- Audition de monsieur François GRANER, chercheur en physique,
cité par SURVIE dont il est membre. - Audition de monsieur Jean-Damascène BIZIMANA, partie civile,
ministre de l’unité nationale et de l’engagement civique. - Audition de madame Laurence DAWIDOWICZ, représentant l’association SURVIE.
Audition de monsieur François GRANER, chercheur en physique, cité par SURVIE[1] dont il est membre.
C’est en tant que citoyen que monsieur GRANER a cherché à comprendre les raisons des accusations portées dans la presse contre les militaires français. En 2011, il entame des recherches personnelles qui l’amènent à devenir membre actif de l’association SURVIE où il rencontre d’autres membres au parcours similaire : « pas de lien avec le Rwanda, et désireux de tirer les leçons pour empêcher que ça ne se reproduise, et plus généralement d’infléchir la politique de notre pays en Afrique ». Il publie deux ouvrages[2] dont les conclusions ont été corroborées dans le rapport DUCLERT[3] : « responsabilités lourdes et accablantes », en recoupant de multiples sources de l’époque (archives, articles de presse) et postérieures (livres, interviews):
I – Sur l’action de la France au Rwanda :
La politique au Rwanda en 1994 est pilotée par l’Élysée. La chaine de renseignement français : Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et Direction du renseignement militaire (DRM). Les conseillers de l’Élysée font des notes : le conseiller « Afrique » Bruno DELAYE, le conseiller militaire le général Christian QUESNOT. Son secrétaire général Hubert VÉDRINE les filtre. Le président MITTERRAND consulte (notamment lors des conseils restreints) et prend la décision. Sur ce qui concerne l’armée, les ordres sont donnés par le chef d’État-Major des armées, l’Amiral LANXADE et ensuite deux chaînes de commandement : armée régulière et forces spéciales.
Pas d’intention d’exterminer les Tutsi : ce qui guide en permanence l’Élysée, c’est préserver le rôle et les intérêts de la France en Afrique, sa zone d’influence en y intégrant si possible d’autres pays, notamment les ex-colonies belges. Il n’est pas question de lâcher quoi que ce soit, de laisser une rébellion gagner : face à l’attaque du Front Patriotique Rwandais (FPR) en octobre 1990, la France soutient les Forces armées rwandaises (FAR). L’opération Noroît, prévue pour quelques semaines se prolongera sur plus de 3 ans, jusqu’en décembre 1993.
Le FPR, « c’est l’ennemi » : opposants au président HABYARIMANA, en majorité des exilés Tutsi basés en Ouganda, on les assimile à l’ensemble des Tutsi du Rwanda.
Il y a une continuité entre les autorités civiles et militaires, et entre l’armée et la population : garde présidentielle, gendarmerie, armée, milices, population générale. C’est la « défense civile », parfois « défense populaire », en lien avec la doctrine contre-insurrectionnelle des militaires rwandais encadrés par les Belges et Français.
Les alertes sur le génocide et sa préparation :
– À Kigali, rafle de Tutsi par des gendarmes.
– Meurtres de Tutsi : 5 octobre 1990 à Kibilira (Gisenyi), 8 octobre au Mutara (500 à 1000 Tutsi victimes de l’armée), 11-13 octobre à Kibilira (350 morts).
La Belgique retire ses troupes. Vu du côté français, on est prévenu dès octobre 1990 du risque très important de génocide : de notoriété publique chez les coopérants, l’attaché de défense fait remonter à Paris. Le chef de l’armée rwandaise dit à l’ambassadeur de France qu’il se « réjouit de l’attaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des Tutsi[4] ». Le chef de la gendarmerie rwandaise dit au général VARRET en décembre 1990, que les Tutsi, « ils ne sont pas très nombreux […] on va les liquider. ».
Puis des pogroms récurrents sont perpétrés en toute impunité : par exemple fin octobre 1990, suite à un discours du président, en janvier-février 1991 les Bagogwe (région des Volcans), 4-9 mars 1992 dans le Bugesera, fin décembre 1992 à Kibilira (Gisenyi). Malgré ces nombreuses alertes, trois ministres de la Défense (CHEVÈNEMENT, JOXE, LÉOTARD) n’arrivent pas à modifier cette politique.
En janvier 1993, un groupe international d’enquêteurs d’organisations non gouvernementales, dont la FIDH constate que les massacres ne sont pas spontanés (ils cessent pendant la présence des enquêteurs et recommencent après leur départ). Le 28 janvier 1993, Jean CARBONARE prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. ». Or, jusque-là, la situation intérieure du Rwanda était largement passée sous silence par les médias français.
Le 18 février 1993, la DGSE relaye la FIDH : « vaste programme de “purification ethnique” dirigé contre les Tutsis, dont les concepteurs seraient des extrémistes hutus proches du chef de l’État, relayés par les préfets et bourgmestres[5] ».
De son côté, la Belgique ouvre un débat public et rappelle son ambassadeur au Rwanda. Mais à l’Élysée, la rhétorique reste la stabilité, c’est-à-dire le soutien à l’armée régulière contre la rébellion :
– Militairement : le colonel Didier TAUZIN prend discrètement le contrôle de l’armée rwandaise au front.
– Médiatiquement : l’armée française, via la presse, contribue a diaboliser le FPR, surnommés « khmers noirs ».
– Politiquement : promouvoir avec insistance l’union des Hutu ; ce qui aura un écho fin 1993 après avec la création du Hutu Power, éclatement des partis.
Ces trois points contribuent en pratique à ce que les choix de la politique française coïncident avec ceux des extrémistes hutu. Le général VARRET est limogé sur demande du conseiller militaire du président MITTERRAND, remplacé par le général Jean-Pierre HUCHON.
En août 1993, les accords d’Arusha prévoient un retour à la paix, avec des institutions de transition. Ces accords font partir nos troupes, ce qui fait que certains militaires français les regrettent, là encore comme les extrémistes hutu.
Début du génocide:
Après l’attentat du 6 avril 1994 contre l’avion du président HABYARIMANA, les extrémistes hutu font un coup d’état et commencent le génocide. L’État-Major des Armées en est informé : pour l’opération Amaryllis (9-13 avril 1994) d’évacuation des ressortissants français, l’information des troupes (« ordre d’opérations Amaryllis » du 8 avril) mentionne l’élimination des Tutsi par la garde présidentielle. L’obsession de bloquer le FPR se traduit par le choix de l’Élysée : du 7 au 9 avril, formation du gouvernement intérimaire rwandais (GIR), en partie dans les locaux de l’ambassade de France[6]. Avec la reprise de la guerre civile le 10 avril, les renseignements remontent bien : « Ces liquidations n’épargnent ni les femmes ni les enfants ».
L’amiral LANXADE explique qu’à partir du retrait des forces de l’ONU, le génocide s’étend « sans autre limite que la progression du FPR sur le terrain ». Mode principal : les autorités civiles regroupent les Tutsi, les gendarmes et l’armée attaquent, les milices encerclent, la population finit : continuité entre les autorités civiles et militaires, continuité entre l’armée et la population marquée par l’organisation de la « défense civile ». Continuité entre la guerre et le génocide.
Le GIR fuit de plus en plus vers l’Ouest, il pousse les Hutu à fuir avec lui pour vider le pays. Le capitaine Thierry JOUAN envoyé par la DGSE en zone gouvernementale écrira : « les tueries cessent après la victoire totale du FPR[7] » (17 juillet 1994).
Opération Turquoise du 22 juin au 22 aout 1994
Trois mille militaires dont beaucoup ont déjà été en mission au côté des FAR entre 1990 et 1993. Ils soulignent l’importance de leur armement, et 8 avions de chasse. Durant ses premiers jours, ceux de juin 1994, les médecins ne sont que deux, avec comme mission de soigner provisoirement les soldats français blessés à évacuer. On ne leur a pas parlé de génocide dans leur mission, ni indiqué qu’ils auraient à soigner des Rwandais, ni donné le matériel correspondant.
Les motivations initiales de Turquoise sont variées, pas explicitement expliquées aux militaires.
Notamment : montrer aux régimes soutenus par la France que la garantie française a de la valeur et garder pied au Rwanda. Elle doit récupérer des militaires français présents en zone gouvernementale pour la défense contre le FPR : en violation de son mandat, Turquoise fait une interposition à Gikongoro. Selon le colonel TAUZIN : « nous installons des postes de combat » et des « champs de tir d’armes lourdes autour de notre position de Gikongoro[8] ». Le lien avec les associations humanitaires viendra seulement en juillet et surtout en août, après que d’autres évènements soient intervenus entre-temps (progression du FPR, sauvetage de rescapés, choléra).
II – Les relations entre les militaires français et les autorités locales rwandaises, dont les préfets
Ce que savent les militaires français, avant d’arriver :
DGSE et DRM sont clairs sur le fait qu’il s’agit de massacres de Tutsi par les extrémistes hutu. Le capitaine JOUAN (DGSE) parle du rôle des autorités nationales, des préfets et des bourgmestres. La DRM parle des milices agissant à leur initiative ou à l’incitation d’appels à la « défense populaire ». l’État-major des armées a l’information mais ne la transmet pas aux militaires français sur le terrain. Leur « ordre d’opération » présente les massacres de Tutsi comme des « affrontements interethniques » attribués à des « bandes formées de civils ou de militaires hutu incontrôlés » et enjoint par conséquent aux troupes françaises d’inciter les « autorités locales rwandaises, civiles et militaires », à « rétablir leur autorité[9] ». L’amiral LANXADE précisera en 2018 : « Ça a été décidé par moi, ça. […] L’idée étant de s’appuyer sur les autorités locales.[10] ».
La disparition du mot « génocide », remplacé par des affrontements présentés comme symétriques, et les autorités seraient les mieux placées les empêcher : ce sont trois points qui sont faux, alors que les services de renseignements étaient corrects.
