- Audition de monsieur Aloys MUSABYIMANA, détenu et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
- Audition de monsieur Félicien MURENGERANTWARI, en visioconférence du Rwanda, cité par la défense.
- Audition de monsieur Innocent MUTIGANDA, rescapé de l’école Marie-Merci, partie civile.
- Audition d’un médecin militaire sous le pseudonyme du Capitaine ERIC.
Audition de monsieur Aloys MUSABYIMANA, détenu et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
Le témoin commence par évoquer les mauvaises conditions de sa détention. Monsieur le président lui fait savoir qu’il veut l’interroger sur ce qui s’est passé à la prison de GIKONGORO en 1994.
Monsieur le président questionne le témoin sur les responsables de la prison. KANUSU en était le directeur, il a fui et a été remplacé par son adjoint. Il aurait été tué à NYANZA au moment où il essayait d’évacuer sa famille. Il s’était habillé en surveillant de prison. Il était toujours en poste lors des attaques de MURAMBI. Il n’entrait pas dans son bureau parce qu’il était recherché: il était Tutsi. Son remplaçant, Claude KALISA, un Hutu de RUHENGERI, partira au Congo.
Monsieur le président donne les informations qui sont les siennes. Claude KALISA aurait été tué par des gardiens de prison et c’est un certain ROMUALD qui aurait assuré l’intérim. C’est ce dernier qui aurait décidé de tuer les prisonniers tutsi sur ordre du préfet.
Sur question du président, le témoin dit que les prisonniers ont été tués en trois étapes. D’abord au lendemain du massacre de la population tutsi à MURAMBI, puis lorsque des prisonniers sont arrivés de BUTARE. Ce sera enfin le tour des trois prêtres.
Le témoin, à cette époque, était détenu pour vol et avait été condamné à cinq ans de prison. Il était chargé de préparer la cuisine, un parmi quinze autres cuisiniers. La prison comptait environ 350 prisonniers avant la guerre. Le nombre atteindra ensuite 950 après le déménagement des prisonniers de BUTARE. Il y a avait eu aussi l’époque des Ibyitso[1], des complices en octobre 1990. On pouvait compter environ 140 Tutsi, et parmi eux, deux femmes qui seront exécutées les premières.
Les tueurs? C’était des condamnés à perpétuité ou à la peine capitale. Ils avaient reçu des instructions de NZIGIHIMANA Landouald qu’il avait lui-même reçues de la préfecture. Les 140 Tutsi seront massacrés au sein de la prison, lorsque les prisonniers reviendront de l’enfouissement des corps à MURAMBI. Les ordres seraient venus de SEBUHURA[2] et du préfet.
Le témoin confirme qu’il a assisté à l’exécution des prisonniers, à celle des prêtres amenés à la prison de GIKONGORO, et à celle des deux femmes, près du drapeau de la prison. Quant à lui, s’il s’est rendu à MURAMBI, ce n’était pas pour enterrer les cadavres mais pour apporter la nourriture à ceux qui accomplissaient cette besogne.
A la prison, il a vu des autorités dont SEBUHURA, le préfet BUCYIBARUTA, le sous-préfet de KADUHA, HATEGEKIMANA, le sous-préfet de KARABA et le bourgmestre de NYAMAGABE. « Ils sont arrivés en même temps, donnaient des instructions aux prisonniers afin de faire le tri. Ils ont ordonné de tuer tout le monde pour qu’il n’y ait plus de survivants quand nous serions libérés. J’ai moi-même participé à cette rencontre en tant que capita des cuisines. »
Monsieur le président rappelle au témoin qu’il a été entendu plusieurs fois par des enquêteurs du TPIR[3] et des juges français. Aloys MUSABYIMANA confirme que le préfet est venu à la prison le lendemain des massacres de MURAMBI avec SEBUHURA afin de sélectionner les prisonniers. Après leur départ, les gens qui étaient partis enterrer les corps sont rentrés et ont tué leurs codétenus avec des armes blanches, gourdins, bâtons, couteaux qui avaient été utilisés à MURAMBI.
Monsieur le président fait remarquer au témoin que lors des auditions il n’avait pas cité les noms des sous-préfets, par exemple. Ce dernier donne la réponse qu’on entend souvent en pareille occasion: « On ne m’avait pas posé la question. On ne m’interrogeais que sur Laurent BUCYIBARUTA. »
Le président évoque les noms de tous ceux qui ont été entendus dans cette affaire et souligne que tous ces témoignages sont peu concordants. Il faudra faire avec pour connaître la vérité.
Interrogé de nouveau sur la mort des prêtres, le témoin précise qu’ils ont été tués avec des fers à béton, des houes et des marteaux récupérés à MURAMBI. Et d’ajouter, à la demande du président: « Si nous n’avions pas reçu des ordres, rien ne serait arrivé à des victimes innocentes. En guise de rétribution, on nous a libérés sans qu’il y ait de billet d’élargissement. »
Questions.
La juge assesseur 1 rappelle au témoin la réponse qu’il avait faite à l’enquêteur français qui lui demandait s’il connaissait Laurent BUCYIBARUTA. Il le connaissait pour l’avoir vu organiser des réunions dans le but d’écouter les prisonniers qui demandaient des libérations conditionnelles. C’était le Comité préfectoral qui venait, le préfet étant accompagné du procureur, des substituts et du directeur de la prison. Il précise toutefois que cela n’a rien à voir avec les événements de 1994.
