Procès en appel de Ngenzi et Barahira. Lundi 18 juin 2018. J28

 

Audition de Moïse DUSENGIMANA, vacher chez le témoin X en 1994.

Le témoin déclare qu’il travaillait comme vacher chez J. Quand NGENZI est arrivé chez J., on avait déjà sorti de la maison la propre femme de J. NGENZI l’aurait placée au milieu d’eux et lui aurait fait prêter le serment de se ranger à leurs côtés. La femme ayant prêté serment, on l’aurait laissée tranquille. NGENZI se serait éloigné un peu en direction de la route.

TOTO, BIENFAITEUR et autres Interahamwe [1] ont débusqué une autre personne de la maison de J., sa belle-sœur. Les tueurs auraient alors rappelé le bourgmestre pour savoir ce qu’ils devaient faire. Des propos durs sont alors tenus par BIENFAITEUR : « Les militaires Inkotanyi [2] sont sur le point de prendre Rusumo, vous tous qui souhaitez la clémence, vous ne serez pas épargnés. » Décision est prise de la tuer.

TURATSINZE [1] aurait alors remis une épée à J. et quand il allait l’enfoncer dans le corps de sa belle-sœur, il a eu peur et s’est blessé à l’index avec l’arme. L’épée est tombée par terre. TURATSINZE l’a ramassée et l’a mise à sa ceinture. Il a pris un arc et a tiré une flèche dans la nuque de la victime qui s’est écroulée. NGENZI serait reparti. Moussa BUGINGO serait alors arrivé et aurait fait enterrer le corps. Comme la femme respirait encore, un déplacé de guerre lui a asséné plusieurs coups. La femme respirait encore et on l’a enterrée.

Madame la présidente rappelle au témoin que les personnes dont il parle ont témoigné sous X et qu’il ne peut donc donner leur nom. (NDR. Les noms ont pourtant été donnés et seront répétés tout au long de l’audience. Pour éviter toute polémique, nous faisons le choix de n’utiliser que des initiales) La présidente souhaite avoir un peu plus de précisions que lui donnera le témoin. NGENZI est arrivé sur les lieux juste après le groupe, un pistolet à la ceinture. J. n’était pas encore là. NGENZI se retrouvera nez à nez avec les tueurs lorsqu’ils faisaient sortir de la maison la femme de J. Ils sont alors entrés dans la maison et ont trouvé N cachée dans le plafond d’une chambre. BIENFAITEUR a dit qu’il fallait la tuer. Bien qu’il ait été stupéfait, NGENZI n’a rien fait pour la sauver. BIENFAITEUR aurait alors obligé J. à tuer sa belle-sœur. En Gacaca, J. aurait été accusé mais acquitté pour ce crime : le témoin l’a défendu.

Quant au témoin, il déclare ne pas avoir peur d’être venu témoigner devant cette Cour d’assises. Le 13, il a bien vu des gens se rendre à l’église pour tuer. Il a vu aussi des militaires arriver en bus vers 13 heures. Personnellement, il est resté à la maison. Il a entendu parler des tueries à l’IGA [3] : c’était le même jour, avec les mêmes personnes. Un de ses voisins, Samuel, y a été tué. Le témoin finit par ajouter que si la femme de J. est encore vivante aujourd’hui, elle pourrait témoigner que NGENZI lui a sauvé la vie !

Monsieur l’avocat général voudrait en savoir un peu plus sur les réfugiés de Byumba qui ont participé au meurtre. Ce sont des gens qui « campaient » au bord de la route sur le chemin de l’exil. Selon ses dires, ils auraient été là depuis une semaine ou deux ! Il le sait parce que les déplacés cherchaient à savoir à combien de kilomètres de la frontière tanzanienne ils se trouvaient. Des badauds, hommes, femmes et enfants étaient aussi présents. Les tueurs qui se rendaient à l’église venaient de Bisenga et Rundu, mais aussi de Remera, comme de Kigarama.

Madame l’avocate générale veut revenir sur le rôle de NGENZI. Elle s’étonne que le bourgmestre sauve la femme de J. et qu’il laisse tuer sa belle-sœur. Pour le témoin, BIENFAITEUR n’était pas content que la femme de J. soit en vie. Mais NGENZI n’a pas dit : « Ne la tuez pas ! » Ce dernier était en position d’autorité même s’il n’avait plus d’autorité ! Mais il était là en tant que chef.