Ce que découvrent les militaires français, sur place :
La zone protégée par Turquoise (qui le 4 juillet devient « Zone humanitaire sûre ») recouvre la moitié sud de la préfecture de Kibuye, ainsi que la totalité de celles de Gikongoro et Cyangugu. Turquoise y est avant l’arrivée du FPR, ces régions ne sont pas encore touchées par la guerre civile. Le lieutenant-colonel HOGARD constate que l’ordre règne dans cette partie du Rwanda, en contraste avec le chaos au Zaïre.
Comme le rapporte le journaliste Michel Cariou, de l’AFP, l’accueil enthousiaste réservé aux militaires français est organisé comme pour une visite de chefs d’État, notamment par le préfet Laurent BUCYIBARUTA[11]. Celui-ci explique au journaliste qu’à Gikongoro, il n’y a plus de Tutsi depuis les « affrontements » d’avril.
Les militaires français découvrent rapidement l’implication d’autorités locales dans les massacres. Ainsi, dans son audition au parlement en 1998, le colonel Patrice SARTRE mentionne le préfet de Kibuye, Clément KAYISHEMA, qui après lui être « d’abord apparu comme un personnage antipathique s’était avéré très rapidement être gravement responsable de ce qui s’était passé auparavant ».
Le lieutenant-colonel HOGARD arrive à Cyangugu le 2 juillet. Il explique dans son livre de 2005[12] : le préfet Emmanuel BAGAMBIKI « ne m’inspire d’emblée que peu de sympathie […] Nous réalisons vite qu’il n’est pas franc du collier et qu’il tente de nous doubler en manipulant ses réseaux extrémistes ».
Également en 2005 dans un entretien avec le journaliste David SERVENAY, Jacques HOGARD racontera la duplicité du préfet : « j’ai compris qu’il donnait des ordres aux milices à l’extérieur de la ville, tout en nous assurant qu’il calmait le jeu. ». Son chef du bureau de renseignement, le capitaine GONDAL, complète (auprès du même journaliste) : « Très vite, nous avons la sensation désagréable que les autorités ont organisé les massacres. […] Nous nous attendions à voir des assassins, des tueurs… mais pas à cette implication des autorités locales. Que tout cela soit organisé, c’est fou ». L’amiral LANXADE le reconnaîtra après coup : « la plupart des anciens responsables ont été compromis dans les massacres ».
Ce que font les militaires français:
Les Français affirment avoir besoin de travailler avec les préfets, les bourgmestres pour la gestion administrative au quotidien comme le précise le capitaine de frégate Marin GILLIER dans une interview à La Vie du 21 juillet 1994 : « Nous savons que les bourgmestres et les sous-préfets de la région sont pour la plupart impliqués dans les massacres de Tutsi, voire leurs instigateurs. Nous avons accumulé des témoignages qui le prouvent. Mais, pour le moment, ils sont nos seuls interlocuteurs auprès du million et demi de réfugiés hutu qui ont afflué dans la zone. Ils nous aident à sécuriser l’endroit en désarmant les milices et en persuadant les réfugiés de demeurer sur place ». Le même article explique que Joachim HATEGEKIMANA, sous-préfet de la ville de Kaduha, bénéficie de sa coopération franche et totale avec les militaires français : il se refait une virginité et revend l’aide alimentaire à son profit. Les Français notent « la bonne collaboration des autorités administratives locales qui soutiennent sur le terrain l’action » des troupes françaises. Le préfet de Gikongoro met des prisonniers de droit commun à disposition des Français pour abattre des arbres. Réciproquement, les troupes françaises « font preuve d’initiative […] en soutenant les autorités locales dans leurs actions administratives et policières». Le lieutenant-colonel HOGARD met en place un « comité de coordination » quotidien avec le préfet BAGAMBIKI.
Les rapports français butent sur la dualité des milices, à la fois aide militaire et massacreurs indéfendables. À Gikongoro, le 4 juillet, certains civils armés sont tenus pour des défenseurs de la ville dépendant de la défense civile, tandis que d’autres civils armés d’apparence identique sont considérés comme des miliciens qui menacent des Tutsi et qu’il faut interpeller.
Le 5 juillet, la DRM relève que la ville de Gitarama est défendue par « deux bataillons des FAR, quelques gendarmes et des miliciens au zèle anti-tutsi exacerbé » et celle de Gikongoro par « 120 gendarmes et une centaine de miliciens ». Le même jour, la note quotidienne de situation de la même DRM explique de façon plus présentable que Gikongoro est défendue par « 120 gendarmes et une centaine de supplétifs civils armés ».
Première conséquence de cette politique française : Bisesero.
Entre le 27 et le 30 juin 1994, Paris est informé des massacres de Tutsi en cours à Bisesero, la presse en fait abondamment état. Différents documents qui remontent des militaires de terrain vers l’état-major des armées, cohérents entre eux, identifient Bisesero comme un problème humanitaire majeur et non militaire. Le 29 juin 1994, la carte quotidienne de la DGSE note à cet emplacement : « Bisesero // Plus de 10 000 Tutsis traqués par les milices hutues ». Mêmes alertes côté DRM : le document de situation met en caractères gras les personnes de Bisesero comme étant à la fois nombreuses et prioritaires, rappelle leur « dénuement nutritionnel, sanitaire et médical extrême », et lance un appel à intervenir : « 2 000 civils tutsi attendent là la protection de la force française ». Mais aucun ordre de sauvetage n’a alors été donné, et c’est par l’insistance de journalistes que des militaires de terrain, contrevenant aux ordres, vont sur place pour mettre leurs supérieurs devant le fait accompli et déclencher les secours des derniers 800 Tutsi survivants.
Le 13 mai 2022, lors de l’inauguration à Paris de la place Aminadabu BIRARA, héros de la résistance des Tutsis à Bisesero, un rescapé, Éric NZABIHIMANA en témoigne. Il est également partie civile dans une procédure devant la justice française qui vise les responsabilités françaises dans la mort de Tutsi à Bisesero entre le 27 et le 30 juin 1994.
Cet épisode est important pour comprendre le déroulement de la fin du génocide et pourquoi l’Elysée et l’armée française ont renforcé, encore après le génocide, leurs éléments de langage tentant de justifier leur action.
Deuxième conséquence de cette politique:
La zone sous contrôle français, notamment la préfecture de Gikongoro, sert de refuge temporaire à des miliciens. Du 29 juin (et encore les jours suivants, au 30 juin et 1er juillet), dans la zone sous contrôle français, dans la préfecture de Gikongoro (à Cyanika), la DGSE signale un « camp d’entraînement des milices hutues ». Le 13 juillet, la carte quotidienne de la DGSE signale que des: « renforts hutus pour milices » entrent en zone sous contrôle français depuis le Zaïre et le Burundi.
Quant à Robert KAJUGA, chef des milices Interahamwe[13] au niveau national, il arrive le 5 juillet à Gikongoro, dans la zone sous contrôle français. Les Français en sont prévenus mais ne l’arrêtent pas : En effet le 7 juillet le FPR fournit à l’armée française une liste détaillée de dix pages avec 220 noms de responsables du génocide et des massacres, chacun avec leur fonction, que les Français ont examinés et annotés un par un.
Parmi eux :
« 58. Robert KAJUGA, Interahamwe chairman national
71. Laurent BUCYIBARUTA, prefect Gikongoro
72. Emmanuel BAGAMBIKI, prefect Cyangugu, member escadron de la mort,
73. Clément KAYISHEMA, prefect Kibuye » [annoté « en fuite »].
Sur 21 membres du GIR : 13 sont passés par la zone sous contrôle français parmi lesquels 5 seront ensuite définitivement condamnés à perpétuité. Le 15 juillet, le représentant du quai d’Orsay, Yannick GÉRARD, écrit que : « dans la mesure où nous savons que les autorités portent une lourde responsabilité dans le génocide […] il y a un seul choix possible, celui de les arrêter, ou au moins les placer en résidence surveillée jusqu’à remise aux Nations unies ».
Matignon est d’accord, l’Élysée s’y oppose. Yannick GÉRARD reçoit du quai d’Orsay un ordre discret pour faire partir le GIR. Il demande confirmation écrite : « je persiste à penser que ces membres du gouvernement intérimaire sont bien parmi les principaux responsables du génocide et que notre devoir, à présent, est de ne pas les laisser s’égailler dans la nature ».
En pratique, les militaires français font ouvrir les deux ponts qui permettent le passage de la frontière. Malgré la convention de prévention du génocide que la France a signée, les Français n’arrêtent aucun préfet, sous-préfet, bourgmestre, conseiller communal. Tous, FAR, administration, milices, radios, avec matériel et or de la banque centrale, s’enfuient en toute impunité au Zaïre, où l’Elysée les soutient pour se réorganiser et tenter de reconquérir le Rwanda. Ils bénéficient d’un soutien même en France.
François GRANER termine sa déposition en reprenant les principaux résultats de son travail de recherche :
– Les militaires de Turquoise ne sont pas préparés à arrêter et sanctionner un génocide – la Zone dite « Humanitaire Sûre » n’a pas systématiquement désarmé les milices.
– Les militaires français de Turquoise et les préfets ont travaillé en concertation,
– Il est important de souligner que le choix français est de laisser partir toutes les autorités à tous niveaux sans opérer de tri et sans les inquiéter.
Audition de monsieur Jean-Damascène BIZIMANA, partie civile, ministre de l’unité nationale et de l’engagement civique.
En premier lieu, je pense à mes parents Antoine et Antoinette, mes trois frères et ma sœur. Mes parents n’avaient jamais fait d’études. Ils ont été assassinés sur ordre des autorités à Cyanika. Je suis né à Cyanika, je vais surtout me baser sur Cyanika. J’y ai grandi et ai fait mes études primaires jusqu’en 1975. En 1975, je suis parti à l’internat. J’ai fait 6 ans d’études primaires. En 1982, j’ai terminé l’école secondaire et je suis revenu enseigner à l’école primaire à Cyanika jusqu’en 1988.