Les parties civiles.
Un avocat interroge le témoin pour savoir si des pressions sont exercées sur eux afin de mentir pour protéger certains accusés, voire des pots de vin versés. Le témoin reconnaît que ça a pu exister, en particulier de la part d’un certain Vénuste MUNYENTWARI.
Le détenu est ensuite interrogé sur le fonctionnement des Gacaca[4] en prison. A l’occasion des collectes d’information pour préparer les Gacaca, certains prisonniers étaient amenés à se rendre à l’extérieur de la prison.
Le ministère public.
Questions du Ministère public :
Ministère public : vous pouvez nous préciser si les prisonniers ont élégamment été réquisitionnés pour enterrer les corps à CYANIKA ?
Le témoin: quand ils ont terminé à MURAMBI, ils sont allés à CYANIKA.
Ministère public : quand vous avez été entendu par le juge d’instruction, vous avez apporté votre témoignage justement sur l’enterrement des corps à CYANIKA. Vous pouvez nous dire si vous y êtes allé également ?
Le témoin: j’y allais également à CYANIKA car à tous les endroits où mes prisonniers allaient, ils ne pouvaient pas rentrer manger donc j’y allais.
Ministère public : je vais vous lire un extrait de vos déclarations, vous êtes interrogé sur la paroisse de CYANIKA et vous répondez – D10341/8 :
« Je ne peux pas entrer dans ce qui s’est passé à la paroisse de CYANIKA parce que c’était très loin de la prison. Par contre je peux donner mon témoignage en ce qui concerne l’abbé NYOMUGABO et le gardien RUBERA. J’ai amené de la nourriture à CYANIKA aux prisonniers qui enterraient les corps et qui se trouvaient là-bas. J’ai vu les Interahamwe[5], les gendarmes et les prisonniers qui faisaient sortir l’abbé NIYOMUGABO de sa cachette. Ils l’ont tué directement et ont volé un sac de dollars qu’il détenait. Quand RUBERA a vu que l’abbé NIYOMUGABO avait été capturé, il est venu s’interposer pour prendre les sacs contenant des dollars. Il a été tué par un coup de barre par un gardien de la prison de GIKONGORO qui était originaire de GITARAMA et qui s’appelait MUNYAKABAGARI. Je connaissais l’abbé NIYOMUGABO car il venait dire la messe à la paroisse… »
Vous confirmez cet épisode? Le témoin confirme sa présence et ajoute que les prisonniers étaient sous la conduite de surveillants et de gendarmes.
Questions de la défense.
Me LÉVY : quand vous avez commencé votre déposition en parlant de massacres de prisonniers Tutsi, vous avez indiqué que c’était le gardien-chef de la prison qui avait ordonné de tuer les Tutsi, vous avez dit qu’il avait montré un écrit venant des autorités, un ordre venu de l’extérieur et vous n’avez pas fait mention de cette délégation considérable qui se serait déplacée dans cette prison, le fait que le préfet lui-même aurait donné l’ordre de tuer tous ces Tutsi. Comment expliquez-vous cette première contradiction ?
Le témoin : cette première contradiction, je pourrai l’expliquer : c’est que NZIGIYIMANA Landouald nous a montré que le préfet lui avait donné des instructions de tuer car à l’extérieur on avait déjà exterminé les Tutsi et que le capitaine SEBUHURA a renchéri en disant qu’il n’y avait que dans la prison qu’on était en retard et qu’il fallait commencer le tri pour les tuer.
Me LÉVY : vous avez indiqué que vous aviez assisté à une réunion et quand vous avez été entendu par la juge d’instruction – D10341/4, la juge vous demande si vous avez assisté à cette réunion, et vous aviez répondu non. Vous avez une observation ?
Le témoin: je suis allé à la réunion et je vous ai démontré qu’il y avait les Kapita qui représentaient les prisonniers et moi la cuisine. C’est ainsi que j’ai vu cela mais quand j’ai été auditionné par cette personne, elle ne m’a pas demandé le nombre de personnes présentes mais juste qui a donné les instructions.
Me LÉVY : vous pensez que vos déclarations successives sont cohérentes ?
Le témoin: la raison pour laquelle vous voyez peut-être des différences, c’est à cause des autres témoins qui racontent des choses différentes, les gens ne peuvent pas voir de la même manière. De mon côté, quand j’ai été auditionné, il me semble que j’ai dit que le commandement a été donné par BUCYIBARUTA, SEBUHURA. On ne m’a pas questionné sur le nombre de personnes présentes ni sur la manière dont se sont déroulées les différentes réunions, parce que ceux qui ont commis les massacres ont été relâchés puis emprisonnés de nouveau plus tard.
Me LÉVY : la juge vous a demandé qui a assisté à cette réunion et vous avez indiqué que c’était les surveillants de prison et leur chef Landouald NZIGIYIMANA mais que vous n’y avez pas été présent. NZIGIYIMANA a déclaré que le préfet n’était jamais venu à la prison, vous avez entendu le résumé des déclarations des témoins en prison, nous avons entendu qu’il y avait des pressions sur les prisonniers et parmi ces déclarations résumées par M. le Président, vous êtes le seul à maintenir devant les enquêteurs français que le préfet serait venu. Pourquoi vous maintenez cette version alors que tous les autres sont revenus sur les leurs ?
Président : j’aimerais nuancer un peu car certains n’ont pas pu être entendus de nouveau.