Maître BOURGEOT, dont le client n’est pas concerné par cette attaque, veut savoir si le témoin a été averti qu’une réunion se tenait sur le terrain de foot. Ce dernier répond que non.

Maître CHOUAI veut savoir si J. était à l’église le 13 [4]. Le témoin ne sait pas. L’avocat de lui rappeler ses déclarations devant les gendarmes français qui contredisent ce qu’il dit ce jour. Le témoin n’a pas vu la voiture de NGENZI mais le véhicule d’un certain Philippe ainsi qu’une Nissan jaune dont il ne connaît pas le propriétaire. Il avoue aussi que lors de l’audition avec les gendarmes, il était très fatigué et n’avait pas eu le temps de réfléchir. De là viendraient les contradictions.

Sur question de l’avocat, le témoin évoque un différent qui existait entre BIENFAITEUR et J. à l’époque directeur d’école. BIENFAITEUR s’était plaint que sa femme ait été mutée à un autre endroit plus éloigné de leur domicile.

Combien de temps pour aller chez la sœur de J. ? C’était à 300 mètres, 4 à 5 minutes. Après son retour à Kabarondo, le témoin n’a plus travaillé chez J. Ce dernier aurait avoué avoir tué sa belle-sœur devant les Gacaca [5]. Le témoin ne sait pas ce qu’il a avoué mais lui a témoigné en sa faveur.

 

Audition de Gérard NSHIZIRUNGU, agriculteur.

Le témoin était chez J. quand on a tué une femme, madame N.  Ceux qui l’ont tuée étaient dirigés par NGENZI. C’est d’ailleurs lui qui avait amené les tueurs. Lorsque J. est arrivé chez lui, on lui a donné l’ordre de tuer sa belle-sœur mais « il n’y est pas parvenu. » Elle sera tuée par un des attaquants.

Sur questions de madame la présidente, le témoin dit qu’il travaillait chez J. chez qui il logeait à demeure. L’attaque a eu lieu après le 13. La voiture Stout rouge de NGENZI était restée sur la route. Pour lui, les attaquants portaient des armes traditionnelles et NGENZI un pistolet à la main. Il a reconnu TURATSINZE. Les assaillants étaient bien venus pour débusquer les derniers Tutsi. Le bourgmestre aurait dit qu’il recherchait des gens. Le témoin rappelle sa version de la mort de la jeune femme : NGENZI n’est pas intervenu, bien qu’il fût en possession d’une arme. La victime bougeait encore quand elle a été enterrée.

Une nouvelle fois madame la présidente va mettre le témoin en face de ses contradictions. Aux gendarmes français il avait dit qu’il avait conduit l’enfant du couple chez la sœur de J. et qu’il s’était absenté 30 minutes. Aujourd’hui, il dit qu’il a pratiquement été toujours présent, qu’il aurait remis le bébé à la sœur de J. et qu’il serait revenu aussitôt. « Si on a tué la jeune femme alors que la femme de J. a été épargnée, c’est parce que son mari était Hutu » demande la présidente ? Le témoin confirme. Il n’a plus jamais travaillé chez J.

Maître CHOUAI s’étonne qu’ayant sauvé l’enfant du couple attaqué, des liens plus forts n’ont pas résisté au temps. Et de dire au témoin : « Tout ce que vous avez raconté aujourd’hui, vous ne l’avez pas vu ! A qui mentez-vous ? Aux gendarmes français où ici aujourd’hui ? » Le témoin de répondre : « J’étais jeune, je ne peux pas tout retenir ! » « Surtout quand on n’est pas présent » rétorque l’avocat.

Madame la présidente interroge alors NGENZI. Ses explications se révéleront incompréhensibles. L’accusé se perd dans une chronologie qui ne correspond en rien à tout ce qu’on connaît. On sent qu’il improvise ses réponses. Il parle d’un « groupe de voyous » pour désigner les Interahamwe raconte que la femme était déjà morte quand il est arrivé, fait allusion à BIENFAITEUR qui aurait eu des comptes à régler avec J.