A cette époque, j’ai été témoin de la discrimination que les Tutsi subissaient. Je connaissais l’abbé NIYOMUGABO. C’est pendant cette période que j’ai noué des liens très forts avec lui. Pendant ma carrière d’enseignant, j’étais engagé auprès du milieu paroissial avec des jeunes pour des activités culturelles : chant, théâtre. A ce moment, j’ai voulu m’engager dans la lutte contre la discrimination. J’ai donc arrêté la carrière d’enseignant en 1988 et j’ai commencé des études au grand séminaire, chez les Pères Blancs à BUKAVU. J’ai fait mes études de philosophie et de sciences humaines de 1988 à 1991.
Je revenais pour toutes les vacances chez mes parents. Je voyais donc la situation. En octobre 1990, lorsque la guerre commence, que le FPR attaque le pays, je me trouvais chez mes parents. C’est le moment le plus important, où je vois ma famille subir des persécutions immédiates. Le 5 octobre, trois policiers communaux se sont présentés au domicile, soi-disant pour fouiller et trouver des armes et autres preuves selon lesquelles on était complices du FPR. Ils ont trouvé une somme d’argent, correspondant à peu près à 200 euros. Les policiers ont prétendu que mon petit frère les avait collectés pour les envoyer au front au profit du FPR. Il a été arrêté. Ils voulaient lui faire signer un papier disant que c’était pour le front. Ils l’ont envoyé au cachot communal, où il a été torturé. J’allais le voir et j’observais des traitements inhumains ou dégradants. On leur tapait sur les pieds, ils étaient menottés. Le 7 octobre, la situation devenait intenable, j’avais peur aussi. J’étais protégé par mon statut de séminariste car à cette époque, on était respecté. L’abbé m’a conseillé de ne pas rester là mais de retourner au Zaïre. Il m’a conduit jusqu’à l’autobus.
Je suis resté une année à BUKAVU. En juin 1991, je suis revenu au Rwanda pour les vacances. La situation avait totalement changé. Les Tutsi subissaient des discriminations quotidiennes. Il y avait une méfiance totale au sein de la population. Le préfet empêchait les Tutsi de pouvoir se regrouper, de pouvoir causer.
En septembre 1991, je devais poursuivre ma formation en Suisse. J’ai eu beaucoup de mal à obtenir le passeport. Pour quitter Cyanika et me rendre à Kigali, je devais avoir un laisser-passer donné par le bourgmestre, qui me l’a refusé. J’ai dû aller poser la question au sous-préfet Pascal. Il a réclamé que le bourgmestre me délivre le laisser-passer. A Kigali, je n’ai pas eu de difficultés à obtenir le passeport car ce sont les Pères Blancs belges qui l’ont demandé.
J’y suis resté jusqu’en juin 1992. Entre temps, en mars 1992, des massacres ont été commis à NYAMATA. Une partie de ma famille y habitait. En 1963, ma famille avait subi les premiers massacres à Cyanika. Mes grands-parents ont été tués à ce moment et une partie de ma famille a été déportée dont certains dans le BUGESERA. C’est une situation qui m’a profondément affecté.
En juillet 1992, j’étais nommé par le supérieur au Burkina Faso. Dans la formation des Pères Blancs, il y a une période de 2 ans pour le stage pastoral. Avant d’aller au Burkina Faso, je suis retourné au Rwanda. La situation avait encore empiré. Il y avait des manifestations publiques, des barrières, les politiciens avaient alimenté la haine. Je suis donc parti au Burkina Faso.
Pendant les vacances de Noël en 1993, je suis resté à peu près deux semaines. Même si je devais passer deux mois, la période était très dure. Il y avait des mines qui étaient posées, des grenades, des contrôles aux barrières, les attaques des maisons la nuit. J’ai demandé de pouvoir repartir au Burkina Faso, car je craignais d’être tué. Toutes les personnes Tutsi revenant de l’extérieur étaient automatiquement soupçonnées d’être des complices du FPR. Entre décembre et début avril 1994, j’ai continué à m’inquiéter et à appeler au Rwanda. Je téléphonais à la paroisse de Cyanika, sur le téléphone fixe, et chez mon cousin qui habitait à 10 mètres de la paroisse. Mon cousin était le chauffeur de l’accusé. Pour parler à mes parents, je les faisais venir. Ils habitaient à environ 200-300 mètres de chez mon cousin. Même si j’étais au Burkina Faso, j’avais régulièrement des informations sur la situation.
Entre le 7 avril et le 11 avril 1994, je suis resté en contact permanent avec l’abbé Joseph NIYOMUGABO et avec la femme de mon cousin, qui travaillait à la sous-préfecture de KARABA.
Le 8 avril, lorsque j’ai eu l’abbé Joseph au téléphone, il me parlait de ce que des réfugiés Tutsi avaient commencé à arriver à la paroisse. Mes parents sont arrivés à cette date. Les maisons des Tutsi avaient commencé à être brûlées. Le sous-préfet Joseph avait dirigé une réunion publique à MBAZI en compagnie du capitaine de gendarmerie SEBUHURA. La réunion consistait à demander aux Hutu de se mettre ensemble pour traquer l’ennemi, c’est-à-dire chercher les Tutsi. Ces derniers ont su que cette réunion a eu lieu et ils ont commencé à se réfugier.
Le 10 avril, j’ai eu deux personnes au téléphone : l’abbé Joseph et la femme de mon cousin, Bernadette. L’abbé Joseph m’informe qu’il a essayé, qu’il a téléphoné au préfet BUCYIBARUTA pour lui faire part de la situation désespérée des réfugiés qui venaient en nombre, sans vivres, avec des malades, des enfants. Il demandait du secours. Le préfet lui dit de se débrouiller, qu’il ne peut rien faire, qu’il est plus préoccupé par la mort du président. L’abbé Joseph me l’a dit avec un cœur abattu, désespéré. Il ne s’y attendait pas. Il connaissait le préfet depuis très longtemps.
Toujours le 10 avril, vers l’après-midi, le préfet passe à la paroisse. Il a vu la situation et a répété le même argument selon lequel il ne pouvait rien faire et que l’abbé devait s’adresser à la Caritas. Bernadette MUKANEZA, le 10 avril, m’informe que le préfet est passé à la sous-préfecture de KARAMA. Il y avait un désespoir total car les autorités étaient impliquées dans la préparation des tueries plutôt que dans la protection des victimes. Le préfet y rencontre le sous-préfet et d’autres agents. Dans cette rencontre, on décide que les Tutsi doivent être placés ensemble, prioritairement dans des paroisses. Pour ce faire, il faut utiliser le mégaphone pour circuler dans les communes. Ceci a été fait.
La deuxième décision prise a été de mettre en place des barrières, en indiquant les endroits où il fallait en mettre.
Le troisième point qui a inquiété Bernadette est qu’ils ont dit qu’il fallait empêcher les Tutsi de sortir de la paroisse. En même temps, il ne fallait pas leur donner de vivres. C’est pour cela qu’une semaine après, l’alimentation d’eau a été coupée. Même des personnes ayant essayé de leur apporter des vivres, des Hutu, ont été tuées. Un enseignant, Faustin, qui a essayé d’apporter des vivres a été tué. Un réparateur de vélo qui a essayé de faire marcher la pompe d’alimentation en eau a été tué. Ceux qui sauvaient les Tutsi, les cachaient, les aidaient, étaient ainsi mis en garde. J’ai aussi pu parler avec ma mère. Elle m’a dit qu’ils étaient venus à la paroisse le 8 en raison de menaces sur notre habitation. Ils avaient laissé les vaches. Mon père est retourné chez moi la nuit du 8 au 9. Le voisin lui a dit que la chance de vivre pour les Tutsi est pratiquement nulle car des réunions se tenaient, dans lesquelles il était dit que les Tutsi, à la paroisse, seraient attaqués. Ma mère m’a dit qu’il n’y avait aucune chance de survie.
Le 11, les communications ont été coupées. Le 12, je n’ai pas pu téléphoner. On m’a expliqué plus tard que le 14 avril, le préfet BUCYIBARUTA était venu à la paroisse et qu’une réunion avait été organisée. Il vient à la sous-préfecture de KARABA avec les bourgmestres, accompagnés par des cadres de chaque commune. Cette réunion a été radicale car la stratégie de couper l’eau a été élaborée. Le contrôle des barrières a été renforcé. Il a été décidé de mettre en place tous les instruments pour chasser l’ennemi, c’est-à-dire faire la chasse aux Tutsi.
Je me trouvais au Burkina Faso toute la période du génocide. Je devais revenir en juillet 1994. La situation était encore difficile. Il était prévu que j’aille à Toulouse pour poursuivre ma formation à partir de septembre 1994. Donc, en juillet 1994, j’ai été envoyé en France. Je suis arrivé à Paris fin juin 1994. J’y suis resté quelques jours. J’ai demandé de pouvoir aller me reposer en Suisse chez un ami rwandais. J’ai passé deux mois de vacances chez lui et suis revenu à Toulouse. J’y ai passé deux ans, jusqu’en 1996. J’ai ensuite décidé de quitter le chemin du séminaire car je supportais mal l’implication de certains prêtres dans le génocide mais aussi parce que certains prêtres niaient le génocide.
J’ai donc demandé de quitter et j’ai été autorisé. En plus, j’avais perdu mes parents et j’ai voulu m’investir dans la reconstruction de mon pays. J’ai senti que les études de droit étaient un chemin mieux indiqué. En 1996, j’ai commencé la faculté de droit à l’université de Toulouse I, j’y ai fait mes études jusqu’à obtenir une maitrise de droit public en 2001. J’ai ensuite commencé le diplôme d’études approfondies à Montpellier. Je suis retourné à Toulouse pour commencer ma thèse de doctorat en 2001. Je l’ai terminée et soutenue le 13 février 2004. Je suis ensuite rentré au Rwanda.
