Procès de Laurent BUCYIBARUTA du lundi 4 juillet 2022. J 36

Journée consacrée aux intervention des parties civiles: Etienne NSANZIMANA pour l’association IBUKA, Alain GAUTHIER au nom du CPCR, association partie civile, Dafroza GAUTHIER, co-fondatrice du CPCR, elle-même partie civile. L’audition de Silas NSANZABAGANWA sera reprise en visioconférence du Rwanda. Il restait des questions à poser au témoin.  La journée se terminera par le début de l’interrogatoire de l’accusé.


 

Audition de monsieur Etienne NSANZIMANA, président d’IBUKA, association partie civile.

Je suis ici non pas pour plaider, car je n’en ai ni le talent ni le mandat aujourd’hui. Je viens représenter l’association IBUKA France dont je suis le président. Ibuka en français se traduit par «Souviens-toi ». Cette une association de droit français créée en 2002, nous sommes donc aujourd’hui dans notre 20ème année. Elle a pour mission de perpétuer la mémoire du génocide contre les Tutsi, la justice et le soutien aux rescapés du génocide. Les membres d’Ibuka dont les rescapés que j’ai l’honneur de représenter aujourd’hui, ayant moi-même survécu à ce génocide, tiennent beaucoup à la justice. L’intitulé de l’association est « IBUKA, Mémoire et Justice et soutien aux rescapés du génocide ». Nous aurions pu ne pas mettre le mot justice dans le titre car la justice devrait faire partie de la mémoire. Pour nous, le contraire du mot oubli n’est pas seulement mémoire mais aussi justice.

Ça fait des semaines que vous êtes instruits, que vous accumulez du savoir sur les évènements du Rwanda. Ces connaissances vont vous servir à prendre vos décisions mais vous aussi servir, pour ceux qui n’avaient pas encore d’armes assez fournies, pour comprendre le génocide. Le manque de justice contre ceux qui ont commis des massacres en 1959 a permis qu’il recommencent en 1962, puis en 1963. Cette impunité continue a permis les meurtres et la chasse aux Tutsi en 1973 et les massacres dans le pays en 1992, dans le Bugesera ou à Murambi de Byumba. Cela aide à comprendre pourquoi il a suffi qu’un avion tombe pour que nos voisins, parfois des personnes avec lesquelles ont avait partagé un match de foot ou un verre la veille, se regroupent et nous tuent et cela d’une façon systématique sans attendre que la machine de l’état vienne en renfort, sauf dans les lieux où la résistance était forte.

Personne ne vous fera le reproche de ne pas comprendre les sentiments des rescapés.

Monsieur le président, quand vous survivez à un génocide, lorsque vous avez fait l’objet d’un projet d’extermination, la perception et la position dans la société est déstructurée. Cela se fait dans la société et au niveau individuel. Quand vous survivez à un projet d’extermination, je l’ai constaté quand on fait des interventions dans des écoles, parfois avec des survivants de la shoah. Quand on arrive à mettre des mots sur les choses, tout en évitant de faire des comparaisons, on se surprend à trouver des similitudes frappantes. Les mots, le vocabulaire utilisé pendant le génocide, tout ce qui se passe après, la position dans l’espace public n’est plus la même. Un chien qui aboie, le son d’un sifflet, un outil du quotidien comme une machette, un coupe-coupe, n’est plus du tout perçu de la même façon, que vous soyez survivant d’un génocide ou pas. Vous êtes dans l’obligation de vous réinventer, d’imaginer une nouvelle vie.

Je fais une digression pour signaler que nous sommes aujourd’hui le 4 juillet, jour officiel de la fin du génocide au Rwanda, de la libération. Lorsque cette journée a lieu, les personnes se sentent revivre mais cette construction a été longue, monsieur le président, et continue aujourd’hui. Dans l’association, nous avons encore des personnes qui nous approchent avec des cas de traumatisme sérieux.

Il faut comprendre que des fosses communes continuent d’être découvertes au Rwanda. Certaines personnes qui sont soupçonnées d’avoir participé au génocide sont toujours en liberté ou en attente de jugement. 28 ans après, la plupart de ces personnes sont diminuées physiquement mais quand nous les croisons, nous les voyons au jour où elles étaient en pleine vigueur, où elles incarnaient la force et inspiraient la crainte. Des personnes plus âgées que moi pourront me compléter mais j’étais assez grand au moment du génocide, j’ai vu le chemin qui conduisait au génocide, lorsque je ne pouvais pas prétendre à aller dans une école publique, quand on ne pouvait pas aller voir la famille qui habitait à l’étranger, et qu’elle ne pouvait pas non plus venir sans craindre d’être arrêtée ou nous mettre en danger.  Le 7 avril 1994, quand l’avion du président HABYARIMANA tombe et que les appels au génocide à la radio deviennent plus explicites, je me souviens entendre mes parents dire:  » Ca y est, ça recommence ». Je pouvais dire « mais qu’est ce qui recommence ? pourquoi vous ne m’avez pas expliqué tout ça ? »  C’est très important pour nous de comprendre. Moi qui suis citoyen français comme beaucoup de membres de l’association, qui vivons ici et sommes des parents, mais qui maintenons des attaches au Rwanda, nous voulons nous assurer que jamais de la vie on n’aura à dire à nos enfants « ça y est, ça recommence. »

Je me permets de remercier beaucoup nos avocats ; des personnes d’autres associations qui se battent avec acharnement pour constituer des dossiers et amener des personnes devant la justice ; je remercie la justice française, même si c’est très compliqué de nous satisfaire entièrement. Je ne sais pas s’il y a une mission plus difficile que la vôtre de sentir que vous pouvez rendre justice mais que les personnes pour qui vous rendez justice ne seront jamais satisfaites. Vous ne voyez pas beaucoup de rescapés assister au procès. C’est très difficile pour eux d’entendre ces mots, les témoignages, les lectures que vous avez pu faire, ils vivent dedans depuis 28 ans. Les survivants du génocide n’ont pas besoin d’une date ; tous les jours, il suffit de sentir un parfum, d’entendre une musique, ça matérialise une personne qu’ils ont perdue.

Souvent lors des journées de commémoration, on demande une minute de silence. Pendant cette minute, comme on ne peut pas fermer les yeux et voir tous les membres de nos familles tués. On se focalise sur une seule personne, on la voit, elle nous accompagne pendant cette journée. Quand nous réclamons justice c’est souvent aussi à cette personne que l’on dédie ce travail symboliquement.

Je voulais juste dire, pour terminer, que la définition d’un génocide ne peut pas se résoudre pour nous à celle proposée par Lemkin en 1944. Parfois on pourrait le résumer par ces mots d’un rescapé : « ferme les yeux… ouvre les, voilà c’était ça », il n’y avait pas de mots, c’était des cris déchirants, des silences pesants, des odeurs tenaces, des pleurs d’enfants. Beaucoup de choses et aucune définition simpliste.

Question du président

Président : Vous avez dit être un rescapé. Est-ce que vous et votre famille ont des liens avec ce que nous avons à juger aujourd’hui ?

Témoin : Ma famille, que ce soit proche ou élargie, habitait à Kigali donc très éloigné de l’endroit où ça s’est passé.

Questions du juge assesseur

Juge : Un témoin portait un logo gris. Était-ce votre association ?

Témoin : Nous avons un emblème constitué avec le feu de la mémoire, ce n’est pas IBUKA France mais IBUKA Rwanda. Il arrive que des membres d’IBUKA ici le portent aussi.

 

Audition de monsieur Alain GAUTHIER, président du CPCR, membre fondateur du CPCR, association partie civile.

Église de Kibeho après le massacre du 14 avril 1994 (photo prise en 2002).

 

J’interviens en qualité de président du CPCR, mais aussi en famille de victime car la grande partie de la famille de mon épouse a été exterminée à Kibeho et dans d’autres parties du Rwanda.

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, je vais essayer de procéder de manière très chronologique. Mon histoire personnelle est très liée à celle du Rwanda.

Je me permets de commencer par une anecdote qui pour moi n’en est pas une. En 1962, j’ai 13 ans, je suis en classe de 5ème et un missionnaire des Pères blancs vient nous présenter un documentaire sur les martyrs de l’Ouganda. Je me surprends à la fin de cette présentation d‘écrire un petit mot au prêtre qui est là et lui dire je veux être comme vous. Il me calme et me dit qu’on se reverra dans quelques années. En 1968, je pars au sein de la société des Pères blancs à l’université de Strasbourg en faculté de théologie, Strasbourg étant une université nationale sous contrat, ce qui permet d’obtenir des diplômes nationaux.

A la fin de 1968, il est temps pour moi de penser au service militaire. J’avais toujours opté pour la coopération. On nous propose, on est 3, des postes d’enseignants au Rwanda. C’est un pays dont je n’ai jamais entendu parler. Nous voilà partis pour le Rwanda. Quand on arrive à Butare, là où l’évêque nous attend, un de nous est nommé à KABGAYI, à côté de Gitarama, un second au séminaire des ainés de CYANIKA et moi-même au petit séminaire de SAVE, sur la route de Kigali à Butare.

Je rencontre les équipes enseignantes déjà formées. Je me rends compte qu’il y a deux groupes distincts : d’un côté, les professeurs rwandais à la tête desquels il y a un vieux professeur de latin, Xaveri NAYIGIZIKI, un Hutu royaliste, qui m’apprend l’essentiel de ce que j’ai connu à l’époque sur le Rwanda et une communauté de Frères flamands, qui ont été chassés du Congo. Je me rends compte qu’il n’y a aucun contact entre ces groupes. J’apprendrai plus tard que j’ai été nommé pour faire le tampon entre ces communautés. Toutefois, les Frères flamands ne m’ont jamais invité dans leur communauté. Dans cette équipe, il y a aussi 3 professeurs, dont Madeleine RAFFIN. Je suis collègue de Madeleine RAFFIN pendant 2 ans.

Le 1er mai 1972, alors que j’appartiens à une équipe de football, on décide d’aller faire un match à BUJUMBURA et comme j’ai un problème avec mon passeport, c’est un commerçant grec qui me fait passer la frontière. On n’avait pas fait 10 km qu’il y a un premier barrage. La veille, il y avait eu un coup d’État au Burundi. Je me retrouve là, sans papier, contrôlé par les militaires. Par miracle, tout se passe bien. On se réfugie au grand séminaire. Au bout d’une semaine, les soldats burundais nous raccompagnent à la frontière, en passant par UVIRA, au Congo, puis en remontant par BUKAVU et CYANGUGU. Pendant ce court séjour, j’ai vu des camions de cadavres circuler dans la ville, j’avais 22 ans à l’époque.

En juillet 1972, je rentre en France mais j’ai décidé d’arrêter les études de théologie. Je décide de faire des études de Lettres. Je me retrouve à l’université de Nice, où j’avais quelques amis. L’année suivante, je rejoins Grenoble, mon université d’origine, étant originaire de l’Ardèche, et je termine mes études dans cette université.

En août 1974, le père Henri BLANCHARD, qui était à CYANIKA en 1963 pendant le « petit génocide », vient en vacances dans sa famille dans la Loire. Je l’avais très bien connu. Il me dit que quelqu’un que je connais passe chez lui. C’était une jeune rwandaise que j’avais connue. J’ai passé une semaine avec elle. C’est Dafroza, qui devient mon épouse en 1977.

En 1976, ayant terminé mes études, j’essaie de trouver un poste le plus près possible de la frontière belge, mon épouse étant réfugiée politique. Je trouve un poste de professeur de français dans un petit village de l’Aisne, à NOTRE-DAME DE LIESSE. En août 1977, on se marie. Nous aurons trois enfants entre 1980 et 1988. On mène la vie banale de toute famille, sans problème majeur.