Me LÉVY : pourquoi n’êtes-vous pas revenu sur vos déclarations ?
Le témoin : faites la différence entre une personne à l’intérieur de la prison et d’autres à l’extérieur et qui venaient en prison.
Me LÉVY fait signe qu’il ne comprend pas bien. La juge vous a demandé si vous souhaitiez ajouter quelque chose et vous avez dit – D10341/8 :
« Ce que je veux ajouter, c’est que les personnes qui donnent des témoignages ont des conséquences après. J’ai témoigné devant plusieurs commissions et ils nous donnaient quelque chose comme du sucre. »
Maître LEVY : Vous avez dit au début de cette audition que votre détention ne se passait pas bien, vous attendez quelque chose en contrepartie de ce témoignage ? Vous pensez qu’on va vous donner quelque chose parce que vous avez bien témoigné aujourd’hui ?
Le témoin : donner un témoignage, c’est rendre service à ces personnes qui ont subi ces choses car il faut dire la vérité, les choses telles qu’elles sont. Parce que si vous regardez ce que ces personnes ont subi alors qu’elles n’avaient rien fait, leur sang qui a coulé, ça ce n’est pas une chose pour laquelle on demanderait quelque chose en retour. Il faut tout simplement se tenir dans la vérité, montrer la vérité
Me LÉVY : et vous, la vérité, c’est que vous n’avez pas participé à ces meurtres de Tutsi, n’est-ce pas ?
Le témoin : non, je n’ai pas fait ces choses-là mais j’étais là, j’ai regardé et les témoins montrent de quel côté ils se trouvaient. C’est comme ça que j’ai montré de quel côté était le témoin et c’est la raison pour laquelle il faut rester honnête, dire les choses correctement, ne pas dire de mensonges devant les tribunaux, ne pas induire en erreur les tribunaux.
Audition de monsieur Félicien MURENGERANTWARI, en visioconférence du Rwanda, cité par la défense.
« J’étais fonctionnaire à la préfecture de GIKONGORO, chargé de la Croix Rouge. J’ai rencontré plusieurs fois l’accusé qui volait au secours de la population. Après l’attentat, partout dans le pays se déroulent des attaques. Les gens ont commencé à fuir et se sont réfugiés dans les écoles près de la préfecture. Les autorités ont décidé de déplacer cette population vers MURAMBI où on leur promettait aide et sécurité.
Comme j’étais à la tête de la Croix Rouge, j’ai contacté Laurent BUCYIBARUTA pour voir comment ravitailler ces gens. Nous avions de la nourriture fournie par l’Union Européenne et pas la CARITAS. J’ai rédigé un message télégraphique aux responsables des paroisses, aux sous-préfets et au préfet pour que la nourriture destinée aux paroissiens dans le besoin soit donnée aux réfugiés. Nous avons acheminé de la nourriture en collaboration avec les paroisses et Madeleine RAFFIN. La nourriture était remise à un certain MUNANI, membre du Conseil paroissial. qui était chargé de la redistribuer. Cette distribution s’est déroulée du 10 au 21 avril. C’est ce que j’ai à dire concernant ma collaboration avec Laurent BUCYIBARUTA.
Monsieur le Président: Vous étiez également « encadreur de la jeunesse »?
Le témoin: Oui, j’étais en charge de la jeunesse, des coopératives et du sport. C’est ainsi que s’appelait le ministère dont je dépendais.
Monsieur le président précise qu’il y avait un encadreur de la jeunesse dans chaque commune: il y en avait donc treize dans la préfecture de GIKONGORO. Plus un encadreur dans chaque sous-préfecture. Celui de SUMBA aurait été poursuivi pour génocide? Il s’agit de l’encadreur de la commune de NYAMAGABE mais le témoin n’en sais pas plus. Il n’était pas investi dans la politique.
Il faudra que le président lui répète une question pour qu’il y réponde: « Vous étiez membre du Comité préfectoral du MRND? » Le colonel SIMBA en était le président.
Monsieur LAVERGNE soumet la liste de ce Comité: le témoin confirme. Il n’avait pas démissionné du MRND, il s’était simplement « désengagé ». Sa responsabilité à la Croix Rouge était incompatible avec un engagement au MRND.
Sur questions de monsieur le président, le témoin reconnaît qu’en décembre 1996 il a été arrêté sans savoir pourquoi. En 2007, il aurait été innocenté par les Gacaca et libéré après onze ans passés en prison. Il n’est jamais allé à la prison de GIKONGORO dans le cadre de ses activités à la Croix Rouge. En 1995, il est allé à la prison avec une délégation de la Croix Rouge internationale mais n’est pas entré dans les locaux. Ce sont des Blancs qui l’accompagnaient.
Il n’est jamais allé à la prison avec le préfet, ne connaît pas Aloys MUSABYIMANA.
Aurait-il participé à des réunions préfectorales? « C’est arrivé une fois, reconnaît-il, pour organiser la distribution de l’aide avec deux sous-préfets, dont RUSATSI, les bourgmestres SEMAKWAVU et NGEZAHAYO, ainsi qu’avec l’abbé NIYOMUGABO et un autre prêtre. Le préfet était occupé à d’autres taches. »
RUSATSI, le seul sous-préfet tutsi de GIKONGORO, chargé des affaires sociales? « Oui mais je ne sais pas ce qu’il est devenu. J’ai entendu dire qu’il serait parti avec le directeur de la prison pour aller à BUTARE où il aurait été tué! »
Le préfet BUCYIBARUTA, le témoin l’aurait rencontré à deux reprises. Une fois à son bureau de la préfecture pour lui parler de l’aide de l’Union Européenne et une seconde fois quand il était en train de fuir. au CONGO.
