Journée consacrée aux réquisitions du Ministère Public.
Ce compte-rendu ne porte pas sur l’ensemble des réquisitions du ministère public. Nous avons choisi de ne reproduire que la fin d’un exercice remarquable, conduit magistralement à deux voix, celles des deux avocates générales qui avaient la responsabilité de porter l’accusation. Cette retranscription est le résultat d’une prise de notes en cours d’audience et ne prétend pas reprendre mot à mot les propos qui ont été tenus. Nous pensons toutefois avoir été le plus possible fidèle aux réquisitions.
A l’issue de ces neuf semaines de procès, est venu le temps, Monsieur le Président, Madame et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, de vous retirer pour votre délibéré et de vous prononcer sur la culpabilité de Monsieur Laurent BUCYIBARUTA. Vous avez la responsabilité d’évaluer, de sous-peser l’ensemble des éléments qui vous ont été présentés, qui ont été débattus contradictoirement, pour ensuite décider. Parmi tout ce que vous avez vu et entendu, il s’agira pour chacun de vous, dans votre for intérieur, de vous forger une intime conviction. Ne vous méprenez pas sur cette notion « d’intime conviction ». Qui dit « intime conviction », dit dépassement d’un doute. Ce qui ressortira de vos échanges, dans le secret du délibéré, ce sera une vérité judiciaire, qui constitue l’aboutissement de ce long procès. Laurent BUCYIBARUTA détient la vérité, il sait. Mais, cette vérité il a refusé de la dévoiler, persistant à nier toute responsabilité dans la mort de dizaine de milliers d’innocents. Grâce à ses dénégations, nous nous sommes rapprochés de la vérité, autant qu’il est possible. Notre mission en tant qu’avocates générales a été, tout au long de ce procès et aujourd’hui lors de nos réquisitions, de faire émerger cette vérité judiciaire pour les victimes, pour la société, pour la conscience universelle et pour l’histoire. C’est désormais votre Cour et votre responsabilité. Cette vérité judiciaire que vous établirez, en vous prononçant sur la culpabilité et sur la peine, ce sera votre décision, celle que vous rendrez au nom du peuple français que vous représentez.
Mais, posez-vous cette question : qu’est-ce que la justice après un génocide ? Comment prendre en compte les sentiments des rescapés, leurs attentes de justice ? Vous allez, par votre décision, écrire un morceau de l’histoire du génocide des Tutsi au RWANDA. Votre décision va s’inscrire dans cette œuvre de justice qui porte sur les crimes internationaux les plus graves: le génocide, les crimes contre l’humanité. Jacques SEMELIN vous l’a rappelé, la lutte contre l’impunité des crimes les plus graves, c’est garantir l’état de droit dans une situation où l’Etat s’est retourné contre une partie de la population. A cette obligation de justice contre l’impunité, s’ajoute l’impératif de mémoire de celles et ceux qui étaient promis à l’effacement total. Le premier devoir de justice à l’égard des victimes, c’est donc l’exigence d’une vérité judiciaire à laquelle les survivants, les témoins, sont venus contribuer en attestant de la tragédie qui s’est déroulée entre avril et juillet 1994. Ces témoignages ont rétabli l’humanité que le génocide s’appliquait à détruire. Il était nécessaire que nous puissions évoquer ces hommes, ces femmes, ces enfants dont l’existence a été éradiquée.
Votre rôle est d’apporter des réponses judiciaires au génocide des Tutsi, vous le devez aux victimes. Pour beaucoup d’entre elles, le simple fait de pouvoir témoigner de ce qu’elles ont vécu c’était déjà leur rendre justice. Elles vous ont toutes remerciées d’avoir écouté leur récit. Rappelez-vous de ce besoin de justice qui anime les rescapés, la confiance qu’ils ont placée dans votre Cour et leurs attentes simples : que justice soit rendue, que l’accusé vienne demander pardon aux Rwandais qu’il a trahis, ils leur faisaient confiance. Cette confiance que les administrés ont portée avant 1994 au préfet a été constante dans les témoignages.
Avant 1994, Laurent BUCYIBARUTA ne s’était en effet pas fait remarquer par des propos extrémistes contre les Tutsi. Il avait une bonne réputation et était considéré comme un modéré. Les psychiatres et psychologues qui l’ont examiné ont décrit un homme adaptable, dans le contrôle, dépourvu de toute fibre émotionnelle. Ces expertises sur sa personnalité nous aident à comprendre l’homme qu’il a été et qu’il est devenu et que votre Cour a maintenant la difficile tâche de juger. L’oralité des débats a aussi pu révéler d’autres éléments de personnalité, particulièrement révélateurs chez Laurent BUCYIBARUTA. Notamment, une intuition certaine qui n’a pas échappé à l’expert psychologue que vous avez entendu. Laurent BUCYIBARUTA s’est révélé être un « bureaucrate loyal », selon l’expression empruntée à Alison DES FORGES : un bon fonctionnaire qui faisait ce qu’on lui disait de faire, qui servait l’Etat Rwandais quelle que soit sa hiérarchie et les ordres donnés. Le respect viscéral de l’autorité, sa loyauté inconditionnelle en sa hiérarchie, son attachement aux lois et au gouvernement ne font aucun doute.
