Procès de Laurent BUCYIBARUTA. Lundi 23 mai 2022. J11


Audition de madame Jeanne MUKAMUNANA, rescapée, en visioconférence depuis le Rwanda.

« Je suis née à MUKO. En 1992, j’ai épousé Charles GASARASI, de NYAMAGABE. Je connaissais Laurent BUCYIBARUTA comme une autorité.

Un matin, alors que mon mari s’apprêtait à partir au travail à l’école de KIGEME, nous avons appris l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA. Nous sommes restés à la maison. Le lendemain, mon mari m’a envoyé acheter de la nourriture. En chemin, j’ai croisé une voiture qui transportait des blessés vers l’hôpital de KIGEME.

De retour à la maison, j’ai dit à mon mari que la situation était critique et nous avons passé le début de la nuit dehors. Vers minuit, nous sommes allés nous coucher. Vers 3 heures du matin, nous avons entendu des bruits: c’est MUNDERERE qui venait de subir une attaque. Nous avons été attaqués à notre tour une heure plus tard. Les attaquants ont lancé des pierres sur notre maison en disant qu’ils allaient revenir  quand il ferait jour.

Le lendemain, le 10, la colline en face de chez nous était en feu et nous avons renoncé à aller au culte. Après avoir pris quelques habits, mon bébé de cinq mois au dos, j’ai suivi des gens qui fuyaient. Ma belle-mère, une belle-sœur et un beau-frère m’accompagnaient.  Mon mari devait venir me rejoindre après.

En cours de route, nous avons entendu dire que le bourgmestre SEMAKWAVU demandait aux gens de se rendre à la paroisse catholique. On nous a installés dans des salles de classe. Mon mari est arrivé et il m’a dit que la situation était grave, qu’un certain GISURI avait été tué ainsi qu’un autre membre de la famille. Mon mari a demandé à SEMAKWAVU de veiller sur nos biens mais notre maison a été détruite et nos biens pillés.

Vers 15 heures, ordre a été donné de nous rendre à MURAMBI où nous serions protégés. Arrivés à KABEZA, nous avons rencontré une barrière sur laquelle se tenaient des gens qui nous ont menacés en nous lançant des pierres. Des dirigeants sont intervenus en demandant aux attaquants de nous laisser passer.

A MURAMBI, nous avons subi des attaques, avons souffert de la soif et de la faim. Ils avaient coupé l’eau. Si nous descendions dans la vallée pour puiser, on nous attaquait. Un certain KANKWI, qui tenait une boutique tout près, nous a dit qu’on pouvait venir puiser de l’eau chez lui et acheter des vivres. Une livraison de riz a bien été faite mais en quantité insuffisante. Nous avons reçu un verre de riz pour 6. Lorsque mon mari et d’autres hommes partaient dans la vallée pour aller chercher des patates douces, ils subissaient des jets de pierres et revenaient sans rien.

Une jeune fille m’aidait à m’occuper de mon enfant mais sa famille hutu est venue la chercher. « Si vous survivez, elle reviendra travailler chez vous, disent-ils, mais il y a peu de chance! »

Mon mari désirait partir pour le BURUNDI mais je m’y suis refusée, prétextant que rien n’allait nous arriver, que les Hutu ne pouvaient pas tuer une telle foule. « Mieux vaut rester sous la protection de Dieu ». Et nous sommes restés sur place. »

« Mon bébé a pleuré plusieurs heures et vers trois heures du matin, nous avons entendu des bruits de balles. Beaucoup de tueurs avant encerclé le site et ils avaient commencé à tuer les gens qui avaient trouvé refuge au rez-de-chaussée du bâtiment où nous nous trouvions. C’en était fini pour nous. Nous devions nous repentir.

En sortant, j’ai vu un véhicule militaire. Les occupants ont commencé à tirer. Mon beau-frère est venu me dire que mon mari avait été tué. Je l’ai recouvert d’un drap. Mon beau-frère, qui était monté à l’étage, a commencé à se battre mais il est mort à son tour, la tête fracassée par une balle.

Le petite soeur de ma belle-mère avait épousé un Hutu qui se trouvait parmi les attaquants. Il m’a reconnu et m’a demandé de le suivre avec mon enfant. Il m’a pris par le bras et m’a fait passer par la fenêtre. Arrivés au rez-de-chaussée, il m’a demandé de m’habiller de branches d’eucalyptus pour qu’on me prenne pour une femme qui était venue piller. C’est alors que les attaquants m’ont arraché mon bébé des bras et l’ont jeté par terre. Le garçon qui m’accompagnait a pris ma défense.

Nous avons continué à marcher jusqu’au domicile d’un pasteur du nom de SAMSON. C’est là que j’ai rencontré un jeune surnommé PETIT, fils d’un voisin BENJAMIN. Ce jeune m’a demandé où était ma petite fille PEACE. Il est alors parti à sa recherche. J’ai continué ma route jusqu’à KABEZA où se trouvaient d’autres attaquants, toujours défendue par mon compagnon de route. »

PETIT lui ramènera sa fille et le témoin décide de retourner dans sa famille. Sa mère, qui s’était réfugiée à KADUHA, était elle aussi revenue chez elle. Elle était grièvement blessée à la tête et était méconnaissable. Des membres de la famille de son père venaient soigner sa maman pendant la nuit. Le témoin veut alors retourner dans la famille de son mari afin qu’elle ne soit pas tuée avec sa mère. Elle restera enfermée un mois dans une pièce.

Madame MUKAMUNANA apprend alors que les tueurs sont en train de fuir vers le Zaïre et que les Inkotanyi ont pris le pays. Elle décide alors de fuir à son tour avec ses belles-sœurs. Un véhicule les transportera jusqu’au Congo où elle passera une année, rejointe par sa mère. Les gens apprennent qu’elles sont Tutsi: de nouvelles menaces se précisent. Elles décident de rentrer au Rwanda.

Président : Merci madame pour votre déposition. Je vais vous poser quelques questions. Si je comprends bien, vous êtes issue d’une famille mixte ? (Hutu/Tutsi).

Jeanne MUKAMUNANA: C’est exact.

Président : Si je commence par vos parents, votre père était Hutu et votre mère était Tutsi ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui.

Président : Dans ces situations-là, les enfants étaient considérés comme Hutu ou Tutsi?

