutes les autorités locales à une réunion de sécurité. Suivra une réunion sur la place du marché vers 10 heures. BARAHIRA est pris à partie car il aurait demandé de tuer les Tutsi. Il est alors décidé d’organiser des rondes auxquelles NGENZI s’opposera dès son retour le soir : la police communale suffit. NGENZI serait allé dire aux habitants de Rubira que la guerre est finie : maintenant, c’est la guerre entre Hutu et Tutsi. L’ennemi, c’est le Tutsi. Dans la nuit du 11 au 12 est organisée une chasse aux Tutsi.
A l’église, on peut évaluer le nombre de réfugiés à plus de 1500, peut-être environ 3000 le 13 : aucun ne possède une arme face aux tueurs. Le témoin ne verra plus le bourgmestre à partir du 12. Le curé de la paroisse assure le ravitaillement des réfugiés alors que NGENZI ne fournit aucune aide. Si on ne trouve aucun réfugié à la maison communale, c’est parce qu’ils n’ont pas confiance aux autorités.
Le 13 avril sera une « journée terrible, inoubliable », celle des massacres dans l’église. Le conseiller RWASAMIRERA propose une réunion sur la place du marché à laquelle seuls les hommes se rendront. Ils reviennent en courant : c’était en réalité un guet-apens. Le témoin de préciser que dans le pays on a déjà beaucoup tué dans de nombreuses églises. Et d’évoquer le massacre du Centre Christus à Kigali le 7.
A l’église, le curé demande aux réfugiés de se défendre. Il organise des équipes pour faire face aux attaquants qui arrivent de toutes parts. Ils sont environ 500.
Le témoin parle des Interahamwe [4] et évoque la mort de son neveu, tué par une grenade et achevé à coups de gourdin. Même la police communale commence à tirer sur les réfugiés. Il aperçoit la voiture de la commune partir vers Kibungo sans voir qui est au volant. Lorsque la voiture revient, militaires et gendarmes arrivent aussi. Ils lancent des grenades sur les femmes, les enfants, les vieillards retranchés dans l’église. On utilise ensuite des roquettes. Le prêtre se réfugie dans son bureau : il ne sera plus témoin de ce qui se passe dehors.
Vers 16 heures, on fait sortir les gens qui sont dans l’église : on demande aux Hutu de s’éloigner. Le témoin racontera ensuite l’attaque des militaires au presbytère. Ce n’est que la nuit qu’il réussira à quitter la paroisse pour partir en direction du parc Akagera. Sur questions de madame la présidente, il évoque le bruit des armes. Selon son neveu, le 14 on viendra achever les rescapés. Les morts seront ensuite jetés dans une fosse commune sur ordre du bourgmestre. Allusion aussi à la rançon que NGENZI ira réclamer à l’évêque de Kibungo en échange de l’abbé Papias, un prêtre hutu que le bourgmestre a hébergé chez lui. On reparlera de cet épisode.
BARAHIRA ? C’était un notable de Kabarondo, beaucoup plus craint que respecté. Sa démission ? C’est suite à un meurtre qu’il a commis [5]. Non seulement il ne sera pas jugé mais il obtiendra même un emploi à Electrogaz. C’était un protégé de RWAGAFILITA [1]. L’ex-bourgmestre a déjà dit qu’il n’est venu à Kabarondo que le 13 vers 17 heures : INCIMATATA ne peut pas l’avoir vu car il se cachait. Il n’a pas vu NGENZI non plus.
Par contre, le témoin affirme que le bourgmestre avait conservé son autorité, même sur les gendarmes. Madame la présidente lui fait savoir que la mère de NGENZI aurait affirmé qu’il détestait son fils. Le prêtre fait connaître qu’il loue une maison du bourgmestre pour une école dont il est responsable. Comment pourrait-il le détester ? De préciser que RWAGAFILITA était un proche du président HABYARIMANA.
