Procès en appel de Ngenzi et Barahira. Jeudi 14 juin 2018. J26

Madame la présidente donne lecture d’un courrier du MINAFET (Ministère des Affaires Étrangères) du 30 avril concernant une demande d’entraide internationale : les délais de citation concernant plusieurs « témoins » n’ont pas été respectés.

Lecture également d’une lettre de l’Ambassade de France au Rwanda concernant James KABAREBE, Franck NZIZA et Jean-Loup DENBLYDEN. « Il appartient aux seules autorités rwandaises d’apprécier… ».

 

Interrogatoire de Octavien NGENZI (suite – voir la première partie ici).

Sur question de maître PADONOU, le témoin confirme qu’il a amené nourriture et bois de chauffage aux réfugiés de l’église, les 9 et le 11 avril. Allusion ensuite à une bagarre qui s’est produite entre un résidant et deux déplacés de guerre le 12 au soir, bagarre qui a occasionné un déplacement du bourgmestre à Kibungo. Ce dernier précise qu’il a passé la semaine au bureau mais qu’il pouvait se déplacer à tout moment. Le week-end, il était à son domicile où on pouvait le joindre facilement. Il ajoute pourtant que la semaine du 7 au 13 le bureau communal est fermé. Quant à Donatille KANGONWA, si elle l’a vu à l’église le 13 au matin, elle s’est trompée.

NGENZI considère toujours l’invitation à participer à une réunion sur la place du marché organisée par INCIMATATA et le conseiller comme l’élément déclencheur des massacres de l’église ? « Je ne peux pas affirmer que les massacres de l’église n‘auraient pas eu lieu, les massacres ayant été commis partout » reconnaît l’accusé.

L’avocat met l’accusé en face de ses contradictions : c’est la première fois qu’il voit les militaires le 13 à Kabarondo. Or, les militaires lui auraient reproché de ne pas leur avoir dit que les réfugiés étaient armés. « Quand auriez-vous pu le leur dire puisque c’est la première fois que vous les voyez ? » Pas de réponse.

Maître GISAGARA n’arrive pas à savoir si l’accusé était un ami ou une simple connaissance du bourgmestre Jean MPAMBARA. De quoi ont-ils parlé ? NGENZI de déclarer : « J’étais déjà en panique. Il était venu récupérer sa femme et ses enfants. C’est lui qui m’a informé que les militaires allaient s’en prendre à moi. Je décide d’aller à la commune ! »

L’avocat de poursuivre en disant que la déclaration de MPAMBARA devant le TPIR ne fait pas mention de cette visite. « Il ne parle de cette visite que depuis que vous êtes poursuivi. Qui ment ? » NGENZI de répondre : « Je n’ai aucune raison de mentir à cette cour. Il a déposé sa femme le 12 et est revenu la chercher le 13. Il n’y a pas de mensonge de ma part, il n’y a pas de mensonge de sa part ! »

Quant à savoir pourquoi MPAMBARA n’a pas été cité comme témoin par la défense dans ce procès, l’accusé explique : « Il avait peur de comparaître de nouveau. Il avait été questionné de façon violente et avait peur de retourner en prison. » (NDR. Il faut dire que vu les mensonges qu’il avait proférés, l’accusation ne l’avait pas ménagé : voir son interrogatoire).

Madame la présidente intervient pour dire qu’il ne risquait rien en sa qualité de témoin.

Au tour de madame l’avocate générale de questionner l’accusé. « L’erreur de INCIMATATA et RWASAMIRERA serait « l’élément déclencheur » des massacres du 13. » NGENZI confirme.