J’ai été embauché comme enseignant de droit international à l’université de Kigali et à l’université nationale du Rwanda. Ensuite, j’ai travaillé dans une ONG internationale belge Justice et Démocratie, où j’étais responsable du programme d’appui à la société civile, en matière de respect des droits humains et de règlement du contentieux. J’ai ensuite travaillé comme expert dans des commissions, notamment de recherche de responsabilité de la France dans le génocide et celle qui a enquêté sur les causes du crash de l’avion de HABYARIMANA. Après, j’ai été sénateur de 2012 à mars 2015. De 2015 à 2021, j’ai travaillé comme secrétaire exécutif de la CNLG, la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide. J’ai ensuite été nommé Ministre de l’Unité Nationale. Je travaille également comme chercheur, je me suis toujours intéressé à la question de la mémoire et de la justice. J’ai collecté des informations sur le génocide. Je voulais connaitre les tenants et les aboutissants des conditions dans lesquelles mes parents ont été tués. J’ai rédigé un livre intitulé Église et génocide au Rwanda. 84 membres de ma famille ont été éliminés dans le génocide. C’est le principal motif qui me poussait à comprendre les raisons de leur assassinat. Je voulais connaitre les responsabilités, les auteurs. J’ai publié en 2014 un autre ouvrage intitulé Itinéraire du génocide commis contre les Tutsi. C’est dans ce souci de recherche, de mémoire et de justice que j’ai interrogé plusieurs témoins de Cyanika.
J’en termine en évoquant ce que mon cousin m’a dit. Lorsque l’avion de HABYARIMANA a été abattu, il a conduit l’épouse du préfet chez elle, dans le Nord-Est. Le 8, il la ramène vers Gikongoro. Ils sont arrêtés sur une barrière tenue par des gendarmes et des miliciens. Ils sortent le chauffeur du véhicule, lui demandent sa carte d’identité, trouvent qu’ils sont Tutsi, commencent à le tabasser. L’épouse montre des papiers prouvant que c’est une voiture du préfet. Ils appellent le responsable de la gendarmerie, qui reconnait l’épouse du préfet. On lui donne un convoi de gendarmes pour les accompagner à Gikongoro. Ils sont arrivés sains et saufs parce qu’accompagnés par ces gendarmes. Mon cousin est resté chez le préfet car il ne pouvait pas se déplacer. Il est resté dans une chambre non loin du salon. Il entendait les personnes qui venaient voir le préfet, notamment le soir. Il m’a précisé, en 1995, que le soir, il y avait des cadres administratifs et militaires qui passaient chez le préfet, notamment le capitaine SEBUHURA et Joseph RURANGWA, qui avait été secrétaire personnel du préfet. Il dirigeait le centre de perfectionnement et de développement permanent pour la formation des agents de l’administration, qui dépendait de la préfecture. Il voyait de temps en temps Aloys SIMBA[14] ainsi que des sous-préfets, notamment Pierre-Célestin. Dans ces rencontres qui se faisaient chez le préfet, on parlait de la stratégie de regrouper les Tutsi à MURAMBI et à CYANIKA. En même temps, on donnait des listes de Tutsi qui avaient été tués et d’autres où on ne savait pas où ils se trouvaient. Ça lui faisait peur.
Quelques jours après, il est resté environ 5 jours, le préfet téléphone à RURANGWA et dit que Aloys se trouve au domicile du préfet et qu’il est encombrant. Aloys GATABARWA suivait la conversation et est sorti discrètement. Il a pu sauter par-dessus la clôture et est parti, il a fui discrètement. Il est parti se cacher chez un ami Hutu. Il est resté là jusqu’au 23 avril. Le 21, il y a eu les massacres à MURAMBI. Il a décidé finalement de se rendre chez lui à CYANIKA. Il y a 6 kilomètres, qu’il a fait à pieds la nuit. Il est passé par des petits sentiers. L’épouse Bernadette était Hutu. Elle n’était pas inquiétée, d’autant qu’elle expliquait aux tueurs de CYANIKA qu’on pouvait la laisser. Il est resté caché chez lui car les miliciens et les autorités le croyaient mort. Il y avait un trou dans le plafond. Il est resté jusqu’à l’arrivée des militaires français de l’Opération Turquoise. Ils sont arrivés fin juin. Quand ils sont arrivés à CYANIKA, il a demandé à sa femme de faire venir les Français. Ils l’ont pris et l’ont amené d’abord à MURAMBI. En raison de l’insécurité, il a demandé à ce qu’on l’emmène ailleurs. Il est ensuite retourné à GIKONGORO. Il a travaillé à la Caritas jusqu’à sa mort, en 1996.
Questions du président
Président : Vous êtes issu d’une famille nombreuse qui a été éprouvée par le passé. Pouvez-vous me dire la composition de votre fratrie?
Témoin : On était 5 enfants et 2 enfants adoptifs. Il y avait 4 garçons, je suis l’ainé de la famille. Le second, Jean ; la troisième est Thérèse ; la quatrième Marie ; le cinquième Antoine et il y a deux enfants adoptifs. C’est une fillette que ma cousine Marthe avait eu hors mariage et qui était assez pauvre.
Président : De cette fratrie, y-a-t-il des survivants ?
Témoin : Il y a moi et ma sœur Marie qui n’était pas au Rwanda. On l’a envoyée en République démocratique du Congo. Ma sœur Thérèse a survécu au génocide.
Président : Était-elle à CYANIKA ?
Témoin : Elle a pu partir. Elle a quitté CYANIKA au moment des massacres. Elle était là au moment de l’attaque mais elle est partie peu avant la date fatidique du 21. Elle est allée chercher refuge chez sa marraine, à RUBONA.
Président : RUBONA est également dans la préfecture de GIKONGORO ?
Témoin : Non, c’est dans la préfecture de BUTARE. On pouvait s’y rendre à pieds, en 2 heures environ.
Président : Cette marraine était Hutu ou Tutsi ?
Témoin : Elle était Tutsi.
Président : Elle n’a pas été tuée ?
Témoin : Elle a été tuée avec son mari et ses enfants. Deux enfants sont rescapés. L’histoire de ma sœur est différente. Elle a été prise par un milicien qui l’a violée.
Président : Elle a servi d’esclave sexuel ?
Témoin : C’est ça. Ils ont amené la famille dans laquelle elle se trouvait à une barrière. Le milicien a pris ma sœur, qui était une jeune fille présentable, l’a prise chez lui.
Président : J’ai bien compris que pendant cette période vous n’étiez pas présent au Rwanda.
Témoin : Je l’ai bien précisé.
Président : Vous êtes en quelque sorte l’initiateur de la procédure. Vous avez déposé plainte. Vous avez d’ailleurs rédigé un document ?
Témoin : Je ne sais pas si je suis l’initiateur mais j’ai rédigé un document. Je me suis joint à la plainte. Lorsque j’ai appris que le préfet BUCYIBARUTA était arrivé en France en décembre 1997, j’avais réuni un certain nombre d’informations. C’est à cette époque que j’ai rédigé un document mais je ne savais pas où le déposer. C’était une façon de documenter la responsabilité du préfet. En 1999, j’ai réussi à contacter l’association SURVIE, dont je savais qu’elle suivait des affaires judiciaires. Je me suis demandé comment je pouvais procéder. J’étais étudiant, je n’avais pas les moyens de payer les frais d’avocat. Je n’étais pas boursier, je payais mes études. SURVIE a contacté quelques mois plus tard la FIDH à Paris et lui a transmis mon document. La FIDH m’a appelé pour savoir si j’étais l’auteur du document. J’ai eu un échange avec Maitre William BOURDON. La FIDH a porté plainte, plainte à laquelle je me suis associé.
Maître LINDON : Il ne s’est constitué partie civile que très récemment mais il apparait dès le début de la procédure.
Président : Votre nom apparait très rapidement et vous êtes l’auteur d’un document joint à la plainte de la FIDH, qui permet l’ouverture d’une information. La FIDH dépose plainte contre plusieurs personnalités qui sont sur le territoire français. Vous allez être entendu à la suite de l’ouverture d’une information judiciaire qui a lieu dans un premier temps devant un juge d’instruction du tribunal de TROYES. M. BUCYIBARUTA, vous allez être placé en détention provisoire à la suite de votre mise en examen.
Témoin : Je me suis constitué partie civile beaucoup plus tard parce que je n’avais aucun espoir que le procès allait avoir lieu. Nous avions, depuis 1994, constaté le rôle du préfet. Le TPIR[15] l’avait aussi inquiété là-dessus. Il y avait des lenteurs. C’est lorsque je me suis aperçu que le processus judiciaire avançait et que l’accusé allait être traduit en justice que je me suis dit qu’il était temps de me constituer partie civile.
Président : Vous allez recueillir un certain nombre d’informations qui constituent la trame du document joint à la plainte. Peut-on dire que ce document est constitué d’informations que vous avez obtenues parfois directement de certains témoins mais aussi parfois de manière indirecte ?
Témoin : L’immense partie des informations que je produis sont des informations qui m’ont été données par des témoins directs. Ce sont des informations que j’ai eues au moment des faits, au téléphone. Ce sont aussi des informations que j’ai reçues après, quand je suis revenu au Rwanda en 1995. Même avant ce jour, j’étais en contact avec mon cousin. J’ai par exemple retrouvé dans mes archives un courrier que mon cousin m’a adressé le 12 mars 1995 dans lequel il me donnait des détails sur l’organisation des massacres à CYANIKA et l’implication des responsables. Il cite notamment Kizito KAREKEZI et ses frères, en démontrant comment ces personnes avaient participé au génocide. Je me suis soucié de recueillir des informations sur l’organisation des massacres, dès le départ. Mon souci était un souci de vérité, de mémoire et de justice.
Président : Pourquoi, dans une instruction judiciaire qui dure 22 ans, vous n’avez pas pensé communiquer ce courrier pour qu’il soit versé à l’instruction ? Je dois avouer une certaine surprise.
Témoin : La raison est simple. Ce courrier n’évoque pas le nom de BUCYIBARUTA.