Jeanne MUKAMUNANA : Ça dépendait. Quand j’avais environ l’âge de 15/16ans mon père est décédé, et comme j’avais hérité du physique de ma mère, j’étais considérée comme Tutsi.

Président : Aviez-vous une carte d’identité?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui.

Président : Quel était l’ethnie mentionnée sur votre carte d’identité ? Hutu ou Tutsi ?[1]

Jeanne MUKAMUNANA : Hutu.

Président : Donc, si je comprends bien, d’un point de vue administratif, vous étiez considérée comme Hutu, mais comme vous avez l’apparence des Tutsi, vous étiez considérée comme telle ?

Jeanne MUKAMUNANA : Ça faisait plus d’une dizaine d’années que notre père était décédé, nous avions passé le plus gros de notre temps avec notre mère. Comme nous avons une taille élancée, on nous considérait comme des Tutsi.

Président : En ce qui concerne la famille de votre mari, ils étaient tous Tutsi, était-elle mixte ?

Jeanne MUKAMUNANA : Non.

Président : Donc ils étaient tous Tutsi ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui, mon beau-père et ma belle-mère étaient des Tutsi.

Président : Donc votre famille est née à MUKO ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui.

Président : Alors que la famille de votre mari habite à NYAMAGABE ?

Jeanne MUKAMUNANA : Ou, plus précisément à GASAKA.

Président : La famille de votre mari et votre famille étaient des chrétiens anglicans ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui, nous étions des anglicans.

Président : Votre mari était enseignant dans une école à KIGEME ? Était-elle anglicane ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui, c’était une école anglicane.

Président : Au moment du génocide, vous avez un ou plusieurs enfants ?

Jeanne MUKAMUNANA : J’avais cet enfant de 5/6 mois, mais j’étais aussi enceinte de 3 mois.

Président : Cet enfant était une fille qui s’appelait PEACE ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui.

Président : Est-elle toujours vivante ? A-t-elle survécu ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui? elle est toujours vivante.

Président : Combien de personnes sont mortes et ont survécu dans votre famille ?

Jeanne MUKAMUNANA : Dans ma famille d’origine, personne n’est mort. Ma mère qui s’était réfugiée à KADUHA a survécu, les Hutu ont protégé ma famille. Les autres membres de ma famille s’étaient cachés chez les familles voisines.

Quant à la famille de mon mari, leur père était aussi décédé il y a longtemps. Il y avait 4 garçons, et mon mari était le 3ème des garçons. Il y avait aussi une fille et ma belle-mère. L’un est mort à KIGALI, et tous les autres sont morts à MURAMBI: personne n’a survécu. Je suis la seule survivante dans cette famille avec mes deux enfants.

Président : L’enfant que vous portiez est-il toujours vivant ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est une fille, elle est toujours vivante.

Président : Au début de l’attaque, vous étiez encore chez vous et vous êtes allée à KIGEME pour aller chercher de la nourriture?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact.

Président : Quand vous êtes allée à KIGEME, c’est le moment où vous voyez des personnes blessées que l’on emmène à l’hôpital de KIGEME ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact et c’est là où j’ai croisé un véhicule avec des blessés qu’on allait faire soigner.

Président : Et donc, c’était le lendemain de l’annonce de l’attentat de l’avion contre le président ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je ne me souviens plus si c’est le lendemain ou le troisième jour.

Président : Étiez-vous dans votre maison quand vous avez été attaquée ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact, c’était la nuit.

Président : Vous aviez expliqué que le dimanche vous alliez à l’église, mais que là vous n’y êtes pas allée ? Vous avez cherché un refuge ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact, on avait vu des personnes qui fuyaient et qui avaient des bagages sur eux.

Président : C’est à ce moment-là que vous partez et que vous allez rencontrer le bourgmestre ?

Jeanne MUKAMUNANA : On ne l’a pas rencontré, mon mari a appelé le bourgmestre pour l’ avertir de l’attaque et qu’il fallait qu’il prenne soin de la maison.

Président : Vous ne l’avez pas rencontré, simplement un appel téléphonique entre votre mari et le bourgmestre ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact.

Président : Est-ce qu’il a dit qu’il fallait aller à la paroisse de GIKONGORO ?

Jeanne MUKAMUNANA : Ce n’est pas à la paroisse mais à l’école de GIKONGORO.

Président : Où était-elle située par rapport à l’église ?

Jeanne MUKAMUNANA : Il y a plus ou moins une distance de 200 mètres.

Président : A un moment, quand vous étiez là-bas, on vous a dit d’aller à MURAMBI ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact, ils nous ont dit que c’était pour assurer notre sécurité.

Président : Une autorité s’est déplacée, qui vous a dit ça ?

Jeanne MUKAMUNANA : Mon mari était déjà là, les autorités ont dit ça.

Président : Est-ce que vous avez vu les autorités ou est-ce que vous avez su qu’elles avaient dit ça ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je n’ai pas vu ces autorités. Ceux à l’extérieur ont dit qu’il fallait aller à MURAMBI.

Président : Comment êtes-vous allée à MURAMBI? A pieds, en voiture ?

Jeanne MUKAMUNANA : J’y suis allée à pied.

Président : Et donc les Tutsi qui se déplaçaient à pieds étaient menacés ?

Jeanne MUKAMUNANA : Exactement, nous étions arrivés vers KABEZA, en chemin on nous lançait des pierres et on nous disait d’aller à MURAMBI, qu’on allait nous tuer là-bas.

Président : Quand vous vous déplacez pour aller à la paroisse de MURAMBI, des dirigeants sont-ils intervenus ? Avez-vous vu des gens ?

Jeanne MUKAMUNANA : Comme j’étais nouvelle dans cette famille où j’étais mariée, je ne connaissais pas les autorités.

Président : Des gens se sont-ils rassurés que les réfugiés arrivent à MURAMBI ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je ne m’en rappelle pas, il y avait une grande foule de personnes. Les déplacements ont commencé vers 14/15h.

Président : Sur le site de MURAMBI, vous aviez dit que vous étiez à l’étage ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact, même maintenant je pourrais vous montrer du doigt là où j’étais.

Président : C’était quel bâtiment ?

Jeanne MUKAMUNANA : Pendant le génocide, il y avait un hangar pas complètement construit.

Président : Vous avez parlé de votre mère qui s’était réfugiée à KADUHA. Que vous a-t-elle raconté sur la situation à KADUHA ?