« Or, ce n’est pas ce que vous dites dans vos déclarations du 26 janvier 2011. L’élément déclencheur, c’est la grenade lancée sur les militaires qui se rendaient à Mutara dont vous êtes le seul à parler ! » L’accusé confirme les deux versions ! Quant au rôle de l’armée, il avait déclaré qu’il regrettait que les militaires aient abattu la population « par mauvaise compréhension » ? NGENZI a encore une réponse : « Ils ont pensé que le FPR avait infiltré les gens de l’église. Je ne peux pas connaître les motifs de l’armée ! » Par contre, il n’a pas vu le témoin Donatille KANGONWA, le 8 avril. Il n’a vu que Pauline NYIRAMASHASHI ! Il serait venu à l’église et aurait traité les hommes de « lâches, chiens » ? Ces mots n’appartiennent pas à son vocabulaire : « Les gros mots n’existent pas sur ma langue. »

Le 13 au matin, si on l’a vu à la commune, c’est parce qu’il était venu chercher la camionnette au bureau communal. Ceux qui le disent le font pour leur défense ! « Pas leur défense, leur témoignage » lui fait remarque madame l’avocate générale. Pourtant NDOBA disait qu’il voulait des renforts ? Il n’a pas vu NDOBA ! Si Manassé MUZATSINDA prétend que le bourgmestre lui aurait dit que les militaires allaient arriver et qu’il fallait les laisser faire, c’est pour se défendre en l’accusant. « Les Hutu qui ont témoigné échangent leur liberté contre la mienne. NDOBA n’a pas été condamné mais il doit se racheter ! » Tout ce que dit le brigadier n’est que mensonge.

L’avocat général intervient.  « Vous étiez le chef des policiers ? » « Chef de la sécurité, pas de la police » répond l’accusé, je n’ai pas été aux côtés des militaires ».  Jovithe RYAKA l’aurait vu aussi ! L’accusé doute que ce témoin ait été à l’église. Il avait rejoint le FPR depuis plusieurs mois. Sur question de l’avocat général, NGENZI que s’il n’a pas ouvert le bureau communal car ceux qui quittaient l’église ne pouvaient pas s’y rendre : ils auraient eu à faire face aux militaires. Malgré ce que peuvent dire beaucoup de témoins, il ne s’est pas rendu à l’église le 13 au matin. Ni au marché d’ailleurs. Même argument concernant tous ceux qui l’accusent d’avoir participé au tri entre les réfugiés : « Je n’étais pas à l’église. Ces témoins sont contre moi. Si les faits n’avaient pas été commis, ils ne diraient pas cela ! Ils ont tout perdu. Ils ont de la haine, de la jalousie et aspirent à la vengeance. Depuis ce jour, je partage leur douleur. Je tremblais moi aussi. Après avoir tout perdu, ils doivent chercher le coupable, le bourgmestre. Je n’ai jamais eu les moyens pour pouvoir être efficace ! »

L’accusé est alors questionné sur son agenda des 11 et 12 avril. L’avocat général s’étonne qu’il ait pu faire aussi peu de choses. Il se contentera en fait de « courir après les urgences, de secourir les personnes en danger. » N’avait-il pas mieux à faire ? Organiser la paix par exemple ? L’accusé de revenir, un peu hors sujet, sur les quatre éléments qui ont conduit au génocide : l’invasion du FPR et l’assassinat de Fred RWIGEMA, le multipartisme, les infiltrations du FPR qui a tué partout, l’attentat contre HABYARIMANA ! Monsieur l’avocat général lui rappelle qu’on parle de Kabarondo ! Et ce dernier de conclure : « Vous faites le taxi, l’ambulancier, le livreur de bois mais pas le bourgmestre ! » NGENZI d’oser affirmer qu’il n’avait pas le pouvoir et qu’il s’est trouvé du côté des victimes. Quant à CYASA qui le voit au Camp militaire de Kibungo, « il a tué partout et il continue à tuer ! »

Maître BOURGEOT, l’avocate de BARAHIRA fait remarquer que CYASA apparaît dans plus de 1500 côtes dans le dossier ! (NDR. Vérification faite par un autre avocat, ce ne serait pas exact : environ 250 !)