Président : Le fait est que s’agissant de votre cousin, dont il a été amplement question au cours de l’instruction, nous avons eu des informations contradictoires. On a entendu dire que BUCYIBARUTA avait dénoncé son chauffeur. Il s’est avéré qu’il avait en fait survécu à la période du génocide. On a aussi entendu des informations de son épouse selon lesquelles il a conduit l’épouse de BUCYIBARUTA pour l’enterrement de sa sœur dans le Nord du pays. Elle a évoqué aussi les conditions dans lesquelles le retour s’est effectué. L’épouse de BUCYIBARUTA, Tutsi, sa famille a été victime de massacres et elle-même a été contrainte de se réfugier d’abord dans une paroisse puis dans un couvent. Il y a des divergences sur la façon dont elle a pu rejoindre GIKONGORO. Vous faites état de ce qu’on aurait fourni à votre cousin un uniforme de militaire et qu’il y aurait eu un convoi de militaires pour les accompagner. S’agissant de la déclaration de l’épouse de BUCYIBARUTA, elle n’évoque pas cela. Dans tous les cas, ce qu’elle indique, c’est qu’elle n’est revenue à GIKONGORO que le 19 avril. Est-ce que cette date vous parait correspondre ?
Témoin : Pas du tout. Mon cousin m’a dit qu’ils ont quitté KIZIGURO le 8 avril.
Président : Où est-ce que ça se situe ?
Témoin : Dans le nord-ouest du Rwanda, à 200 km de Gikongoro.
Président : Le 8 avril, ça devait être dans la zone des combats, des massacres.
Témoin : Non. Le FPR ne s’y trouvait pas. KIZIGURO se trouvait dans la commune de MURAMBI, dirigé par Jean-Baptiste GATETE, condamné par le TPIR. C’était un bourgmestre très extrémiste. La femme du préfet ne pouvait pas se trouver à KIZIGURO le 11 avril où elle aurait été tuée en raison de massacres de grande ampleur. Le FPR a conquis KIZIGURO le 12 avril.
Président : Elle ne dit pas qu’elle y était.
Témoin : Le massacre à KIZIGURO a eu lieu le 11 et après, il n’y avait plus aucun Tutsi.
Président : Avez-vous une idée de la date à laquelle elle serait arrivée à GIKONGORO ?
Témoin : Le 8 avril selon mon cousin.
Président : Je pense qu’il y a un élément qui pose problème. On sait que le fils de M. BUCYIBARUTA a été conduit par le préfet de KIBUNGO, Godefroy RUZINDANA, jusqu’à Kigali. Il a retrouvé son père le 11 avril. Il y avait la première réunion du gouvernement intérimaire avec les préfets. Modeste a pu retrouver son père grâce au véhicule de Godefroy. Je ne suis pas certain que l’épouse de BUCYIBARUTA ait pu arriver le 8 avril. On a un certain nombre de témoins qui font état de ce que BUCYIBARUTA était présent à GIKONGORO et inquiet en raison de l’absence de son épouse. Est-ce que le seul élément qui vous permette d’affirmer qu’ils sont arrivés le 8 avril sont les confidences que vous avez reçues de votre cousin ? Confidences qui n’ont fait l’objet d’aucune note, d’aucune audition. Votre cousin est mort en 1995.
Témoin : Mon cousin est mort en 1996. Lorsque BUCYIBARUTA est venu à la réunion à Kigali, son épouse était déjà chez lui.
Président : Vous avez mentionné le fait que votre cousin Aloys GATABARWA aurait été hébergé pendant quelques temps dans la maison du préfet. Je pense qu’il y a des divergences concernant la durée de son séjour. Pendant combien de temps est-il resté selon vous ?
Témoin : Il est resté environ 5 jours.
Président : Où est-il allé au bout de 5 jours ?
Témoin : Lorsqu’il a entendu la conversation téléphonique du préfet, il a eu peur. Il est sorti par la porte de derrière, faisant semblant de se rendre dans une toilette et s’en est allé en courant. Il est allé se cacher chez un ami Hutu. Il est resté là jusqu’au 23 avril.
Président : Et ensuite ?
Témoin : Il a appris que les Tutsi à MURAMBI avaient été exterminés. Il a senti que la situation n’était pas sécurisante. Son ami savait ce qui se passait aux barrières. Mon cousin a alors décidé d’aller chez lui à CYANIKA. Sa femme était Hutu. Personne ne savait qu’il était en vie, ce qui l’a sauvé. Très régulièrement, la journée, il se mettait dans le plafond. Les miliciens ne s’en souciaient plus, le pensant mort. Il est resté dans sa maison jusqu’en juin, à l’arrivée des militaires. Ils l’ont amené à MURAMBI mais il n’y avait pas de sécurité. Il est allé au camp de NYARUSHISHI.
Président : M. BUCYIBARUTA qu’avez-vous à nous dire ?
Laurent BUCYIBARUTA : Je voudrais faire quelques observations. D’abord, je remercie le témoin qui a déclaré qu’en 1982, quand j’étais candidat-député, il m’avait élu comme député. Ça je dois le remercier parce que je ne le savais pas étant donné que le vote était secret.
Quant aux autres éléments qu’il a donnés, je vais parler de quelques-uns. D’abord, sur le trajet entre GIKONGORO et KIZIGURO, il a dit que c’était à peu près 80 km, c’est faux, il y a environ 160 km.
Deuxièmement, ma femme n’a pas quitté KIZIGURO le 8 avril, mais le 9 avril. Le 9 avril, quand elle a pu quitter KIZIGURO, elle est arrivée à NYAMAGABE avec sa sœur, mon fils Modeste et d’autres membres de sa famille qui sont allés chercher un hébergement. Quand il dit que? le 8 avril, ma femme se trouvait à la maison, cela est faux parce que mon fils qui était avec ma femme et sa famille ne m’a rejoint que le 11 avril? comme vous l’avez indiqué. Tous les témoins qui sont arrivés chez moi à GIKONGORO, après le 11, ont tous dit qu’ils me trouvaient à la maison mais que ma femme n’était pas là. C’est ce que tous ont confirmé. Elle n’est arrivée que le 19 avril.
Autre chose à préciser, c’est que le chauffeur GATABARWA était logé dans une des chambres de mes fils et ils étaient ensemble. La maison est conçue de sorte que lorsque vous êtes dans ces chambres, vous ne pouvez pas entendre des personnes qui parlent au salon. Donc, GATABARWA ne pouvait pas suivre des conversations que j’ai tenues avec des personnes au salon. Par contre, quand il n’y avait plus de visiteurs, j’appelais le chauffeur pour qu’il puisse utiliser le téléphone du salon pour parler à sa femme à CYANIKA. Le témoin a dit que RURANGWA était le secrétaire du préfet mais quand je suis arrivé à GIKONGORO, il ne travaillait pas dans le service rattaché à la préfecture mais dans celui du ministère. Dès que je suis arrivé à GIKONGORO,, il n’était plus dans le service de la préfecture. Autre chose à préciser : si j’avais voulu ôter la vie à GATABARWA, il n’aurait pas été nécessaire que je paye un civil pour le chercher, j’aurais pu demander aux deux gendarmes qui assuraient la protection de mon domicile.
Témoin : Je peux apporter des éléments. S’agissant de la distance entre Gikongoro et KIZIGURO, je n’ai pas dit 80. C’est aux alentours de 200. Deuxièmement, à propos de RURANGWA, il avait été secrétaire particulier du préfet mais en 1994, il avait changé de fonction? mais il dépendait toujours de l’autorité du préfet. Il y a moyen de trouver l’organigramme de la préfecture. Le centre qu’il dirigeait était sous le contrôle du préfet.
Maître LINDON : ( en D 10492 p. 18) : le nom de RURANGWA Joseph y figure.
Président : M. BUCYIBARUTA a dit que ce n’était pas son secrétaire.
Témoin : J’ai dit qu’il dépendait toujours de l’autorité du préfet.
Le ministère public : C’est en D 10854 pour le PV.
Maître LINDONC : Nous avons entendu un autre témoin qui l’a rencontré à Butare et qui a précisé que le préfet a failli le livrer ou en tout cas, il s’est inquiété de sa sécurité quand il était chez le préfet.
Président : M. BUCYIBARUTA, selon vous, jusqu’à quand est resté votre chauffeur chez vous ?
Laurent BUCYIBARUTA : Il est resté quelques jours et c’est quand j’ai eu des informations sur des attaques éventuelles à mon domicile que je l’ai appelé. Je lui ai expliqué la situation, que je recevais des informations que beaucoup de gens le recherchaient pour le tuer.
Président : Votre chauffeur et votre épouse sont arrivés le 19 avril. Il va rester chez vous pendant quelques jours. Est-ce qu’il était là au moment de l’attaque de MURAMBI ?
Laurent BUCYIBARUTA : Oui, il était bien là. Quand j’ai senti qu’il y avait des rumeurs sur la volonté de certains de venir attaquer mon domicile, non seulement pour tuer mais aussi pour piller, parce qu’ils savaient que la maison contenait beaucoup d’équipements, j’ai appelé GATABARWA, on s’est entretenus et je lui ai expliqué la situation. Au lieu de périr avec nous ici, toi tu n’es pas une personne très connue comme moi ou ma femme, mieux vaut que tu t’arranges pour aller chez quelqu’un, un de tes amis. Il pourra te cacher discrètement. Ici, je ne sais pas ce qui peut arriver donc il a compris. Il n’avait pas d’arrière-pensée sur moi.
Président : Vous dites qu’il est parti après l’attaque de MURAMBI. Le 26 avril, c’est le message de pacification. Il part avant ou après ?
Laurent BUCYIBARUTA : Juste avant. Je vous ai expliqué que mes fils l’ont accompagné jusqu’à un certain endroit et je suis resté à la sortie arrière qui était aussi discrète pour que mon chien n’aboie pas en entendant les gens sortir. Je suis resté à ce passage jusqu’au retour de mes fils.
Président : Vous nous avez dit qu’il était possible qu’il appelle son épouse, qui travaillait à la sous-préfecture, et qu’il y avait une liaison téléphonique. Une fois parti, vous êtes-vous renseigné auprès de son épouse pour savoir ce qu’il était devenu ?
Laurent BUCYIBARUTA: Je ne voulais pas car j’avais peur que mon téléphone soit écouté. Le service de téléphonie écoutait les conversations. J’ai voulu rester discret. Autre chose à indiquer, c’est que je n’ai jamais reçu de personnes à mon domicile venant faire une liste de Tutsi tués ou à tuer.