« La femme a été tuée parce qu’elle était rescapée de l’église ? » interroge la présidente. « Je n’ai pas fait cette analyse », pour ajouter qu’elle a été tuée parce qu’elle était Tutsi. Le bourgmestre s’en tient aussi à son emploi du temps. Pour lui, l’assassinat a eu lieu le même jour que l’IGA, et « l’enterrement » des corps de l’église le 15. Madame la présidente lui fait remarquer qu’il n’est pas sûr que ce soit la chronologie reconnue par tous ! Elle se demande d’ailleurs pourquoi NGENZI se trouvait chez J. ce jour-là. Le bourgmestre répond qu’on l’avait averti d’une attaque chez KAREKEZI après l’IGA : « C’était irrésistible. Je devais y aller. Tuer sa femme, c’était comme tuer ma mère. » Il a ensuite suivi le groupe des assaillants chez J. mais « seul, sans arme, que faire en face de voyous ? » De continuer : « Je n’avais pas d’autorité mais ma présence aurait pu être respectée. » Devant la femme décapitée, il a posé des questions mais il avait peur. « Je devais sauver la femme de J. » « Et il fallait sauver J qui venait de décapiter une femme ? » insiste la présidente. NGENZI s’embrouille dans ses explications.

Maître MARTINE veut vraiment savoir si NGENZI était absent lors du meurtre de la jeune femme. Le bourgmestre confirme. L’avocat s’étonne alors que le témoin de ce matin ne le charge pas, que c’est presque un témoin à décharge : « Alors, il ment ? » L’accusé, à bout d’arguments, se contente de redire qu’il n’était pas présent au moment du meurtre, conteste avoir fait prêter un serment à la femme de J. « Ce n’est donc pas grâce à vous que la femme de J. a été sauvée ! » conclut l’avocat. On rapporte ces paroles pour l’accuser. Maître MARTINE dit simplement qu’il ne l’accuse pas mais qu’il essaie de comprendre. Acculé, NGENZI bredouille : « J’avais une conviction morale. J. vit, sa femme vit. J’aurais dû faire mieux ! »

Maître CHARRIER interroge le témoin à son tour et cherche à savoir pourquoi l’accusé a parlé d’un groupe de voyous et pas d’Interahamwe. « C’était des garçons désœuvrés du centre de Kabarondo. Ils étaient devenus des tueurs, et donc des Interahamwe ! » finit-il par reconnaître.

Maître GISAGARA évoque la liste des gens en danger dont a parlé NGENZI, liste qu’on lui aurait remise à la commune après les massacres de l’IGA [3]. « Ce n’était pas une liste écrite, mais verbale. » Quant à savoir qui est ce mystérieux informateur, il ne sait pas, « une personne de bonne volonté, de bonne foi. Quelqu’un qui est venu au bureau et qui attendait probablement de moi une intervention ! »

Monsieur l’avocat général tente une question. « Après l’IGA, tous les Tutsi sont morts, avez-vous déclaré. On peut donc dire qu’il s’agit d’un projet accompli ? » Madame la présidente reprend la main en rapportant d’autres propos du bourgmestre qui avait dit que 95% des Tutsi de la commune étaient morts à l’église. Or, la commune comptait plus de 2000 Tutsi. On est loin des 300 victimes reconnues par le bourgmestre ! Il en restait donc une cinquantaine à débusquer ! NGENZI de redire qu’il a sauvé deux personnes en allant chez J. Quant à BIENFAITEUR, c’était un extrémiste, « une tête chaude » comme il aime à le répéter.

Monsieur l’avocat général finit par cette question : « Le point commun de ces trois perquisitions, c’est BIENFAITEUR ou c’est vous ? Pour moi, l’élément commun, c’est vous : il s’agissait d’un règlement de compte avec ceux qui n’avaient pas voulu participer au nettoyage de la commune. » NGENZI cherche à se sortir de la nasse dans laquelle il se sent pris : « Ma présence n’était pas celle d’un attaquant. Ce sont les autorités rwandaises qui m’accusent ! »

 

Comme il est déjà 13h15, il est temps de suspendre l’audience car BARAHIRA doit se rendre à ses soins. Les questions de la défense seront posées le lendemain matin.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

 

  1. Célèbres Interahamwe de Kabarondo, souvent cités au fil des audiences. Les Interahamwe sont « ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.
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  2. Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. « Glossaire« .
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  3. IGA : Centre communal de formation permanente.
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  4. Attaques du 13 avril à l’église de Kararondo : voir entre autres les auditions de l’abbé INCIMATATA, Christine MUTETERI, Marie MUKAMUNANA, Berthilde MUTEGWAMASO, Benoîte MUKAHIGIRO et Francine UWERA.
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  5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.
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