Madame la présidente lit alors un courriel que l’abbé a échangé avec Alain GAUTHIER, le président du CPCR, dans lequel monsieur INCIMATATA dit que NGENZI est un planificateur. Comment a-t-il pu écrire ceci ? Le prêtre ne conteste pas l’authenticité du document mais veut bien reconnaître qu’il n’aurait pas dû utiliser ce terme. Et d’ajouter : « Il n’a pas planifié, mais il savait qu’on allait attaquer la paroisse et il n’a pas empêché ce massacre ».
Sur question de maître GOLDMAN, le témoin confirme le « basculement » de NGENZI le 11 avril. Il est allé chercher des gendarmes sans lesquels les assaillants n’auraient pas eu le dessus.
Maître PARUELLE fait confirmer au témoin que de la commune il était impossible de ne pas voir ce qui se passait sur la route, ni d’entendre les bruits. Quant aux policiers communaux, ils ne pouvaient intervenir que sur ordre du bourgmestre qui, lui, n’était pas menacé.
A maître GISAGARA qui l’interroge, le prêtre ne pense pas que sa bonne entente avec NGENZI soit liée à son statut de religieux. Le bourgmestre, après la réunion de Kibungo, s’est « aligné », il a été « opportuniste ». Le témoin redit que NGENZI a participé au plan concerté mais il retire le terme de « planification » qu’il a utilisé dans le courriel qu’il a adressé au président du CPCR.
Sur question de maître MARTINE, l’abbé INCIMATATA reconnaît qu’il est « incompréhensible » que des gens qui vivaient en paix aient pu participer à de tels massacres. Le discours génocidaire est bien antérieur à 1994. Des massacres de Tutsi ont eu lieu en 1959, puis en 1963 (NDR. A propos de ces massacres de Gikongoro : dans l’édition du journal Le Monde du 6 février 1964, le philosophe Bertrand Russel dénonce un « massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis en Europe. » On a même parlé du « petit génocide de Gikongoro ». Les Tutsi étaient « chosifiés ».
L’audience se termine. Le témoin confirme qu’il n’a subi aucune pression. Il est déjà venu témoigner en première instance. Il ne craint pas du tout pour sa vie : « le pouvoir de Kigali n’a rien à voir avec ce procès ».
L’audience est suspendue et reprendra le lendemain à 9h30. On continuera les questions posées au témoin.
Pour conserver l’unité du témoignage, nous faisons le choix de consigner la fin de l’audition à la date de ce mercredi, alors que l’audition a eu lieu le jeudi.
Audition de Oreste INCIMATATA (suite)
Monsieur l’avocat général questionne à son tour le témoin. Ce dernier confirme que les tueries ont commencé tôt dans la région : dès la nuit du 6 à Gasetsa (un lien évident avec RWAGAFILITA [6]), dans d’autres paroisses de la préfecture (Rukara, Kayondo, Kayanza), à l’Économat général et au Centre Saint-Joseph de Kibungo.
Possibilités de fuite de la paroisse avant le 13 avril à Kabarondo ? « Non, c’était impossible. Les réfugiés avaient déjà eu beaucoup de difficultés à arriver. Il y avait environ 1 500 réfugiés le 12 recensés par mes soins. »
On passe ensuite un temps assez long à projeter photos et petits films sur l’église et la paroisse, sur les alentours, en particulier sur la route qui mène de l’église à la place du marché, sur la commune avec les commentaires de l’abbé INCIMATATA. On discute de la présence de NGENZI, de la voiture rouge de la commune que le prêtre voit partir sans pouvoir identifier le chauffeur.
On évoque ensuite les deux réunions qui se sont tenues le 11 avril : à 8 heures sur convocation du bourgmestre avec l’ensemble des autorités civiles et religieuses. Une autre à 10 heures où on décide qu’il ne doit plus y avoir de tueries. NGENZI, à son retour de Kibungo, refuse de mettre en place les rondes qu’on avait décidé d’organiser. C’est de ce jour que le témoin date le revirement du bourgmestre.