Président : Pour autant, est-ce qu’il vous est arrivé de recevoir des personnalités ?
Laurent BUCYIBARUTA : Des visiteurs qui souhaitaient me rencontrer venaient comme ils voulaient.
Président : Vous les hébergiez ou c’était de simples visiteurs de passage ?
Laurent BUCYIBARUTA : Certains venaient saluer la famille et repartaient et d’autres restaient.
Président : Le Premier ministre KAMBANDA, vous l’avez reçu à votre domicile.
Laurent BUCYIBARUTA: Oui.
Président : A quel moment ?
Laurent BUCYIBARUTA: C’était au mois de juin.
Maître LINDON : Madame Espérance MUKAMANA est la témoin dont parlait mon confrère.
Président : Quelle relation, M. BUCYIBARUTA, aviez-vous avec le prêtre NIYOMUGABO Joseph ?
Laurent BUCYIBARUTA : De bonnes relations. Il était originaire de ma région. Je le connaissais depuis longtemps. Lorsque je me rendais dans les communes, je ne manquais pas de saluer les autorités religieuses. A CYANIKA, je me suis rendu plusieurs fois à des cérémonies religieuses ou à des visites simples. Il passait aussi à mon domicile. Lorsque le témoin dit qu’il m’a téléphoné pour me demander du secours, c’est une pure invention. Je n’ai jamais parlé avec l’abbé NIYOMUGABO le 12 avril mais je suis allé le voir le 14 avril. Contrairement à ce que le témoin a dit, je ne suis pas allé à la sous-préfecture pour tenir une réunion mais je suis allé à la paroisse et au couvent des religieuses. La question des vivres, c’est le curé qui gérait les vivres de CARITAS qui étaient entreposées à la paroisse.
Président : On sait que lors de votre visite du 14 avril, vous êtes allé non seulement voir l’abbé NIYOMUGABO mais aussi au couvent à côté. Voulez-vous ajouter quelque chose ?
Témoin : Il y a eu un appel téléphonique avec le préfet qui a dit qu’il s’occupait essentiellement de questions liées à l’assassinat du président ; il y a ensuite eu une visite de la paroisse. Effectivement, le 14 avril, Laurent BUCYIBARUTA est allé à la sous-préfecture de KARABA. Mais à cette date, je ne pouvais plus téléphoner. C’est peut-être la raison pour laquelle je ne sais pas si le préfet est passé le 14 avril à la paroisse. En tout cas, Bernadette m’a affirmé que le préfet est allé à une réunion. En ce qui concerne les confidences de GATABARWA, le préfet recevait des cadres qui venaient lui exposer la situation de ce qui se déroulait la journée. Le commandant de gendarmerie était très malade. Il avait un sida avancé. C’est donc le capitaine SEBUHURA qui était très actif. RURANGWA détestait GATABARWA et voulait le tuer lui-même, raison pour laquelle il insistait auprès du préfet.
Président : Qu’est devenu ce RURANGWA ?
Témoin : Je ne sais pas, il s’est exilé au Zaïre.
Président : M. BUCYIBARUTA de quelle maladie souffrait le commandant BIZIMUNGU ?
Laurent BUCYIBARUTA: C’est la première fois que je l’entends. Normalement, quand quelqu’un est malade, c’est le médecin ou la personne qui le dit.
Président : Il ne vous a jamais dit qu’il était malade ?
Laurent BUCYIBARUTA : Non.
Président : Comment expliquez-vous que plusieurs témoins le savaient ?
Laurent BUCYIBARUTA : Peut-être avaient-ils la même source que ce témoin.
Président : Il y a au dossier des comptes-rendus de réunions dans lesquels on voit dès 1993 la mention « Capitaine SEBUHURA en remplacement du commandant de la gendarmerie »
Maître BIJU-DUVAL : De nombreux témoins évoquent la présence du major Christophe BIZIMUNGU. Il ne faut pas dire que personne ne le voit à GIKONGORO.
Président : Je n’ai pas dit ça. J’ai dit qu’un certain nombre de personnes avaient été informées que le major Christophe BIZIMUNGU était malade. Quand allez-vous revenir pour la première fois au Rwanda ?
Témoin : Je suis revenu au Rwanda en juillet 1995. Je suis resté trois mois. C’était la période où, juste après le génocide, les destructions se voyaient. A certains endroits, les corps y étaient encore. Les informations se collectaient beaucoup plus facilement ; les témoins avaient la mémoire fraiche et avaient envie de parler. A cette époque, les criminels parlaient aussi, certains d’entre eux. C’était la période facile pour pouvoir obtenir des informations clés. La préfecture de GIKONGORO est celle où le génocide a réussi. Il y a très peu de survivants. Ils ont eu le temps de tuer et ils ont eu le temps de préparer. Pour la préparation du génocide et sa mise en place, la nomination du préfet BUCYIBARUTA n’a pas été le fruit du hasard. Il y avait une domination du MDR[16] à la préfecture de GIKONGORO et le PSD[17] était le parti de l’opposition. Les deux partis politiques d’opposition commençaient à dominer le MRND[18]. Donc la stratégie du MRND a été de nommer le préfet dans la préfecture d’origine pour qu’il continue la mobilisation de la population hutu pour qu’elle adhère au parti. Le préfet a été muté dans cet objectif. Il n’a pas été le seul. Le préfet qui était en poste avant Laurent BUCYIBARUTA n’était pas très apprécié par la population ; il venait du Nord. BUCYIBARUTA est venu pour rétablir la crédibilité du MRND et sensibiliser la population à la politique de ce parti.
Président : La période de 1992, 93 et 94 est une période au cours de laquelle il y a beaucoup de violence entre les partis politiques. Parfois, ça peut se faire d’une façon assez musclée dans un sens comme dans l’autre. Nous avons au dossier des éléments permettant de retenir que lorsqu’un maire est élu, même sans étiquette MRND, le préfet a soutenu les résultats. Je ne sais pas si l’image qu’on peut retenir du préfet Laurent BUCYIBARUTA est celle de quelqu’un qui est un fin stratège manipulateur chargé de faire triompher à tout prix le MRND. C’est l’image que vous avez de lui ?
Témoin : Absolument. Même quand il était préfet à KIBUNGO, il a participé massivement à l’arrestation de Tutsi qu’il accusait faussement de complicité avec le FPR. Selon les chiffres qui ont été fournis en 1991, le gouvernement a déclaré que 8 400 personnes avaient été arrêtées pour l’accusation de complicité avec le FPR, dont 6 120 arrêtées à Kigali. La préfecture de KIBUNGO était la deuxième, avec 623 Tutsi arrêtés. Dans la prison de KIBUNGO, qui était sur le territoire du préfet, il y a eu de la torture. On avait mis en place une commission de triage qui se rendait dans les prisons. La nomination du préfet Laurent BUCYIBARUTA s’inscrivait dans la continuité d’une pratique criminelle de répression des Tutsi.
Laurent BUCYIBARUTA : Les préfets nommés en 1992 l’ont été par un gouvernement multipartiste composé de plusieurs partis : le MRND, le MDR, le PL, le PSD et le PDC. C’était un gouvernement multipartiste, ce n’est pas le MRND seul qui a nommé les préfets. Les nominations ont été examinées en conseil des ministres et l’ensemble des ministres ont approuvé ces nominations. Les intentions que le témoin veut me prêter, c’est une sorte d’accusation en miroir qu’il veut développer.
Questions des parties civiles
Avocat : Pouvez-vous nous relater le génocide commis en 1963 dans la région ? L’impunité qui a suivi ces massacres a été exploitée en 1994 et notamment, le brigadier de la commune de MUHANGA est encore en service en 1994, il organise les tueries à cette époque ; le conseiller de secteur est aussi en vie en 1994.
Témoin : A partir de 1959 et en particulier en 1963, la population a été habituée à tuer des Tutsi en toute impunité. En 1963, le gouvernement avait mis en place une loi d’impunité des crimes. C’était exactement le même système, la même chaine en 1963 qu’en 1994. L’organisation des tueries visait les Tutsi. Certains qualifiaient déjà ces tueries de génocide. Un coopérant de l’UNESCO a fait un journal jour pour jour, il a visité CYANIKA, GIKONGORO… et a noté comment les Tutsi étaient tués chaque jour. Il a écrit au président HABYARIMANA, à l’UNESCO et à l’ONU pour faire part de ces tueries. Il a démissionné en disant qu’il ne pouvait continuer à occuper un poste dans un pays dans lequel le pouvoir contribue aux tueries. Il y a un rapport du CICR. La presse internationale, notamment le Monde, The Times, évoque qu’au Rwanda, il y a un génocide systématique qui est en train de se dérouler. L’année 1963 est cruciale car il y a eu environ 20 000 morts. Cette tradition d’impunité a perduré toutes ces années, ainsi que l’éducation à la haine des Tutsi. Rien ne peut justifier que le 7 avril 1994, les premières tueries se situent à GIKONGORO. Le comptable de la commune de MUKO, son épouse, le responsable du centre de santé de MUSHUBI ; il y a environ 7 personnes qui sont tuées à MUSHUBI le jour même de l’attentat contre l’avion.
Avocat : Ceux qui survivent dans les années 60 le doivent aux paroisses. Si BUCYIBARUTA affecte quelques gendarmes à Cyanika, Kibeho et Kaduha, c’est qu’il savait pertinemment que les gens allaient s’y réfugier. A quel moment, au niveau national, on a décidé qu’on allait tuer cette fois les gens dans les paroisses ? qu’on les oriente dans les paroisses pour les faire tuer ? On utilise même des mégaphones pour inciter les gens à se regrouper.