En septembre 1980, je demande ma mutation et je trouve un poste de français à Reims. Rapidement, les religieuses qui dirigent le collège me demandent de devenir directeur. Je fais la formation et en 1983, je deviens le directeur du collège puis du lycée professionnel. JEANNE d’ARC.

Entre 1977 et 1989, on fait de nombreux voyages au Rwanda pour visiter notre famille, notamment la mère de mon épouse. On y passe au début tous les ans puis quand on a des enfants, moins régulièrement. En 1990, c’est l’attaque du FPR, nous ne pourrons plus retourner au Rwanda pour des raisons de sécurité.

En janvier 1993, c’est l’intervention de Jean CARBONARE qui alerte les politiques mais aussi les Français sur ce qui se passe au Rwanda[1]. Il faisait partie de la Commission d’enquête de la FIDH[2], celle dont nous a parlé maître Éric GILLET. Immédiatement, j’écris à François MITTERRAND pour lui demander ce que fait la France dans ce conflit. Je reçois une réponse de l’Élysée le 15 février, qui transmet mon courrier au ministère des affaires étrangères. Je reçois aussi début mars un courrier des Affaires étrangères qui me dit ce que fait la France, l’opération Noroît, que la France fait son possible pour apaiser les tensions.

Le 7 avril 1994, à mon réveil, j’apprend la nouvelle: l’avion du président HABYARIMANA a été abattu le veille. Je réveille mon épouse pour lui annoncer la nouvelle.

Le 8 avril, de mon bureau, j’appelle le Père BLANCHARD, alors curé de la paroisse de NYAMIRAMBO à KIGALI. J’apprends alors que la maman de DAFROZA a été assassinée dans la cour de la paroisse, dans la matinée. C’est la paroisse Charles LWANGA et ses Compagnons, martyrs de ’l’Ouganda, celle dont j’ai parlé au début de mon intervention. Rentré à la maison, j’annonce la nouvelle à ma famille réunie dans le salon. Notre fils EMMANUEL, 11 ans, n’aura qu’une parole: « Maman, je te vengerai. »

Pendant toute cette période, on se bat pendant 3 mois. J’écris une tribune pour dénoncer le génocide à tous les grands journaux. C’est le journal La Croix qui le publie assez rapidement. Début avril, nous apprenons l’arrivée de Mme HABYARIMANA en France. Je dénonce cet accueil. C’est le journal Libération qui reprend la nouvelle. Entre le 7 avril et le 4 juillet, c’est une angoisse, une lutte perpétuelle. Tous les jours, nous apprenons de nouvelles morts, nous avons beaucoup de contacts avec les réfugiés des Mille collines, j’ai même des contacts personnels avec la MINUAR. Nous signons des pétitions, des prises en charge pour les réfugiés. C’est une période très difficile pour nous. On organise à la mi-juin une manifestation à Reims pour dénoncer l’inertie de la communauté internationale. Le mot d’ordre est Rwanda : la honte.

Le 14 août, on accueille Jean-Paul et Pauline, 7 et 11 ans, deux enfants d’un cousin de mon épouse, qui ont été retrouvés dans un bus de la Croix rouge au Burundi. Ces deux jeunes neveux se trouvent là. On s’adresse au maire de Reims qui en parle à Alain JUPPÉ, qui a mis en route un fonctionnaire qui permet l’arrivée de ces enfants chez nous. On passe d’une famille de 3 à 5 enfants. Ils repartiront ensuite au Rwanda car leur papa a été retrouvé, ayant été caché par un voisin Hutu durant le génocide.

Nous ne retournons au Rwanda qu’à l’été 1996. On se trouve devant le vide. Beaucoup de gens de la famille de mon épouse ne sont plus là. Beaucoup d’amis ont été tués. Un certain nombre de mes élèves ont été tués aussi. Environ 80 personnes de la famille de mon épouse ont été exterminés dans la région de SOVU, près de BUTARE. On fait connaissance avec les nouveaux membres de la famille, anciens réfugiés au Congo, rentrés après le génocide. On commence à recueillir les premiers témoignages des rescapés. Une cousine rescapée de la Saint-Famille nous fait rencontrer des rescapés. On recueille les témoignages, mon épouse les traduira à son retour. On les remet à Me William Bourdon. On recommence l’année suivante, en 1997..

Au printemps 2001, le premier procès des « 4 de Butare » juge un ancien ministre, chef d’entreprise Alphonse HINGANIRO, un professeur d’université Vincent NTEZIMANA et deux religieuses, sœur Gertrude et sœur Kizito. On participe au procès le plus souvent possible, entendre ce qui se dit. A la fin du procès, nos amis qui avaient initié cette démarche nous demandent ce qu’on fait en France. Cette question nous interpelle et on essaie de regrouper des amis.

En novembre 2001, on crée le CPCR qui se donne deux objectifs : poursuivre en justice les personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide et qui vivent en France, en vertu de la loi sur la compétence universelle. Au début, c’est très difficile pour nous car il fallait absolument découvrir les personnes pour donner leur adresse. On déposait les plaintes au tribunal de grande instance de leur lieu de résidence. Ensuite, les dossiers seront regroupés à Paris. Le deuxième objectif est d’aider financièrement les rescapés.

On commence par se constituer partie civile dans 6 plaintes déjà existantes. La première personne est Wenceslas MUNYESHYAKA, prêtre de la Sainte-Famille. La deuxième personne est Sosthène MUNYEMANA, un médecin gynécologue de Butare, qui a toujours exercé son métier à l’hôpital de Villeneuve-sur Lot ; il vient d’être déféré devant la Cour d’assises. La troisième personne est Laurent SERUBUGA qui avait repris du service un peu avant le génocide. Nous finissons par le retrouver dans le nord de la France. On se constitue partie civile, on apporte toujours des éléments nouveaux pour réveiller les plaintes. La quatrième personne est M. Laurent BUCYIBARUTA, qui est venu habiter près de Troyes. Or, il se trouve que le premier juge d’instruction qui est nommé est le juge CRETON, qui est le fils de nos amis. Il entre en contact avec nous non pas pour évoquer l’affaire mais pour lui expliquer le contexte du génocide. Ensuite le dossier repart ailleurs. Cyprien KAYUMBA était à l’ambassade du Rwanda en France et était chargé de l’achat des armes. Nous avons retrouvé Fabien NERETSE à Angoulême ; il avait changé de nom et repris le nom de son père. J’ai réussi à retrouver son adresse, nous l’avons donnée à la justice mais comme il était déjà poursuivi en Belgique, il est extradé et condamné à 25 ans de prison en 2019.

Depuis 2001, nous avons déposé 31 plaintes. Elles ont toutes été suivies de l’ouverture d’une information judiciaire. Notre travail a toujours été pris très au sérieux par la justice française et les juges chargés des dossiers.

Jusqu’en 2018, le Parquet n’a jamais pris l’initiative des poursuites. Toutes les affaires ont été initiées par notre association. D’autres associations vont ensuite entrer dans le dossier et se constituer partie civile ; ce sont toutes les associations qui sont là aujourd’hui. Le parquet ouvrira une information judiciaire contre Thomas NTABADAHIGA, qui habite à Mulhouse. Nous nous constituerons partie civile dans cette nouvelle affaire[3].

On peut s’étonner que ces procès aient lieu en France. La seule et unique raison est que la Cour de cassation a, à plus de 42 reprises, refusé l’extradition des personnes demandée par le Rwanda. C’est une décision que nous contestons depuis toujours. Au début, c’était par manque de confiance envers la justice rwandaise, puis à cause de la peine de mort qui sera supprimée en 2007. Le seul argument avancé aujourd’hui est le principe de non-rétroactivité des peines, aucune peine n’étant prévue pour punir le génocide avant 1994. Nous ne partageons pas cette décision. La France a jugé Klaus BARBIE et autres génocidaires en s’appuyant sur de grandes conventions internationales.

Dès que nous le pouvons, on se constitue partie civile puis on dépose de nouvelles plaintes. Je vous donne quelques noms : Agathe KANZIGA HABYARIMANA, contre laquelle nous avons déposé plainte en 2007 et l’information judiciaire a été clôturée début 2022. Nos avocats ont déposé un dossier. C’est un dossier politico-judiciaire difficile. Pour l’instant, elle n’est que témoin assisté. Eugène RWAMUCYO est un médecin de Butare qui a été déféré devant la cour d’assises mais il n’a pas encore épuisé tous ces recours. Dominique NTAWUKURIRYAYO, sous-préfet, a été retrouvé à Carcassonne mais on nous a fait savoir qu’il n’a pas été trouvé à l’adresse qu’on avait donné puis il est trouvé à cette adresse un an plus tard. C’était un grand ami de Madeleine RAFFIN, ils avaient une association Futurs génies. Il était aussi cousin de l’archevêque de Kigali, évêque de CYANGUGU pendant le génocide. Il est, tout comme Laurent BUCYIBARUTA, demandé par le TPIR qui renonce à l’extradition pour Laurent BUCYIBARUTA et l’abbé mais juge et condamne NTAWUKURIRYAYO. Un autre médecin, Charles TWAGIRA, a été trouvé à l’hôpital de Rouen. Il perd son travail, en retrouve, le reperd, en retrouve et le perd pour la 3ème fois. Enfin, Philippe HATEGEKIMANA, naturalisé sous le nom de Philippe MANIER, sera jugé en cour d’assises du 9 mai au 30 juin 2023[4]. Il était gendarme de NYANZA, dans la région de Butare. On nous avait signalé sa présence à Mordelles, une petite ville à une trentaine de kilomètres de Rennes. Il a décidé de rendre visite à sa fille au Cameroun et a oublié de rentrer. La police a surveillé sa femme et quand elle est partie le rejoindre, il a été extradé, une fois arrêté à l’aéroport. C’est le seul génocidaire détenu en France.

Dans toute cette période, il y a trois ans d’interruption de relations diplomatiques entre le Rwanda et la France. Le rapport du juge BRUGUIERE, qui n’a jamais mis les pieds au Rwanda, accusait nommément neuf personnalités proches du Président KAGAME d’être responsables de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA. Un nouveau rapport, celui des juges TREVIDIC et POUX, démontre que les tirs de missiles qui ont abattu l’avion sont partis du camp KANOMBE et ce serait les extrémistes Hutu qui ont abattu l’avion. Fabien SINGAYE, fils d’un grand commerçant de GISENYI naturalisé sous le nom de SEGUIN, était le traducteur du juge. Ce Fabien SINGAYE était un proche de madame HABYARIMANA et de capitaine BARRIL de sinistre mémoire.

En janvier 2012, le Pôle crimes contre l’humanité est créé au TGI de Paris. Ayant été consultés avant la création de ce nouvel organisme, nous avons pu noter une amélioration dans le traitement des dossiers: plus de moyens, plus de juges, plus de gendarmes enquêteurs. Mais le retard pris pour traiter ces affaires ne se rattrapera jamais.

Notre méthode de travail.

On apprend la présence en France d’une personne soupçonnée d’avoir participé au génocide des Tutsi de différentes manières: lettres anonymes, écoute des médias, séjours au Rwanda… Nous nous rendons alors sur les lieux des crimes pour tenter de retrouver des témoins. Dans le dossier de monsieur NGENZI, par exemple, J’ai retrouvé le nom de son prédécesseur, Tito BARAHIRA, en faisant des recherches dans les archives des Gacaca[5] de KABARONDO. Après des mois d’investigations, nous avons retrouvé ce dernier à Toulouse.  Au début, on partait seuls avec mon épouse, à la recherche de témoins. Ce sont des rescapés, mais ils ne sont pas toujours les mieux placés pour témoigner car ils se cachaient, ou des prisonniers, qui avaient bénéficié d’une liberté anticipée ou qu’on va voir en prison. C’est la collecte de témoignages que nous faisons systématiquement. Si les témoignages sont recueillis en kinyarwanda, mon épouse les traduit. On les remet à nos avocats, qui sont chargés de rédiger la plainte et la remettre aux juges du Pôle crimes contre l’humanité. Toutes les plaintes que l’on a déposées ont été suivies de l’ouverture d’une information judiciaire. Cinq non-lieux ont été prononcés, les juges d’instruction ayant estimé ne pas avoir suffisamment d’éléments pour pouvoir les déférer devant la cour d’assises. Deux personnes sont décédées avant d’avoir pu être jugées.