Jeanne MUKAMUNANA : Ma mère avait des blessures sur la tête, elle m’a raconté ses blessures. Ses doigts aussi ont été blessés. Là où était ma maman, il y avait une seconde famille dont la personne était enseignante. On les a frappés avec des gourdins (elle était avec ses enfants). On  a frappé la tête de ma mère, quand elle a levé son bras on l’a frappé aussi, elle est tombée par terre. Ces attaquants ne sont pas repartis, ils regardaient s’ils étaient encore en vie pour les achever et leur prendre leur argent. Ces attaquants étaient ceux qui sont revenus le lendemain pour voir si elle était complètement morte. Elle n’était pas complètement morte. Elle a vu un cadavre qui avait encore un vêtement, elle l’ a pris pour faire un bandage à sa tête. Elle a quitté ce groupe, elle est montée doucement à l’extérieur. Elle n’avait plus de force, elle est tombée et a dormi là. Une femme voisine qui a appelé les Interahamwe[2] a dit qu’une femme Tutsi se cachait là. Les Interahamwe sont venu l’achever, elle leur a dit: « Pourquoi vous venez m’achever alors que moi je vous ai fait du bien dans la vie en enseignant à vos enfants ». Ils lui ont demandé qui était son mari et elle a répondu que c’était KAGIMA. Quelqu’un a dit: « Ne tuez pas cette femme, elle fait du bien, c’est une gentille femme et si vous la tuez, je vous tue ». Ils ont demandé de l’argent à ma mère. Elle est allée en chercher chez elle, ils lui ont pris la main pour l’aider. Elle leur a donné l’argent qui était chez elle.

Président : Est-ce que vous vous souvenez si les violences qui ont eu lieu à KADUHA se sont déroulées en même temps qu’à MURAMBI ?

Jeanne MUKAMUNANA : Ces attaques ont eu lieu le même jour.

Président : Pouvez-vous nous indiquer si à un moment quelconque vous avez vu ou entendu Laurent BUCYIBARUTA ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je n’ai jamais entendu parler de lui.

Président : Avez-vous été en contact avec l’évêque de KIGEME durant de le génocide ?

Jeanne MUKAMUNANA : Non, cela n’a jamais eu lieu.

QUESTIONS :

Juge assesseur numéro 1 : Vous avez dit que vous ne connaissiez pas le préfet Laurent BUCYIBARUTA, mais que vous le connaissiez de réputation. Est-ce que vous vous souvenez si avant avril 1994 le préfet avait une réputation particulière ? Et si oui, qu’est-ce qu’on disait de lui ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je ne peux rien dire à ce propos car je ne m’intéresse pas à la politique. Je n’ai rien entendu avant 1994.

Pas de question de la part des parties civiles.

Ministère public :

Ministère public : Lorsque les Tutsi et les réfugiés ont été conduits à MURAMBI, y a-t-il eu des menaces aux barrières de KABEZA ? Saviez-vous que votre sécurité était menacée ? Quelles mesures de protection ont-elles été mises en place ? Est-ce que l’école technique a été gardée par les gendarmes ?

Jeanne MUKAMUNANA :  Je ne m’en souviens pas.

Ministère public : Donc vous n’avez vu personne pour assurer votre protection ? Est-ce que vous avez eu l’impression d’être abandonnée par les autorités ?

Jeanne MUKAMUNANA : C’est exact.

Président : Aviez-vous un sentiment d’abandon par les autorités ?

Jeanne MUKAMUNANA : Les autorités nous avaient abandonnés.

Défense :

Me BIJU-DUVAL: Je voudrais revenir sur ce moment du déplacement vers l’école technique de MURAMBI. Vous quittez l’école primaire de GIKONGORO, et vous nous avez indiqué que les autorités ont dit qu’il fallait aller à MURAMBI pour vous protéger. Vous nous avez parlé tout à leur d’un épisode dont vous n’aviez pas parlé jusqu’à présent : à KABEZA, vous nous avez expliqué que les réfugiés allant vers MURAMBI sont confrontés à des gens (probablement des Interahamwe), qui vous disaient qu’il fallait vous laisser à MURAMBI pour vous faire tuer, et qu’ils vous lançaient des pierres.

Jeanne MUKAMUNANA : Ils ont dit qu’ils nous laissaient aller jusqu’à MURAMBI, et qu’on allait se faire tuer là-bas.

Me BIJU-DUVAL: Vous avez d’abord dit qu’ils voulaient vous tuer ?

Jeanne MUKAMUNANA : Oui, ils voulaient nous tuer.

Me BIJU-DUVAL : Alors, qui vous a protégé durant ce trajet ?

Jeanne MUKAMUNANA : On ne peut pas le dire dans cette situation, en plein milieu de la foule en train de fuir, impossible de regarder qui assure notre sécurité.

Me BIJU-DUVAL: Vous avez dit que certaines personnes avaient dit qu’il fallait aller à MURAMBI vous faire tuer. Qui dit ça? Les gens sur le parcours qui vous lancent des pierres ou d’autres personnes ?

Jeanne MUKAMUNANA : Ce sont des personnes qui riaient de nous et qui nous ont menacés. Les personnes qui nous menaçaient nous jetaient des pierres.

Me BIJU-DUVAL: Vous avez été entendue par les enquêteurs français, (à la côte D10361 page 3), et sur ce moment du déplacement vous avez dit: « Vers 15h, SEMAKWAVU nous a demandé de le rejoindre pour aller à l’école technique de MURAMBI, une réunion se serait tenue où il avait été décidé de transférer les réfugiés à MURAMBI, car à cet endroit nous serions protégés par des agents de sécurité… ». Lors de votre audition vous ne parlez pas du tout de ce passage ? Est-ce que l’on peut penser et comprendre que le discours des autorités à ce moment-là est de vous protéger ?

Jeanne MUKAMUNANA : Moi, j’ai bien dit que j’étais dans la maison de l’intérieur, mon mari était à l’extérieur et qu’il avait bien eu ce message.

Me Biju-Duval : Lecture d’un extrait (en annexe à la côte D77). Est-ce que ces notes de Madame Madeleine Raffin, directrice de l’organisation CARITAS, correspondent ou non à vos souvenirs?

