Procès de Laurent BUCYIBARUTA du mardi 5 juillet 2022. J 37

Interrogatoire de l’accusé (suite).

Monsieur le président commence par évoquer la tenue d’une réunion le 8 avril 1994. L’accusé répond qu’il n’a ni convoqué ni assisté à cette réunion.

Le président aborde ensuite la conférence préfectorale du 13 avril au CIPEP[1]: « Vous avez donné des instructions pour tuer les Tutsi? »

L’accusé: « Je n’ai jamais donné l’ordre de tuer des Tutsi. On s’était rendu compte que des gens affluaient dans les paroisses, en particulier à GIKONGORO. Je voulais consulter des personnes pour trouver des solutions. Des décisions ont été prises. L’aide alimentaire serait assurée par la CARITAS et les institutions religieuses. Là où se trouvaient des canalisations, consigne de distribuer l’eau gratuitement aux réfugiés. La gendarmerie devait assurer la sécurité des déplacés, en particulier sur le site de MURAMBI où il y avait des locaux disponibles. Cette distribution gratuite ne devait concerner que les gens de la commune de NYAMAGABE et les ressortissants de secteurs proches. MURAMBI est le seul endroit où on a décidé de rassembler les gens. Ailleurs, les gens se sont rassemblés d’eux-mêmes dans les paroisses et les écoles. La décision concernant MURAMBI n’a pas fait l’objet d’un communiqué, contrairement à la décision du conseil préfectoral du 10 avril. »

Le président résume alors: « La décision de diriger les gens vers MURAMBI est prise le 10 avril afin d’assurer la protection des réfugiés. Les modalités concrètes seront prises le 13. » Monsieur BUCYIBARUTA confirme.

Le problème des barrières a-t-il été évoqué le 13 avril?

Laurent BUCYIBARUTA: « Les barrières ont été érigées à l’initiative du Ministère de la Défense. On a recommandé qu’aux barrières on évite d’agresser les passants. Elles avaient pour objectif de signaler « les infiltrations ». Depuis 1990, il y avait une guerre atroce avec des soldats ougandais d’origine rwandaise. »

Le président: « Cette mesure n’a pas pour effet d’empêcher les Tutsi de se déplacer d’un secteur à l’autre? » Monsieur BUCYIBARUTA se contente de dire que des gens quittaient leur secteur pour semer le trouble. Une fois de plus, il ne répond pas à la question.

Le président: « Des Tutsi pouvaient aussi vouloir fuir Ceux qui avaient des cartes avec mention « Tutsi » étaient considérés comme des « infiltrés? » L’accusé concède que les Tutsi qui passaient aux barrières pouvaient se faire tuer. Et de répéter que les barrières étaient des lieux de contrôle des « infiltrés ». Elles n’avaient pas été placées pour tuer.

Le président: Votre épouse n’avait pas l’impression d’être en danger?

L’accusé: Si, mais elle avait pu soudoyer des gens pour passer.

Monsieur le président commente:  Présenter sa carte d’identité tutsi présentait un risque de mort? C’est ce qu’a dit une femme entendue en visioconférence de BUFFALO[2]. Vous lui aviez conseillé de ne pas montrer sa carte d’identité  Il est vrai qu’elle était accompagnée de gendarmes. Maintenir les barrières entraînait des conséquences dramatiques pour les Tutsi?

Laurent BUCYIBARUTA: Je ne pouvais pas démanteler les barrières érigées par le MINADEF (Ministère de la Défense). Je ne pouvais pas m’opposer à cette décision, on m’aurait considéré comme un complice du FPR[3].

Le président: Vous avez demandé aux bourgmestres de faire un compte-rendu?

Laurent BUCYIBARUTA: Chaque bourgmestre a rendu compte de la situation dans sa commune. La situation était grave, raison pour laquelle j’avais convoqué toutes les autorités, BISZIMUNGU, les bourgmestres, les représentants des églises, les forces de gendarmerie. Mais toutes n’étaient pas loyales.

Le président: Regrouper tant de gens en un même lieu, n’était-ce pas faciliter des massacres de masse?

Laurent BUCYIBARUTA ayant réponse à tout, ose la réponse suivante:  » On fait comme cela en France lorsqu’il y a une catastrophe. » Il précise qu’il ne s’est rendu à MURAMBI qu’une seule fois, le 15 avril.

Le président: Cela vous paraissait suffisant? Quel était l’objet de cette visite? Que les réfugiés ne dérangent pas leurs voisins hutu?

L’accusé: Il s’agissait de leur apporter une aide substantielle. Les ONG qui auraient pu aider avaient plié bagages. Quant à la cohabitation avec les voisins hutu, j’ai rencontré les Hutu des environs en leur disant que les Tutsi étaient venus là car ils étaient en danger. Les Hutu se plaignaient que les vaches des réfugiés venaient paître dans leurs champs. Mais je n’ai pas été informé du fait qu’on demande aux Hutu de quitter MURAMBI.

Le président: Pas informé non plus des meurtres à la barrière de KABEZA, les fosses?

L’accusé: Non. C’est Madeleine RAFFIN qui me le dira plus tard.

Le président: Vous êtes passé à la barrière de KABEZA?

L’accusé: Je pensais que cette barrière fonctionnait normalement.

Le président s’étonne: Un témoin que vous avez fait citer, membre des services de renseignement, a évoqué la situation[4]. Son chef ne vous a jamais alerté?

La question reste sans réponse.

« Et le problème de l’eau? » interroge le président.

L’accusé: On m’a dit que la canalisation avait été réparée. On ne m’informait pas. Les décisions étaient prises à KIGALI. Les informations venaient aussi de la capitale.

Le président: Vous n’avez pas été surpris que des gens pouvaient mourir de faim ou de maladie à MURAMBI?

L’accusé: C’était comme cela dans tout le pays. Même pour ma famille. Même la Croix Rouge n’était plus fonctionnelle. Je ne pouvais pas donner ce que je n’avais pas. J’étais complètement dépassé.

Le président: Le 14 avril, vous êtes allé à CYANIKA?

L’accusé: Oui, dans l’après-midi. J’ai parlé avec le curé et les religieuses qui habitaient près de la paroisse.

Le président: selon Madeleine RAFFIN, le curé pouvait téléphoner. Il s’est même déplacé. Vous l’avez su?