Le témoignage de BATSINDUKA du 74e bataillon qui le voit au Camp de Kibungo ? « C’est faux, c’est un montage ! »

« Le matin du 13, poursuit l’avocat général, BICAMUMPAKA vous voit à Bisenge avec des hommes armés qui doivent participer aux massacres. Il vous voit aussi avec RWAGAFILITA [1]. Philippe NSANZABERA dit avoir été forcé d’aller chercher TOTO, BIENFAITEUR [2] et les Simba Bataliani ! [3] » Réponse de l’accusé : « BICAMUMPAKA doit se défendre d’avoir attaqué à Kigarama. Il doit accuser pour avoir une remise de peine. Je dois payer à sa place les crimes qu’il a commis. »

L’avocat général s’étonne que, paniqué, il aille s’enquérir de l’état de sa voiture chez le garagiste ! Quelqu’un le voit avec le bourgmestre de Kigarama le 20, il harangue les gens pour aller se battre contre le FPR à Kabarondo ! NGENZI conteste tout. « Je souffre encore, je partage la douleur des rescapés. J’ai un cœur de chair qui souffre. Ma mémoire m’oblige à partager la douleur de l’autre. Je ne savais pas à qui on avait donné la mission de m’éliminer. J’étais assis sur les marches, je souffrais. J’étais seul. J’avais besoin de partager ma douleur avec le préfet. J’ai résisté mais n’ai pas été tué ! »

« Si les militaires avaient voulu vous tuer, ils l’auraient fait ? » insiste l’avocat général. Il ne sait pas pourquoi il est encore vivant.

Madame la présidente lui fait remarquer que depuis le 7 avril les administrations sont fermées. Pourquoi aller voir le préfet tous les jours ? « C’est une autorité » se contente de répondre l’accusé.

Maître BOJ intervient pour la défense. Il lui rappelle que les églises étaient autrefois des lieux inviolables. NGENZI répond qu’en 1994, les réfugiés sont allés d’eux-mêmes à l’église.

Madame la présidente demande si la radio n’a jamais annoncé qu’on avait tué dans les églises. L’accusé n’a pas entendu la RTLM. Il n’avait pas à suivre les médias. Il ne savait pas qu’un génocide était perpétré le 13 avril.

La défense reprend la main. « Pourquoi faire appel si souvent au préfet ? »

« Ça m’aidait psychologiquement, ça me soulageait un petit peu. Le préfet n’avait plus aucun moyen. L’armée était occupée au front ! » se contente de dire l’accusé. « Fuir la mort ? « Courir aurait précipité mon exécution et les militaires étaient nombreux devant le bureau communal. On me considérait comme un complice du FPR, on m’aurait assassiné si j’avais fui vers Rusumo. Et fuir vers le nord-est, c’était me jeter dans les bras du FPR ! »

Maître CHOUAI d’intervenir et de revenir sur le témoin RYAKA Jovithe après avoir rappelé que beaucoup de témoins ont tracé de lui un portrait peu flatteur : comment se fait-il qu’il revienne dans la commune de quelqu’un qui le déteste tant ? « C’était un ami du FPR depuis longtemps ! » L’avocat de revenir ensuite sur le rôle de l’armée qu’on l’envoie chercher le 11, sur le rôle du bourgmestre : et de lire le jugement du TPIR concernant le bourgmestre de Taba, AKAYESU, sur le rôle de la gendarmerie. De rappeler l’expertise de Filip REYTJENS à propos du procès du maire de Butare, Joseph KANYABASHI : « Le seul bourgmestre innocent, c’est le bourgmestre mort ! De revenir aussi sur les Abalinda [4], tous natifs de Rubira et Rundu

Puis de jouer sur un autre registre : « Plusieurs témoins et parties civiles ont commencé leur déposition ainsi : NGENZI, si tu veux être pardonné, tu dois avouer. Tu as de la chance, tu as ta femme, tes enfants, avoue et ils pourront rentrer au Rwanda. »

Réponse de NGENZI : « J’ai de la compassion pour les personnes qui ont tout perdu mais avouer ? Je ne peux pas porter la responsabilité des autres. Je me sens innocent. Je ressens de la douleur jusqu’à aujourd’hui. Je souffre comme eux. Je n’ai rien à avouer. »

 

L’audition en visioconférence de Géraldine UWAMAHORO, fille du couple KAREKEZI est reportée au jeudi 21 juin, le témoin étant malade.

 

Audition de Osée KAREKEZI, retraité.