A MURAMBI, il s’y est rendu trois fois, avec Madeleine RAFFIN et Edouard NTAGANDA, dans un petit véhicule. Ils ont fait des rotations pour livrer de la nourriture. Il reste évasif sur les conditions sanitaires dans le camp de MURAMBI. Ce n’était pas de sa responsabilité. Mais il n’est pas surpris lorsque le président lui dit que des gens sont morts de faim et de soif. « Les responsables auraient dû faire quelque chose. Je m’occupais du volet alimentaire, mais ce n’est pas moi qui m’occupais de distribuer la nourriture à chacun » ajoute-t-il.
Entendu par les juges, il aurait parlé de la population hutu qui se serait fait agresser par les réfugiés! Le témoin confirme ses dires. Quand on a coupé l’eau, les jeunes qui allaient en chercher dans la vallée se disputaient avec les habitants du lieu. Ces gens seraient alors partis se réfugier dans les écoles de l’ACPER.
A la question de savoir si les agresseurs étaient les Tutsi, le témoin répond: « Suite à ces affrontements, la population est parties dans les écoles. La Croix Rouge ne fait pas de favoritisme. On a donné de l’aide aux réfugiés hutu.
Toujours sur questions de monsieur le président, le témoin précise que c’est le major BIZIMUNGU qui commandait les gendarmes de GIKONGORO mais comme il était malade, c’est en réalité SEBUHURA qui exerçait le pouvoir et qui devait assurer la sécurité des réfugiés. Quand il a appris que les gendarmes avaient tiré sur les réfugiés tutsi, il en a été très surpris.
Le témoin reconnaît avoir rencontré plus tard les responsables de l’Opération Turquoise, avec Madeleine RAFFIN.
Monsieur l’assesseur s’étonne: comment manger du riz sans ustensiles ni bois de chauffage? « Les réfugiés avaient emporté avec eux des casseroles et des couverts » dit le témoin sans se démonter. Ils se prêtaient les ustensiles de cuisine. » Avant de voir le préfet, il avait bien contacté la Croix Rouge à KIGALI, seule à pouvoir contacter la Croix Rouge internationale.
Maître GISAGARA veut savoir si la coupure d’eau l’a préoccupé, question qui irrite le président: « On a déjà posé la question. »
Maître TAPI demande au témoin, concernant la distribution du carburant, si rien ne pouvait se faire à GIKONGORO sans l’avis du préfet! « C’est comme ça que ça s’est passé. La distribution du carburant dépendait du préfet. Aucun civil ne pouvait commander.
Concernant les barrières à traverser pour arriver à MURAMBI, il y avait bien celle de KABEZA. Le témoin a été arrêté lors de son troisième passage et a dû donner un sac de haricots aux tueurs pour pouvoir continuer sa route.
Question du ministère public concernant la fuite du sous-préfet RUSATSI qui a fui avec le directeur de la prison. « Vous savez s’ils ont fui avant le 21 avril? » Tout en précisant qu’il s’agissait de deux autorités qui avaient compris qu’elles étaient en danger.
Le témoin: « Oui, on leur a fait porter des tenues de prisonniers pour passer aux barrières. En tenue civile ils n’auraient jamais pu passer. »
Maître BIJU-DUVAL rappelle au témoin ses déclarations concernant l’attitude de Laurent BUCYIBARUTA. Il trouvait le préfet affaibli, en perte de pouvoir politique à cause du MDR et du PSD. Le MRND ne représentait plus que 8%, beaucoup de bourgmestres ayant changé de parti. Le préfet ne pouvait rien y faire. Il avait moins d’autorité qu’avant le multipartisme. Il avait une femme tutsi. Certains bourgmestres ont pris des décisions criminelles sans en référer au préfet!
Le témoin confirme ce qu’il a dit. « Il y a eu des débauchages. Dans moins travail, j’ai été témoin des changements. Des champs qui étaient alloués à la coopérative étaient repris par des habitants membres du MDR. » Quant à savoir si des bourgmestres ont incité aux massacres sans en référer au préfet, comme le suggère l’avocat de la défense, le témoin dit ne pas savoir, mais que se serait « fort possible. »
Maître BIJU-DUVAL veut faire répéter au témoin qu’il a cessé toute ses fonctions d’encadreur de la jeunesse pendant le génocide. Il cite ses propos: « Face à l’urgence de secourir les rescapés, j’ai cessé mes fonctions d’encadreur de la jeunesse pour me mettre au service de la Croix Rouge et de CARITAS. » Le témoin confirme.
L’avocat de poursuivre, citant toujours le témoin: « Je faisais tout avec Madeleine RAFFIN, sous ses ordres. C’est madame RAFFIN qui rencontrait le préfet. » Vous étiez sous les ordres de madame RAFFIN,
Le témoin: Remettons les choses dans le contexte. J’étais toujours fonctionnaire de l’Etat mais je n’avais pas de travail. J’ai été employé de la CARITAS fin 1994.
Audition de monsieur Innocent MUTIGANDA, rescapé de l’école Marie-Merci, partie civile.