Les résultats de notre travail.

Les résultats que l’on a obtenus jusqu’à maintenant : la condamnation en 2014 et 2016 de Pascal SIMBIKANGWA. En 2016 et 2018, ce fut la condamnation à perpétuité pour Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA, deux bourgmestres, détenus dans une prison française. Le dernier procès, qui a lieu ici entre novembre et décembre 2021, a permis de condamner Claude MUHAYIMANA, un Interahamwe,  à 14 ans de prison: il a fait appel mais, aux dernières nouvelles, il reste incarcéré

Nous sommes toujours en enquête actuellement ; nous avons déposé une nouvelle plainte contre un ancien député l’an dernier. Une information judiciaire a aussitôt été ouverte.

Nous faisons aussi de nombreuses interventions dans des écoles, collèges et universités. On intervient aussi au mémorial de la Shoah. On insiste beaucoup sur l’éducation, sur l’information. Nous essayons aussi, quand nous le pouvons, d’aider financièrement des rescapés.

Pour conclure, depuis 28 ans, nous sommes engagés dans ce combat pour la justice. Ça nous a pris toute notre existence, nous n’avons pas passé un seul jour sans parler du génocide. Ça nous a coupé de nos amis. Ça a pris sur du temps qu’on pouvait passer en famille.

Nous ne cessons de dénoncer les lenteurs de la justice et les freins politiques. Il suffit de ne pas donner à la justice les moyens de fonctionner pour l’empêcher de fonctionner. Ce qui nous choque aussi est le silence des médias. Les grands médias sont très souvent absents. Nous avons été relayés par quelques journaux, quelques quotidiens, le Monde, Fr3 Grand-Ouest, Libération et l’AFP. Depuis le début, les procès pour génocide ne sont pas relayés correctement. Selon le directeur d’une radio nationale bien connue, « cela n’intéresse pas les Français« . Comment seraient-ils intéressés si personne ne leur en parlent?

Nous travaillons « sans haine ni vengeance » selon le mot de Simon WISENTHAL, un chasseur de nazis. Quand on va sur le site de notre association,  cette expression est inscrite sur le bandeau. La haine ne ronge que ceux qui la nourrissent en eux ; elle rate aussi sa cible. Je peux vous assurer que c’est ainsi que nous travaillons. Nous n’éprouvons aucune haine à l’égard de ceux que nous poursuivons en justice.

On nous met parfois des bâtons dans les roues : insultes, menaces. On a déjà vu des gens rôder autour de chez nous. Ce sont les familles des accusés. On est parfois aussi trainés devant la justice. Actuellement. deux plaintes ont été déposées à mon encontre, une du docteur Charles TWAGIRA et une autre d’un de leurs amis, Jean-Marie NDAGIJIMANA. C’est la vie que nous menons depuis bientôt trente ans.

Pour terminer, je remercie nos avocats, Domitille PHILIPPART et Simon FOREMAN, qui nous suivent dans ce dossier et qui nous ont déjà assistés dans d’autres affaires. Je remercie aussi nos amis, nos familles, que ce soit en France ou au Rwanda. Je remercie les membres du CPCR. Si nous pouvons déposer ces plaintes, c’est parce que nous appartenons à cette association. Je remercie tous ceux qui, à leur niveau, nous aident à poursuivre cette lutte. Je remercie Mathilde, une jeune stagiaire qui prend des notes pour les comptes-rendus quotidiens aidée, ces derniers jours, par Fanny, ainsi que Jacques BIGOT qui s’occupe de la mise en page et de la gestion de notre site internet. Je remercie aussi Les amis du CPCR à KIGALI, qui œuvrent au sein de l’ACPCR, avec Ezéchias RWABUHIHI comme président  Je ne peux pas ne pas remercier mon épouse: 45 ans de vie commune, dont 30 consacrés au Rwanda pour la justice. Ça donne à notre couple un statut un petit peu particulier. Nous continuerons ce combat aussi longtemps que nous pourrons. Toujours sans haine ni vengeance.

Je vous remercie.

Questions du juge assesseur

Juge : Vous avez dit que vous contestiez le principe de non-rétroactivité des peines. S’agit-il du principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus douce que vous visez, qui est un principe à valeur constitutionnelle en France depuis 1789 ? A Nuremberg, personne n’a été condamné pour génocide pour cette raison.

Alain GAUTHIER : Je ne suis pas un spécialiste de droit. Mes connaissances sont celles que nous avons acquises au fil du temps.  A Nuremberg, ils n’ont pas été condamnés pour génocide, de même que les quatre de BUTARE à BRUXELLES, mais condamnés pour crimes contre l’humanité. Nous estimons qu’on aurait dû extrader vers le Rwanda les personnes visées par un mandat d’arrêt international. Comme la plupart des pays le font aujourd’hui. Un professeur de droit international de Limoges, monsieur Damien ROETS, a publié un long article pour contester la jurisprudence de la Cour de cassation [6].

Président : Pour préciser, le droit rwandais de 1994 ne prévoyait pas spécifiquement de condamnations pour génocide et crimes contre l’humanité. Ce n’est pas forcément un principe de non-rétroactivité des peines.

Questions de la défense

Me BIJU-DUVAL : Votre association CPCR s’est constituée partie civile le 21 mai 2004. A l’occasion de cette constitution de partie civile (D106 et suivants), un certain nombre de pièces sont jointes : (…) ; tous ces PV sont accompagnés d’une traduction en français (D128) réalisée par Jean-Damascène BIZIMANA.

Alain GAUTHIER: Oui je confirme. À l’époque, il était vice-président de notre association.

Me BIJU-DUVAL: Quelles étaient ces fonctions à l’époque ?

Alain GAUTHIER: Il était étudiant à Toulouse.

 Me BIJU-DUVAL : Pouvez-vous nous rappeler la date ?

Alain GAUTHIER : Novembre 2001.

Me BIJU-DUVAL : Ce sont des PV qui viennent de procédures judiciaires rwandaises. De quelle manière ces PV sont-ils parvenus entre les mains de votre association ?

Alain GAUTHIER: On nous pose la question à chaque procès. Ça peut paraitre étonnant qu’on puisse obtenir de la part de la justice rwandaise des documents mais dans la mesure où les personnes que l’on poursuit en justice ne sont pas au Rwanda, que le Rwanda ne pourra jamais les juger, il nous arrivait de travailler en lien avec le parquet général de Kigali. On nous a déjà fait remarquer que ça ne serait pas possible en France.

Me BIJU-DUVAL : A l’époque, il était vice-président.

Alain GAUTHIER : Oui mais ça n’a pas duré longtemps car on a eu des différends assez rapidement.

Me BIJU-DUVAL : Peut-on en savoir plus ?

Alain GAUTHIER : Non, ce sont des différends de méthodes de travail. Il a rapidement présenté sa démission.

Me BIJU-DUVAL : Les PV vous sont parvenus par son intermédiaire ?

Alain GAUTHIER : Non car c’est nous qui nous rendions le plus régulièrement au Rwanda.

Me BIJU-DUVAL : Vous nous avez parlé de Madeleine RAFFIN. C’est une occasion de souligner la longueur de la procédure qui nous empêche de l’écouter.

Alain GAUTHIER: Madeleine RAFFIN, depuis son expulsion du Rwanda, est toujours restée proche des personnes que nous poursuivons en justice, proche notamment de Dominique NTAWUKURIRYAYO. A Toulouse, elle l’avait rejoint au sein d’une association, « Futurs Génies », qui avait pour objectif d’aider de jeunes enfants du Rwanda. L’ancien archevêque de KIGALI, son cousin, évêque de CYANGUGU en 1994, faisait aussi partie de cette association.

Maître BIJU-DUVAL laisse entendre que j’aurais fait des sous-entendus concernant madame RAFFIN. Il ne me donnera pas l’occasion de m’expliquer, s’étant immédiatement assis pour renoncer à me questionner. J’aurais aimé que monsieur le président me demande de poursuivre. J’aurais pu en dire un peu plus sur l’engagement de Madeleine RAFFIN auprès de ses amis à Toulouse.  Ce ne sera pas le cas. On en restera là.

 

Audition de madame Dafroza MUKARUMONGI GAUTHIER, partie civile, membre fondateur du CPCR.

Je suis née au Rwanda, le 04/08/1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une famille d’éleveurs Tutsi. Une partie du berceau familial de mon père habitait la région de Nyaruguru, le sud de la préfecture de GIKONGORO. Ma grande famille, celle de mes oncles et tantes habitait sur les quelques collines qui vous sont devenues familières. Mes parents habitaient la colline de Rwamiko où ils étaient arrivés peu de temps avant ma naissance, deux ou trois ans je crois . Nous occupions une partie de la colline avec un cousin, RUHINGUBUGI Théotime, fils aîné de ma tante paternelle, Anastasia MUKACYAKA, et de Ngenzi Hubert. Ils habitaient à Runyinya, au lieu-dit « MUHORA », non loin de RWAMIKO. D’autres oncles, tantes, et cousins habitaient à RAMBA – Mata – UWARURAYI/SINAYI – Mubuga – NDAGO, NYARWUMBA et MUNINI… Ils étaient nombreux, certaines de mes tantes s’étaient mariées aussi dans la région.

Chez mes parents, j’étais la dernière de la famille et je crois même que j’étais la plus jeune de chez mes cousins-cousines puisque il y avait une très grande différence d’âge entre les aînés et les plus jeunes chez mes oncles et tantes. Certains de mes petits cousins étaient plus âgés que moi. Par exemple, chez mon cousin RUHINGUBUGI, notre voisin, son fils aîné était plus âgé que moi…

Les souvenirs de ma petite enfance à Rwamiko et dans le Nyaruguru sont ceux d’une vie de petite fille, joyeuse et insouciante… une mémoire parcellaire, avec des souvenirs parfois flous et d’autres bien précis.

Je me souviens de nos jeux d’enfants avec mes cousins et cousines : des parties de cache-cache dans une bananeraie abondante de notre voisin PETERO, où notre mère nous interdisait d’aller puisqu’il pouvait y avoir des serpents, mais on y allait quand même en cachette…

Je me souviens d’un jeu qui ressemblait à la marelle et qui réunissait beaucoup d’enfant du quartier. Nous étions couverts de poussière et on se faisait bien gronder en rentrant. Il m’arrive parfois de sentir cette odeur de poussière lorsque je repense à cette enfance lointaine.
Nous n’avions pas de jouets, on se les fabriquait, sauf des jeux de billes, des toupies et des cordes à sauter. Je me souviens des courses de relai où l’on organisait des sortes de compétions avec les enfants du quartier sur le grand terrain de foot qui était derrière la propriété de mon cousin RUHINGUBUGI; il était footballer professionnel.

Je me souviens surtout de ces odeurs de nourriture de ma mère et qui me remontent parfois dans mes moments de spleen.

Je me souviens aussi de ces chamailleries avec mes cousins pour avoir cette espèce de galette qui n’était autre que du riz cuit et brûlé au fond de la casserole que l’on mangeait comme un biscuit.

Je me souviens de ces odeurs de fruits de chez nous que je ne retrouve nulle part ailleurs, et que l’on cueillait et mangions sous les arbres : amapera, amatunda, ibinyomoro, de petites framboises sauvages, des cœurs de bœuf et d’autres espèces encore !