Témoin : La décision d’exterminer les Tutsi ne date pas de 1994. Déjà? quand on observe les discours tenus par des extrémistes Hutu dès 1992, c’est clair. La décision date déjà de 1992. C’est l’année où ce système de répression se met en place. Le 21 septembre, l’armée rwandaise sort un document signé par le chef d’état-major qui définit qui est l’ennemi ; il est dit que l’ennemi du Rwanda est le Tutsi et que le complice de l’ennemi, c’est toutes les personnes qui apportent une assistance aux Tutsi. Ce document a été l’un des facteurs qui s’ajoute aux autres et qui montre que la décision de tuer date de 1992. Lorsque 1994 arrive, la mécanique est en place. Souvent, dans ces endroits où on avait réuni les Tutsi, on faisait le recensement. Les autorités recensaient pour s’assurer que tous les Tutsi connus étaient à cet endroit. L’assaut final était lancé quand on était sûr qu’ils y étaient tous. C’est pour cela que RURANGWA voulait savoir où était GATABARWA.
Maître GISAGARA : Est-ce que la question du langage du génocide est une question que vous avez étudiée ?
Témoin : Oui, dans le génocide, on a souvent utilisé un langage codé mais les rwandais comprenaient très bien. Par exemple, « travailler » signifiait « tuer ». Ce recours à un langage codé, mais que la population connaissait très bien, a été utilisé. Les médias utilisaient aussi ce langage. L’identification du Tutsi comme l’ennemi avait déjà été utilisée.
Avocat : Nous avons parlé du document de 9 pages joint à la plainte. Quand l’avez-vous rédigé ?
Témoin : En décembre 1997. Je revenais du Rwanda pour mon troisième séjour. J’ai réuni toutes les informations que j’avais. Mais je ne savais pas où l’envoyer. Le document, je l’ai gardé. En 1999, j’ai contacté l’association SURVIE. Je l’ai donc retravaillé en 1999, mis à jour et remis à SURVIE. Elle a alors contacté la FIDH et j’ai été mis en contact avec Maître BOURDON.
Avocat : A l’époque, vous êtes étudiant, vous avez 31 ans, vous n’êtes membre d’aucune commission.
Témoin : Je suis un simple étudiant, un citoyen ordinaire. J’étais en deuxième année de faculté de droit, je n’étais pas boursier. Je ne suis affilié à aucune appartenance.
Avocat : Vos motivations réelles ont été soulevées par le conseil de l’époque. Quelles étaient vos motivations lorsque vous avez commencé à entendre des personnes par vos propres moyens sur ce qui s’est passé dans votre commune ?
Témoin : C’est quelque chose d’ordinaire. 84 personnes de ma famille sont mortes. C’est une réaction d’humanité, je voulais savoir comment ces personnes avaient été tuées, par qui, dans quelles circonstances. C’est un devoir de mémoire pour pouvoir faire le deuil. C’était l’unique motivation. Même actuellement, c’est l’unique motivation : vérité, mémoire, justice.
Avocat : Vous avez été le secrétaire général de la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide. Les documents qui avaient été récoltés par cette commission remis aux juridictions françaises ont-ils été vérifiés par les juges d’instruction ?
Témoin : L’ancienne commission nationale a hérité des documents, jugements et autres dossiers des juridictions Gacaca[19]. Ces documents ont été donnés aux juridictions françaises mais aussi au TPIR, aux autorités belges, finlandaises, suisses… Nous donnons des photocopies mais l’authenticité des documents est bien vérifiée.
Questions de la défense
Maître BIJU-DUVAL : Vous êtes ministre de l’union nationale et de l’enseignement civique[20]. Vous avez le souci d’enseigner l’histoire du génocide aux jeunes générations?
Témoin : Oui, ça fait partie de notre mission.
Maître BIJU-DUVAL : En votre qualité de ministre originaire de la préfecture de Gikongoro, lorsqu’il y a des commémorations annuelles, j’imagine que vous allez sur les lieux pour rappeler à la population ce qui s’est passé.
Témoin : Oui.
Maître BIJU-DUVAL : Vous dénoncez les responsables du génocide commis sur la préfecture de Gikongoro.
Témoin : On ne peut pas parler du génocide sans parler de ses auteurs.
Avocat : Quand vous rappelez à la population ce qui s’est passé pendant le génocide, vous expliquez ce qu’a été selon vous la responsabilité du préfet BUCYIBARUTA ?
Témoin : Les témoins directs sont les premiers à évoquer la responsabilité directe du préfet, qu’ils soient rescapés ou auteurs.
Maître BIJU-DUVAL : Vous-même, vous rappelez à la population quels ont été les faits et les responsables.
Témoin : Les interventions que je fais sont publiques.
Maître BIJU-DUVAL: Est-ce que dans le cadre de vos fonctions vous vous êtes trouvé en situation de superviser l’édification du mémorial à Murambi[21] ?
Témoin : J’ai été secrétaire exécutif de la CNLG de mars 2015 à août 2021. Quand j’ai pris mes fonctions, le mémorial existait déjà.
Maître BIJU-DUVAL : Et vous étiez sénateur de 2012 à 2015.
Témoin : Exact.
Avocat : En qualité de sénateur originaire de Gikongoro, vous n’avez pas participé à l’édification du mémorial ?
Témoin : J’ai été sénateur à partir de 2012. Encore une fois, le mémorial y était déjà.
Maître BIJU-DUVAL : Le texte qui a été joint à la plainte est exclusivement centré sur BUCYIBARUTA. N’est-ce pas dans un but particulier que vous le rédigez et vous le transmettez à SURVIE ?
Témoin : C’était dans un souci de justice. Le préfet Laurent BUCYIBARUTA est venu en France pour demander l’asile politique. A ma connaissance, cet asile est réservé aux personnes persécutées et non auteurs de crimes. Lorsque j’apprends que quelqu’un qui est suspecté de génocide, de l’avoir prévu, commis, dans ma préfecture d’origine, qui a emporté mes parents, mes frères, j’ai voulu agir.
Maître BIJU-DUVAL : Étaient également joints à la plainte de la FIDH deux dépositions en kinyarwanda accompagnées d’une traduction partielle faite par un universitaire rwandais. Est-ce vous qui avait effectué cette traduction ?
Témoin : Il y a des milliers d’universitaires rwandais. Est-ce que mon nom figure sur cette traduction ? J’ai traduit un certain nombre de documents. J’avais un cabinet d’expertise de 2005 à 2008 qui traduisait des documents. Il est possible que dans le cadre de ce marché de contrats j’ai pu traduire des documents. J’étais étudiant à Toulouse en 2000. Je n’ai pas traduit les documents de 2000.
Maître BIJU-DUVAL: Vous êtes le premier témoin entendu dans cette préfecture. Vous dites dans votre déposition que vous ne faites que rapporter des informations que d’autres vous ont transmises.
Témoin : Je ne suis pas à l’origine des poursuites. Le parquet de Gikongoro avait déjà commencé une enquête sur les responsables du génocide à Gikongoro. Si ce n’est pas allé plus loin, c’est parce que la justice rwandaise s’est concentrée sur les personnes qui étaient sur place. Ensuite, j’ai recueilli des informations qui m’ont été fournies après le génocide. Je précise dans le document qu’il revient à la justice d’enquêter et d’établir la matérialité des faits.
Maître BIJU-DUVAL : Dans votre déposition, vous citez des informations transmises par Juvénal GASASIRA. Il a été entendu à plusieurs reprises et dit très clairement qu’il n’a pas vu le préfet. Vous rapportez des propos qui sont démentis ensuite par les intéressés eux-mêmes.
Témoin : Vous l’avez bien dit, Juvénal GASASIRA est mort. Il n’est pas là pour évoquer ce souvenir. Ce qu’il m’a rapporté c’est ultérieurement, après le génocide. Je rapporte des faits tels qu’ils m’ont été dits à ce moment-là.
Maître BIJU-DUVAL : Vous avez participé à la procédure française en coopérant avec les enquêteurs français et en transmettant certains documents. Est-ce que vous avez transmis tous les documents administratifs de l’ex-préfecture de Gikongoro de 1992 à 1994 ?
Témoin : La CNLG collaborait avec la défense et avec tout le monde, de façon égale. On est détenteurs de documents, on les donne quand ils sont demandés. Tous les documents, on ne les a pas. Il y a un certain nombre de documents qui ont été détruits ou emportés par l’ancien gouvernement. Les documents qu’on a trouvés, on les a donnés. En 1994, les archives ont été pillées.
Maître BIJU-DUVAL : Je vous demande si vous avez transmis tous les documents que vous aviez à ce moment.
Témoin : J’ai donné la réponse.
Maître BIJU-DUVAL : Est-ce que vous connaissez Jonas KANYARUTOKI ?
Témoin : C’est la première fois que j’entends parler de ce nom. C’est qui ?
Maître BIJU-DUVAL : C’est un témoin qui a comparu devant cette cour à votre demande.
Témoin : Je n’ai jamais demandé à cette personne d’intervenir à ma demande. C’est dans la procédure.
Maître BIJU-DUVAL: Vous avez dit que l’abbé NIYOMUGABO vous a parlé d’une réunion. Était-il présent ?
Témoin : Il a reçu l’information de réfugiés.
Maître BIJU-DUVAL : C’est donc un témoignage indirect. Le 10 avril, vous indiquez que l’abbé a téléphoné au préfet Laurent BUCYIBARUTA pour lui demander de l’aide. Le préfet se serait rendu le jour-même à la paroisse. Il y aurait eu une réunion à la sous-préfecture de KARABA où il aurait été conclu que les Tutsi devaient être placés ensemble. Nous avons au dossier un extrait de la radio disant que la réunion du 10 avril a été tenue à la préfecture.
Témoin : Ce n’est pas contradictoire. C’est une période à laquelle il y avait beaucoup de réunions. Les réunions ont lieu le même jour puisque c’est à 10 minutes de voiture.
Maître LEVY: Dans votre déclaration spontanée, vous parlez d’une réunion avec le sous-préfet de KARAMA. L’abbé NIYOMUGABO était présent?
Témoin: Je n’étais pas au Rwanda.
Monsieur le président, au cours de la journée, va lire les dépositions de témoins qui sont décédés ou qui n’ont pu être entendus, dont celle de monsieur Viateur HIGIRO mort en prison le 10 janvier 2020, de Romuald NZIGIYIMANA, décédé le 18 janvier 2021.