« Je suis venu pour intervenir sur les événements en rapport avec le génocide contre les Tutsi du Rwanda. Je voudrais d’entrée vous dire que le génocide ce n’est pas quelque chose qui est survenu sans être planifié. Je ne sais pas quand la planification elle-même a commencé, mais je suis né en 1977, et quand j’étais en deuxième année, en 1984, c’est alors à l’âge de 8 ans que j’ai constaté cette planification du génocide.
À l’époque, comme j’étais un enfant, je ne pouvais pas savoir de quoi il s’agissait exactement et quand je l’ai vu c’était en salle de classe, un mercredi. L’instituteur est arrivé et il a demandé aux Tutsi de se lever, je ne me suis pas levé car j’ignorais mon appartenance ethnique. Un enfant juste derrière moi a commencé à me frapper avec un objet en me disant de me lever, que j’étais Tutsi. Je me suis posé la question de ce qui se passait et si le fait d’être un Tutsi était une infraction, mais je n’ai pas eu de réponse. Je ne m’étais pas levé quand les Hutu se sont levés. Quand ce fut le tour des Twa, personne ne s’est levé, il n’y avait pas de Twa dans la classe. Celui à côté de moi m’a demandé mon ethnie: j’ai répondu que je ne savais pas. Je me rappelle qu’il y avait d’autres enfants Hutu ou Tutsi qui ne se sont pas levés car ils ne connaissaient pas ces choses- là. Il y avait à l’école, je crois en cinquième année, un cousin germain, on est allé lui demander notre appartenance ethnique et il a dit que nous étions Tutsi.
Je parlais de cette semaine mais, chaque semaine, chaque mercredi, ce devoir était répété. Cela a continué ainsi, pendant toutes les années. À l’époque, en 8ème année, les élèves de la dernière année passaient un examen officiel. Au fur et à mesure que nous grandissions, nous constations les différences de traitement et pour cet examen nous avons constaté que seuls les Hutu étaient admis à l’enseignement secondaire. Ceux qui ne poursuivaient pas les études secondaires se faisaient enrôler dans l’armée. Mais, quand on terminait les études, eux les Tutsi, ils allaient plutôt poursuivre leurs enseignements au CERAI[6].
Après la 7ème année, alors que j’allais commencer la 8ème année, a été nommée la ministre de l’éducation, Agathe UWILINGIYMANA. On disait que cette dame ne pratiquait pas la ségrégation et elle a apporté un changement dans l’éducation. Pour moi, c’était une chance car c’est quand elle était ministre que j’ai été admis à l’enseignement secondaire, je fais partie des chanceux. Lorsque l’on nous posait des questions sur l’appartenance ethnique, on établissait une fiche de suivi faisant mention de l’ethnie. C’est ainsi qu’on m’a envoyé poursuivre mes études à l’École Marie-Merci de KIBEHO, c’était en 1993 je crois. J’y ai été admis en première année. En 1994, j’étais en deuxième année. J’étais parmi les plus jeunes là-bas et je n’ai pas pu constater la ségrégation sur place. Ce que j’ai su de mes collègues c’est que, un an plus tôt, il y avait eu une grève relative à des problèmes entre les Hutu et les Tutsi. À part le fait de l’avoir entendu comme ça, à KIBEHO, je n’ai pas su qui de mes collègues était Hutu ou Tutsi, nous étions simplement des collègues de classe.
Plus tard, en janvier ou en février, il y a eu une autre grève et nous avions regagné nos familles et lorsque le génocide a commencé, nous étions à l’école. À partir de la date du 7 avril, nous voyions beaucoup de réfugiés à KIBEHO ou à l’église, des fumées de maisons que l’on incendiait. Je ne vais pas m’attarder sur ce qui s’est passé à KIBEHO pour gagner du temps, mais plutôt revenir sur la manière dont on a tué et comment je suis parti de KIBEHO. Je vais continuer. Ce que je dirais également, lorsque j’étais encore à KIBEHO, c’est qu’ il y a eu des qualificatifs attribués aux Tutsi : serpents, cafards et Inyenzi[7], donc on tuait un Tutsi, on ne tuait pas un humain. Ce qui m’a étonné c’est que mon ami Jean-Chrysostome, lorsque le matin je lui ai adressé mon bonjour, il a refusé de me répondre, il m’a dit qu’il ne savait pas que j’étais un serpent. Après le massacre de l’église, a été exprimée la volonté de tuer les élèves qui étaient à l’École Marie-Merci de KIBEHO, mais cela a été un peu compliqué. La manière dont nous étions mélangés ne nous permettait pas de voir d’emblée qui était Hutu ou Tutsi et donc ils ont préparé notre séparation. Quand ce fut le moment de boire de la bouillie, ils ont allégué que les Tutsi l’avaient empoisonnée d’où la séparation.