L’accusé: J’ai parlé avec le curé qui m’a exposé la situation. Mais il n’y avait pas de problème de vivres à ce moment. La paroisse gérait le stock de CARITAS.

Le président: Selon la supérieure des Sœurs de CYANIKA, il a fallu vous supplier d’évacuer les soeurs.

L’accusé: Non. On a discuté. A la fin, elles ont décidé de rester. Nous avons seulement évacué Sœur JOSEPHAT.

Le président: Et les attaques de KIBEHO, vous êtes informé quand?

L’accusé: Le 16 avril, lors d’une réunion avec monseigneur MISAGO. J’ai su que la paroisse de KIBEHO avait été attaquée, qu’il y avait eu des morts et que d’autres avaient fui vers BUTARE.  Nous avons pris la décision de nous y rendre le 17. J’en ai parlé au commandant de la gendarmerie: il ne savait rien.

Le président: La presse rend compte, dans un communiqué du 17 avril, de votre rencontre avec le préfet de BUTARE et le commandant de gendarmerie de GIKONGORO. (D 8967 ?) Vous reconnaissez « des troubles à caractère ethnique et un climat de sécurité perturbé. » Ce sont des mots relativement neutres, soft? Il y a eu combien de morts à KIBEHO?

L’accusé: Je ne sais pas. Il y a eu des troubles accompagnés de pillages. Il fallait tout faire pour rétablir la sécurité. Les autorités devaient provoquer des réunions; il était interdit de se déplacer, de se tenir en groupes, les déplacés devaient rester où ils étaient.

Le président: Mais ce sont des décisions qui peuvent jouer en défaveur des Tutsi qui ne peuvent passe déplacer?

L’accusé: Pour nous, il fallait éviter que les tueurs et les pillards ne se déplacent. . Il s’agissait de dénoncer les porteurs d’armes, de prévenir et punir tout acte de violence.

Le président: Ces déclarations n’ont pas eu beaucoup d’effets! Le 17 avril, le préfet de BUTARE sera remplacé et tué, comme celui de KIBUNGO.

Le 18 avril, c’est la visite de SINDIKUBWABO et vous n’êtes pas prévenu de sa visite?

L’accusé: Non. Seules cinq personnes prévenues par téléphone étaient invitées.

Le président: Au cours de cette réunion, vous avez évoqué ce que vous aviez vu à KIBEHO?

L’accusé: En entrant avec le président, on a abordé un certain nombre de questions. J’ai parlé de KIBEHO. J’ai dit qu’il y avait peu de gendarmes et que des gendarmes indisciplinés avaient tué. Certains avaient des idées génocidaires. J’ai demandé qu’on nous donne plus de gendarmes mais le président a refusé. SINDIKUBWABO voulait que les gens retournent chez eux.

Le président: Le 19 avril, c’est le discours de SINDIKUBWABO à BUTARE.

L’accusé: J’ai senti des ambiguïtés d’abord, puis j’ai compris qu’il encourageait à tuer les Tutsi. J’ai compris que ce discours allait mettre le feu aux poudres.

Le président: Ce n’était pas inquiétant pour vous?

L’accusé: Si, c’était inquiétant. La seule force sur laquelle on pouvait compter, c’était la gendarmerie. Mais une partie avait pactisé avec les tueurs. J’étais dépassé.

Le président: Et le 21 avril, que faites-vous?

L’accusé: Je ne pouvais rien faire. Je suis resté chez moi. Je ne pouvais pas aller à MURAMBI. On avait entendu des bruits d’armes mais on ne savait pas de quoi il s’agissait. . Je n’avais pas de chauffeur et je ne pouvais pas abandonner ma famille. Le 21 au matin, de la préfecture, j’ai téléphoné au commandant. Il avait entendu aussi les attaques. L’assassinat du directeur adjoint de la prison et l’assassinat des prisonniers tutsi, je l’ai appris plus tard par les services de renseignement.

Le président: Qui va vous faire un bilan de la situation, qui va vous dire pour CYANIKA, pour KADUHA?

L’accusé: Les informations ont été connues dans la journée. Pour l’enterrement, je ne pouvais pas aller partout. Pour MURAMBI, le bourgmestre de NYAMAGABE est venu me proposer que les détenus s’en occupent. Il fallait trouver une escorte pour les accompagner à MURAMBI. Seul le ministère des Tavaux Publics avait un Caterpillar.

Le président: Vous savez qu’à la suite des attaques des survivants avaient été achevés le lendemain? Etes-vous allé à MURAMBI, à KADUHA où vit votre famille, êtes-vous allé voir l’abbé NIYOMUGABO à CYANIKA?

L’accusé: J’étais tellement choqué par ce que j’avais vu à KIBEHO, je ne pouvais pas aller sur le site des autres massacres. J’ai été touché alors que je pouvais être d’aucune utilité. Je n’avais aucun moyen d’aller affronter les tueurs. J’ai fait ce que j’ai pu, nul n’est tenu à l’impossible. J’ai pu sauver des gens, donner des instructions.

Le président: Votre parole de vérité, c’était pour dénoncer?

L’accusé: J’ai dénoncé.

Assesseur 3: Concernant les barrières, y avait-il un plan pour leur emplacement?

L’accusé: Non. Leur emplacement était de la responsabilité de la gendarmerie et des autorités locales.

Assesseur 3: On craint des infiltrés du FPR, mais le FPR est où.

L’accusé: Il n’était pas dans GIKONGORO. Mais il y avait des infiltrés un peu partout. Même le FPR le disait.

Assesseur 3: Je ne comprends pas du tout l’implantation des barrières. Elles étaient placées aux carrefours pour dépouiller les gens, selon GUICHAOUA. Il y avait peu de gendarmes. Je ne vois pas la moindre utilité de ces barrières en termes militaires. Un infiltré du FPR va arriver armé. Les tenants de la barrière n’ont que des armes traditionnelles. Ce sera vite réglé!

L’accusé: Aux barrières, les gens pouvaient avoir des armes qui circulaient facilement à l’époque.

Assesseur 1 s’intéresse à la présence des préfets à la réunion du 11 avril. Lesquels étaient présents? Le préfet de RUHENGERI était absent, tué par le FPR (?), le préfet de BUTARE était absent et on comprend pourquoi.