Plus encore, la conduite de ses traits de personnalité prédisposait ce bureaucrate loyal à sa participation de l’œuvre génocidaire dans laquelle périrent des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants pour la seule raison de leur appartenance supposée à l’ethnie des Tutsi. Cet homme, ce préfet, considère qu’il a fait son devoir, avec les moyens qui étaient les siens et qu’il a été dépassé par la situation. La réalité, c’est qu’il a choisi de continuer à servir, il a été félicité pour avoir parfaitement appliqué sur son ressort les instructions qui lui étaient données. Il a donc toujours satisfait la volonté de l’autorité supérieure. Rappelez-vous les propos de Jacques SEMELIN sur la nécessité d’impliquer une pluralité d’acteurs, où chaque rouage est indispensable à la réalisation du résultat final : le génocide. Dans cette chaîne criminelle, la responsabilité des décideurs restera toujours beaucoup plus lourde que celles des exécutants. Cet homme n’a, certes, tué aucune personne de ses propres mains, mais il porte le sang de toutes les victimes massacrées à GIKONGORO. Ce projet pose la question du choix d’un homme, face au mal absolu, cette question compte en elle toute la complexité des meurtres.
En 1994, au RWANDA, les risques étaient immenses, mais certains, ministres comme préfets, ont pris ces risques, au péril de leur vie parfois, d’autres ont eu le courage de sacrifier leur statut, leur carrière, ils ont choisi la fuite, l’exil, pour s’opposer à cette politique génocidaire. C’est bien la preuve que l’homme, en dépit des contraintes qui pèsent sur lui, conserve toujours une marge de liberté. Alors, bien sûr, comme le disait le philosophe JANKELEVITCH, « il subsistera toujours le mystère de la décision de la personne ». Mais, le choix de BUCYIBARUTA a été de rester à son poste, les témoins/experts vous l’ont dit ; le pouvoir en place était alors persuadé qu’il gagnerait la guerre contre le FPR. Cette condition n’est pas neutre. Il est donc resté jusqu’à ce que l’arrivée des forces du FPR le contraigne à fuir au Zaïre, comme la plupart des membres du gouvernement intérimaire se réfugieront également. Laurent BUCYIBARUTA était tout sauf un citoyen ordinaire, il était préfet, haute autorité d’un régime qui avait tout avantage à récompenser sa loyauté.
Après l’avoir acquitté pour les faits de génocide commis dans la prison de GIKONGORO, on le déclare ainsi coupable des crimes poursuivis. Coupable de s’être rendu complice, par aide et assistance, du génocide commis à la paroisse de KIBEHO, coupable d’avoir en tant qu’auteur fait commettre le génocide à l’ETO de MURAMBI, coupable après re qualification d’avoir en tant qu’auteur d’avoir fait commettre le génocide à CYANIKA et KADUHA, coupable après re- qualification d’avoir en tant qu’auteur fait commettre le génocide au préjudice de l’école Marie-Merci de KIBEHO, coupable d’avoir en tant qu’auteur fait commettre le génocide sur les barrières et lors des rondes à GIKONGORO, coupable enfin de s’être rendu complice, par aide et assistance, de l’ensemble des crimes contre l’humanité dont il est accusé à KIBEHO, MURAMBI, CYANIKA, KADUHA, mais aussi sur les barrières et lors des rondes à GIKONGORO. Conformément à la loi, vous prononcerez aussi la confiscation de chacune des scellées figurant au procès. Faites vous confiance, ne répondez pas à l’appel qui vous sera peut être fait de vous abstenir si vous ne savez pas, car vous possédez assez d’éléments pour vous déterminer et dire que cet homme est bien coupable des faits dont il est accusé.
Une fois déclaré coupable, il vous reviendra la difficile tâche de déterminer la peine qui lui sera infligée. Juger Laurent BUCYIBARUTA, c’est lui imputer des faits dont on lui a rapporté la preuve, pour vous demander de le condamner à une peine qui correspond à ce qu’il est, à ce qu’il a fait. Ces crimes sont imprescriptibles car l’oubli et pardon ne sont pas envisageables face à l’horreur d’une solution finale. L’accusé encourt la peine de la réclusion criminelle à perpétuité, il est poursuivi pour les crimes considérés comme les plus graves par notre système pénal, même si bien d’autres crimes entraînent cette peine maximale. Cette sanction suprême révèle la logique de notre législation. Il n’y a pas plus grave que de faire détruire tout ou partie d’un groupe humain et de décimer des populations civiles en exécution d’un plan concerté.