Peu avant cela, j’avais eu des informations comme quoi certains de mes collègues étaient partis, et j’avais hésité à partir avec eux, même si on nous avait dit qu’ils étaient tous morts après leur départ, qu’aucun n’avait survécu. Au moment de la séparation, j’ai eu l’idée de partir avec les Hutu, mais ce n’était pas possible, j’avais déjà été identifié car ils avaient eu le temps de nous identifier. Au moment de la séparation, je me suis dit qu’il fallait que je coure, que s’ils me voyaient ils allaient me tirer dessus: en fait, ils avaient encerclé l’école. Je craignais beaucoup d’être tué par machette et également effrayé d’être tué à coups de gourdins car nous les avions vu tuer certains. Dans ma tête, j’ai toujours l’image d’un jeune homme qui courait de l’église vers l’École Marie-Merci et les gendarmes lui ont tiré une balle et l’autre est tombé par terre. Lorsque l’intéressé n’était pas complètement mort, il a dit aux gendarmes d’arrêter, il lui a dit: « Arrête, je suis mort ». À ce moment-là, j’ai couru, mais en fermant les yeux car je me disais qu’on allait me tirer dessus. J’attendais de tomber, mais ce n’est pas arrivé et plus tard je suis arrivé dans un bois (l’école Marie-Merci n’était pas clôturée) et suis tombé.
Je me suis immobilisé et je suis resté là. Je me croyais mort mais, quand je me suis palpé, j’ai senti que rien ne m’était arrivé, alors la pluie s’est mise à tomber immédiatement. Je me suis retrouvé avec des blessures, je ne sais pas ce qui s’était passé mais j’avais du sang partout sur mes jambes. J’ai poursuivi ma route, ma région natale se trouvait dans ces contrées-là, en direction du Burundi. Dans ma tête, je n’allais pas au Burundi mais plutôt chez moi, je croyais ma famille en vie, nous n’avions pas eu d’informations car nous étions cloitrés. J’ai tenté de marcher, mais j’ai vu que toutes les routes étaient bloquées et que les gens dans la brousse couraient partout. Je marchais de nuit, après un certain moment je suis arrivé à la montagne CYORO, près du Burundi. J’ai trouvé là-bas quatre personnes, dont une vieille dame, qui se cachaient dans les brousses, ils voulaient continuer mais ne savaient pas par où passer. Nous avons continué à marcher ensemble grâce à cette vieille dame qui s’y était déjà rendue. Nous ne sommes pas arrivés au Burundi avec elle, à la frontière nous nous sommes heurtés à une attaque : la vieille femme a été attrapée et on l’a tuée.
Quand j’étais au Burundi, j’avais des chiques sur les pieds, il y avait aussi des poux partout. Quand je suis arrivé là-bas, mon état de santé s’était détérioré et cela faisait longtemps que je n’avais pas mangé. Hormis les deux garçons avec qui je suis arrivé au Burundi, je me disais que nous étions les seuls survivants, que personne n’avait pu s’échapper. J’ai été surpris une fois au camp de MATONGO, il y avait d’autres personnes qui avaient pu traverser la frontière et j’ai été surpris lorsque les gens m’ont appris que dix de mes collègues y étaient arrivés. J’ai fait le tour de quatre camps à leur recherche. J’ai été dans tous ces endroits et chaque fois on me disait qu’ils n’étaient pas là, mais qu’ils étaient partis en ville. La raison pour laquelle je cherchais beaucoup c’est parce qu’ils étaient comme la famille qui me restait. Je suis arrivé en ville, mais je ne les ai pas trouvés car c’est une grande ville. À un certain moment, nous sommes retournés au pays et j’ai continué ma vie et aujourd’hui je suis adulte.
Pour finir, je voudrais démontrer que c’est l’État qui a fait le génocide et qui a incité la population à le faire. Les qualificatifs des gens, c’est l’État qui les leur donnait. Les Interahamwe dont on parle, c’est l’État qui les entrainait. La population dont je vous parle, ce sont des bourgmestres : Charles NIYLIDANDI, Damien BINIGA, sous-préfet de ma sous-préfecture d’origine, celle de MUNINI, ces gens-là comme Innocent BAKUNDUKIZE qui dirigeait des usines, ce qu’ils faisaient, ils représentaient l’Etat, on voyait que c’était eux qui représentaient l’État.
Je terminerai en parlant d’un handicap inguérissable que m’a laissé le génocide. C’est une invalidité au niveau de ma jambe droite. En 2007, cette jambe a été opérée on a retiré de cette jambe un kyste, je ne savais pas ce que c’était, mais j’avais eu beaucoup de blessures. On m’a montré cela et j’ai vu que c’était comme un caillou noir avec de la chair tout autour. Avant cette époque, tout comme après, il m’est toujours impossible de faire du sport car cette jambe enfle quand je le fais. Pendant une période de six ans, je n’ai jamais cessé d’avoir des cauchemars, chaque fois que je dormais, je rêvais que j’étais mort, je ne dormais jamais sans rêver du génocide. Il m’arrivait parfois de penser que j’étais mort ou que j’étais vivant, je confondais les deux, j’étais confus. À part cette jambe, j’ai eu d’autres soucis de santé à cause de l’hypertension artérielle, et un diabète. Le fait de suivre tout le temps ce traitement, ça me pèse lourd et je vois que l’origine de toute cela c’est le génocide. À cela, j’y ajoute mes obligations à l’égard de ma famille élargie : si je ne vais pas au delà de ma famille paternelle, mes oncles, mes tantes paternelles nous étions environ 120 personnes. À la fin du génocide le nombre ne dépassait plus que dix et j’étais le plus âgé. C’est moi qui ait pris toute les obligations. J’exprime ma gratitude car maintenant nous nous trouvons devant la justice et nous voulons qu’il y est une vraie justice utile. Dans ma vie, je ne m’étais jamais imaginé qu’il allait y avoir une poursuite des gens qui avaient tué les Tutsi car je pensais que le monde entier détestait les Tutsi. Je fais confiance en la justice et je vous remercie. »