L’accusé: Le préfet de CYANGUGU était absent car c’est loin et il avait été averti tard. A GISENYI, le poste était vacant et le sous-préfet n’est pas venu. Quant au préfet de BYUMBA, il était devenu ministre de la défense: le poste était vacant. Le ministre de l’Intérieur était aussi absent et était représenté par Callixte KALIMANZIRA.

Assesseur 3: A la réunion du 13 avril, tous les bourgmestres de MUNINI sont absents? C’était le fief de BINIGA!

L’accusé: Le bourgmestre de TWAMIKO était présent. Je ne sais plus très bien. C’est BINIGA qui n’a pas informé ses bourgmestres.

Assesseur 3: Le 18 avril, c’est l’arrivée du président SINDIKUBWABO.

L’accusé: Il est arrivé en voiture.

Assesseur 3: Vous faites un lien avec votre rencontre du 16 avril avec son arrivée?

L’accusé: Je n’ai pas d’éléments pour faire un lien.

Maître FOREMAN: A quel moment avez-vous pris conscience de la gravité de la situation?

L’accusé: Dès l’attentat, je sentais que la situation pouvait se détériorer. Comme tout le monde. Mais on ne pouvait pas présager des massacres. Pour moi, ce fut une prise de conscience progressive.

Maître FOREMAN: Quels événements vous ont alerté?

L’accusé: J’ai été inquiété pour ma famille et ma belle-famille. Puis, ce sont les meurtres à KIGALI. Ensuite, ce furent les appels à tuer par la RTLM. Enfin, quand il y a eu des meurtres à GIKONGORO.

Maître FOREMAN: Les meurtres à GIKONGORO?

L’accusé: Il y a eu des meurtres isolés les 7 et 8 avril à MUKO et à MUSHUBI. Mais il y a eu des massacres à KIBEHO les 14 et 15 avril.

Maître FOREMAN:  Avant KIBEHO, à partir du 7 avril, il y a eu une montée progressive des massacres. Madame RAFFIN en atteste?

L’accusé: Le préfet n’habitait pas à la préfecture. Il y a eu des incendies mais pas de meurtres.

Maître FOREMAN: Vous avez vu les maisons brûler?

L’accusé: Oui, de ma résidence, je voyais brûler. Mais il n’y avait pas encore de meurtres.

Maître FOREMAN: Le 11 avril, vous retrouvez votre fils. A votre retour, vous avez une idée précise sur l’état du pays?

L’accusé: Nous avions reçu des informations par les préfets au cours de la réunion.

Maître FOREMAN: Des informations de la RTLM aussi? De GIKONGORO à KIGALI, il y avait combien de barrières?

L’accusé: Il y en avait peu. Je n’ai pas constaté de meurtres. Au retour, il y avait une barrière à NYABUGOGO. J’ai vu des gens sortis d’une voiture mais un gendarme est intervenu.

Maître FOREMAN: A partir de quand avez-vous des gendarmes avec vous?

L’accusé: Avant le 6 avril, je n’avais pas de gardes. Je circulait souvent à pieds. Après cette date, j’ai demandé deux gendarmes à mon domicile. Je ne les connaissais pas, ce n’était jamais les mêmes.

Maître FOREMAN: Et vous leur faisiez confiance?

L’accusé: Je n’ai pas d’avis. La question ne se posait pas.

Maître FOREMAN: Vous laissiez votre femme sous la garde d’un gendarme inconnu?

L’accusé: S’il était arrivé quelque chose, c’était de la responsabilité de celui qui l’avait nommé!

Maître FOREMAN: Vous raisonnez d’une manière très administrative. Quand vous méfiez-vous de SEBUHURA?

L’accusé: Les soupçons sur SEBUHURA sont arrivés après.

Maître FOREMAN: pour avoir des gendarmes de confiance à MURAMBI, à CYANIKA… vous avez demandé au commandant BIZIMUNGU?

L’accusé: C’est lui qui choisissait.

Maître FOREMAN: A aucun moment vous n’avez envisagé de faire appel aux policiers communaux comme votre collègue de GITARAMA?

L’accusé: L’effectif des policiers communaux était très réduit par manque de moyens pour les payer.

Maître ARZALIER s’étonne que l’accusé ne connaisse pas le pasteur NIYARUBUGA. Il demande à l’accusé pourquoi il persiste dans ce déni alors que l’église pentecôtiste était située à 300 mètres de sa résidence.

L’accusé: Je ne connaissais pas individuellement tous les pasteurs. Après mon travail, je rentrais directement chez moi.

Maître GRAVELIN: Le parallèle que vous faites entre le Rwanda et la France (à propos du rassemblement des gens après une catastrophe) est intéressant. Si la décision est un fiasco, qui est responsable? On essaie ici d’établir votre responsabilité!

L’accusé: Je donne aussi des explications pour qu’on comprenne (?)

Maître PARUELLE: Il y a des incendies, mais il y a aussi des assassinats. Qu’avez-vous fait?

L’accusé: Vous me faites un procès d’intention. J’ai eu connaissance des meurtres à MUKO et MUDASOMWA. Pour les autres lieux, je n’avais pas d’informations.

Maître PARUELLE: A KIBEHO, il y a environ 10 000 morts. Vous faites quoi?

L’accusé: Je n’ai pas fait de recensement. Ce qui me restait à faire, c’était recommander que la gendarmerie affecte du personnel pour la protection des silos. Si des gendarmes ont été défaillants, c’est de la responsabilité de la gendarmerie.

Maître PARUELLE: A MURAMBI, vous n’avez pas peur que ça se passe comme à KIBEHO?

L’accusé: Pas du tout. A MURAMBI, nous n’avions pas l’intention de tuer des gens.

Maître PARUELLE: Vous êtes allés à KIGALI. Il y avait beaucoup de barrières et vous n’avez jamais vu de morts. Vous n’étiez pas inquiets de voir des gens avec des massues et des machettes?

L’accusé: Il n’y avait pas encore beaucoup de barrières. Nous, on passait assez facilement car on était accompagnés de gendarmes. Je le répète. A NYABUGOGO, j’ai vu des jeunes habillés d’une façon délabrée faire sortir des gens d’une camionnette. . Un officier est intervenu. Il y avait une autre barrière à RUNDA.