Jeanne MUKAMUNANA : Moi, ce que je vous ai dit c’est que je n’étais pas responsable de ces réunions et je m’occupais de mon enfant à ce moment-là. Je ne peux rien dire sur ces réunions, j’avais toutes les informations par l’intermédiaire de mon mari.

Me Biju-Duval : Lorsque vous arrivez à l’école technique de MURAMBI, y avait-t-il de l’eau disponible à ce moment-là?

Jeanne MUKAMUNANA : Il y avait encore de l’eau mais qui a été coupée par après.

Me BIJU-DUVAL: Pouvez-vous nous rappeler, approximativement, les dates où vous fuyez vers le Zaïre ?  Pour quelles raisons fuyez-vous vers le Zaïre ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je fuyais car j’avais peur de la mort.

Me Biju-Duval : S’agit-il du moment où le FPR[3] a pris le contrôle le de GIKONGORO ?

Jeanne MUKAMUNANA : Je ne m’en souviens pas.

 

Mémorial de Murambi (doc. genocidearchiverwanda.org.rw)

 

Audition de madame Suzanne NYIRASUKU, rescapée, en visioconférence de puis le Rwanda.

Le témoin est veuve de monsieur Faustin RUKWAVU et a perdu ses huit enfants.

« Un samedi, vers 14 heures, nous avons vu des gens venir en courant de SOVU et de GISANZE. Ils ont dit qu’ils fuyaient ceux qui brûlaient leurs maisons et volaient leurs vaches.

Chez nous, à NZEGA, nous avons passé la nuit au presbytère. Le lendemain, le dimanche, on nous a conduits à MURAMBI autour de 15 heures. On devait nous y protéger car il y avait davantage de place. Sur place, au bout d’un certain temps, l’eau a été coupée. Nous n’avions rien à boire ni à manger.

Un jour, le prêtre a apporté du riz mais dès le lendemain dès attaques se sont produites: nous n’avions pas pu manger. Le mercredi 20, la nuit, ils nous sont tombés dessus, ils ont machetté les enfants, ont coupé des jambes. »

Le témoin fond en larmes et reste un long moment prostrée.

Monsieur le président se demande si madame NYIRASUKU est bien en état de témoigner: « L’audition ne doit pas être une souffrance pour le témoin. »

Monsieur le président essaie toutefois de s’adresser au témoin: « C’est très difficile pour vous. Vous avez perdu vos huit enfants. »

Le témoin de préciser: « Mes enfants, mon mari, mes frères, mes sœurs. »

A la question de savoir qui est le prêtre qui est venu, le témoin répond qu’elle ne le connaissais pas. Comme autorité, elle n’a vu que le sous-préfet HAVUGA. De l’église à MURAMBI, elle est venue à pieds. Les gendarmes, elle les a trouvés en arrivant. Des réfugiés arrivaient tous les jours, dans des véhicules. Une maman qui était arrivée de NYARUGURU est morte avec ses enfants. Des attaques avaient déjà eu lieu à KIBEHO.

Président : Étiez-vous installée dans un bâtiment qui devait servir de classe ?

Suzanne NYIRASUKU : Oui.

Président : Souvenez-vous si parmi les attaquants, il y avait des militaires ? Pouvez-vous décrire les attaquants qui ont participé à l’attaque ? Pouvez-vous nous décrire ces personnes ?

Suzanne NYIRASUKU : Les militaires sont venus et ont tiré, d’autres personnes sont venues dans l’attaque habillées de feuilles de bananier et d’eucalyptus.

Président : Comment avez-vous survécu à cette attaque? Où êtes-vous allée après l’attaque de MURAMBI? Savez-vous si les attaquants sont allés ailleurs ?

Suzanne NYIRASUKU : Là où j’étais, ils ont cassé la porte, et est entré un homme originaire de KAMIRO. Ils sont entrés et ont commencé à découper à la machette les personnes qui étaient allongées par terre. Moi, je ne pouvais pas me coucher car j’avais mon enfant dans le dos. Cet homme a dit: « Celle-ci est ma belle-sœur » et il les a empêchés de me frapper.

Président : Connaissiez-vous cet homme ?

Suzanne NYIRASUKU : Je connaissais bien sa sœur et sa famille. Je suis sortie de cette pièce et en arrivant à l’extérieur, je suis tombée nez à nez avec le sous-préfet. Il m’a demandé où j’allais. Cet homme a répondu au préfet que j’étais Hutu. Il m’a demandé qui était mon père. Quand je lui ai dit le nom de mon père, il m’a dit que mon père n’a jamais été Hutu. Il m’a repoussée à l’intérieur. Ils ont commencé à me frapper partout, à me frapper à l’épaule. Cela a eu des conséquences même aujourd’hui sur ma santé. Ils m’ont arraché l’enfant, ils m’ont fait tomber par terre, m’ont déshabillée et pris mes vêtements. Un jeune homme (un voisin : Emmanuel) a dit: « S’il vous plaît, laissez-la, c’est ma sœur ».

 Le témoin fond de nouveau en pleurs. Elle n’est pas en état de continuer car c’est une grande souffrance pour cette personne. Monsieur le président révèle que son audition par les enquêteurs français avait déjà dû être interrompue.  La défense souhaite toutefois poser une question.

Me LÉVY : Vous nous aviez indiqué qu’à votre arrivée à MURAMBI (D10360/3), vous aviez été escortée par des militaires et des gendarmes. Vous souvenez-vous de cette escorte par les gendarmes de MURAMBI durant le trajet ?

Suzanne NYIRASUKU : Non, je ne les ai pas vus sur le chemin.

 

Audition de madame Bélie MUKANDAMAGE, rescapée, en visioconférence depuis le Rwanda.

« Ce que j’aurai à dire, c’est au sujet de la guerre qui a éclaté à GIKONGORO.  Cette guerre ne nous a pas laissés en paix. Nous avons fui vers les écoles de la paroisse. Arrivés vers trois heures de l’après-midi, nous sommes partis pour MURAMBI où on nous a installés dans des classes.

J’avais trois enfants. Les tueurs sont entrés dans le bâtiment et ont tué mes enfants. Un voisin de bon cœur a saisi le bras d’un tueur pour l’empêcher de me tuer. Les assassins sont partis dans les autres classes. Ils ont tué ma belle-mère, une femme au grand cœur, et l’ont dépouillée de son argent.