Monsieur le président pose au témoin quelques questions sur sa famille. Il était l’aîné de sept enfants, son père était couturier et sa mère agricultrice. Il confirme avoir vu les attaquants de la paroisse ainsi que la délégation officielle qui est venue ensuite à KIBEHO. Il a vu les gendarmes tirer sur les réfugiés. Il apprendra plus tard, arrivé au Burundi, dans quelles conditions les habitants de sa commune ont tenté de fuir vers le Burundi mais qu’ils ont été ramenés à la sous-préfecture par les hommes de BINIGA. Le témoin rapporte le récit qu’on lui en a fait:
« Ta famille aurait pu survivre tous, sauf que BINIGA les a poursuivis. Quand nous allions atteindre le Burundi, il nous a arrêtés, nous a dit de retourner à la sous-préfecture pour tenir une réunion. Avant d’arriver à la sous-préfecture, ils nous ont arrêtés en disant que les hommes mariés et les jeunes hommes devaient se mettre par terre. Les femmes et les enfants sont partis vers la sous-préfecture. Les hommes étaient assis par terre, on leur a tiré dessus mais certains ont pu se lever et courir. Certains ont continué vers la paroisse de KIBEHO, d’autres vers celle de MUGANZA. Ceux qui sont arrivés à KIBEHO ont trouvé des massacres, d’autres ont pu fuir vers la paroisse de CYANIKA. Là-bas, on les y a trouvés également et massacrés à leur tour. Ceux qui ont pu survivre à CYANIKA ont pu rejoindre le Burundi. »
En terminant son récit, Innocent MUTIGANDA déclare que pour lui, être venu devant la Cour, c’est comme « un médicament »: « Je suis content d’avoir raconté mon histoire. »
Maître SIMON n’a pas de question à poser au témoin, le remercie pour son témoignage et rappelle qu’il a déposé des pièces au dossier.
Maître BERNARDINI, autre avocat de l’association SURVIE, remercie à son tour le témoin pour son témoignage et lui demande s’il a eu des nouvelles de ses dix camarades qui avaient fui avant lui.
Innocent MUTIGANDA: J’aurais voulu partir avec eux. On nous a dit qu’ils étaient morts. Arrivé au Burundi, on m’a dit qu’ils étaient là. Je les ai revus un à un à mon retour au Rwanda.
Maître BERNARDINI: Qui vous a dit qu’ils étaient morts?
Innocent MUTIGANDA: C’est l’abbé Emmanuel UWAYEZU, pour nous décourager de partir. Il nous a dit: « Celui qui partira ne pourra plus jamais revenir. »
Monsieur le président, en clôturant l’audience, remercie le témoin à son tour et lui souhaite un bon retour au Rwanda.
Audition d’un médecin militaire qui va témoigner anonymement sous le pseudonyme du Capitaine ÉRIC.
Le capitaine ÉRIC est intervenu dans le cadre de l’Opération Turquoise[8], en soutien d’une unité qui assurait la protection des populations. (A noter qu’un médecin accompagne chaque unité spéciale d’intervention, d’abord pour soigner les militaires français blessés et secondairement pour soutenir les populations) Il ne se souvient pas vraiment de l’endroit où il se trouvait, mais c’était toutefois à environ une demi-heure de GIKONGORO. Il était là la première semaine de juillet, à proximité d’un camp important de réfugiés qui avaient besoin d’aide. Près de là œuvrait une communauté de religieuses irlandaises. Ces réfugiés, selon lui, étaient « plutôt hutu. » Son travail consistait à apporter des soins aux militaires blessés et aux populations.
Il soignait des gens qui souffraient de dénutrition et des pathologies résiduelles de blessures de guerre. Il pratiquait des actes de petite chirurgie.
Monsieur le président donne lecture d’un extrait du rapport DUCLERT [9], un compte-rendu du 15 juillet 1994 concernant une mission qui va partir à KADUHA. On y parle de soins mais aussi d’évacuation et d’extraction de personnes en danger. de certaines autorités rencontrées, d’enfants punis de coups de baïonnette pour avoir commis des vols.
Le président lit une note de bas de page. Il y est question de « conditions difficiles à supporter sur le plan humain. Des témoignages les plus horribles y abondent: cris des enfants que des médecins charcutent, une détresse qui agresse en permanence ».
Le médecin confirme qu’il a eu à affronter de tels événements. Il reconnaît qu’il devra faire du « triage » concernant la gravité des blessures à soigner. Près de la frontière avec le ZAÏRE, un hôpital de campagne avait été installé et vers lequel il envoyait les blessés les plus graves . Mais son travail se situait en amont, aux avant-postes.
Monsieur le président va ensuite rappeler la chronologie de l’Opération Turquoise en donnant les principales dates. Il y fait mention du départ des soldats de Marseille le 20 juin en direction de GOMA et de BUKAVU au Zaïre. de l’évacuation de 700 orphelins de BUTARE pour BUJUMBURA, sous les tirs de mortiers… Des bagarres sont mentionnées lors de l’évacuation de Tutsi. En un mot, des interventions à risques pour le personnel, dans la plus totale insécurité. C’est ce que le médecin a connu.
A une occasion, le témoin a rencontré le préfet de GIKONGORO, mais comme il ne faisait pas partie de l’État major, il ne peut vraiment témoigner des propos qui ont été tenus lors de cette rencontre.