Le témoin déclare bien connaître les deux accusés qu’il a connus au temps de leur scolarité. Il va rappeler le parcours scolaire de NGENZI, ses propos correspondant à ce que l’accusé avait dit lui-même lors de l’étude de son CV. BARAHIRA, il a été son enseignant au tronc commun de Shyogwe. A l’un comme à l’autre, il n’a rien à reprocher sur leur période scolaire ou professionnelle, ni sur la période où ils ont été bourgmestres.

Par contre, ils avaient changé pensant la période du génocide. Le 18 avril 1994, ils ont attaqué son domicile. Les accusés sont arrivés à bord du véhicule communal en compagnie de nombreux Interahamwe [5], vers 13 heures. Ils ont perquisitionné la maison à la recherche de Tutsi qu’il aurait pu cacher. NGENZI avait un révolver à la ceinture et est resté à l’arrière de la maison. Lui est resté debout près de la porte de la cuisine, par peur. Les Interahamwe sont ressortis avec une caisse de bières qu’ils ont amenée à BARAHIRA resté un peu à l’écart. Ils se sont partagé les boissons.

Entretemps, deux militaires lui ont réclamé de l’argent : il leur a remis 20 000 francs. Ils sont allés ensuite chez un voisin chez qui ils ont tué une jeune femme. Ils sont alors repartis à Kabarondo. Selon ce qu’il a vu, NGENZI était bien le chef suprême des Interahamwe [5]. BARAHIRA, président du MRND communal, était aussi un chef.

Madame la présidente va alors interroger le témoin. Elle lui fait remarquer que dans toutes ses auditions il a peu parlé de BARAHIRA.  Effectivement, il n’a constaté chez lui aucune discrimination ethnique. Ne sais pas non plus ce qui a motivé sa démission en 1986 : il a entendu des rumeurs qu’il évoque alors.

De revenir sur l’épisode de 1973 lorsque NGENZI a été chassé de l’école pour avoir été pris pour un Tutsi. Il confirme ce qu’a dit l’accusé sur ces faits. Le témoin ne considère pas que l’accusé ait été vraiment perturbé par cet événement, ce qui contredirait ses précédentes déclarations.

Leurs relations se sont brouillées au moment du multipartisme. Lui-même avait adhéré au MDR modéré, trouvant le MRND dictatorial, persécutant les Tutsi.

Madame la présidente, après avoir fait remarquer que le témoin parlait français, revient sur l’attaque du 18 avril. Aujourd’hui, le témoin est convaincu que c’est bien la bonne date, même s’il n’a pas toujours dit cela : c’était après l’attaque de l’IGA [6]. Du 7 au 18, le témoin dit n’avoir pas quitté son domicile, mais il voyait passer sur la route la camionnette « rougeâtre » de la commune. Le 13, il a bien entendu des bruits d’armes et a vu passer la population qui partait attaquer l’église. Il reconnaît avoir été obligé de suivre les Interahamwe et après avoir appris qu’ils allaient tuer, il a réussi à quitter le groupe pour revenir chez lui vers 9 heures. Le matin, trois Interahamwe étaient passés chez lui : TOTO, BIENFAITEUR et TURATSINDZE. Il entendra parler de la réunion sur la place du marché. Si c’est la première fois qu’il en parle, c’est tout simplement qu’on ne lui avait pas posé la question. Il n’a vu ni NGENZI ni BARAHIRA.

Du 13 au 18, après les massacres de l’IGA, il voit passer sur la route des réfugiés en provenance de Mutara et de Rukara, en marche vers la Tanzanie.

Il n’écoutait pas la radio, ne connaît pas le nombre de victimes de l’église.

A propos des fouilles de sa maison le 18, il dit que les gens cherchaient sa fille aînée, Claire, qu’ils considéraient comme une Inkotanyi [7] car elle apprenait à ses élèves des chansons de Cécile KAYIREBWA ; Mais leur fille n’est pas à la maison. Le témoin n’a pas cherché à parler à NGENZI car il avait peur : il avait les yeux rouges. Il n’a pas menacé sa femme, simplement demandé de l’argent. Il considère qu’il a été sauvé par Dieu et par l’argent !