Je me souviens du petit chemin bordé de ronces que l’on prenait en cachette pour aller chez MUKAGATARE, une vieille dame voisine qui nous adorait. Elle nous offrait du jus de bananes pressées avant de le faire fermenter pour sa fabrique de vin de bananes.

Notre mère n’aimait pas qu’on mange à l’extérieur. Je crois qu’elle n’avait pas confiance. Etant de la région de Butare, elle s’est toujours méfiée de ces montagnards brutaux d’une autre mentalité, disait-elle. Mes parents habitaient Rwamiko depuis peu.

Je me souviens du miel cueilli brut et stocké dans de petites cruches en terre à goulot très étroit, de chez ma tante, que l’on subtilisait avec nos petites mains quand on était enfant.
Je me souviens des ces veillées «  ibitaramo » autour du feu le soir où des chants pastoraux s’alliaient à des danses traditionnelles, avec des Contes, imigani, et des devinettes , ibisakuzo.

Je me souviens de cette communauté de Batwa, potiers de tradition, qui habitaient en contre-bas de la colline de Rwamiko et qui était des danseurs hors pairs. Ils venaient nous apprendre à danser et restaient parfois à la veillée avec nous autour du feu, à la maison en famille.

Je me souviens des dimanches, où on se levait tôt pour nous préparer et partir à la messe à Kibeho. Il fallait vérifier la veille que nos petites robes blanches et nos sandales du dimanche étaient bien apprêtées.

J’ai été baptisée à l’église de Kibeho deux semaines après ma naissance, j’y ai fait ma Première communion, J’y été confirmée à 10 ans, en 1964, dans la même église par Mgr GAHAMANYI qui était alors jeune évêque.

Dans notre famille il y avait beaucoup de religieux et de religieuses et Kibeho était surnommée déjà la « Terre sainte » avant même les apparitions datant des années 80 .
Nos grandes familles se visitaient et avaient l’air de bien s’entendre. Elles aimaient se retrouver autour de la dote (les mariages traditionnels) ou d’autres événements festifs – ou douloureux comme les enterrements.

Mais ce bonheur de l’enfance fut éphémère car, très vite et très tôt, la violence s’est invitée dans nos familles, en cette fin d’année 59 début 60.

Je me souviens de ce moment où mon père est venu annoncer la mort du Roi MUTARA III RUDAHIGWA. C’était la stupeur à la maison, les adultes étaient bouleversés, ma mère catastrophée s’essuyant discrètement les yeux… Mais ce n’est que plus tard que je comprendrai la portée de cet événement.

Notre colline de Rwamiko était sous tension jusqu’à l’assassinat de notre instituteur, LUDOVIKO, il sera décapité à la hache. On apprendra cela plus tard . Il était très aimé sur notre colline. Je vois ma mère prise de panique, lorsqu’un voisin vient lui souffler quelque chose à l’oreille, je la vois rassembler quelques petites affaires dans des malles. Je comprends avec mes yeux d’enfant que la situation n’est pas normale. Mes cousins arrivent en début de soirée et nous partons chez mon oncle et ma tante Ngenzi à Runyinya. Un premier regroupement familial commençait.
Dès le lendemain, notre maison a été brûlée, nos biens pillés, je ne suis jamais retournée à Rwamiko. Nous avons échappé à la mort une première fois. Une grande période d’errance commençait pour nous et pour nos familles…

C’est alors que Rwamiko va s’embraser avec son lot de morts, elle va être la première colline dans cette vague de violence et de chasse aux Tutsi. On tue avec la même cruauté que plus tard en 1963 et en 1994. Les Tutsi sont tués à la machette et au gourdin, brûlés dans leur maison, enterrés vivants ou jetés et noyés dans la rivière Mwogo ou Akavuguto dès qu’ils essayaient de s’enfuir… À Rwamiko, on tue indistinctement les enfants et les vieillards déjà, ce qui n’était pas courant à cette époque où les adultes masculins étaient plutôt la cible, sauf dans le BUFUNDU voisin. À RWAMIKO, il se disait que la mauvaise atmosphère provenait du BUFUNDU et traversait la rivière Mwogo pour atteindre Rwamiko. Le BUFUNDU est la région nord de la préfecture de Gikongoro, séparée de la région de Nyaruguru par les montagnes appelées« IBISI ».
Dès la mort du Roi, nos familles ont été menacées surtout ceux qui travaillaient dans l’administration coloniale. Certains de mes oncles ont fui le pays à cette époque, d’autres ont été jetés en prison, d’autres assassinés.

Ainsi, mon frère aîné, François SEBATASI, qui était grand séminariste à Nyakibanda près de Butare, a fui le pays à ce moment-là. Mon cousin RUHHINGUBUGI avec ses deux frères, NKURANGO et RWAGITINGWA, et une de ses sœurs, Domina, ont fui en 1961 aussi au Burundi. Je ne les ai plus jamais revus. Certains de leurs enfants sont rentrés au Rwanda après le génocide.
L’année 1963 fut une année meurtrière et sanguinaire dans la préfecture de Gikongoro. On parle de 20 000 morts. Bertrand RUSSELL, mathématicien et philosophe anglais, parle du « petit génocide » de Gikongoro dans le journal Le Monde daté du 6 février 1964 :

« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des juifs par les Nazis »

À 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma sœur, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Nous avons échappé à la mort une deuxième fois. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclats et où les églises sont devenues des lieux d’exécution. Kibeho n’échappe pas à cette règle, elle a englouti des milliers de Tutsi de la région, elle a emporté nos êtres si chers, le 14 avril 1994…

A la suite de ces massacres de 1963, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déplacés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. C’était à l’époque une région habitée de bêtes sauvages, une région inhospitalière, sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins.
Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Le génocide les a emportés en masse. Les survivants se comptent sur les doigts d’une main.

Nous avons été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays.

Nous étions des citoyens de seconde zone, nous Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ». Nous étions des étrangers chez nous.

Je suis allée en pension très jeune, de la 3ème à la 6ème primaire, chez les religieuses « BENEBIKIRA » à Kibeho, avec d’autres enfants Tutsi, dont ma cousine Emma. Notre grande cousine, sœur Victorine, était dans ce couvent et veillait sur nous ! Nos parents nous avaient mis à l’abri, pensaient-il. Le couvent des sœurs a été agrandi pour le pensionnat de l’Ecole des Lettres dont il a été question devant cette cour d’assises. De mon époque, il n’y avait que les écoles primaires ; l’école des garçons en haut devant l’église et l’école ds filles plus bas, devant le couvent des sœurs.

Plus tard, après mes années de collège à Save, à 10 km de Butare, quand j’entre au Lycée Notre-Dame à Kigali à environ 130 km, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la rivière Nyabarongo, au pied du mont Kigali, nous devions descendre du bus pour présenter nos papiers. Tous les Tutsi subissaient le même sort. Nous étions contrôlés au faciès. Cette opération pouvait prendre quelques heures, nous étions humiliés souvent , et ces souvenirs restent gravés dans nos cœurs et nos mémoires.

Nous avons grandi dans cette ambiance de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous !… Enfant, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, et vivre caché !

J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’Etat. C’était la période des quotas.

C’est début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi après la période des pogroms de cette époque. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique, et autres emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.

J’entends encore notre mère nous dire, en ce début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard. Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité… Je me souviens de ces moments si tristes, si déchirants… à la nuit tombée, où il fallait partir très vite, sans se retourner !…

Après notre départ, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune, un certain J.B KAGABO, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !

Je vous épargne le récit de ce périple en pleine nuit à travers les marais de la KANYARU, le fleuve qui sépare le Rwanda et le Burundi. Une traversée interminable en deux jours, à travers les papyrus, où le groupe de nos amis de Butare, nous ayant précédés, n’aura pas cette chance : ils ont été sauvagement assassinés par les passeurs, ces piroguiers qui voulaient prendre leur maigre butin. Nous avons eu de la chance, et nous avons pu regagner le nord du BURUNDI, près de Kirundo, au bord de l’épuisement, mais sans trop de dégâts. Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars, nous avons vu la mort de très près. Nos corps en portent encore les stigmates. Nous avons échappé une troisième fois à la mort  avec ma sœur .

Un camps du HCR nous attendait à Kirundo, avec ses bâches bleues, comme seul abri de fortune. Vivre un exil forcé est une expérience qui forge le reste de votre vie.

Après quelques jours, nous avons pu regagner Bujumbura. Je ne resterai à Bujumbura que six mois et j’ai rejoint mon grand frère François à Bruxelles où j’ai pu poursuivre mes études.

Nous nous sommes mariés en 1977 et je suis venue habiter la France.

De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les quelques familles qui s’y trouvaient encore.

Notre dernier voyage en famille, à Butare, date de l’été 1989, notre plus jeune, Sarah, avait un an. Au cours de cet été 89, nous avons profité de ces vacances à Butare pour visiter nos familles réfugiées au Burundi. Je me souviens encore de cet incident où lorsqu’on arrive à la KANYARU, au poste frontière avec le BURUNDI, la police des frontières rwandaises va nous arrêter. Elle va laisser passer tous les véhicules, sauf le nôtre. Ils nous ont fait attendre une journée entière, avec nos jeunes enfants ! Nous avions des papiers en règle, des passeports en règle, tout était en ordre, mais ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans explication, j’étais révoltée !

La guerre éclata le 1er octobre 90 et nous ne pouvions plus voyager et visiter ma mère.
Les nouvelles du pays nous arrivaient de différentes sources, notamment par les rapports des ONG qui ont été évoqué dans cette Cour d’assises. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le Front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’homme sur place, comme Fidèle KANYABUGOYI et Ignace RUHATANA, membres fondateurs de l’association KANYARWANDA. Ignace sera assassiné au petit matin du 7 avril et Fidèle le 11 avril 94, la quasi-totalité des membres de Kanyarwanda subiront le même sort.

En cette fin février 1994, je pars seule au Rwanda voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse St-André. Mes cousins avaient une pharmacie. Canisius et Geneviève, avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 80 lorsque le président Habyarimana a incité les réfugiés Tutsi à revenir pour reconstruire le pays. Certains de nos amis et membres de nos familles sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Les survivants de cette époque se comptent sur les doigts d’une main.

Je me rends donc au pays, en cette fin février 94, ce fut « un voyage cauchemardesque » ! J’arrive à Kigali le jour du meeting du MDR qui avait lieu au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade, c’était des bagarres entre milices de la CDR, du MRND, du MDR, et du PSD, mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les bouc-émissaires de toujours ! C’est une période où la RTLM était à l’œuvre, et où elle diffusait nuit et toujours ses messages de haine, et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.

A Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre motif si ce n’est être des complices du FPR !

Dans la nuit du 21 février 1994, le ministre des travaux publiques, Félicien GATABAZI, président du PSD, est assassiné. Il était originaire de Butare. On a évoqué cet assassinat dans cette cour d’Assises. En représailles, les partisans de GATABAZI ont assassiné BUCYANA Martin, le leader de la CDR, le parti des extrémistes. Il a été lynché à MBAZI, la colline avant Butare, alors qu’il partait pour CYANGUGU d’où il était originaire. Très rapidement, certains quartiers de Kigali étaient quadrillés et attaqués. Je pense au quartier de GIKONDO où habitait BUCYANA , mais aussi nos familles comme celle de ma tante PASCASIA, ses enfants et petits enfants…ils ont subi des représailles ainsi que d’autres Tutsi du même quartier. Les Interahamwe de GIKONDO étaient réputés pour leur cruauté. En ce mois de février, les Tutsi de Kigali ont de nouveau fui dans les églises et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs , comme au Centre Christus le couvent des jésuites à Remera. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif. A Gikongoro les témoins comme Immaculée MUKAMANA, nous ont parlé des menaces, des intimidations qu’ils ont subi suite lynchage de BUCYANA des listes de Tutsi ciblés, qui ont dû quitter leur maison, comme son frère commerçant, de peur d’être tué.