Dans le rapport GILLIER, versé au dossier par le président, il est question d’une certaine Bernadette que le témoin a bien connue. Il sera d’ailleurs question de cette infirmière dans le livre de Laure DE VULPIAN, « Silence Turquoise »[10], Le 7 juillet, il est question d’une demande de passeport pour permettre à Bernadette de quitter la région ; refus du préfet car Bernadette était Tutsi. À cette époque-là, Laurent BUCYIBARUTA était lui-même en train d’organiser sa fuite.
Le témoin se souvient d’avoir vu chez le préfet une immense bibliothèque consacrée à des bandes dessinées. Quant au préfet, « il ne semblait pas de bonne foi. » Était-ce le contexte ou une mauvaise volonté de Laurent BUCYIBARUTA? Le témoin se pose encore la question. Par contre, il n’a plus eu de nouvelles de Bernadette, une infirmière dont il reconnaît les compétences en pédiatrie et en gynécologie.
Le capitaine ÉRIC reconnaît qu’à leur arrivée au Rwanda ils n’avaient qu’une connaissance parcellaire de la situation. Ils ont été accueillis comme des libérateurs par la population hutu. Son commandement recherchait ceux qui continuaient les massacres. Il parle de « génocide planifié » et se souvient encore de l’odeur de mort qui régnait sur toutes les régions qu’ils traversaient.
À la question du président de savoir si cette mission humanitaire était plus au service des Hutu, voire des Interahamwe[11], que des Tutsi, le médecin répond qu’il devait soigner tout le monde.
Monsieur le président parle ensuite d’une carte de la DGSE datée du 29 juin 1994 et versée au dossier. Ce document mentionne différents camps de réfugiés, même un camp d’entraînement d’Interahamwe! Le médecin n’en a jamais eu connaissance.
Maître SIMON revient sur Bernadette, en grand danger de mort et à qui le préfet refuse un passeport! Le témoin ne peut pas en dire davantage. Il a revu Bernadette dans un camp de réfugiés tutsi regroupés par l’Opération Turquoise.. Il se souvient que son conjoint était un ingénieur agronome.
Page 191 du livre de Laure DE VULPIAN, il est rapporté la réponse du préfet à un officier confronté à Laurent BUCYIBARUTA: « Pas de passeport pour les Tutsi » Le témoin confirme qu’il n’a pas été un témoin direct. Il se souvient simplement « d’un homme hésitant. »
Maître GRAVELIN, pour la FIDH, revient sur la mission du médecin en soutien du détachement militaire et de sa rencontre avec le préfet. Le témoin confirme qu’il n’a rencontré BUCYIBARUTA qu’une seule fois. Les odeurs? Il n’y en avait pas à la préfecture.
Une question est ensuite posée sur la nature des armes. Sur « la connaissance parcellaire » dont le témoin a parlé. Il ne connaît le Rwanda que depuis la lecture d’un article du MONDE daté du 7 avril 1994. Il n’a construit ses connaissances que petit à petit. Mais il avait eu le temps de savoir que les victimes étaient bien les Tutsi.
La défense évoque un télégramme diplomatique du 8 juillet 1994 signé d’un diplomate dans lequel sont évoquées les relations difficiles avec les autorités de GISENYI. Il est dit aussi que les responsables du génocide doivent être châtiées. En comparaison, « on peut dire que le préfet de GIKONGORO est très coopératif« ?
Réponse du témoin: « Je n’ai rencontré Laurent BUCYIBARUTA qu’une seule fois. Je suis incapable de faire des comparaisons. Ma réflexion ne serait d’aucune utilité. » Par contre, il a bien croisé des miliciens à GIKONGORO et pas seulement à GIKONGORO.
Revenant sur le cas de Bernadette, maître BIJU-DUVAL fait remarquer que si elle voulait regagner la France, les autorités françaises auraient pu lui délivrer un laisser-passer pour faciliter son évacuation.
Le capitaine ÉRIC: « Je ne suis pas du tout certain que Bernadette voulait venir en France. Elle voulait surtout être en sécurité, elle ne voulait pas quitter son pays. Et puis, la délivrance d’un laisser-passer se décide à un niveau beaucoup plus élevé. »
Parole est donnée à l’accusé. « J’espère qu’on parle de la même personne. Or, la personne qui est venue dans mon bureau était originaire de RWAMIKO, pas de KADUHA. De plus, il est impossible que j’aie pu dire « pas de passeport pour les Tutsi ». Pour fournir un passeport, il fallait d’ailleurs fournir des pièces qui n’étaient pas disponibles en préfecture. Je ne comprends pas la plainte de cette femme qui était protégée par l’Opération Turquoise. »
Dubitatif, monsieur le président répète: « Des conditions administratives! L’intéressée suffisamment protégée par l’Opération Turquoise? »
On s’en tiendra là. L’audience est levée. Rendez-vous est donné au lendemain 9h30.
Alain GAUTHIER pour la rédaction.
Mathilde LAMBERT pour les notes d’audience.
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
- Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
- Capitaine Faustin SEBUHURA : commandant adjoint de la gendarmerie de Gikongoro.[↑]
- TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
- Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑] - Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
- CERAI : Centre d’Apprentissage Rural et Artisanal Intégré[↑]
- Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. Glossaire.[↑]
- Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
- La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
- Silence Turquoise: Responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi, Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud, Éd. Don Quichotte, 2012.[↑]
- Ibid.[↑]