Celui qui m’avait protégée m’a entraînée à l’extérieur du bâtiment et m’a cachée quelque part. Vers 5 heures du matin, il m’a ramenée et m’a cachée chez une personne de bien. Mais toute ma famille, je l’avais laissée là-bas. Il ne me reste plus personne. »

Le témoin va ensuite répondre aux questions de monsieur le président.

« Mes quatre enfants ont été tués ainsi que sept membres de ma belle-famille. En 1994, j’étais mariée et cette guerre a achevé tout ce qui me restait.. Mon mari avait été tué en 1963. En 1994, ce fut le tour de mes enfants qui étaient en âge de fonder une famille.

Mon mari a été tué à CYANIKA. Alors que j’étais allée voir mes parents, il était venu me voir pour me dire qu’il rentrait pour veiller sur notre maison. Arrivé à CYANIKA, il a été tué par des montagnards qui se rendaient à NYANZA. Il a été tué parce qu’il était Tutsi.

En 1994, il y avait des tensions entre Hutu et Tutsi. Les Hutu n’avaient plus envie de vivre avec les Tutsi..

Je savais que Laurent BUCYIBARUTA était le préfet mais je ne l’avais jamais vu. »

Monsieur le président fait remarquer au témoin que lors d’une audition en 2012, elle avait dit du préfet que c’était « un bel homme, gentil. » Le témoin ne semble pas avoir entendu la remarque de monsieur LAVERGNE. Elle enchaîne: « C’était le chef des tueurs. C’est lui qui donnait des armes. C’est lui qui nous a attaqués avec des armes. S’il était resté gentil, il n’aurait pas quitté le Rwanda. »

Toujours sur questions de monsieur le président, le témoin continue son récit. Son mari était enseignant chez les Adventistes. Peu après l’attentat contre le président HABYARIMANA, on a détruit sa maison, pris ses biens, tué ses chèvres et ses cochons.

On a tué sa belle-mère qui l’avait encouragée à fuir avec ses enfants. Elle est morte dans sa maison alors qu’elle-même avait trouvé refuge chez un voisin, « un homme de bien. » Profitant d’une accalmie, elle retourne chez elle mais ne retrouve que des ruines.

Après avoir vécu chez son voisin, elle sera installée dans une maison vide, puis dans une maison qu’on avait construite pour les rescapés. « Nous avons vécu là selon la volonté de Dieu qui m’a aidée. »

Quant aux autorités, elles étaient venues pour nous tromper. « Quand nous avons quitté l’école pour MURAMBI, nous avons couru. Ceux qui nous poursuivaient, civils et militaires, nous tuaient. Lors d’une réunion qui avait précédé notre départ, le bourgmestre avait prétendu qu’il nous protègerait. Nous avons été abandonnés par les autorités. Des réfugiés arrivaient de partout. Certains venaient de KIBEHO. Nous avions peur d’aller puiser, peur de mourir. »

Question du ministère public. Entendue par les gendarmes français, le témoin avait signalé la présence de Laurent BUCYIBARUTA lors de leur « course » vers MURAMBI. Et elle avait ajouté: « Comment voulez-vous qu’il ne soit pas là? » « Mais l’avez-vous vraiment vu? » insiste l’avocate générale. Réponse: « Nous l’avons vu. »

Maître BIJU-DUVAL fait remarquer au témoin qu’elle avait déclaré ne pas le connaître « de visage », ce qui contredit ce qu’elle dit aujourd’hui. Le témoin de se justifier: « Ceux qui le connaissaient me l’ont montré. » Et de confirmer que le site de MURAMBI était bien gardé par des gendarmes.

Réactions de monsieur BUCYIBARUTA. « Je comprends l’émotion du témoin. Mais elle a dit qu’elle n’a pas vu le préfet car elle était cachée. Cachée pendant trois semaines dans sa maison. Elle n’était donc pas à MURAMBI! »

Le témoin, avec raison, conteste avoir tenus les propos que l’accusé lui attribue.

Monsieur le président, pour conclure, remercie le témoin d’avoir fait l’effort de venir témoigner.

 

Audition de madame Marie MUJAWIMANA, rescapée, en visioconférence depuis le Rwanda.

Le témoin n’a pas de déclaration spontanée à faire. Elle veut bien répondre aux questions qui lui seront posées.

Sur questions de monsieur le président, le témoin répond.

« En 1994, j’étais mariée et j’avais cinq enfants (quatre en vie car un était décédé d’une mort naturelle). Mon mari était agriculteur. J’étais Tutsi et mon mari également. »

Le président. « Vous avez dit que vous n’aviez jamais vu le visage de Laurent  BUCYIBARUTA, mais dans vos déclarations (D.10362) vous aviez  également dit que vous l’avez vu une fois en 1992. Et que c’était une période où il y avait la famine et que vous étiez allée à la préfecture qui distribuait de la nourriture. »

Madame Marie MUJAWIMANA: « Avant le génocide, je vivais ici chez moi, quand sont venus les Français. Je pense qu’il y a une confusion (l’interprète explique de nouveau la question du Président)  Je voudrais savoir où ils m’ont trouvé pour m’auditionner.

 

Le président. Dans les locaux du tribunal de NYAMAGABE à Gikongoro.

Madame Marie MUJAWIMANA. « Je ne m’en souviens pas, je ne me souviens pas des Français qui sont venus m’auditionner. Je me souviens qu’après le génocide, lors des commémorations j’ai donné mon témoignage.

Le président. « Vous souvenez-vous d’une famine en 1992 et d’une distribution de vivre à Gikongoro ?

Madame Marie MUJAWIMANA. « Avant le génocide, il y avait une famine, beaucoup de gens allaient demander des vivres à la préfecture. Ces gens, on les trouvait par terre en grand nombre.

Le président. « Êtes-vous allée demander des vivres à la préfecture ? »

Madame Marie MUJAWIMANA: « Oui, j’y suis allée. »

Le président: « Lorsque vous y êtes allée, avez-vous vu des autorités ? Notamment le préfet ? »

Madame Marie MUJAWIMANA: « J’y suis allés, j’y ai vu des autorités, j’y ai vu un homme, on disait que c’était le préfet. Il m’a demandé ce que je faisais là. »

Le président: « S’agissait-il de Laurent BUCYIBARUTA ou d’ une autre personne ?