En confrontation, NGENZI avait prétendu qu’il était venu pour le protéger : le témoin réfute ses paroles. Mais « si Claire avait été présente, ils l’auraient tuée comme complice du FPR. »

C’est bien NGENZI qui avait autorité sur le groupe, BARAHIRA s’étant contenté de rester près de la porte d’entrée.

Madame la présidente revient sur les « GACACA collectes d’informations » (NDR. Expression qui n’est pas correcte. Avant les GACACA [8], on a procédé à des collectes d’informations en vue de préparer les procès.) Le témoin a témoigné dans son propre procès car une femme avait prétendu l’avoir vu. Bien qu’il ait fait 5 ans et demi de prison, il a été acquitté.

Sur questions de maître GISAGARA, le témoin dit que s’il n’avait pas évoqué le bout de chemin qu’il avait fait avec les tueurs c’est parce qu’il avait oublié. Par contre, personne ne lui a demandé d’accuser NGENZI. Concernant les « syndicats de délateurs », il n’en a pas entendu parler : « Notre gouvernement ne pourrait pas rassembler les gens pour les inciter à mentir ! »

Sur question de madame la présidente, le témoin dit avoir bien connu RWAGAFILITA [1]. Il avait fait ses études au Collège du Christ Roi à Nyanza pendant que lui étudiait à Astrida (NDR. Butare ensuite) Il le saluait chez sa mère pendant les vacances. Il les aidait à trouver des fonds pour réaliser des projets. Ils ne se sont plus vus à l’approche du génocide.

Questions de la défense : maître BOURGEOT commence. Elle présente un plan de Kabarondo pour savoir où habitait le témoin, évoque un certain RADJABU mais madame la présidente signale que ce témoin n’a pas été entendu et qu’on ne peut parler de lui. Les témoignages sont différents ? « Chaque personne a vu les choses à sa manière. Même ma femme ne dit pas la même chose que moi. » Le témoin maintient la date du 18 alors que BARAHIRA a quitté Kabarondo le 17 avril !

Au témoin qui a fait plus de 5 ans de prison suite à un faux témoignage, l’avocate lui fait remarquer qu’il n’est pas rancunier, « car ici, quand on fait 5 ans de prison pour rien… » Monsieur KAREKEZI se contente d’ajouter : « Je ne peux pas dire qu’elle a voulu mentir. Il s’agissait de récolter des informations pour trier les gens. Les innocents peuvent être accusés. »

L’avocate de rappeler que c’est très grave de faire des faux témoignages en France. « Je ne peux pas mentir. J’ai prêté serment. Mentir c’est un péché ! » « Ici ce n’est pas un péché, c’est un délit » reprend l’avocate.

Au tour de maître EPSTEIN d’interroger le témoin. Il revient sur le fait qu’il ait choisi de répondre en Kinyarwanda alors qu’il connaît parfaitement le français ! Il a été professeur de français, d’anglais, d’histoire-géographie et sous-préfet ! L’avocat revient sur le fait que le témoin avait dit que NGENZI avait été psychologiquement marqué par les événements de 1993 : il dit le contraire aujourd’hui ! « On m’a interrogé à l’improviste, je n’ai pas eu le temps de penser à ce que j’allais dire. » Idem pour ce qui concerne le rôle de NGENZI en cette journée du 18. A chaque question suivante, le témoin dira qu’il a continué à réfléchir, à analyser : « C’est l’Histoire ! »

S’il le témoin n’a pas évoqué l’histoire des Interahamwe qu’il a suivis, c’est qu’on ne l’a pas interrogé là-dessus. Pourquoi n’a-t-on pas tué sa femme Tutsi ? Pas de réponse. (NDR. Un petit rappel qui vaut peut-être explication. Il a été rapporté à plusieurs reprises les propos de BARAHIRA concernant les femmes tutsi qui avaient épousé des Hutu qu’elles n’avaient pas d’ethnie et qu’il fallait les épargner !)