Maître GISAGARA: Vous n’avez rien fait du 18 au 21?

L’accusé: Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place? J’ai fait ce que j’ai pu. Je n’avais aucun moyen de faire plus.

Maître GISAGARA: Vous craigniez pour votre sécurité, vous ne vous déplacez pas le 21. Pourquoi?

L’accusé: Je vous le répète. J’ai vu les victimes de KIBEHO. J’en ai été très affecté. Je ne pouvais pas aller voir d’autres cadavres. Mais j’avais peur aussi pour ma sécurité.

Maître GISAGARA: Vous voyez des traits communs entre ce qui se passe à MURAMBI et dans le reste du pays?

L’accusé: Lorsque j’ai vu des massacres se dérouler le même jour, j’ai étonné que ces massacres se produisent simultanément. Il y avait des forces parallèles à notre insu.

Maître BERNARDINI: Les barrières avaient été décidées avant et ont été maintenues. Il y avait la guerre à GIKONGORO?

L’accusé: Non. Mais les conséquences de la guerre étaient bien ressenties à GIKONGORO.

Maître BERNARDINI: Les barrières avaient pour objectif d’arrêter les infiltrés. Comment identifier un infiltré sur les barrières?

L’accusé: C’était toute personne inconnue qui pouvait disposer d’armes obtenues de façon illégale. Il y avait des infiltrés qu’on ne pouvait pas détecter. (NDR. Monsieur BUCYIBARUTA cite à ce sujet des propos de Tito RUTAREMARA.)

Maître TAPI: Que reprochait-on aux trois prêtres assassinés?

L’accusé: . Je ne sais pas. J’ai appris après qu’ils étaient soupçonnés de soutenir le FPR. Je ne sais pas comment ils ont été interrogés. Si le Procureur décide d’interroger quelqu’un, ce n’est pas à moi de contrôler son travail. Les prêtres n’ont opposé aucune résistance à leur interrogatoire.

Maître TAPI: Et concernant les conditions de leur détention?

L’accusé: Le Procureur avait toute la compétence de les interroger. S’il agit dans l’illégalité, ce n’est pas de ma compétence d’intervenir?

Maître TAPI: Quelles étaient vos relations avec l’abbé NIYOMUGABO?

L’accusé: Nous nous connaissions depuis longtemps. Je lui ai rendu visite le 14 pour le réconforter et constater la situation. Après le 21, je ne savais pas s’il était encore vivant. J’ai appris sa mort le 24. il ne voulait pas quitter ses paroissiens. C’était un acte de courage. Madeleine RAFFIN n’a pas non plus voulu quitter GIKONGORO.

Le ministère public: Concernant la réunion au CIPEP le 13 avril (D 10492/2). Le bourgmestre Charles NYANDWI vous avertit d’un rassemblement de réfugiés à la paroisse de KIBEHO. Des attaques ont eu lieu aussi les 11 et 12 avril. Le bourgmestre  n’en parle plus?

L’accusé: Le bourgmestre ne parle pas des attaques qui ont été repoussées les 11 et 12 avril.

Le ministère public: Le 16 avril, vous diffusez un communiqué commun avec le préfet HABYARIMANA de BUTARE (D 1818) « un Alison DES FORGES. On souligne le rôle du préfet UWIZEYE de GITARAMA, siège du gouvernement intérimaire, félicité comme le préfet de KIBUNGO qui sera assassiné, comme le préfet de BUTARE qui sera assassiné.

Lors de votre visite à KIBEHO, le 17 avril, qui était présent?

L’accusé: BAKUNDUKIZE n’était pas invité. S’il était là, c’est parce qu’il habitait tout près.

Le ministère public: Le bourgmestre de RWAMIKO, NYILIDANDI, était présent. Vous saviez qu’il a participé aux massacres?

L’accusé: NON.

Le ministère public: Le 18, c’est la visite de SINDIKUBWABO. Vous avez demandé plus de gendarmes?

L’accusé: Je confirme. Parce que certains gendarmes s’étaient montrés « indisciplinés » (NDR. Doux euphémisme pour parler de massacres de masse.)

Le ministère public:: Le président vous refuse des renforts en vous demandant de mobiliser vos concitoyens. Comme il demande de tuer, il demande que les gens tuent aussi? Le 18, quand vous demandez des renforts, n’est-ce pas pour tuer des Tutsi?

L’accusé: Non. Je souhaitais plus de bons gendarmes.

Le ministère public: Le 21 avril, la population hutu est mise à l’écart dans une école à GIKONGORO?

L’accusé: Je n’étais pas informé de ce déplacement de population. Je ne pouvais pas voir non plus ces mouvements de population.

Le ministère public: L’attaque de CYANIKA, quel a été le rôle du sous-préfet? Vous étiez régulièrement en contact avec lui?

L’accusé: Vous tirez une conclusion hâtive. Qui vous dit que j’étais régulièrement en contact avec lui? Le témoin qui parle de ça est en prison et manipulé par le directeur de la prison.

Le ministère public: La nuit de l’attaque à MURAMBI. Votre fils dit que le gendarme qui était chez vous à dit que ses collègues avaient attaqué le camp?

L’accusé: Je n’ai pas entendu cela. Je l’ai su plus tard, par la rumeur.

Le ministère public: De votre bureau, vous voyez MURAMBI? Vous n’avez pas la curiosité de regarder?

Site de Murambi vu de la Préfecture

L’accusé: Non. Il y a une colline qui bouche la vue. (NDR. C’est évidemment faux, à moins que cette colline qui empêchait de voir ait été rasée depuis!) Je ne suis pas intervenu pour l’enterrement des corps. Je suis informé mais…

Le ministère public: Vous faites un rapport au Ministre de l’Intérieur?

L’accusé: J’ai rédigé un message mais je ne sais pas s’il a été reçu. Je l’ai confié au technicien radio. (NDR. On veut bien le croire! Le technicien a bon dos!)

Le ministère public: Au dossier, il n’y a aucun message concernant ce que vous dites.

L’accusé: Ce n’est pas moi qui ai recueilli les archives. C’est la CNLG qui devrait les avoir. Mais toutes n’ont pas été remises aux juges français.

Le ministère public: Vous faites quoi le 21 avril à la préfecture?