Madame Marie MUJAWIMANA: « On disait que c’était le préfet, mais il n’y avait pas un autre préfet que Laurent BUCYIBARUTA. Il y avait des gens qui le connaissaient. »

Le président: « Des gens qui le connaissait vous ont dit que c’était Laurent BUCYIBARUTA ?

Madame Marie MUJAWIMANA: « Oui. »

Le président évoque une réunion qui se serait tenue peu de temps avant le génocide dans la vallée de Mwogo. Le témoin

ne sait pas si une réunion se serait tenue là.  Même si elle avait eu lieu, elles,  les femmes n’avaient pas l’habitude de s’y rendre.

En côte D10362, en parlant du préfet Laurent BUCYIBARUTA, vous aviez dit l’avoir revu peu avant la chute de l’avion présidentiel lors d’une réunion sur le stade de foot dans la vallée de Mwogo. La population y était rassemblée pour y évoquer des problèmes de sécurité. Le préfet indiquait qu’il fallait monter des rondes car les Inyenzi[4] voulaient encore attaquer le pays. Il a répété plusieurs fois le terme Inyenzi pour désigner les Tutsi du FPR[5]. Il a aussi dit qu’il fallait débroussailler la brousse pour que les membres du FPR ne trouvent pas de cachette.

Madame Marie MUJAWIMANA: « Je vous ais dit que même si la réunion se serait tenue, nous autres, les femmes nous ne y rendions pas. C’étaient les hommes qui nous disaient ce qui s’y disaient. Mon mari m’en a parlé mais il n’était pas le seul. Les autres hommes rapportaient aussi les propos du préfet. »

 

Le président: « Était-il fréquent que l’on demande à la population de débroussailler ? »

Madame Marie MUJAWIMANA: « Non, on allait faire l’Umuganda[6], on faisait les travaux ordinaires. Après cette réunion les responsables des communautés de cellules et les conseillers des comités de secteurs nous ont dit d’aller débroussailler. C’est mon mari qui y est allé.

A ce moment,  il y a eu des problèmes. Les Hutu ont pris des machettes pour aller couper et enlever les broussailles. Arrivés à l’endroit où se trouvaient ces brousses, les Hutu, au lieu de couper les brousses, ont commencé à couper les gens. Les conseillers du comité de secteurs ont dit de couper les brousses mais pas les gens. »

Le président lit une déclaration que le témoin avait faite et qui confirme ce qu’elle vient de dire). « Le préfet avait demandé à la population de couper la végétation, en aucun cas de couper les gens. » Cela correspond-il à vos souvenirs ?

Madame Marie MUJAWIMANA: «  Je me souviens de cela aussi. »

Le président: « Vous souvenez-vous aussi de l’attitude du sous-préfet Havuga ? »

Madame Marie MUJAWIMANA: « Je me souviens que lorsque l’on est allés chercher la nourriture à la préfecture, il était à côté. Il a dit qu’il n’avait rien à faire avec les Tutsis.

Le président: « Que se passe t-il après que vous ayez appris pour l’attentat du président Juvénal HABYARIMANA ? »

Madame Marie MUJAWIMANA: « Nous avons appris qu’on avait tiré sur lui. Nous nous sommes dit que notre « père » venait de mourir et que les Hutu allaient commencé à nous voir d’un mauvais œil. Ils s’entretenaient entre eux, et nous entre nous. Mon mari ne participait pas aux réunions avec les Hutu. Ce qui m’a poussé à fuir et d’ailleurs je n’étais pas la seule, c’est que nous voyions en face de notre colline des maisons brûler. Mon mari et moi, ainsi que les enfants, avons descendu la colline pour nous réfugier dans la vallée, dans les plantations. Nous y avons passé la journée. La nuit nous avons marché vers Gikongoro. Dans notre cachette dans les plantations de sorgho nous avons regardé derrière nous et nous avons constaté que notre maison était en train de brûler.

Les plantations dont je parle se trouvaient  dans la vallée.  Une école CERAI[7], où les gens apprenaient des métiers, était construite non loin de la rivière.  Nous avons traversé un groupe de gens pour nous rendre dans ce bâtiment-là ; Il y avait d’autres personnes dont ceux qui y habitaient.

Une attaque est venue de l’autre côté de la rivière qui venait prendre les gens qui s’y étaient réfugiés.

Le président: « Je vais lire vos déclarations (p.3) : « le dimanche 10 avril, les tensions se sont accentuées. De nouvelles réunions se sont tenues. Mon mari a voulu y prendre part. Mais un Hutu, son filleul, lui a dit de ne pas venir car il risquait d’être tué. Nous, les Tutsi, nous nous demandions s’il fallait nous défendre ou mourir comme en 1963. Mais mon mari a préféré fuir. Nous sommes partis de notre maison, nous ne savions pas où aller. Alors nous avons rejoint l’école des métiers CERAI.  Le directeur du centre CERAI nous a cachés. De là, nous avons vu nos maisons incendiées. On a vu aussi un véhicule dans le Centre  qui diffusait des instructions: il fallait commencer à travailler, l’ennemi était le même, le Tutsi. D’un coup on a vu trois attaques venues de trois collines. Ces attaques se sont rejointes à GASUMBA. Ils sont venus dans notre direction. Nous nous sommes cachés dans une autre salle du CERAI. Puis un hutu marié à une tutsi s’est vu contraint de faire sortir les gens de leur cachette. Il a refusé. Les deux hommes sont rentrés et nous ont demandé de sortir. Je suis restée derrière. Les enfants sont sortis en premier, dont mon enfant Agnès. On a été menacés d’être coupés si on sortait. Moi et mon mari sommes restés dans la salle. Mes autres enfants étaient dispersés depuis notre fuite. Les personnes qui étaient sorties de la classe, dont ma fille, ont été emmenées à GISIZA (15 personnes). J’ai appris plus tard qu’ils avaient été enfermés dans une salle puis tués. La femme du directeur nous a fait sortir. » Cela s’est passé comme ça ?

Le témoin confirme. Ensuite elle explique que le 11 avril au matin, il se sont présentés à la barrière tenue par des militaires ou des gendarmes et ce sont eux qui nous ont dit de continuer jusqu’à l’église de Gikongoro.