Maître CHOUAI pose une question déjà évoquée et à laquelle le témoin a répondu : « Vous restés enfermés chez vous par sécurité et vous faite une « ballade » avec les Interahamwe ! Pourquoi n’en avoir pas parlé ? »

 

Audition de Jean Ides KAYIHURA NDIZEYE, partie civile.

Le témoin avait 11 ans en 1994 et n’était pas à Kabarondo au moment des massacres. Il s’est caché chez une famille où deux garçons avaient été tués, famille qui le renvoie quinze jours plus tard à Rugenge. Arrivé là, il trouve la maison familiale détruite et ne voit plus personne.  Il est accueilli chez GATABAZI. Il apprend la mort de sa grand-mère, de sa mère. Il apprend aussi que sa mère, Marie, a été emmenée à Kabarondo par NGENZI. Plusieurs autres membres de sa famille faisaient partie du convoi. Le bourgmestre a croisé sa mère à deux reprises ce jour-là. En fait, c’est de la bouche de Jacqueline MUGUYENEZA qu’il apprendra le plus de détails.

Le témoin souhaite poser des questions à NGENZI. S’établit alors un face à face émouvant. Jean Ides veut savoir pourquoi le bourgmestre n’a pas sauvé sa mère qui lui manque tant aujourd’hui. Alors qu’il a fait sa vie, qu’il a grandi, il ne peut plus prononcer le mot « maman » ! C’est aussi en participant aux commémorations de Kabarondo en 2000, à travers le témoignage de Jacqueline, qu’il va apprendre l’essentiel de l’histoire de sa famille.

Madame la présidente interroge NGENZI. Il connaissait très bien la maman du plaignant. Et de raconter sa version des faits. A Kabarondo, des militaires faisaient la chasse à l’homme. Certains sont même venus chez lui et l’ont obligé à les suivre. Il a suivi à pieds leur voiture en direction de la maison de madame UMUTESI. Il rencontre Jacqueline MUGUYENEZA qui lui dit que madame UMUTESI a donné de l’argent aux soldats. Il pense alors au comptable pour payer une rançon et remet 50 000 francs. Lui serait parti avec l’abbé Papias. Les autres personnes ont été transportées par les militaires pour être tuées. « Pour les militaires, j’avais commis un crime pour avoir caché des Tutsi. » (NDR. Il ne semble pas que l’abbé Papias ait été Tutsi !)

« Que dites-vous à ce jeune homme », poursuit madame la présidente. « Je partage votre peine. Votre maman, je la connaissais. Dans ma cellule, je souffre trop. J’ai eu le malheur de vivre cette époque. Je connais la douleur ! »

Brèves questions de la partie civile qui veut savoir :

« Est-ce que vous avez conduit ma mère ? » « Non ».

« Savez-vous où elle est ? » « Non ».

« Pourquoi n’avez-vous pas négocié pour les enfants de 2 et 5 ans ? » « Le temps ne m’a pas été donné ! »

Quant à savoir comment les militaires ont connu les maisons, l’accusé dénonce TOTO et BIENFAITEUR d’avoir été les informateurs [2].

Maître ARZALIER, son avocat, rappelle le retour de jean Ides à Kabarondo, cite les propos de Alphonse GATABAZI qui a dit que NGENZI avait conduit sa maman à Kibungo… Le jeune homme reconnaît que s’il a tant tardé à savoir, c’est parce qu’il avait mis « une barrière » pour oublier… et pouvoir continuer à vivre. Sa maman n’a pas demandé « pardon » à NGENZI (problème de traduction), mais a plutôt « imploré sa pitié ». Une photo de la famille de la partie civiles est remise à la Cour.

 

Audition de Jacqueline KANSORO, épouse KAREKEZI.

Le témoin reconnaît connaître les accusés et donne sa version de l’attaque de leur maison le 18 avril. Sa version des faits n’est pas tout à fait la même que celle de son mari. Elle dit que NGENZI est venu s’asseoir près d’elle sur un muret à l’arrière de la maison. Il portait « un petit fusil ».  Le bourgmestre aurait demandé des nouvelles de leur fille Claire et il aurait cherché à savoir si elle avait rejoint les Inkotanyi [7]. Personnellement, elle n’a pas vu BARAHIRA, mais on lui a dit qu’il était là. Son mari a remis 20 000 francs aux militaires avant leur départ.