L’accusé, sans se démonter: Je lisais les correspondances que je n’avais pas pu encore ouvrir.

Le ministère public: Pourquoi attendez-vous le 26 avril pour convoquer une réunion? Cela interroge?

L’accusé: Pour convoquer des gens, je dois m’assurer qu’ils soient disponibles.

Le ministère public: A propos des barrières, vous avez dit :  » Si je les démantelais, on m’aurait pris pour un complice du FPR. » UWIZEYE a interdit les barrières et il n’a pas été tué, mais il a été démis de ses fonctions.

L’accusé: Il n’a pas interdit d’installer des barrières. Il y en avait déjà.

Le ministère public: L’avocate générale lit une lettre du préfet au Ministre de l’Intérieur (D 10892/4) Quelle est votre réaction?

L’accusé: On a examiné la plupart des points que vous avez énumérés lors de la réunion du 26 avril où on décide de diffuser un message (du 29 avril) en l’adaptant à la situation locale. Il s’agissait du « Retour de la paix dans la préfecture. »

Le ministère public: Entre le 21 et le 29 avril, on connaît un courrier de Jean KAMBANDA aux préfets (D 10693 pages 1 à 4).  Le premier ministre fait un historique des événements en soulignant la responsabilité du FPR.  L’ennemi qui a attaqué le Rwanda, c’est le FPR. La population doit rester vigilante pour démasquer  l’ennemi et le livrer aux autorités. Il demande à tous de collaborer avec le gouvernement. Il demande devoir comment les fonctionnaires peuvent reprendre le travail. Il demande enfin aux préfets de mettre en place toutes ces mesures sans oublier de féliciter les FAR et de remercier les préfets pour leur rôle capital et pour la bravoure dont vous avez continué à faire preuve. Vous en pensez quoi?

L’accusé: C’est un langage politique. Je ne comprends pas grand chose à ce message! Pourquoi féliciter les fonctionnaires?

Le ministère public: Cette lettre, vous la qualifiez comment?

L’accusé: C’est un langage politique qui reprend les termes de la lettre du Ministre de l’Intérieur.

Le ministère public: En D 8277 à 8283, on trouve le message du préfet de GIKONGORO. « Moments difficiles causés par la reprise des hostilités par le FPR, mort de Hutu. Je note que vous ne mentionnez pas le discours de SINDIKUBWABO. Il existe des similitudes entre votre courrier et les deux lettres précédentes!

Laurent BUCYIBARUTA se contente d’approuver.

Le ministère public: Donc vous tenez des propos politiques? Vous relayez les recommandations du gouvernement?

L’accusé: Pas tout à fait.

L’avocate générale continue la lecture. Le préfet évoque l’insécurité causée par la colère de la population, la reprise des hostilités par les Inkotanyi pour exterminer. Vous confirmez, c’est votre message? Vous êtes convaincu?

L’accusé: Je suis convaincu que le FPR voulait prendre le pouvoir.

L’avocate générale continue la lecture. Ce qui se passe à KIBEHO?

L’accusé fait une explication de texte peu convaincante de son message.

L’avocate générale continue la lecture. Vous parlez alors des conséquences: les pays amis qui nous ont abandonnés, aussi longtemps qu’on ne rétablira pas la situation l’ennemi en profitera,. Vous parlez de la RTLM et de Radio Muhabura comme deux radios extrémistes. Les Centres de santé n’accueillent plus personne car ils ont été pillés, Vous parlez de la famine en disant que des gens mourront de faim si vous n’arrêtez pas les désordres. Vous ajoutez que « l’ennemi peut facilement vous tomber dessus pendant que vous vous battez. »

L’accusé:  » pousser les gens à se battre entre eux, c’est un artifice de l’ennemi. » (?) Explications incompréhensibles de Laurent BUCYIBARUTA. L’ennemi: ceux qui ont pris les armes en Ouganda.

Le ministère public: « L’ennemi », à qui fait-on référence avec toute la propagande qui a été faite: le Tutsi?

L’accusé: Non. Moi, je parle du FPR, Tutsi ou Hutu, comme Alexis KANYARENGWE.

Le ministère public: « C’est triste. Repentez-vous. Revenez à Dieu. Cessez à impliquer vos enfants dans ces massacres. » Quand vous écrivez cela, vous croyez que BINIGA vous écoute?

L’accusé: Je ne suis pas convaincu à cent pour cent.

Le ministère public: Ce message doit être lu le 30 avril 1994 en présence de KAMBANDA?

L’accusé: Non.

Le ministère public : Selon les carnets de Jean KAMBANDA, ce n’est pas le 29 mais le 30.

L’accusé: C’est le 29.

Le ministère public: Ce qui m’intéresse, c’est ce que KAMBANDA dit dans son journal. Vous l’avez lu?

L’accusé: Non.

Le ministère public: Dans son carnet, KAMBANDA reprend tous les thèmes de Laurent BUCYIBARUTA. Cela correspond à votre message?

L’accusé: Le Premier Ministre arrive le 29 avril. Je l’ai appris par la radio.

Le ministère public: Le Premier Ministre s’est dit fier de GIKONGORO!

L’accusé: Le FPR tue partout où il passe.

Le ministère public: Que pensez-vous de ce qui a été diffusé sur les ondes de Radio Rwanda?

L’accusé: C’est une synthèse faite par un journaliste.

 

Monsieur le président poursuit son interrogatoire en s’appuyant sur la lecture de plusieurs document dont les instructions du ministre de l’intérieur adressée à tous les préfets le 21 avril (D10892/4):