J’évoque cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire ex filtrer ma famille, surtout les plus exposés, comme mon cousin Canisius, pour qu’ils puissent quitter Kigali ! Mais il était déjà trop tard. Moi, comme d’autres, nous avons échoué car Kigali était bouclée par toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi. La tension était à son maximum.

Tous les jours on subissait des provocations de miliciens avec des projectiles sur le toit de la maison.

Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons. On ne sait jamais, disait-elle, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne. Comme si cela pouvait dissuader les violeurs .
L’insécurité était totale dans le quartier de St-André et ailleurs dans Kigali. Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il faut partir le plus vite possible, comme en 1973… «  Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps » ! Elle ne se faisait plus d’illusion. Par l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour. Je venais d’échapper à la mort pour la 4ème fois.

Moi, j’ai pu sauvé ma peau, mais pas eux !

Avant de quitter le pays j’ai appelé ma famille de Butare et leur ai conseiller de fuir le plus vite possible. Dans leur naïveté, ils m’ont répondu que ce sont des histoires des politiciens de Kigali et que Butare était calme. Le génocide les a emportés en masse fin avril 1994.

Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais. Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques. Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse St-André pendant la semaine qui a suivi mon retour.

Alain, se met à alerter de nouveau : il écrit à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert ! Il ne sera pas entendu à l’image de l’appel de Jean Carbonare sur France 2 après le massacre des BAGOGWE[1].

Le 6 Avril 1994,  je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président Habyarimana. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison pour aller au travail, je reçois un coup de fil d’une amie compatriote, journaliste à RFI, Madeleine MUKAKABANO, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali et de la famille RUGAMBA Cyprien, un historien, ami de la famille. Nous avons perdu beaucoup d’amis prêtres, au centre Christus, ma cousine Supera et Christine BURASA, ma petite cousine en font parties. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre. Je connaissais Agathe, jeune, nous étions sur les mêmes bancs au lycée notre Dame-de-Cîteaux et elle était de la région de Butare comme moi, on prenait le même bus pour aller au Lycée.

Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine d’extermination était cette-fois ci en marche. Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure de la concession. Ils devaient être autour d’une douzaine ou peut-être 14 car il y avait des amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation dans Kigali. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles LWANGA, en face, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent. D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 avril ainsi que la nuit dans l’église.

Le 8 Avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir. Presque le même scénario qu’à l’église de Kibeho et partout ailleurs dans le pays.

Ma mère, Suzana MUKAMUSONI, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied des escaliers. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés, ils ne sont pas les seuls, d’autres victimes jonchent la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, la femme d’un cousin, un des occupants de la maison . Elle sera évacuée par la croix rouge sur Kabgayi près de Gitarama. Elle est la seule survivante sur les 14 occupants de la maison.

Nous apprendrons que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri. Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour- là, mes deux cousins en font partie.

C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a pu avoir au téléphone un des prêtres de la paroisse. Et, c’est le Père Henry BLANCHARD, qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle ; je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.

Mes cousins seront tués plus tard. Canisius KAGAMBAGE sera fusillé à Nyamirambo, chez les frères Joséphites, où il avait réussi à se cacher, le 6 juin 1994 avec environ 70 autres Tutsi dont 5 frères Joséphites. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon. Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, à quatre jours d’intervalle, avec la centaine de réfugiés de la paroisse St-André. Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont une centaines d’enfants. Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, comme à Kibeho, à Murambi et ailleurs. Les miliciens y ont mis des pneus et de l’essence et les ont brûlés. Et lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires. Nous avons même été privés de leurs dépouilles.

Dans cette Cour d’assises, vous avez écouté des rescapés qui cherchent à savoir où se trouvent les restes de leur famille. Difficile d’entamer un travail de deuil…

Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, où nous avons dû partir précipitamment, Alain et moi, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse St-André. D’après certains récits, le corps de ma mère pouvait se trouver là. Nous retournons à Kigali, tous les deux, sans nos enfants, nous y étions pour les commémorations quelques semaines auparavant.

L’ouverture de cette fosse commune s’est faite en présence des familles venus de partout et quelques rescapés de Nyamirambo.

Ce sont des moments difficiles. Difficile de contenir ses émotions. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir, où chacun pense reconnaître le sien. On va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure… des odeurs qui ne vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans le cerveau.

De cette fosse commune de la paroisse St-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés ; il s’agit d’un jeune basketteur de 20 ans, Emmanuel, je crois, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaître, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14, il semblait dormir d’un sommeil profond , la tête enfoncée dans ce sol rouge sableux de la paroisse. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de 7 ans, identifié par son cousin, grâce à ses habits.

Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés à Reims pour les montrer à nos enfants.

En 1994, au Rwanda , les Tutsi n’ont pas été enterrés, ils ne sont pas morts sereinement, ni paisiblement, ils sont morts dans des souffrances atroces, affamés, assoiffés, humiliés, décapités, brulés vif, chassés et tués comme des gibiers, leurs corps dépecés ont été jetés à moitié vivant ou à moitié morts dans des énormes trous, dans des latrines, dans des rivières, des corps mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces. Leur corps ont été profanés et niés. Souvenez- vous de ce témoin traumatisé pour avoir vu les cadavres de ses parents dénudés, souvenez-vous d’Innocent M. choqué lorsqu’il tombe sur les cadavres de Kasile et de Marta, dénudés, dans cette cour de l’église de Kibeho. Kasile et Marta ont enseigné des générations d’écoliers de Kibeho.  Moi-même j’ai eu Kasile comme enseignant, en 6ème primaire, il était jeune instituteur. Toute la famille a été décimée. Ils avaient 7 enfants. Aucun survivant.

Les Tutsi de Kibeho, les Tutsi de Murambi, de Cyanika, les Tutsi de Kaduha, les élèves de Marie Merci, les prisonniers de Gikongoro, les prêtres, et partout ailleurs sur les collines, ont tous subi le même sort !

Tous ces lieux martyrs, tout ce sang versé, le sang des innocents ils n’avaient commis d’autre crime que d’être nés Tutsi.

Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Nous avons écouté Hildegarde KABAGWIRA qui s’est évanouie en visitant la salle où est exposé le corps des enfants à Murambi. Elle n’y est jamais retournée.

Personne ne peut sortir indemne de MURAMBI !

Je pense à toutes nos familles complètement disparues, à Rose MUKAKAYIRANGA ma cousine, nous avions le même âge, et son mari MUHIRE Védaste et leurs quatre enfants . Je pense à sa petite sœur Agathe, son mari Louis GAKUBA, avec leurs 4 enfants. Vénuste NKUSI, sa femme et leurs 4 enfants. Et encore MUTARABAYIRE Philibert, sa femme et leur 5 enfants, tous englouti par l’église de Kibeho ou de Cyahinda, ils fuyaient vers le Burundi.

Difficile d’imaginer que de toutes ce vies qui ne demandaient qu’à vivre il ne reste rien !…
Nos cœurs restent leurs seuls tombeaux.

Du côté de ma mère, dans la région de Butare, aucun survivant retrouvé à ce jour! Des familles entières disparues à jamais, vous en avez entendu parlé dans cette cour d’assises par les survivants-rescapés.

Le génocide c’est le mal absolu, le mal dont ont ne guérit jamais.

Après le génocide pourtant, une seconde vie commence. Une vie bancale, à la recherche d’un nouvel équilibre. Une vie chaotique parfois, une vie en survie. Cette vie peuplée de souvenirs et de souvenances, elle est celle d’une « mémoire trouée». Celle que le génocide nous a laissé en héritage, elle est celle de l’ « abîme et du néant », celle d’un silence assourdissant. Notre première vie s’est arrêté brutalement, un jeudi 7 avril 1994. Notre statut a changé avec cet héritage. Nous vivons dans un monde à part, un monde parallèle, comme tous les héritiers de cette « Histoire.» Un monde dont il est difficile de partager les codes. Nous sommes devenus des Êtres singuliers.

Le génocide nous a définitivement abîmés.

Pour ma génération marquée par 30 années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsabilité. Nous avons traversé toute cette période trouble de 1959 à 1994. Nous sommes les témoins de cette Histoire du génocide des Tutsi, nous sommes des passeurs de cette Mémoire, que nous allons léguer aux plus jeunes, aux générations d’après nous.

«  IBUKA, Souviens-toi »

Aujourd’hui, dans cette Cour d’assises, je vais me souvenir ; me souvenir de nos familles de Nyaruguru.

Je ne suis jamais allée à une commémoration à Kibeho, qui a lieu le 14 avril de chaque année. Je n’arrive pas à trouver assez d’ énergie pour y aller – jusqu’à aujourd’hui. Que ma famille me le pardonne ! Je ne suis allée que trois fois à Kibeho depuis le génocide.  En 1996, nous y sommes allés avec Alain, et j’avais juré de ne plus y mettre les pieds. L’année 1996, m’a effacé d’un seul trait mes souvenirs d’enfant, je n’ai gardé qu’un spectacle de désolation et de mort…

Mais pour les besoins de l’enquête dans ce procès, je suis retournée en octobre 2021 avec une équipe de FR3 Grand-Est et en mars 2022 avec nos avocats. J’ai refusé d’aller à Rwamiko, et je ne pense pas que ce retour m’aurait fait du bien. J’essaie de préserver les bons souvenirs de mon enfance qui me restent et les emporter le moment venu…

Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour,

Si je me suis constituée partie civile dans ce procès,

C’est pour faire revivre un peu nos familles disparues, nos Êtres si chers, avant que ce procès ne s’achève,

C’est pour qu’ils retrouvent un peu de leur visage, c’est pour donner un habit à ces corps dépecés, ces êtres désarticulés, ces corps démembrés, souillés, profanés, dénudés, niés.
Pour essayer de les sortir de ces troues béants de Kibeho , de ces fosses communes où les tueurs les ont jetés,

C’est tenter de les sortir de ces « tombes sans noms », et les habiller un peu…

Et pour enfin leur donner une sépulture digne par la Justice.

Ces victimes sont restés silencieuses pendant tout ce procès, et ils ne viendront pas ici à la barre pour réclamer justice, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifié dans ces charniers de l’église, dans ces charniers de l’école des Lettres et dans tous ces endroits non identifiés où ils ont été tués et jetés…

Enfin, je me constitue partie civile pour ces quelques rescapés de la famille, des petits cousins essentiellement, qui étaient enfants pour la plupart, et qui ont suivi ce procès très loin d’ici , très loin de cette cour d’assises de Paris alors même qu’il leur était destiné en premier lieu pour leur reconstruction, pour leur deuil !

« Il n’existe pas de mots pour parler aux morts. Ils ne se lèveront pas pour répondre à tes paroles. Ce que tu apprendra là-bas, c’est que tout est bien fini pour les morts de Murambi. Et, peut-être alors respecteras-tu encore mieux la vie humaine » BOUBACAR Boris Diop.

 

Nos familles de NYARUGURU génocidées en 1994 :

Ont été assassinés

I- Dans la famille NGENZI Hubert et MUKACYAKA Anastasia

MUKABAYONGA Anatolie
MUKANYONGA Immaculée
MUTARABAYIRE Philibert, sa femme et ses 5 enfants
MUBANJI Trudo, et sa femme.