Sur questions de la présidente, le témoin dit que ses enfants, au nombre de 7, ainsi que son mari étaient présents. Sa vieille maman était là aussi : elle habitait une petite annexe. C’est leur fille aînée qui serait aller fermer le portail en voyant arriver les militaires. Ces derniers auraient défoncé le portail et auraient demandé sa carte d’identité à la jeune fille.

Selon elle, NGENZI était bien le chef, il ne pouvait être venu sous la contrainte. Elle ne dit pas toutefois que les militaires étaient sous son autorité. Comme l’avait dit son mari, elle doit la vie à Dieu et à l’argent versé. Bien sûr qu’ils auraient tué leur fille si elle avait été présente. Par contre, elle n’a pas vu son mari parler avec NGENZI.

Que pense-t-elle de NGENZI ? « Son arrivée m’a chagrinée. Il avait été un enfant de la maison. J’ai été stupéfaite de le voir à la tête de l’attaque ». En fait, rien d’étonnant : des hommes ont bien tué leur femme. Elle ne demande qu’une chose : que la cause soit jugée et clôturée.

Sur question de l’avocat général, elle dit ne pas être allée à l’église mais s’être réfugiée dans une autre maison qu’ils possédaient non loin de là.

La parole revient à la défense. Maître BOJ de rappeler des déclarations antérieures du témoin en date du 5 juin 2013 : « Il n’a rien fait de mal même si c’était le leader ! » « NGENZI était un bon garçon. Ce qu’il a fait de mal, je ne le sais pas. » NGENZI était le leader parce qu’il était bourgmestre.  Ce n’est pas ce que dit son mari ? « Je ne pense pas comme lui ! » L’avocat cherche alors à savoir ce qu’a fait son mari ce jour-là. Il est bien parti mais est revenu avant l’attaque de l’église.

Maître BOURGEOT cherche à savoir si la femme qui a témoigné contre son mari a été punie pour son faux témoignage qui lui a valu plus de 5 ans de prison. « Elle aurait pu être poursuivie ! » Elle ne sait pas, par contre, si beaucoup de faux témoignages ont été faits au Rwanda.

 

Audition de Mélanie UWAMARIYA, partie civile.

Madame UWAMARIYA exprime sa douleur d’avoir perdu les siens à Kabarondo, de n’avoir pu les enterrer, de ne pas pouvoir faire le deuil. Pour elle, venir devant cette Cour d’assises, c’est une sorte de thérapie.

Mélanie évoque ensuite la vie des siens à Kabarondo, sa maman, Jean Ides, son neveu, son frère Bernard, sa sœur Marie et ses deux enfants, Ignace et Yvonne âgés de 2 ans et demi et 5 ans. Devant la Cour d’assises, elle cherche à savoir. Et de se mettre à parler de la vie à Kabarondo autrefois.

Madame la présidente souhaite qu’elle se concentre sur 1994. D’évoquer toutefois le fait qu’elle a été chassée de l’école en 1973. Elle cherche que justice soit rendue. Elle va alors souligner la grande responsabilité de NGENZI. De rappeler que ce dernier, en 1992 lui a refusé une attestation de naissance pour sa fille qui devait partir en Europe. Elle s’est rendue chez le préfet RUZINDANA qui a donné l’ordre au bourgmestre de délivrer ce document : il n’a pas obtempéré.

Madame UWAMARIYA se dit avoir été choquée par les propos de l’épouse du bourgmestre en parlant de l’enterrement des corps : jeter les corps dans une fosse commune, ce n’est pas un enterrement. C’est lors des commémorations à Kibungo qu’elle a beaucoup entendu parles des deux accusés.  Son souhait : qu’on arrête de nous traiter de délateurs.

Elle évoque aussi l’audition de monsieur GUICHAOUA qui a osé dire qu’il n’y avait eu de planification et qui date le début du génocide au 19 avril ! Et ceux qui sont morts avant ? Pareil pour l’intervention de Joseph MATATA dont le témoignage heurte les rescapés.