« Monsieur le Préfet,
Compte tenu des périodes de troubles que notre pays traverse, je vous envoie cette lettre dans laquelle je vous demande d’accorder votre attention sur des points suivants en vue de restaurer plus rapidement un climat de sécurité dans la préfecture sous votre administration:
1. Convoquer rapidement la réunion du Comité préfectoral de sécurité élargi aux responsables des partis politiques pour élaborer ensemble des plans pour la restauration de la sécurité dans le pays.
2. Sensibiliser la population sur la nécessité de continuer à retracer l’ennemi où qu’il se trouve et où il aurait caché ses armes, sans porter préjudice aux innocents.
3. Prévenir toutes les personnes contre les abus d’agression qui menaceraient la vie et les biens des autres pour des raisons de jalousie, des inimitiés et l’esprit de vengeance.
4. Engager toutes les autorités de différent niveaux, des bourgmestres, des conseillers et des membres des comités de cellule à restaurer et à maintenir un climat de sécurité envers les habitants et leurs biens.
S. Collaborer avec les organes des confessions religieuses pour amorcer le rétablissement de la paix dans les âmes des habitants du Rwanda, pour plus de tolérance et de pardon, les uns envers les autres.
6. Examiner avec les concernés comment rouvrir les magasins, les marchés, les étals des divers métiers, pour permettre aux gens de se rencontrer et d’échanger.
7. Faciliter les concernés de toutes les régions, spécialement ceux qui commercialisent les denrées alimentaires, dans leur rôle de distribution de vivres.
8. Appeler les fonctionnaires et autres employés à reprendre rapidement leurs fonctions la où c’est possible.
Je vous demande de mettre immédiatement en action toutes ces directives.
Le Ministre de l’Intérieur et du Développement Communal
MUNYANEZA Faustin. »[5]

Souvenez-vous d’avoir reçu ces instructions ? Quelle a été votre réaction à ce moment-là ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, je les ai reçues. C’est par après, lors de la réunion de la conférence préfectorale du 26 avril, qu’on a examiné la plupart de ces points. C’est d’ailleurs le 26 avril, qu’avec les bourgmestres et les sous-préfets, qu’on a trouvé mieux qu’un message soit transmis à la population. C’est le message qui a été signé le 29 avril.

Président : Quand a-t-il été rédigé exactement ?

Laurent BUCYIBARUTA : L’idée de rédiger un message date du 26 avril, mais il a été signé le 29 avril. Nous n’avons pas limité notre réflexion uniquement sur le contenu de la lettre du Ministre de l’Intérieur. On a voulu aussi aborder des problèmes sur la situation locale parce que les gens écoutent plus facilement quand vous leur exposez des problèmes qui se posent directement à eux. C’est la raison d’être du message du 29 avril intitulé « Retour de la paix dans la préfecture ».

Président : Et il se trouve qu’entre le 21 et le 29 avril, il y a un autre courrier adressé par le Premier ministre, Jean KAMBANDA, à tous les préfets (D10693/1 à/4)[6].

Laurent BUCYIBARUTA : Ça ressemble à une question qui a été posée tout à l’heure. Personnellement, je n’ai pas participé à la rédaction de ces mots. J’ai compris que c’était un langage politique.

Président : C’est quoi ce « langage politique » ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est un langage qui est de trop, car si un fonctionnaire accomplit ses fonctions, il n’est pas nécessaire de le remercier.

Président : En l’occurrence, parler de « bravoure » dans les temps qui se passent, c’est quoi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Un fonctionnaire qui accomplit correctement ses fonctions, c’est noté dans le bulletin de signalement. C’est l’appréciation qui est donnée à la fin de l’année sur l’accomplissement des tâches.

Président : Comment qualifiez-vous cette lettre ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je dis tout simplement que c’est un langage politique.

Président : « Langage politique », donc vous avez une haute estime de la politique.

Laurent BUCYIBARUTA : On peut le qualifier autrement, mais je dis langage politique.

Monsieur le président lit le message que Laurent BUCYIBARUTA adresse à la population « pour ramener le calme[7] » (D8277-D8283).

Président :. Voyez-vous des similitudes entre ce que je viens de lire et le courrier du Premier ministre ?

Laurent BUCYIBARUTA : Cette circulaire contient des éléments qui avaient déjà été évoqués dans la lettre du 21 avril du Ministre de l’Intérieur.

Président : Donc, vous avez adopté le même discours politique ?

Laurent BUCYIBARUTA : En ce qui concerne la préfecture de GIKONGORO, on s’est dit qu’au lieu de reprendre les mots de la circulaire, on allait aborder concrètement les questions relatives à la préfecture car s’il fallait convaincre les gens pour qu’ils comprennent notre langage, il fallait trouver des mots qui les touchent directement en donnant des exemples concrets sur la situation locale.

Président : Arrêter la guerre ne vous semble pas être une position politique ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non parce que si les éléments sont là et qu’il n’y a pas de reproches… (Interruption du président)

Président : Donc, vous relayez le discours politique du gouvernement ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est une position d’ordre politique puisque c’est le rôle du gouvernement de prendre des positions collectives.

Président : C’est votre message et vous allez le signer. C’est votre message ou ce n’est pas votre message?

Laurent BUCYIBARUTA : Pas textuellement. Il y a des éléments que je peux reprendre. Si je trouve que ces éléments ne sont pas nécessaires dans le message que je vais émettre, je ne les retiens pas.

Président : Est-ce que vous croyez à ce que vous écrivez ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est le point de vue de certains citoyens.

Président : Est-ce que vous pensez que c’était la vérité ? Il y a un mot « extermination ». Le 17 avril, vous allez à KIBEHO et, selon vous, qui allait être exterminé ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est mon message, mais je ne fais que rendre compte de la situation telle que les gens la vivaient. Ce en quoi j’étais convaincu c’est que les Inkotanyi, leur objectif était de prendre le pouvoir au Rwanda. Les moyens pour y parvenir, je peux pas le préciser. C’était des Tutsi.

Président : Ça ne paraît pas un peu bancal ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que j’ai dit c’est que pour moi, ce que j’ai compris, pour moi seulement, c’est que le FPR, en attaquant le pays en 1990, et aussi en reprenant les hostilités en 1994, son objectif était de prendre le pouvoir au Rwanda. Les moyens pour y parvenir, je ne peux pas les détailler puisque je ne suis pas dans le secret des plans du FPR.

Président : Est-ce que ce qui se passe à KIBEHO c’est dû au fait que des personnes se seraient livrées au pillage avec leurs ennemis ?

Laurent BUCYIBARUTA : Non, c’est tout à fait différent. Je pensais aux Hutu qui profitaient de la situation pour régler leurs comptes parce qu’il y avait aussi des règlements de compte entre les Hutu.