Il ne s’agit pas de la première audience liée au génocide des Tutsi qui se tient devant une Cour d’assises française. Des personnes ont ainsi été jugées et condamnées depuis 2014, pour leur participation lors du génocide des Tutsi. Retenez qu’en 2016 puis 2018, c’est la même peine de réclusion criminelle à perpétuité qui a été prononcée contre deux anciens bourgmestres rwandais, reconnus coupables de l’exécution du génocide dans leur commune et condamnés comme auteur du génocide et des crimes contre l’humanité. Retenez qu’en 2014 puis 2016, une condamnation à 25 années de réclusion a été prononcée contre un ancien officier des renseignements Rwandais, condamné comme auteur du génocide et complice par instigation de crimes contre l’humanité. Retenez qu’en 2021, en première instance, c’est un chauffeur qui conduisait les tueurs sur les lieux des massacres qui a été condamné à 14 années de réclusion comme complice des faits de génocide et de crimes contre l’humanité. Ces précédents sont des repères qui vous donnent des indications sur l’échelle des peines.
Aujourd’hui, c’est à vous de décider de la juste peine prononcée contre Laurent BUCYIBARUTA. Cette peine devra tenir compte de l’extrême gravité des crimes dont il est responsable. La juste peine doit également tenir compte du comportement global de Laurent BUCYIBARUTA pendant le génocide et sa responsabilité personnelle. Il est un décideur, une des plus hautes autorités civiles au RWANDA en 1994, le relai de la renommée génocidaire de l’autorité centrale, un rouage incontournable dans lequel la machine meurtrière n’aurait pas pu être mise en œuvre au sein de la préfecture de GIKONGORO. La juste peine doit également prendre en considération l’évolution de la situation de l’accusé. Nous sommes en 2022, 28 années après les faits, on peut naturellement regretter que la justice soit rendue après tant d’années, car aujourd’hui, c’est incontestable, vous avez face à vous un homme qui est diminué par l’âge mais aussi par la maladie. Mais, pour autant, cet homme conserve une entière conscience de ce qu’il a commis et reste parfaitement responsable de ce qu’il a fait. Face à une telle responsabilité, rien ne saurait justifier une atténuation de la peine que vous pourrez prononcer contre lui.
Après une année de détention provisoire il y a plus de 20 ans, il comparaît libre devant votre Cour, ce qui est fréquent dans ce type de dossiers portant sur des faits anciens. La détention provisoire n’est pas une pré-condamnation et ces objectifs sont liés aux nécessités de l’enquête et sont distincts de ceux attachés à l’affaire. Laurent BUCYIBARUTA a donc vécu, modestement, une vie d’homme libre jusqu’à ce que la justice finisse par passer. Il coule aujourd’hui une retraite paisible dans la banlieue de Troyes, à des milliers de kilomètres de ses collines natales où sont désormais inhumées les victimes de ces crimes. Prendre en considération la situation de l’accusé pour déterminer la peine, c’est aussi tenir compte de la réflexion de Laurent BUCYIBARUTA sur sa propre responsabilité dans les massacres de dizaines de milliers de Tutsi. Ses propos à l’égard des rescapés ont parfois cruellement manqué de sincérité. Ils sont apparus parfois teintés de fausse compassion, car si Laurent BUCYIBARUTA ne manquait pas de souligner le courage et le drame qu’avait vécus ces victimes, il n’oubliait jamais de souligner des imprécisions, des inexactitudes dans leurs déclarations successives, qui tentait de jeter des discrédits sur elles.
Depuis son premier interrogatoire devant le juge d’instruction, Laurent BUCYIBARUTA campe sur ses dénégations, rejette l’ensemble des témoignages. Il dénonce aussi des réseaux parallèles qui auraient pris le pouvoir à sa place. Rappelez-vous au contraire ce qu’Eric GILLET vous a expliqué sur cette thèse complotiste. Ces réseaux parallèles ont joué un rôle avant le déclenchement du génocide et non pas pendant celui-ci. Pendant le génocide, toutes les autorités de l’Etat participaient publiquement en leur qualité. Pour faire croire qu’il n’avait aucun moyen d’agir, il se retranche derrière les textes qui réglementaient le pouvoir du préfet. Il conteste les chiffres du génocide à GIKONGORO, ce qui revient à minimiser l’ampleur des massacres. Il se dit victime d’un régime qui chercherait à persécuter les anciens dirigeants. C’est fréquent en matière de crime contre l’humanité et de génocide. Reconnaître sa responsabilité, c’était de l’ordre de l’insurmontable, de l’inavouable.
A travers vos décisions, nous vous demandons de ne pas permettre à Laurent BUCYIBARUTA d’échapper à ses responsabilités. Nous vous demandons que ces crimes contre l’humanité ne restent pas des crimes sans criminels, et que ce génocide dont il a été un investigateur servile et appliqué ne reste pas un génocide sans génocidaires. Votre verdict fera partie de l’histoire de ce génocide. L’émotion légitime que nous avons tous ressentie à l’écoute des récits de ces rescapés doit faire place au temps de la justice et du droit. La justice qui sera rendue ici sera une réponse à l’utopie exterminatrice qui justifia la mise à mort de plus de cent mille personnes à GIKONGORO en avril et juillet 1994. Une utopie exterminatrice que le préfet, Laurent BUCYIBARUTA, a sciemment choisi de servir.
Nous vous demandons de condamner Laurent BUCYIBARUTA a la réclusion criminelle à perpétuité.