NGENZI est allé à Kibungo avec sa sœur. Elle ne demandait pas pardon, elle demandait clémence. De continuer en disant : « Que NGENZI et BARAHIRA me disent comment ils ont tué les gens, dépouillé ma mère et ce que lui ont dit tous ces corps en putréfaction ! »

Elle-même n’a pas pu participer aux Gacaca [8]. C’est douloureux pour les rescapés. Ça a permis aux tueurs de parler, aux survivants de connaître la vérité. Quant aux enfants des tueurs, eux, ils vivent et construisent leur avenir. Il faut qu’ils comprennent que leurs parents ont commis des crimes.

De terminer en disant qu’elle fait confiance à la justice française, justice qu’elle remercie pour avoir mis beaucoup de moyens pour prendre les parties civiles en charge.

Sur question de son avocat, madame UWAMARIYA redit qu’elle attend la justice et qu’elle souhaite être reconnue comme victime. Venir à ce procès l’aide à comprendre. Et d’évoquer son dernier séjour à Kabarondo en janvier 1994 : il était temps de partir, mais partir où ?

 

Audition de Aline KAGOYIRE, victime.

Aline KAGOYIRE se présente comme témoin de contexte, sa famille ayant été massacrée. Il est important pour elle que justice soit rendue. Pendant le génocide, elle habitait Butare. La situation a été calme jusqu’au 19 avril. Avec sa sœur, elle était cachée dans l’école où travaillait sa maman. Le 30 avril, « ils ont tué tout le monde ». Elle-même est restée trois jours dans une fosse commune. Elle sera évacuée par la Croix Rouge, soignée : « J’étais défigurée, mon corps était pourri, des vers sortaient de mes plaies. Quand je suis revenue, ma sœur ne m’a pas reconnue ». Elles seront ensuite évacuées vers le Burundi, puis vers la France.

Sa mère, qui a été tuée à l’école, avait en fait été dénoncée par un collègue de travail. Les gens avaient changé de comportement : ce sont les gens qui vous connaissaient qui vous tuaient. Un de ses oncles a été tué par son meilleur ami qui se promenait ensuite avec le crâne de sa victime.

Le témoin dit avoir besoin de se réconcilier avec sa propre image : elle travaille actuellement dans un centre anti-cancéreux. Sur questions de son avocat, elle reconnaît qu’en témoignant en première instance, elle avait pu mettre des mots sur sa souffrance. D’évoquer sa sœur, un peu plus jeune qu’elle, et qui est pour elle une ressource [9]. Et de rappeler que le génocide a bien évidemment été planifié, que des fosses avaient été creusées à l’avance.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

 

  1. Le colonel RWAGAFILITA (ou RWAGAFIRITA) était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
    Voir le glossaire pour plus de détails et le témoignage de son neveu Manassé MUZATSINDA, ex-policier communal.
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  2. Célèbres Interahamwe de Kabarondo, souvent cités au fil des audiences. Les Interahamwe sont « ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.
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  3. Simba Bataliani : dangereux groupe armé constitué d’anciens militaires des FAR, souvent cités pour leurs exactions meurtrières dans la région de Kabarondo.
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  4. Abalinda ou Abarinda : dans le secteur de NGENZI, ce groupe avait repris le nom traditionnel « des gens qui savent chasser » pour l’appliquer à la traque des Tutsi.
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  5. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.
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  6. IGA : Centre communal de formation permanente.
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  7. Inkotanyi : Combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. « Glossaire« .
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  8. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.
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  9. Aline KAGOYIRE est la sœur d’Annick KAYITESI-JOZAN dont on a vu le témoignage dans le film « Tuez-les tous » de Raphaël GLUCKSMANN, David HAZAN et Pierre MEZERETTE. Annick KAYITESI-JOZAN est également l’auteur de Même Dieu ne veut pas s’en mêler, Paris, Seuil, 2017.
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Justice

Procès en appel HATEGEKIMANA – feuille de motivation de la cour d’assises

Feuille de motivation du verdict.