Sur question de monsieur l’avocat général, le témoin revient sur la notion « d’obéissance », phénomène culturel qui date de longtemps. « Il en était ainsi à l’époque des rois qui avaient le devoir de protéger la population. Le Rwandais voit dans l’autorité un parent qui veut son bien. C’est encore comme cela aujourd’hui ! » Mais il ne faut pas oublier un second aspect, de cette obéissance aveugle, économique celui-là. C’était un moyen de s’enrichir à peu de frais : « Tuez-les et prenez leurs biens ! » D’autant qu’ils savaient qu’ils ne seraient pas poursuivis. « Nous n’avons fait qu’obéir » disent les paysans. « Si vous ne tuez pas les Tutsi, c’est eux qui vous tueront ! » leur laisse-t-on entendre.
Quant à savoir ce qu’aurait pu ou dû faire NGENZI, il n’est pas facile de répondre. « Il aurait pu nous informer de l’attaque : nous ne serions pas restés à l’église ». Le 13, la ligne de front avec le FPR est relativement proche. Ils étaient arrivés à Kiziguro (NDR. De nombreuses victimes ont été exécutées dans cette église, les corps ayant été jetés dans un puits très profond que l’on peut voir encore ouvert, au sein du mémorial. C’était la région de GATETE, condamné par le TPIR, de Onesphore RWABUKOMBE condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en Allemagne, de Manassé BIGWENZARE visé par une plainte du CPCR, habitant de Bouffémont, auquel Pierre PEAN a fait allusion dans sa déposition).
Il est clair, selon le témoin, que NGENZI pouvait avoir autorité sur les Interahamwe [4], comme il pourrait en avoir aujourd’hui encore.
La défense fait savoir que Oreste INCIMATATA est le témoin qui a été le plus entendu dans la procédure. Et de faire remarquer que le curé de la paroisse ne signale la présence de NGENZI que tardivement. En particulier, il n’en parle pas le 6 mai 1994 lorsqu’il est interviewé par Rakiya OMAR d’African Rigths. Le prêtre fait judicieusement remarquer à son tour qu’il y a une différence entre un entretien avec un journaliste et une audition en présence d’un juge ou d’un gendarme. L’avocat de NGENZI s’attarde sur les relations entre le témoin et le président du CPCR. Il provoque alors un incident quand il fait remarquer que deux lignes du document sont « caviardées ». Maître LAVAL monte au créneau, remet à la présidente le courriel en question dont les lignes n’ont pas été « caviardées » mais au contraire « surlignées ». L’avocat cherchera ensuite à faire ressortir les bons côtés du bourgmestre. Madame la présidente se voit dans l’obligation d’intervenir à son tour pour préciser que l’abbé INCIMATATA n’a pas dit qu’il avait rencontré MBAMPARA le 12 avril, contrairement à ce qu’affirme l’avocat. Le prêtre doit ensuite se justifier sur l’argent qu’il possède à la paroisse et qu’il remet à un militaire qui lui laisse la vie sauve. L’avocat interroge : « Avec cet argent, vous n’auriez pas pu sauver d’autres réfugiés ? », laissant entendre que le prêtre aurait préféré sauver sa propre vie !
Interrogé par la défense de BARAHIRA, le prêtre confirme le meurtre que ce dernier aurait commis et qui aurait justifié sa démission. « C’était de notoriété publique ». Ce n’était pas que des rumeurs.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
- Le colonel RWAGAFILITA (ou RWAGAFIRITA) était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
Voir le glossaire pour plus de détails.
[Retour au texte] - Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, souvent cités pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
[Retour au texte] - IGA : Centre communal de formation permanente.
[Retour au texte] - Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.
[Retour au texte] - Lors de son interrogatoire du 4 mai, Tito BARIHARA explique qu’il avait démissionné simplement pour « se reposer ».
[Retour au texte] - Le colonel RWAGAFILITA était en effet originaire du secteur de Gasetsa (voir note 1 pour plus détails).
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