Ont été assassinés

II- Dans la famille RWAHUNDE Léodomire et NYABUJYONDORI Alivera

NYABUJYONDORI Alivera avec un de ses petits fils
MUKACUMBI Anastasia
NKUSI Venuste, sa femme et leurs 4 enfants
MUKAMABANO Anne-Marie et son mari
KALINDA Raymond, sa femme et leur bébé
KAYUMBA Cassien
KABANDANA Jean Marie Vianney

Ont été assassinés

Famille Ntakirutinka Ruzindana Burasa Gakwisi

 

III- Dans la famille NTAKIRUTINKA Sylvestre et MUKARUTABANA Concessa

NTAKIRUTINKA Sylvester
MUKARUTABANA Concessa
MUKAYIRANGA Rose et ses 4 enfants.
MUHIRE Védaste (mari de Rose)
MUKANSANGA Agathe et ses 4 enfants
GAKUBA Louis (mari d’Agathe)
KANDERA Marie
MUSOMANDERA Christine
MUKABALISA Marie Chantal
MUGENGANA Prosper
GIRANEZA Sylvie
MUSONERA Grâce

Ont été assassinés

IV- Dans la famille GAKWISI François et RUDODO Véronique

RUDODO Véronique
KAYIGI Charles
CANDALI Josépha
GAKWISI Jean Berckmans
KAGWESAGE Revocata
GAKWISI Jean-Baptiste
BAKESHA Jean-Pierre

Ont été assassinés

V- Dans la famille MUNYENTWARI Justin et Scholastique MUKAMURERWA

MUNYENTWARI Justin
MUKAMURERWA Scholastique
UMURERWA Justine
UWIMABERA Félicité
UWAMAHORO Martine
UMUBYEYI Mariette

Ont été assassinés

VI- Dans la famille RUZINDANA Clet et sa femme TUYIZERE Cansilda

RUZINDANA Clet
MUZAYIRE Yvonne
MUGUNGA Yves
RUZINDANA Eric
KAYIRANGA Delphine
MUBERWA Clarisse
MUGABE Kizito

Seule Cansilda a survécu, Clet a été assassiné avec les 6 enfants.

Ont été assassinés

VII- Dans la famille RWABUHIHI Charles et sa femme MUREBWAYIRE Emerita

NAMUKOBWA Laetitia
MUKAKIBE Flavia
MUNANA Léopold
MUNANIRA Jean Pierre
KAYIRANGWA Angélique
KABIBI Vérène

Seule Alice IMPUNDU a survécu avec ses parents, Charles et Emerita.

Ont été assassinés

VIII- Dans la famille MUKAMA

Tante DEDERI
HIGIRO Innocent
MUKAREMERA Geneviève
KAGAMBAGE Canisius (mari de Geneviève)

A été assassiné

IX- Dans la famille DUGURI

GASHAGAZA Gaspard

(Les autres vivaient en exil).

Ont été assassinés

X- Dans la famille RUTERANA et Xaverina NYIRABUKARA

NYIRABUKARA Xaverina tuée avec deux petits fils de six ans
MUKARUBEGA Marguerite
NIYOMFURA Aimable (fils de Marguerite)
NGIRINSHUTI Claude (fils de Marguerite)
MWITENDE Lucille
SUPERA Eutropie
NGOGA Richard (fils de Supera)
NYINAWUMWAMI Médiatrice (belle-fille de Xaverina)
UMUGWANEZA Delphine (petite fille)

Ont été assassinés

XI- Dans la famille RWITSIBAGURA Michel et Megitilda

BYIHORERE Pierre
Stéphanie sa femme
Françoise, leur fille
Jean-Pierre, leur fils
Nyirabukara, leur fille

A été assassiné

XII- Dans la famille GAKWAYA Alfred et sa femme Léonila

GAKWAYA Alfred

Quatre des six enfants étaient en exil et leurs 2 filles au Rwanda ont survécu : Jeanne et Priscilla.

Ont été assassinés

XIII- Dans la famille NIYONSHUTI Elias et sa femme Vénantie MUKAGATARE

NIYONSHUTI Elias
MUKAGATARE Venantie
NIYONSHUTI Rosine
NIYONSHUTI Edith
UWASE Claudine
NIYONSHUTI Jean Claude
MUTESA Jean Eric
MBATEYE Diane
MBATEYE Jeanne
BENIMANA J. Violaine

Ont été assassinés

XIV- Dans la famille RUTARE Pascal et sa femme Trifina KANAYIRESE

KAMAYIRESE Trifina
MITALI Félicien

Ont été assassiné les soeurs de Pascal RUTARE :

Antoinette KAMBIBI,
Fayina MUTUMWINKA et ses 4 enfants

Ont été assassinés

XV- Dans la famille KAMBANDA et sa femme Winifrida UMUBYEYI

Winifrida UMUBYEYI
Et, leurs trois enfants

Ont été assassinés

XVI- Dans la famille NDOLI Modeste et sa femme KAYUMBA Lucie

INGABIRE Liliane
GASORE Arsène
UWINEZA Jeanne Sandrine

Ont été assassinés

XVII- Dans la famille NTAGANDA Vianney et sa femme Christine

NTAGANDA Vianney
Christine, sa femme
Et leurs trois enfants

A été assassinée

XVIII- Dans la famille BIDELI Fidèle

MUKAMUSONI Suzana

 

En mémoire de Fébronie UWIMANA-GUIBERT qui nous a quittés le 12 décembre 2021. Elle attendait ce procès.

D’autres photos en rapport avec le dossier ont été montrées à la Cour d’assises.
Celle des prêtres assassinés :

Celle des fillettes du préfet J.B. Habyarimana et celle du couple Gacenderi Michel et leur petit Léon :


 

« IBUKA, IBUKA, IBUKA, Souviens-toi »

« ..N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas… » P. Lévi

Mes remerciements vont à la Cour.

Mes remerciements vont à nos avocats, Domitille Philippart et Simon Forman qui nous accompagnent depuis toutes ces années.

Merci aux membres du CPCR, qui portent ce travail avec nous : sans eux, rien n’aurait été possible.

À nos amis de Reims, qui se sont succédé pendant tout ce procès, à tour de rôle, discrètement, dans cette Cour d’assises  et qui nous portent depuis 28 ans, sans jamais se décourager !

Aux rescapés de notre famille au Rwanda, qui ont compris l’importance de ce travail indispensable, et exigeant. Leur contribution, dès 1996, a été déterminante.

Un grand merci à mes cousins, Alfonse, Bosco, Léopold sans oublier Fidèle pour la récolte des photos auprès de la famille , merci à toi Lionel pour le montage photos qui a réuni tous ces beaux visages qui nous manquent tant.

Ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidés à poursuivre ce travail de « Mémoire et de Justice ». Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous ! Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter, bien au contraire, ils nous ont entourés de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.

 

Reprise de l’audition de Silas NSANZABAGANWA. En visioconférence du Rwanda.

Questions du président

Président : Concernant les élèves de l’école Marie-Merci de Kibeho, que savez-vous ?

Témoin : Ces élèves ont été tués, sans qu’il y ait une quelconque raison, qu’il en soit ainsi. Après les massacres de très grande ampleur qui ont lieu à la paroisse de Kibeho le 14 avril, les élèves de Marie-Merci sont restés à leur école, gardés par les gendarmes et leur directeur. Après qu’un mauvais climat s’est installé, les élèves Hutu alléguaient que les élèves Tutsi avaient du poison, qu’ils allaient empoisonner les Hutu. C’était un prétexte pour les séparer. Ils ont été installés à l’école Mère du Verbe, une école de filles. Par après, sont arrivés des gendarmes. Il y avait encore des gendarmes qui gardaient l’école Marie-Merci, leur commandant étant Namayabi. Ils lui ont dit qu’à leur retour ils ne devaient pas trouver sur place cette saleté. Par après, il y a eu une réunion présidée par Monseigneur MISAGO, il y avait aussi le préfet BUCYIBARUTA, le bourgmestre de Mubuga, le directeur de l’école Marie-Merci ainsi que la directrice de l’école Mère du Verbe. Le directeur, l’abbé NGOGA, m’a dit personnellement lorsque nous étions dans un bistrot que la raison principale de la réunion c’était de leur envoyer des véhicules qui devaient les transporter à Kabigili. Ils disaient que les questions concernant les élèves ne le concernaient plus, que ces questions concernaient désormais l’évêque, le préfet et le commandant de gendarmerie SEBEHURA. Il ajoutait qu’ils attendaient les véhicules. Je ne l’ai plus revu. Par contre plus tard, ils ont envoyé des véhicules de gendarmerie qui sont allés appeler ceux qui devaient les tuer. Ils ont été tués à l’école Mère du Verbe. Ils ont été jetés dans une fosse située à l’arrière des salles de classe.

Président : Autre chose à ajouter ?

Témoin : J’ajouterai le fait que des filles ont été violées. Des jeunes filles ont été amenées par un certain Viateur, un ancien militaire. Les deux filles en question étaient Diane et Yvonne. Plus tard, les filles en question ont été remises aux militaires français lorsqu’ils sont passés par là. Un certain Juvénal Kimbo a pris la fille de Nzaruba, commerçant.

Président : Pouvez-vous nous dire, dans le récit que vous nous faites, ce dont vous avez été personnellement témoin ou ce qui est de l’ordre du récit que vous avez pu entendre par d’autres ?

Témoin : Pour ce qui concerne la réunion, je l’ai apprise du directeur.

Président : Vous parlez de la réunion entre le directeur, l’évêque Monseigneur MISAGO, le préfet, le bourgmestre et la directrice ?

Témoin : C’est celle-là qui avait pris la décision de les amener à KABGAYI. Ce que j’ai vu moi-même est le véhicule de la gendarmerie qui s’est arrêté au panneau routier et qui appelait les gens pour qu’ils aillent les tuer.

Président : Les gendarmes vous avez pu les identifier ?

Témoin : Je ne les connaissais pas. Il s’agissait des gendarmes de MUNINI ainsi que SEBUHURA. Je présume que ce véhicule appartenait au projet théicole NSHILI-KIVU.

Président : Vous le présumez ?

Témoin : Ce sont des informations qui ont circulé puisque les gendarmes de MUNINI n’avaient pas de véhicule de fonction propre.

Président : Comment connaissiez-vous le nom de SEBUHURA ?

Témoin : Lorsque nous avons procédé pour la première fois aux inhumations à Kibeho, c’est le commerçant NZARUBA qui m’avait parlé de lui, le 7 avril 1999.

Président : Pourquoi vous parlez de 1999 ?

Témoin : A ce moment-là, j’ai donné mon témoignage, j’ai parlé du véhicule des gendarmes et jusque-là j’ignorais leur chef.

Président : Est-ce que vous avez entendu parler du major BIZIMUNGU ?

Témoin : C’est SEBUHURA qui était à la tête de la gendarmerie et maintenant vous parlez de BIZIMUNGU.

Président : Donc pour vous, celui qui était à la tête de la gendarmerie était SEBUHURA ?

Témoin : Oui. Il était de Gikongoro. Il dirigeait la gendarmerie de Gikongoro.

Président : Quand vous avez été entendu par les enquêteurs français (D10599), le 17 juin 2014, vous avez dit à propos de SEBUHURA « en mai, j’ai vu SEBUHURA le chef de la gendarmerie venir avec son chauffeur. A un croisement près de chez moi, il a demandé aux jeunes Interahamwe de l’accompagner à l’école Marie-Merci pour y tuer les élèves. Environ 20 à 40 Interahamwe l’ont accompagné à pied. SEBUHURA était à bord d’une camionnette de la gendarmerie. Je ne les ai pas accompagnés. Les corps avaient été enterrés derrière la chapelle. Je connais deux Interahamwe qui ont participé à ces meurtres » Vous vous en souvenez ?

Témoin : Je ne me souviens pas des noms mais ils figurent dans le livre que j’ai écrit.

Président : Vous parlez de MUKULULU et RISUBA?

Témoin : Le premier travaillait au café de KIBEHO et le second était un employé de BAKUNDUKIZE.

Président : Les avez-vous vus ?

Témoin : Oui je les ai vus après qu’ils soient descendus du véhicule. Ils portaient l’uniforme.

Président : Expliquez-nous la scène.

Témoin : Ils se sont arrêtés là-bas à un endroit où se trouvait un panneau routier. A cet endroit, il y a normalement des gens.