« Ensuite, nous avons croisé une blanche, Madeleine qui nous a dirigés à Murambi. C’est pourquoi nous y sommes allés. À l’ETO[8], j’ai trouvé une place dans le bâtiment à étage. Nous y sommes restés environ deux semaines. Nous étions au rez-de-chaussée. »

Bâtiment d’accueil du Mémorial de Murambi, ancienne école technique (doc. genocidearchiverwanda.org.rw).

Quels sont ses souvenirs à Murambi, avant, pendant et après l’attaque ?

« Avant de dire ce dont je me souviens de MURAMBI, si vous permettez, je dois vous demander quelque chose. Tout ce que vous venez de lire, il s’agit là d’un témoignage que j’ai donné lors de la 10ème commémoration à Murambi au niveau national. Ce n’est pas une audition que j’aurais donnée ailleurs à des Blancs ».

Le président. Pouvez-vous nous donner des informations sur un véhicule dont émanait des instructions à l’aide d’un mégaphone. S’agissait il d’un véhicule des autorités ? d’un civil ?

Madame Marie MUJAWIMANA. « C’était un véhicule pick-up de couleur rouge, avec des gens qui tenaient un mégaphone qui diffusait des propos qui disaient que l’ennemi c’était le même. Nous étions là à l’école CERAI. Les gens qui étaient là disaient que c’était un véhicule de la commune.

Lorsqu’ils ont commencé à nous tuer à Murambi, ils sont venus à 3h du matin. Nous venions d’y passer environ deux semaines. Nous avons entendu des bruits de balles. Nous étions sans eau, ils avaient coupé les tuyaux qui conduisaient l’eau. Il y avait une borne fontaine, les gens qui étaient proches ont été déplacés plus haut dans les écoles pour que le Tutsi n’en bénéficient pas.

Le président. « Y a-t-il eu une distribution de nourriture ? de riz ? »

Madame Marie MUJAWIMANA. A un certain moment, les gens que je ne connaissais pas ont apportés du riz et l’on distribuait kilo par kilo. Nous n’avions pas d’ustensile pour le cuisiner. Nous le mangions cru.

Le président. « Vous souvenez vous si le camp de Murambi était gardé ? »

Madame Marie MUJAWIMANA. « Une fois, les gendarmes sont venus en véhicule, ils ont fait le tour du terrain et ils nous regardaient sans rien dire.  »

Le président. « Vous souvenez vous s’il y avait chaque jour des réfugiés qui arrivaient au camp ? »

Madame Marie MUJAWIMANA. « Oui, ils venaient progressivement en grand nombre. Certains étaient même déposés en voiture. Parmi les gens qui étaient déposés là , il y en avait qui était blessés. Personnellement, je n’ai pas subi de fouille. Les gens étaient venus à 3h du matin, il faisait noir. Nous avons entendu le bruit des balles là bas au camp. A 3h du matin, nous entendions seulement les balles. Par contre, quand le jour s’est levé,  nous avons vu ceux qui venaient avec les machettes.

Quand il a fait jour, nous avons vu les machettes arriver, les gourdins… il y avait des gens qui portaient autour de leur tête et autour de leur taille des branchages de bananier, et ils s’étaient blanchi le visage à la chaux.

 

 

Quand il a fait jour, j’ai cherché mon mari. J’ai vu qu’il était encore vivant. Il a demandé des pierres. Les hommes qui portaient des feuilles de bananiers sont entrés et nous avons couru. Un peu plus loin, les autres entraient avec les machettes. Mon mari m’a appelé, il m’a dit:  » Mélie, notre dernier jour, c’est celui-ci ». Je lui ai répondu: « C’est ainsi ».

Nous sommes descendus en contrebas où il y avait un champ de sorgho. Nous sommes entrés dans ce champ, mon mari marchait devant. Il est sorti de ce champ jusqu’à atteindre une maison en face. Un homme a crié et on l’a abattu. Je suis resté derrière. C’est là qui l’ont abattu. Je me suis couchée puis je suis partie avec les personnes qui fuyaient ces tueurs vers la vallée. Nous sommes donc allés dans cette vallée. Il y avait une brume matinale, je suis tombée dans un étang d’eau. Ils nous suivaient. Ils ont lancé une grenade. Cette grenade est tombée dans l’eau. J’ai été touchée sur mon corps par des éclats (comme des morceaux de braise). Nous sommes arrivés sur la colline d’en face. Nous sommes arrivés à un pont et nous avons entendu ceux qui étaient de l’autre côté dire: « Ceux là aussi sont des Tutsi, ils ne doivent pas vous échapper ». J’ai réussi à m’enfuir. Ceux qui avait un peu plus de force ont couru, je suis resté seule avec des jeunes gens dont une fille qui avait son uniforme scolaire. On nous a lancé des objets dont des machettes. Nous sommes descendus dans les brousses. Finalement les épines des framboises ont retenu l’habit que je portais. Je suis restée comme ça toute seule. La jeune fille a été tuée. Je suis restée dans le buisson où j’étais lorsqu’ils ont tué le jeune homme qui m’accompagnait. J’y suis restée car j’étais très affaiblie.

Mes enfants n’ont pas survécu. Mon mari non plus.

Je suis arrivée dans la brousse le jeudi. J’y ai passé la journée du jeudi et du vendredi. J’ai quitté cet endroit le dernier jour de la semaine à 22h. Le vendredi, quelqu’un est venu couper son fourrage un peu plus haut de là où j’étais. C’était en soirée. Je n’ai pas bougé, je ne l’ai même pas regardé. Je me suis dit que s’il arrivait jusqu’à moi il allait me tuer. Il a eu suffisamment de fourrage puis il a pris son fagot, je l’ai vu repartir en sifflant.

Je suis passée par CYANIKA un peu plus tard. . Je ne connaissais pas cet endroit. J’ai quandmême reconnu l’église: il y avait des corps partout sur la route.

Après, je sui passée à Sumba. J’y avais une connaissance, une vieille femme que j’ai trouvée devant sa maison en train de couper des lianes de patates douces en vue de les planter. Une fois à Sumba, avant d’arriver au domicile de cette femme, j’ai vu des hommes assis devant leur maison. Ils avaient des machettes et des gourdins, mais ils étaient assis.  L’un d’entre eux m’a vue mais moi je les ai vu la première. Je m’étais couverte la tête avec le pagne qui m’était resté pour me cacher les cheveux et que l’on ne m’identifie pas comme Tutsi. Je me suis dit qu’ils allaient me tuer. J’ai ouvert mes yeux et aplati mon nez pour ne pas qu’ils voient que je suis Tutsi et qu’ils me tuent. Dans un premier temps, l’un d’entre eux est arrivé et a dit quelque chose à l’autre. L’autre s’est retourné pour me regarder. Dans le but de me camoufler, je leur ai dit bonjour. Et ils m’ont répondu. J’ai continué mon chemin. C’est à ce moment là que j’ai pu rejoindre cette femme, Félicité.