Président : Les terrains se sont les terrains de qui ? Les terrains des Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui justement, ce que je veux dire par là c’est que les biens des personnes décédées ou en fuite devaient rester intacts, sauf les cultures saisonnières qui périssent après un ou deux mois, comme les haricots ou les patates douces. Ils pouvaient être vendus mais les biens meubles et immeubles qui subsistaient devaient rester intacts parce qu’il était possible que les personnes qui avaient quitté le terrain pour se réfugier par exemple au BURUNDI ou ailleurs ou leurs descendants pouvaient revenir quand la paix serait rétablie dans le pays.

Président : Qui est l’ennemi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce sont les agresseurs venus de l’OUGANDA.

Président : Le dicton sur les machettes, ça interpelle dans ce genre de conflit ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je n’ai cité qu’un proverbe tel qu’il est en Kinyarwanda. Je voulais convaincre les tueurs et autres malfaiteurs pour qu’ils comprennent que les actes étaient inadmissibles car ils portaient atteinte à la vie des gens, mais aussi aux biens publics.

Président : Quand vous dites que la radio n’est presque plus disponible, mais ce n’est plus la même chose ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je l’ai dit en Kinyarwanda. La radio qui pouvait donner des informations plus ou moins neutres c’était Radio Rwanda. A cette époque, il ne restait que RTLM[8] et Radio Muhabura[9]) et ces radios étaient extrémistes. A un moment, Radio Rwanda allait dans certains cas dans l’extrémisme.

Président : Vous dîtes que la radio n’est plus disponible. Vous ne dîtes pas qu’il ne faut pas ne pas écouter RTLM ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce que je voulais dire est qu’il n’y avait plus d’informations fiables.

Président : Un problème de traduction alors…

Président : « Poussez les gens à se battre entre eux est un des artifices… », c’est qui « entre eux »?

Laurent BUCYIBARUTA : Pour comprendre ça, sur Radio Muhabura par exemple, on lançait un communiqué disant que tel officier rwandais a été tué alors qu’il était bien vivant. Ça semait aussi la panique au sein des forces armées. C’est ce genre de message opposant les gens contre les autres, les officiers du nord à ceux du sud. Tout cela ne pouvait avoir pour conséquence que de mobiliser les forces armées.

Président : Monsieur Laurent BUCYIBARUTA, il y a eu toute la propagande déversée par les radio. Vous avez convenu quand on parlait de « l’ennemi », qu’on ne visait pas forcément le FPR et les Inkotanyi[10], mais les Tutsi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je précise que quand je parle d’ennemi, je ne pense qu’aux groupes de gens qui avaient pris les armes de l’armée ougandaise et avaient pris d’autres armes pour attaquer le Rwanda.

Président : Et là, dans tout le message, on parle de « l’ennemi »?

Laurent BUCYIBARUTA : Mon message, quand il parlait de l’ennemi, c’est celui qui avait attaqué et qui était sur le front avec les forces gouvernementales. Je ne fais pas référence aux Tutsi ou aux Hutu qui avaient rejoint le FPR.

Président : Donc, c’est un problème de traduction. Quand dans la population on parle de « l’ennemi », à qui fait-on référence ?

Laurent BUCYIBARUTA : En tout cas, dans mon message, ce que je visais comme ennemi c’était le FPR et ceux qui l’avaient rejoint. Les ennemis sont les membres du FPR qui avaient attaqué, qu’ils soient Hutu ou Tutsi.

Président : Quelle était la première dimension des troubles ? C’est la haine inter ethnique ? La haine envers l’ennemi ?

Laurent BUCYIBARUTA : Vous venez de les évoquer.

Président :« Y mettait fin » // « Désormais » : Je ne vois pas beaucoup de différences. Est-ce que la priorité ce n’est pas de mettre fin au massacre car il y a des victimes innocentes ?

Laurent BUCYIBARUTA : La différence est que tous ces actes n’étaient pas autorisés, mais on voulait y mettre fin.

Président : Que voulait dire par-là ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce sont les mots que j’ai trouvés pour convaincre ceux qui se livraient à ces actes. Il est dit quelque part « actes à caractère ethnique ». Quand je parle de massacre à caractère ethnique, je veux dire qu’on doit arrêter de blesser quelqu’un parce qu’il est d’une autre ethnie. Je devais trouver un message pour convaincre ces gens. Les Tutsi ne se livraient pas aux massacres donc il fallait convaincre ceux qui étaient impliqués dedans de les cesser.

Président : Vous visez quoi l’auto-défense civile ? Les Interahamwe[11] ?

Laurent BUCYIBARUTA : Il y a l’ennemi ; c’est le combattant sur le front ou bien les autres malfaiteurs parce qu’il y avait aussi des malfaiteurs. Dans les différentes localités, par exemple des gens qui provenaient d’un secteur pour s’attaquer à un autre, ou même du même secteur, on demandait aux gens de ne pas attaquer les gens sur des bases ethniques ni pour des différends personnels.

Non, ce n’était pas du tout ça mais tout simplement les forces de l’ordre et les autorités communales qui devaient faire en sorte que ces groupes, s’ils existent, de malfaiteurs et de meurtriers, puisqu’ils n’existaient pas partout, soient démantelés. Dans la mesure du possible, il fallait traduire les délinquants devant la justice quand elle recommencera à fonctionner. Je peux parler de cas concrets. Il y avait parfois des déserteurs de l’armée qui se rendaient dans la population et provoquaient des atteintes aux droits des gens. On voulait que ces cas, s’ils sont constatés, soient signalés.

Président : Qui sont les personnes désignées par chaque secteur ?

Laurent BUCYIBARUTA : Ce sont les conseillers de secteurs.

Président : Ça veut dire que, selon vous, il était possible de trouver dans les secteurs des personnes pouvant garantir la sécurité dans le secteur ? Pourquoi nous ne l’avons pas fait avant ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, parce qu’en fait, tous les habitants des secteurs ne se sont pas livrés aux massacres. Si ça n’avait pas été utilisé, c’est parce qu’ils ne pouvaient pas. ​​

Oui, j’y croyais parce que je savais que beaucoup de citoyens cherchaient aussi le retour de la paix et ne s’étaient pas livrés à des actes de meurtre ou d’autres actes de violence. Les gens qui se sont livrés aux attaques, ce n’est pas toute la population mais quelques individus.

Président : Il faut que ce soit des intéressés particulièrement dignes de confiance.

Laurent BUCYIBARUTA : Dans les communes, les bourgmestres pouvaient former ces gens.