Président : C’est qui ils ?

Témoin : Les gendarmes.

Président : C’est SEBUHURA et les gendarmes ?

Témoin : Oui, ils étaient ensemble.

Président : Tout à l’heure, vous avez donné le nom du responsable des gendarmes de MUNINI. Est-ce que vous le connaissez ou je me trompe ?

Témoin : Non je connais plutôt le chef de ceux qui gardaient l’école Marie-Merci.

Président : Le chef des gendarmes qui gardaient l’école, c’était qui ?

Témoin : KOMAYOMBI. C’était lui le chef de poste.

Président : KOMAYOMBI venait d’où ?

Témoin : Il était toujours positionné à Marie-Merci. Il venait de Gikongoro.

Président : Ce gendarme était-il déjà quand il y avait eu l’attaque sur la paroisse de Kibeho ?

Témoin : Ils étaient déjà là.

Président : Faisaient-ils partie de ceux qui ont tiré ?

Témoin : Je n’étais pas présent lorsqu’on a tiré sur les gens à la paroisse mais pour ce qui concerne l’attaque 12, il y avait le gendarme SHIMIYE qui était venu de Murambi. Ils ont remonté vers l’école Marie-Merci. Je ne sais pas si en repartant, ils sont partis avec ceux qui étaient là.

Président : Vous parlez des gendarmes en disant « ceux qui étaient là » ?

Témoin : Je parle du gendarme SHIMIYE qui est descendu avec la population jusque dans la vallée puis ils sont remontés en direction de l’école Marie-Merci pour aller à la paroisse. Ils sont partis avec les autres.

Président : Le gendarme SHIMIYE a donc participé à l’attaque avec la population ?

Témoin : De la paroisse oui, le 12 avril 1994.

Président : Au moment de l’attaque de la paroisse, avez-vous vu ou su si le bourgmestre Charles NYLIDANDI a participé à l’attaque ?

Témoin : NYILIDANDI et BAKUNDUKIZE sont venus donner des instructions à ceux qui allaient prendre part aux attaques.

Président : C’est quelque chose que vous avez su ou vu ?

Témoin : Ce sont des choses que j’ai vues moi-même.

Président : Que savez-vous de l’abbé NGOGA ?

Témoin : Pendant la nuit du 14, l’abbé NGOGA était dans l’église avec les réfugiés qui allaient mourir. La pluie est tombée et les tueurs étaient à court de munitions. Dans le courant de la nuit même, BAKUNDUKIZE est allé chercher des munitions à l’usine de Mata. Il y a eu une petite accalmie ; certains tueurs sont rentrés chez eux, d’autres sont allés chercher de la bière. L’abbé NGOGA a dit à ceux qui étaient avec lui à l’intérieur de l’église que la situation était devenue très grave, qu’un très grand nombre de gens étaient déjà morts. Il les a invités à faire une prière, après quoi quiconque le pouvait devait partir de là à pied. Il est descendu avec certains qui sont passés par Kibeho. Ils ont continué jusqu’à la paroisse de Karama, le curé de la paroisse étant l’abbé NGOMIRAKIZA. NGOGA a raconté ce qui s’était passé à Kibeho. Il avertissait que la même chose risquait de se produire là-bas. Le lendemain, à l’aube, ils ont continué leur route vers Butare, chez l’évêque GAHAMANYI. Ils ont raconté à Monseigneur GAHAMANYI ce qui s’était passé. Ils leur ont demandé d’appeler Monseigneur MISAGO pour lui demander des militaires qui devaient aller garder Kibeho.

Président : Comment l’avez-vous su ?

Témoin : Je l’ai su par après. Il y a un élément que je n’ai pas encore dit ; Monseigneur GAHAMANYI n’a pas téléphoné mais il a donné le téléphone à l’autre pour qu’il appelle lui-même. Il a téléphoné à MISAGO, qui lui a répondu qu’il n’allait pas avoir de militaires qui allaient garder Kibeho. Il ne commande pas les militaires mais il collabore avec les autorités de la préfecture. Je pense que les chefs de confession religieuse font partie de la conférence préfectorale.

Président : Autre chose à ajouter ?

Témoin : Après cette réponse comme quoi il n’allait pas trouver de militaires, l’abbé NGOGA l’a rapporté à l’abbé MASINZO, qui s’était rendu lui aussi à Butare. Vous m’aviez demandé ce qui était arrivé à NGOGA. L’évêque l’a envoyé avec FURAHA à la paroisse de NGOMA ; ils sont partis de l’évêché avec MASINZO. MASINZO a été caché par la population. Les gendarmes ont pris les deux autres prêtres, les ont amenés en prison et les ont tués.

Président : Quelle prison ?

Témoin : De Butare.

Président : C’était dans quel délai ?

Témoin : Il a été tué dans le courant du mois de mai, il était arrivé en avril.

Président : Concernant les élèves de l’école Marie-Merci, vous avez dit que les élèves devaient être amenés par des véhicules à KABGAYI.

Témoin : Oui.

Président : Qu’est-ce que c’est KABGAYI ?

Témoin : C’est un diocèse. Il y avait aussi une paroisse. A cet endroit avaient afflué beaucoup de réfugiés venus de partout. C’est au centre du pays.

Président : C’est un endroit qui peut être dangereux ?

Témoin : On en sortait quelques-uns qu’on allait tuer mais à cette époque, on disait que c’était pour les protéger qu’on les rassemblait à un même endroit.

Président : Quand l’abbé UWAYEZU vous parle de ça, il vous dit que c’est ce qui a été décidé lors de la réunion ?

Témoin : Oui.

Président : On a entendu plusieurs élèves qui n’ont jamais évoqué la possibilité d’être conduits ailleurs.

Témoin : On ne leur a pas parlé de ça mais je crois que quelqu’un en a parlé.

Président : Il n’y avait pas d’autres camps où il pouvait y avoir des réfugiés ?

Témoin : Il n’y en avait pas, si ce n’est que les gens qui fuyaient vers la paroisse de CYAHINDA. C’est la paroisse en direction du Burundi.

Président : Il n’a pas été question pour les élèves d’aller à Cyahinda ?

Témoin : Non. Les gens de CYAHINDA ont été également tués le 23, le jour-même de l’assassinat du préfet de Butare.

Président : Les jeunes filles dont vous avez parlé, vous leur avez parlé directement ou on vous l’a rapporté ?

Témoin : Je ne me suis pas entretenu directement avec elle, j’ai entendu cela des autres personnes.

Questions des parties civiles

 Me GISAGARA : Lors de votre audition du 14 juin, vous avez parlé de X. Pouvez-vous en dire davantage ?

Témoin : Lors du meeting du PSD qui était dirigé par le président du PSD, il avait prévenu des Tutsi de Kibeho et Mubuga que ce directeur avait déjà tué des Tutsi.

Me GISAGARA : C’était quand ce meeting où ils ont prévenu les Tutsi ?

Témoin : Ce meeting a eu lieu en 1992. Il avait prévu toute la population.

 Me GISAGARA : Connaissiez-vous des personnes qui y allaient ?

Témoin : Il y avait Gabunganda, qui était chauffeur à l’usine, il habitait à Kibeho ; Nathanael Mutazihana, il était assistant médical. Ce sont de ceux-là que je me souviens.

 Me GISAGARA : Je note donc qu’il y avait déjà des camps d’entrainement et qu’on avait alerté sur le génocide. Toujours lors de l’audition du 14 juin, vous avez relaté l’épisode où vous allez voir son frère pour lui demander d’intervenir car vous venez d’apprendre qu’il disait aux gens de tuer les Tutsi.

Témoin : Je m’en souviens, il me semble que c’était le 10.

 Me GISAGARA : Il vous a répondu que vous et son frère ignoriez les ordres du gouvernement. Vous a-t-il précisé de quelles autorités venaient ces instructions ?

Témoin : Non. Il n’a pas parlé d’autorités.

 Me GISAGARA : Pour lui, il ne faisait aucun doute que tuer des Tutsi faisait partie des instructions du gouvernement ?

Témoin : Oui. Je vous ai parlé également de la réunion du 11. Il a dit que nous devions tuer les Tutsi car ils avaient tué notre président HABYARIMANA, que nous devions nous venger. Il en avait parlé lors de cette réunion.

Questions de la défense

 Me Levy : Le 14 juin, j’avais noté que vous aviez dit que la nuit du 11 avril, est arrivé un objet très lumineux, je ne sais pas s’il s’agissait d’un satellite, la population disait que c’était un vaisseau des blancs. Est-ce quelque chose que vous avez vu ?

Témoin : Oui je l’ai vu moi-même. Nous étions dans notre propriété et nous sommes sortis, nous l’avons vu qui venait du nord et qui allait vers le sud, vers le Burundi.

Me Levy : Si j’ai bien compris, quand vous avez vu M. SEBUHURA, c’était le 12 avril au moment de l’attaque de la paroisse ?

Témoin : Non, c’est au moment où il appelait la population pour venir tuer les élèves de Marie-Merci.

Me Levy : Vous dites que vous avez vu SEBUHURA le jour de l’attaque de l’école ?

Témoin : Oui. Quand ils sont venus au panneau routier pour appeler les gens qui allaient tuer.

Me Levy : Vous avez témoigné dans le cadre du procès de Monseigneur MISAGO.

Témoin : Oui.

Me Levy : D8836

? (…)

Témoin : Quelle date ?

Me Levy : A priori le jour de l’attaque de l’école Marie-Merci. Est-ce que cela correspond à ce que vous avez dit au tribunal pour le procès de MISAGO ?

Témoin : Certains ont fui au Burundi quand ils ont su qu’on allait les tuer également. Puisqu’ils cherchaient des personnes qui allaient tuer et que ceux qu’il a cherché ont tué, quelle est la différence ?

Président : Ce que vous voulez dire est que SEBEHURA a fait en sorte que des gendarmes acceptent de tuer les élèves de Marie-Merci ?

Témoin : Oui, qui tuaient des élèves.

Président : Ce qui parait correspondre avec ce qu’on a entendu par ailleurs.

 

Début de l’interrogatoire de monsieur Laurent BUCYIBARUTA

Monsieur le président lit l’audition de Léonidas RUSATIRA qui avait été cité par la défense pour être entendu, mais ce dernier n’a pas daigné répondre à sa convocation. Il avait été entendu le 2 octobre 2014 par les juges français. En 1994, il était directeur de l’ESM [7] à KIGALI. Une Gacaca[5] de GISENYI l’avait accusé de faits de génocide (NDR. Des rescapés de l’ETO[8] de KICUKIRO à KIGALI l’accusent aussi d’avoir supervisé les massacres le 11 avril lors de l’abandon des Casques Bleus belges. Ces accusations n’ont jamais été retenues).

Léonidas RUSATIRA connaissait Laurent BUCYIBARUTA: ils était dans la même classe au Collège du Christ-Roi à NYANZA En 1959, il avait été considéré comme Tutsi pour son « indifférence ». Avec BUCYIBARUTA, il a participé à des congrès du MRND[9] mais ils ne se sont jamais fréquentés à leur domicile. RUSATIRA parle de BUCYIBARUTA comme d’un préfet « ordinaire », tout en ayant une opinion positive à son sujet.

Pendant le génocide, il est passé de KIGALI à NYANZA puis BUTARE pour s’occuper du transfert de l’ESM. Il finira par arriver à KIGEME. Il fera partie des signataires de la « Déclaration de KIGEME »[10] dont il sera question à plusieurs reprises. C’est alors qu’il a été révoqué par le gouvernement de GISENYI, ayant protégé des Tutsi. C’est TWAGIRAMUNGU qui l’avertira qu’il est menacé.

Du 8 avril à début mai, il est à l’ESM à KIGALI:  » J’ai sauvé des gens, mais pas assez à mon goût » dira-t-il à propos de son comportement. Il sera évacué par les Français de l’Opération Turquoise.