Le témoin souhaite ajouter quelques mots: « Je demande que justice nous soit rendue. Les autres ont été tués sans avoir rien fait de répréhensible. Moi aussi ils m’ont maltraitée. »

Parole est donnée à monsieur Laurent BUCYIBARUTA. Il reconnaît que le témoin est restée calme lors de son témoignage mais il veut relever quelques erreurs.

Il n’a pas tenu de réunion dans la vallée de MWOGO à la date qu’elle a donnée. La réunion que j’ai tenue là, c’était en mai 1994. Le témoin parle d’un sous-préfet nommé HAVUGA. Il n’y avait pas de sous-préfet qui portait ce nom-là. Il parle enfin du « déplacement de Hutu qui avaient peur de représailles de la part des Tutsi« ! Monsieur le président lui fait remarquer que le témoin n’a jamais d’un tel déplacement.

Concernant l’expression « on va débroussailler les collines pour que les Inyenzi[9] ne puissent pas se cacher« , l’accusé tente de s’expliquer: « Débroussailler, cela se faisait lors de l’Umuganda[10], mais c’était dans le cadre d’un programme d’assainissement, pour éviter des incendies, par exemple. D’ailleurs, avant avril 1994, Hutu et Tutsi vivaient en parfaite harmonie. » Explications qui ne convainquent pas grand monde.

Des témoins auraient vu l’accusé à MURAMBI. Que peut-il en dire?

« Je ne suis allé à MURAMBI qu’une seule fois, invité par les réfugiés qui m’avaient transmis leurs doléances, notamment en ce qui concerne la nourriture. Mais seule la CARITAS avait des vivres. C’était le 15 avril, après avoir reçu une lettre des réfugiés. Quant au problème des canalisations, j’avais demandé au technicien, GASHAYIJA, de faire les réparations. les canalisations avaient probablement été détruites par des malfaiteurs pour priver d’eau les réfugiés. Ou pour un autre objectif! »

Questionné sur cette dernière remarque, Laurent BUCYIBARUTA finit par reconnaître que c’était certainement pour priver d’eau les réfugiés.

Maître Simon FOREMAN demande à l’accusé pourquoi il n’est pas retourné plus souvent à MURAMBI.

Monsieur BUCYIBARUTA de se justifier par le fait qu’il avait demander la réquisition des gendarmes. Ce n’était pas à lui de s’occuper de savoir comment cela se passait. Même chose concernant la canalisation: puisqu’elle avait été réparée, je n’avais pas besoin de venir vérifier.

Maître FOREMAN s’insurge: « Mais il y avait des réfugiés qui n’avaient rien à manger! »

L’accusé de rétorquer: « Je n’avais pas de vivres à distribuer. » Quant à la sécurité, c’était l’affaire des gendarmes.

Maître FOREMAN: « Mais les gendarmes participaient au génocide. Vous le savez puisque vous étiez allé à KIBEHO le 17. »

Laurent BUCYIBARUTA: « On a assez parlé de KIBEHO. Parlons de MURAMBI ».

Maître FOREMAN: « Vous n’avez jamais demandé de compte-rendu? »

Laurent BUCYIBARUTA: « Non. Il y avait un règlement qui interdisait au préfet de s’immiscer dans le travail de la gendarmerie. On m’avait d’ailleurs dit que les attaques qui avaient eu lieu avant le 21 avaient été repoussées par la gendarmerie. » (NDR. Ce qui est faux. Tous les témoins racontent que ce sont les réfugiés eux-mêmes qui ont repoussé les attaquants.)

Maître GISAGARA s’étonne que l’accusé puisse dire que Hutu et Tutsi vivaient en harmonie. Le mari du témoin était mort en 1963.

Laurent BUCYIBARUTA: « Notre affaire concerne l’année 1994. En 1963, j’étais encore jeune! »

Le ministère public revient sur la lettre lui adressée par les réfugiés.

Laurent BUCYIBARUTA: « Les témoins racontent leurs histoires comme ils l’entendent. A MURAMBI, le problème c’était l’eau, la nourriture. Concernant les menaces, j’ai demandé aux réfugiés de rester calmes. J’ai parlé aussi aux gens de KABEZA en leur demandant d’essayer de vivre en harmonie. Les Hutu se plaignaient que les vaches des Tutsi venaient paître dans leurs champs.

Le ministère public: « Aviez-vous conscience que les réfugiés étaient en danger? Il n’y a eu aucune attaque entre le 7 et le 21 avril?

Laurent BUCYIBARUTA reconnaît qu’il y a eu des attaques, qu’il a été averti par la gendarmerie.

Le ministère public d’enfoncer le clou: « Comment pouvez-vous être surpris par l’attaque du 21? »

Laurent BUCYIBARUTA: « D’après le commandant de gendarmerie, il s’agissait d’une attaque qu’ils n’ont pas pu repousser. Il ne restait qu’un faible contingent de gendarmes. Le 18 avril, lors de la venue du président SINDIKUBWABO[11], j’avais d’ailleurs demandé des renforts. Ce qui m’a été refusé ».

Alain GAUTHIER, président du CPCR

Mathilde LAMBERT et Fade FRISCHIT

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

  1. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[]
  2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]
  3. FPR : Front patriotique Rwandais[]
  4. Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. « Glossaire« .[]
  5. Ibid.[]
  6. Umuganda : travail communautaire, corvées communales obligatoires. Le nom de ces activités d’intérêt général, inscrites dans la tradition du pays (défrichage, entretien des chemins etc…) a été dévoyé par l’idéologie génocidaire pour désigner les tueries contre les Tutsi que les paysans avaient l’obligation d’accomplir (Cf. « Glossaire« ).[]
  7. CERAI : Centre d’Apprentissage Rural et Artisanal Intégré[]
  8. Ecole Technique Officielle de Murambi.[]
  9. Ibid. []
  10. Ibid.  []
  11. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[]

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