Président : D’où elles sortent ces armes ?

Laurent BUCYIBARUTA : Oui, des armes qui ne sont pas des armes traditionnelles.

Président : Vous parlez des armes de guerre ? Une arme de guerre c’est quelque chose d’assez précis.

Laurent BUCYIBARUTA : En tout cas, nous, on n’a pas distingué.

Président : Est-ce que tous les fonctionnaires étaient au travail, « tous les fonctionnaires doivent reprendre leur travail » ?

Laurent BUCYIBARUTA : Pas tous les fonctionnaires car certains avaient toujours peur, certains restaient à la maison pour protéger leur famille. C’était une recommandation qui ne pouvait être exécutée que dans la mesure du possible.

Président : Vous êtes convaincu par exemple que Monsieur que Damien BINIGA allait mettre en œuvre ces recommandations ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne peux pas dire que j’étais à 100% convaincu mais j’espérais que les gens qui pouvaient se rendre à leur service sans danger puissent le faire.

Président : Ce message va être lu lors d’une réunion préfectorale élargie en présence du Premier ministre ?

Laurent BUCYIBARUTA : D’abord, le Premier ministre est venu le 29 avril.

Président : J’ai un problème car j’ai les carnets du Premier ministre parlent du 30 avril.

Laurent BUCYIBARUTA : Le 30 avril, c’est la date du compte-rendu de sa visite à GIKONGORO. Il y a d’autres documents qui attestent à juste titre de sa venue le 29.

Président : (D9308//D9316D9313) : Il n’y a pas de date, donc je n’ai pas pu déterminer si c’était le 29 ou 30 avril, mais ce qui m’intéresse c’est ce que Jean KAMBANDA a dit. Est-ce que vous avez lu ce message que vous avez délivré à la population ?

Laurent BUCYIBARUTA : KAMBANDA n’a jamais lu mon message du 29 avril car ce message a été distribué aux bourgmestres à l’issue de la réunion avec le Ministre KAMBANDA.

Président : Est-ce que ça ne correspond pas un petit peu à votre message ?

Laurent BUCYIBARUTA : D’abord, précisément, le Premier ministre est arrivé le 29 avril. Son arrivée nous a été annoncée tardivement par un message qui est passé par le réseau radio de la gendarmerie car c’était le moyen le plus rapide pour que le message puisse nous parvenir. Il est possible que les installations de la préfecture ne fonctionnent pas à ce moment. J’ai demandé au secrétariat dès que j’ai appris que le Premier ministre allait venir le 29 alors que la réunion dans les communes était prévue à cette date, j’ai demandé de suspendre l’envoi puisque les bourgmestres seraient convoqués le 29 avril. Ce courrier n’a été distribué qu’après la réunion avec le premier ministre. Dans la note de KAMBANDA, vous voyez des éléments qui sont les mêmes que dans mon message ; les réunions n’ont pas eu lieu le 29 avril mais au début du mois de mai. Le compte-rendu de la visite du Premier ministre à GIKONGORO a été diffusé le 30 avril. Il y a aussi une note dans le dossier qui indique la nouvelle date de réunion. Ensuite, la note de KAMBANDA, je ne sais pas à quelle elle a été faite. Il est possible qu’il ait repris certains éléments de mon message et ajouté ses propres éléments puisque j’ai envoyé une copie de ce message au ministre de l’intérieur, au premier ministre et au président de la république. C’était la pratique.

Président : Connaissez-vous NTEZORIMANA ?

Laurent BUCYIBARUTA : C’est le nom du représentant du CDR la dans la commune de Rwamiko à l’échelle de la préfecture.

Président : Qui paye l’entraînement militaire ? C’est sur quel budget ?

Laurent BUCYIBARUTA : Nous on a parlé de formation. Les gens qui se trouvaient sur les barrières ça pouvait être d’autres personnes, ça n’était pas une quantité de gens à former. On estimait qu’aux barrières, s’il pouvait y avoir une personne formée pour utiliser l’arme, c’était une façon d’assurer la sécurité car au cas où on trouverait quelqu’un armé, il y aurait une personne pour savoir comment réagir.

Président : Que pensez-vous de ce qui a été diffusé sur les ondes de Radio Rwanda ? Que pensez-vous de cette pacification ?

Laurent BUCYIBARUTA : Je ne pense rien d’autre que ce que vous venez de dire.

Président : Donc, tout ceci était « politique » ? C’est le communiqué d’un journaliste de Radio Rwanda.

Laurent BUCYIBARUTA : C’est le communiqué, vous avez dit qu’il a été rédigé par un journaliste de Radio Rwanda et il faisait la synthèse de ce qui avait été débattu au cours de la réunion dirigée par le Premier ministre.

Président : Lecture des écrits de Monseigneur MISAGO. (D 10344 pages 13 à 16)

 

Alain GAUTHIER

Mathilde LAMBERT et Fanny LABRUNIE

Jacques BIGOT

  1. CIPEP : Centre Intercommunal de Développement du Personnel[]
  2. Voir l’audition de Xavera IYAKAREMYE,  en visioconférence de BUFFALO (USA).[]
  3. FPR : Front Patriotique Rwandais[]
  4. Voir l’audition d’André SIBOMANA, ancien opérateur radio des services de renseignements. []
  5. document archivé sur francegenocidetutsi.org[]
  6. « Instructions visant le rétablissement de la sécurité dans le pays », document traduit du kinyarwanda archivé sur francegenocidetutsi.org[]
  7. Alison Des Forges le résume ainsi :
    « Bucyibaruta prit lui-même la liberté de développer le message transmis par le ministère de l’Intérieur. Son texte remplit sept pages alors que les instructions couvrent moins d’une page, il en est de même pour la version diffusée par le préfet de Butare. Plutôt que de lancer les habituels appels au maintien de l’ordre, il élabora ce qui semble être un réel plaidoyer bien argumenté pour mettre un terme aux violences, en insistant bien entendu sur les conséquences fâcheuses pour la population en général, plutôt que sur les pertes en vies humaines dans la communauté tutsi. »
    Alison Des Forges, Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH,  Éditions Karthala, 1999, p. 402[]
  8. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[]
  9. Radio Muhabura :  la radio du FPR (Front Patriotique Rwandais[]
  10. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[]
  11. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]

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