Début juin, Léonidas RUSATIRA reconnaît avoir rendu une visite de courtoisie à Laurent BUCYIBARUTA qui « semblait avoir peur » dit le témoin. « Nous déplorions la situation » avait-il ajouté. L’évêque Norman KAYUMBA lui parle de MURAMBI où il se rendra pour rendre visite aux réfugiés.

SIMBA Aloys? Il le connaît pour avoir dirigé la « défense civile ». Il le désigne comme « chef des Interahamwe. » « Chef des tueurs, il me méprisait, tout en étant mon inférieur » poursuit-il. SIMBA, de son côté, le considère comme un Inkotanyi.

A propos de la gendarmerie, il présente le commandant BIZIMUNGU comme un malade psychologique, suppléé par SEBUHURA qu’il n’a pas vu à NYANZA. « BUCYIBARUTA devait avoir peur de SIMBA, poursuit-il, j’ai l’impression qu’il était stressé. Il ne pouvait ni tuer, ni s’opposer aux massacres. »

Monsieur le président demande à l’accusé ce qu’il pense des déclarations de monsieur RUSATIRA. « Ce qu’il dit est exact, Je confirme que j’étais présent à KIGEME le 7 juillet 1994 lors de la publication de la « Déclaration de KIGEME ». Emmanuel HABYARIMANA dit le contraire, mais il ment. J’étais là mais j’estimais que cette déclaration ne me concernait pas. »

A ce stade, monsieur le président lit la « Déclaration de KIGEME »[11].

Maître Simon FOREMAN: Les termes cette déclaration, es de cette déclaration sont forts. Pourquoi, puisque vous êtes d’accord avec déclaration, ne pas avoir condamné le génocide?

Laurent BUCYIBARUTA: J’ai toujours condamné les massacres. Des documents existent.

Le président: Il faudrait savoir à quels documents vous faites allusion.

Maître Simon FOREMAN: Les termes sont très forts et je souligne le décalage qui existe entre ce texte et vos propres déclarations.

Laurent BUCYIBARUTA se défend et d’ajouter: « Si on reprochait à quelqu’un tel ou tel vocabulaire, on irait loin. »

Maître Simon FOREMAN: Vous parlez de « mauvais actes », mais ce sont des « crimes contre l’humanité!

Monsieur RUSATIRA dit avoir rencontré Laurent BUCYIBARUTA à son bureau et qu’il n’y avait ni garde ni policier.

Laurent BUCYIBARUTA: Je me rendais à la préfecture avec un seul gendarme. Une fois sur place, il ne restait pas devant ma porte. Il pouvait circuler librement.

Maître GISAGARA voudrait que l’accusé dise ce qu’il pense de SIMBA.

L’accusé ne répond pas directement à la question. Il tourne autour du pot. Le président reprend la question de l’avocat.

Le président: Vous ne répondez pas à ma question. Qu’est-ce que vous pensez de son rôle? Le TPIR s’est trompé? C’est un criminel ou pas?

Laurent BUCYIBARUTA: Je ne sais pas ce qu’il a fait avant le 15 mai 1994.

Maître Simon FOREMAN: Qui était responsable de la défense civile avant l’arrivée de SIMBA?

Laurent BUCYIBARUTA: C’est la gendarmerie et les policiers communaux. Les Interahamwe n’existaient pas à GIKONGORO avant le génocide, en tant que membres du MRND.

Monsieur le président fait la lecture du Courrier des Interahamwe de la commune de MUKO aux bourgmestres, le 19 septembre 1992 (D10890/10), avec copie au préfet. « Vous réagissez comment à réception de ce courrier? »

Laurent BUCYIBARUTA: Si quelqu’un se réclame des Interahamwe, cela peut être vrai ou faux. C’est possible qu’il y ait eu des membres du MRNR en 1992 à SOVU. (NDR. Comme il sait bien le faire, l’accusé tourne autour du pot, ne se prononce pas). Ce n’est pas préoccupant en 1992.

Le président: Vous avez un don exceptionnel pour l’euphémisme, monsieur BUCYIBARUTA.

Le ministère public: L’article 9 du communiqué du préfet du 29 avril 1994 à propos de la détention des armes. Cela ne concerne pas la défense civile? Vous parlez de l’entraînement au maniement des armes.

Laurent BUCYIBARUTA: Radio Muhabura avait annoncé que KADUHA avait été pris par le FPR.

Le ministère public: Avant l’arrivée de SIMBA, c’est donc vous qui étiez responsable de la sécurité.

Laurent BUCYIBARUTA confirme. « Mais les bourgmestre aussi » ajoute-t-il.

Le président: Le 6/7 avril, à partir de quel moment apprenez-vous que des crimes sont commis à GIKONGORO?

Laurent BUCYIBARUTA: Probablement le 8, à MUKO et MUDASOMWA.

Le président: Des crimes à connotation ethnique?

L’accusé confirme. « Mais concernant MUDAMSOMWA et l’entreprise EMGEKO, ce sont des Hutu et des Tutsi qui sont tués. »

Le président: « Dès le 7 avril, savez-vous si des crimes à caractère ethnique sont commis? » De lire alors le Communiqué du Conseil préfectoral de sécurité qui fait allusion à MUKO et MUDASOMWA. « Des enquêtes sont faites sur ces meurtres? »

L’accusé: Non

Le président: Et la mise en place des barrières?

Laurent BUCYIBARUTA: Il y aurait beaucoup de choses à dire. Les barrières ont été supprimées après le 4 août 1993. Des mesures ont été prises aux barrières, les rondes sont réactivées en avril 1994 pour détecter les infiltrés.

Le président revient sur le Communiqué du ministère de la défense du 12 avril (D 9172/73): « Dans le point 3, on parle des mensonges des Inkotanyi, l’ennemi de toujours. A qui fait-on référence? Que comprend le Rwandais de la base?

L’accusé: Le texte est incomplet. On parle d’ennemis mais pas de Tutsi. Tout le monde ne comprend pas que « ennemi » veut dire « Tutsi »

Le président évoque le point 4 de la Déclaration du Ministère de la défense. Il est demandé à tous les Rwandais de faire des rondes nocturnes pour repousser et vaincre l’ennemi. « C’est un appel à la délation, à faire la chasse aux Tutsi? A quel moment vous vous dites que les services de sécurité ne sont pas fiables pour assurer la sécurité de tous les Rwandais? »

Laurent BUCYIBARUTA: Il faut distinguer deux étapes. Les nouvelles venant de KIGALI et les tueries de GIKONGORO.

Le président: Selon Madeleine RAFFIN et HABUFITE, ce sont les gendarmes qui encouragent les pillages. Madeleine RAFFIN précise que « le préfet était vraiment peiné. »

Laurent BUCYIBARUTA: On ne pouvait plus compter sur la gendarmerie. Il n’y avait pas d’autre force disponible. Mais ce ne sont pas tous les gendarmes. Je n’avais pas de force pour m’opposer à eux. 50% des gendarmes avaient été réquisitionnés pour aller sur le front. Seule une cinquantaine restaient sur place. Le commandant BIZIMUNGU ne pouvait rien faire contre son adjoint SEBUHURA. Soit je m’oppose aux aux gendarmes et je suis tué, soit je m’oppose aux porteurs d’armes et ils me tuaient. Si j’avais démissionné, j’aurais été tué.

Sur question de monsieur le président, l’accusé confirme qu’après l’arrivée de son épouse il a vécu sous la contrainte pendant trous mois.

Le président: Le 11 avril, vous allez à KIGALI à la réunion du gouvernement. Vous en espérez quoi?

L’accusé: C’était une prise de contact deux jours après la formation du gouvernement.. C’était l’occasion donnée aux préfets d’exposer leurs préoccupations.

Le président: On n’a pas abordé les massacres des politiciens de l’opposition? Comme compte-rendu on ne dispose  que des notes de Pauline NYIRAMASUHUKO[12].

L’accusé: Je ne connais pas ce carnet de Pauline NYIRAMASUHUKO.

Monsieur le président précise qu’elle note aussi les réactions du premier ministre :
– Militaires indisciplinés.
– Rétablir les barrières et les contrôler. (…)
– Éviter de s’enfuir. Comment faire pour éviter que la population ne s’enfuit si le FPR n’arrête pas ses attaques ? (…)
– Remplacer les autorités, postes vacants de préfets et bourgmestres sans attendre l’arrivée du FPR.
– Surveiller.
– nous demandons au FPR d’arrêter les combats et de respecter les accords d’Arusha, car c’est lui qui les a violé en premier.

Le président: Selon Alison DES FORGES, il n’y a pas eu de directives claires, pas de condamnation des tueries. Absence de message si ce n’est que les massacres doivent se poursuivre.

Laurent BUCYIBARUTA comprend tout le contraire: « Alison DES FORGES n’était pas sur place. »

Monsieur le président fait la lecture des pages 245 et 246 de l’ouvrage Aucun témoin ne doit survivre[13]. L’accusé est invité à commenter.

Laurent BUCYIBARUTA: Je ne peux parler que de ce qui s’est passé dans ma préfecture. Le reste, je l’entendais à la radio, mais je ne peux pas savoir si c’était vrai.

Le président: Il y a des traits communs entre les différents massacres: pas de promesse de protection sur les lieux de rassemblement?

Laurent BUCYIBARUTA: les attaques se produisent simultanément!

Le président: C’est faux. Il y a KIBEHO les 14 et 15 avril.

L’accusé: Je parle des attaques simultanées à MURAMBI, CYANIKA et KADUHA.

Le président: Quand vous voyez KIBEHO, vous ne cherchez pas à savoir si la sécurité avait été assurée?

Laurent BUCYIBARUTA: C’est « regrettable » de voir des gendarmes se retourner contre la population.

Le président: « Regrettable » ou « criminel« ?

Laurent BUCYIBARUTA: C’est criminel.

Le président: Vous demandez un rapport?

Laurent BUCYIBARUTA: Connaissant BINIGA, je ne pouvais pas lui demander un rapport. Mais les rumeurs me sont parvenues plus tard. BINIGA a été invité à venir avec nous à KIBEHO mais il n’est pas venu.

Le président: Il y a eu combien de morts à KIBEHO?

Laurent BUCYIBARUTA: Je ne sais pas vraiment. J’ai téléphoné plusieurs fois à BINIGA.

Monsieur le président suspend l’audience à 19h15.

 

Alain GAUTHIER

Jacques BIGOT pour les notes

 

Alain GAUTHIER

Mathilde LAMBERT

Jacques BIGOT pour la mise en page

Merci à Lionel GUIBERT pour sa collaboration si efficace pour l’élaboration du témoignage de Dafroza GAUTHIER

 

  1. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[][]
  2. Violations massives et systématiques des droits de l’Homme depuis le 1er octobre 1990, rapport sur la mission d’enquête internationale de la FIDH en janvier 1993.[]
  3. Voir Tableau récapitulatif des plaintes[]
  4. Lire également notre article du 19/1/2022 : Cour d’assises confirmée pour l’ex-gendarme Philippe MANIER[]
  5. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
    Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
    Cf. glossaire.[][]
  6. Lire : Refus d’extrader: l’avis de Damien Roets, professeur de droit[]
  7. ESM : École supérieure militaire.[]
  8. ETO : Ecole Technique Officielle.[]
  9. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[]
  10. André Guichaoua : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris) : annexes documentaires en ligne :
    Annexe 122 : La déclaration des officiers des Forces armées rwandaises du 7 juillet 1994 (document pdf, 56 ko) []
  11. Ibid.[]
  12. André Guichaoua, Op. cit. :
    Annexe 88 : Le carnet de notes de Pauline NYIRAMASUHUKO (9 avril-27 mai 1994) (document pdf, 2,59 Mo), pages 9 et 10. []
  13. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[]

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