Audition de madame Laurence DAWIDOWICZ, représentant l’association SURVIE[22].
Survie est une association d’un millier d’adhérents composée de 25 groupes locaux dans de nombreuses régions de France. Elle ne touche pas de subventions publiques. Les avocats qui nous représentent pour ce procès, Me Hector Bernardini et Me Jean Simon, ont travaillé à titre gracieux – probono – et nous les remercions de leur engagement à nos côtés.
Survie a été créée il y a un peu plus de 30 ans quand des personnes se sont mobilisées un peu partout en France pour lutter contre la misère et la faim entretenue au Sud par des mécanismes de domination économique, politique, militaire et par notre indifférence. Cela faisait suite au « Manifeste-appel contre l’extermination par la faim », signé dès son lancement par cinquante-cinq Prix Nobel. Ils proposaient une réforme de l’aide publique au développement. Au même moment, en Italie ou en Belgique, les mêmes campagnes, amenaient les gouvernements à augmenter leurs aides. Pourtant, en France, le projet de loi n’était même pas proposé au débat du parlement, et ce malgré le soutien de nombreux parlementaires.
C’est la période où les membres de Survie ont compris que le financement de partis politiques français de premier plan se faisait au moyen de détournements de ces aides, récupérées partiellement en sous-main, depuis les dictatures d’Afrique francophone. Cette prise de conscience a amené Survie à militer pour assainir les relations entre la France et les pays africains. L’association a donc évolué. Elle a conservé ses méthodes d’interpellation à la fois de l’opinion publique, de tout un chacun, et des responsables politiques pour obtenir des réponses institutionnelles.
En 1992-93, les associations de défense des droits de l’Homme rwandaises alertent les pouvoirs publics d’exactions graves. En réponse à un tel courrier monsieur BUCYIBARUTA rappelait à l’ordre l’une de ces associations, la LICHREDHOR, monsieur le Président l’a évoqué, en lui demandant si des enquêtes avaient été diligentées à ce moment-là. Monsieur Bucyibaruta ne s’en rappelait plus. Or le silence et l’inaction des pouvoirs publics rwandais étaient manifestes. C’est pourquoi un collectif d’associations rwandaises (le CLADHO) a alerté ses supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsi du Rwanda.
Une mission internationale s’est constituée avec des représentants de la Fédération Internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), d’African Rights, de la branche africaine de Human Rights Watch (HRW), de l’Union interafricaine des Droits Humains et du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique. Jean Carbonare, à l’époque président de Survie, s’est joint à cette mission.
Jean Carbonare en a rendu compte à la cellule africaine de l’Elysée, et a remis un pré-rapport de mission. Le soir même il intervenait en direct lors du journal de 20h de France 2. A l’Élysée comme devant les téléspectateurs, il a alerté sur le risque de survenue d’un génocide organisé par des autorités rwandaises, autorités que la France soutenait. Il était encore temps de changer de politique. Notre association a été effarée de constater que l’exécutif français continuait à soutenir l’armée rwandaise puis le Gouvernement Intérimaire, le GIR, pendant le génocide et même après sa chute.
Durant le génocide, d’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris : conférences de presse, communiqués, actions concrètes comme la marche en rond qui a eu lieu aux Invalides, à Paris mais aussi dans d’autres villes. Ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.
Dès octobre 1994, François–Xavier VERSCHAVE qui succédera à Jean CARBONARE comme président de Survie à partir de l’assemblée générale de 1995, a écrit un premier livre : « Complicité de génocide ?[23] » Parallèlement, la déléguée du président, Sharon COURTOUX, recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
A partir de cet événement du génocide des Tutsi, l’association a changé, nous en avons fait un combat fondateur. Cela fait plus de 28 ans que nous luttons pour que de tels actes ne se reproduisent pas, que nous luttons pour la vérité et la justice, contre l’impunité et le silence. L’association a pris conscience de l’indifférence mais aussi de la complicité des plus hautes autorités françaises, du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices. Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos week-ends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, d’âge divers, de milieux sociaux variés. Certains n’avaient aucun lien avec le Rwanda. Certains connaissaient le Rwanda, ou avaient rencontré des rescapés. Certains portaient dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité. Certains étaient des chercheurs voulant comprendre ou des citoyens voulant simplement assainir la politique menée en leur nom. Bref, des personnes qui se sentaient concernées par les crimes contre l’Humanité et le génocide, parce que ces crimes concernent tout être humain. Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994, ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.
Ainsi nous nous sommes alliés à d’autres associations, petites ou grandes, pour participer à la Coalition Française pour la cour Pénale internationale (CFCPI), et multiplier les pressions pour que la Cour Pénale Internationale existe, pour que la justice existe contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires. Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations.
Nous avons changé les statuts de l’association pour pouvoir rester en justice. La lutte contre la banalisation du génocide a été introduite dans les objectifs statutaires de Survie. Être partie civile dans de tels procès, c’est mettre la lutte contre l’impunité au cœur de notre démarche car l’impunité pour les victimes et leurs proches, c’est continuer à se faire narguer par leurs bourreaux, c’est être menacé s’ils témoignent, c’est ne pas reconnaitre leurs souffrances, la mort atroce de leurs proches.
La conséquence de l’impunité pour les tueurs et pour ceux qui les ont armés, c’est un encouragement à perpétrer à nouveau le crime, à utiliser à nouveau la haine comme moyen de gouverner. Le génocide des Tutsis rwandais de 1994 a été possible entre autres parce que les meurtriers des tueries précédentes n’avaient pas été arrêtés, jugés et condamnés.
Dans les premiers jours du procès, lors de l’intervention de monsieur SEMELIN, citant les propos des experts comme Alison DES FORGES, monsieur le Président a dit « le plus important, c’est le sentiment d’impunité. Il me semble que c’est un moteur puissant, le fait de se dire que je peux agir, tuer, violer, voler, je peux le faire parce que je sais qu’il y a eu dans le passé des actes similaires et qu’il ne s’est rien passé. »
Et Monsieur SEMELIN a répondu : « …. je vais encore dans votre sens mais il faut se garder de ne parler que de l’impunité. Dans un État de droit, l’État en principe protège tous les individus. Mais dans cette situation, l’État a levé cette protection. C’est un changement radical de la politique de l’État. »
La France est hélas toujours une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide au Rwanda en 1994. Nous avons été parties civiles lors des premiers procès en France de personnes accusées de génocide et de complicité de crime contre l’Humanité : en 2014 et en appel en 2016 les procès de Pascal Simbikangwa, en 2016 et en appel en 2018 les procès des deux bourgmestres Octavien Ngenzi et Tito Baharira.
Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance. C’est une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice. Pour que les enfants des victimes ne tremblent plus en entendant les sifflets comme ceux des Interahamwe qui poursuivaient leurs parents. Pour que les enfants des tueurs sachent que le cycle s’est arrêté là.
Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain pour que ce génocide reste dans la conscience de nos concitoyens, et que nous pouvons aujourd’hui nous en remettre à cette Cour d’Assises, à vous, magistrats professionnels et jurés, qui allez prononcer votre verdict au nom du peuple français.
Fanny LABRUNIE
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT
- Association SURVIE, partie civile.[↑]
- En 2014 : le Sabre et la Machette – officiers français et génocide tutsi aux Éditions Tribord et en 2020 L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Raphaël Doridant et François Graner, Agone, coll. « Les dossiers noirs », février 2020.[↑]
- La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
- L’ambassadeur MARTRES témoignera devant la Mission parlementaire que « le génocide était prévisible dès cette période [fin 1990], sans toutefois qu’on puisse en imaginer l’ampleur et l’atrocité. Certains Hutus avaient d’ailleurs eu l’audace d’y faire allusion. Le colonel SERUBUGA, chef d’état-major adjoint de l’armée rwandaise, s’était réjoui de l’attaque du FPR, qui servirait de justification aux massacres des Tutsis ».[↑]
- DGSE, « Rwanda. Éléments d’information », fiche particulière no 18149/N, 18 février 1993[↑]
- André Guichaoua, Rwanda. De la guerre au génocide, La Découverte, 2010, p. 376
Rafaëlle Maison, Pouvoir et génocide dans l’œuvre du Tribunal pénal international pour le Rwanda, Paris, Dalloz, 2017, p. 68-69.[↑] - Thierry Jouan, « Une vie dans l’ombre », Rocher, 2012, p 235.[↑]
- Général Didier Tauzin, Rwanda. Je demande justice pour la France et ses soldats, Jacob-Duvernet, 2011, p. 146.[↑]
- Général Raymond GERMANOS, Ordre d’opérations de Turquoise, 22 juin 1994, in Assemblée nationale, Enquête sur la tragédie rwandaise, t. II « Annexes », p. 387[↑]
- Entretien de François GRANER avec l’amiral Jacques LANXADE, 22 août 2018.[↑]
- Michel Cariou (AFP), Rwanda : l’accueil « spontané » des soldats français, Le Figaro, 28 juin 1994 : « Le but de cette réunion est de condamner le FPR et de préparer l’arrivée des militaires français », explique le préfet Laurent Ducyidaruta [Bucyibaruta]. « Il faut aussi mobiliser la population contre notre ennemi le FPR », ajoute-t-il.[↑]
- Lieutenant-colonel Jacques Hogard, « Les larmes de l’honneur : 60 jours dans la tourmente du Rwanda », Hugo doc, 2005, p. 44-45.[↑]
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
- Aloys SIMBA : officier à la retraite au moment du génocide, chef de la défense civile dans les préfectures de Butare et Gikongoro, condamné par le TPIR à 25 ans de prison pour « génocide et extermination, crimes contre l’humanité »[↑]
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
- PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
- MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑] - plus exactement « ministre de l’unité nationale et de l’engagement citoyen » selon France Diplomatie.[↑]
- Mémorial de Murambi : visite virtuelle[↑]
- Association SURVIE, partie civile. [↑]
- Complicité de génocide ? La politique de la France au Rwanda, 1994, François–Xavier VERSCHAVE, La Découverte, 178 p.[↑]