- Audition d’Apollonia CYIMUSHARA, partie civile (CPCR).
- Audition de Foïbe MUHIGANYANA, partie civile.
- Audition de Philippe NDAYISABA, partie civile (CPCR).
- Audition de Christophe CONSELIN, OCLCH.
Audition de madame Apollonia CYIMUSHARA, constituée partie civile (CPCR) assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Apollonia CYIMUSHARA est une partie civile du CPCR. Elle habite actuellement à KIGALI. Pour Apollonia, aujourd’hui est un jour heureux puisque c’est le jour où elle peut raconter l’histoire de son clan, le clan des ABAJIJI. Ce clan comprenait treize familles Tutsi d’environ une dizaine de membres par famille.
Apollonia est originaire de la même région que sa mère, KARAMA. Après avoir fini ses études en école primaire et avoir été enseignante dans cette région, elle est partie à KIGALI afin d’y devenir commerçante. Après le début du génocide, deux ses frères ont été tués près de KIGALI. Pour échapper aux massacres, elle est revenue dans sa région natale, où elle y a retrouvé sa mère et son clan. En arrivant, Apollonia a participé à une réunion durant laquelle elle a raconté ce qui se passait à KIGALI. Après ce récit, les ABAJIJI ont refusé de fuir et ont décidé d’organiser leur défense. Pendant le génocide, ces familles se sont beaucoup défendues et Apollonia elle-même était en charge de la nourriture et des soins médicaux.
Autour du 9 avril 1994, les ABAJIJI qui étaient réfugiés dans le secteur de KARAMA ont été rejoints par un grand nombre de réfugiés d’autres régions notamment de celle de NYAKIBUNGO, qui avaient entendu que ce clan arrivait à se défendre et pouvait les protéger. Plusieurs responsables du clan entraînaient les autres Tutsi réfugiés à tirer à l’arc et à utiliser des boucliers. Pendant plusieurs jours, les réfugiés ont repoussé des attaques d’assaillants hutu.
Un jour, une commerçante de NTYAZO est venue prévenir les Tutsi que les militaires et les gendarmes arrivaient et que la situation était grave. Elle leur a appris la situation du bourgmestre NYAGASAZA et a dit que c’était HATEGEKIMANA qui était à l’origine de sa mort. Trois jours après, BIGUMA est arrivé avec trois autres gendarmes. Les Tutsi ont réussi à les faire fuir et au passage, ont capturé la femme d’un commerçant hutu et ont brûlé la voiture dans laquelle les gendarmes étaient venus. Cette femme capturée a avoué, sous la pression, qu’elle était venue avec HATEGEKIMANA et qu’ils étaient venus pour mesurer les forces des Tutsi en présence sur la colline. Apollonia raconte que le fils de l’ancien bourgmestre NZARAMBA a été tué au cours de ces attaques.
Le matin de l’attaque finale, vers 10h15, Apollonia a vu arriver plusieurs bus remplis de militaires, de gendarmes et d’Interahamwe[1]. Elle a aussi vu un hélicoptère survoler la colline en provenance de SONGA. Apollonia, son fils ANGE et un groupe de femmes de sa famille ont fui alors que l’attaque avait commencé. Elles se sont réfugiées dans des champs. Apollonia a vu l’attaque se poursuivre jusqu’à 15h. Elle a aussi vu les assaillants pourchasser les Tutsi qui fuyaient, pour les tuer.
Alors qu’elle et le groupe de femmes étaient cachées dans un champ de bananiers, des Hutu ont tiré sur sa cousine qui était en train d’accoucher. Un homme qu’Apollonia connaissait bien, Augustin SEKAMONYO a appelé un adjudant. Apollonia ne peut confirmer l’identité de cet adjudant mais elle l’a entendu dire qu’il fallait tuer l’enfant dans le ventre de sa cousine avant qu’il ne grandisse et qu’il n’essaie de les tuer. L’adjudant a éventré la cousine d’Apollonia. En voyant cette dernière bouger, il l’a piétinée avec ses bottes au niveau du dos et du bras gauche pour s’assurer qu’elle était morte.
A la nuit tombée, les survivants se sont rassemblés. C’était principalement des enfants qui avaient été cachés dans des plantes ou dans des champs. Au matin, un des enfants qui cherchait à manger a été repéré par des Hutu qui cherchaient les survivants pour les tuer. L’homme qui l’a repéré, Martin GIKONGORO SEKAMANA, lui a offert du manioc pour l’amadouer et lui a demandé de faire sortir les autres enfants. Une fois que les enfants étaient sortis de leurs cachettes et rassemblés, cet homme a appelé les Interahamwe qui sont arrivés en encerclant le groupe d’enfants. Ils ont mis les enfants dans de gros sacs, habituellement utilisés pour transporter des légumes. Puis, ils ont frappé les sacs avec des gourdins cloutés. Apollonia entendait les cris des enfants et voyait le sang gicler autour du groupe. Les Interahamwe ont dépouillé les corps et sont partis.
Après cet épisode, Apollonia a quitté KARAMA avec plusieurs réfugiés, principalement des femmes. Le groupe a traversé la rivière de NYABUHOGO. A proximité de la rivière, des Interahamwe les ont arrêtés. Un de ces Hutu a conduit les femmes jusqu’à son domicile et les a enfermées dans une maison à côté de la sienne, il a pris l’argent qu’avaient ces femmes Tutsi et le soir venu, il a ordonné à Apollonia de venir avec lui dans sa maison où il l’a violée. Après quelques jours, l’Interahamwe a amené les autres femmes de la famille d’Apollonia sur la colline de NYAMURE où il les a tuées, parce qu’il ne voulait pas verser du sang dans son domicile. Son domicile était en contre-haut de NYABURONGO. Peu de temps après, des Inkotanyi[2] sont arrivés dans la région.
Apollonia garde aujourd’hui un handicap et demande à ce que justice soit faite et qu’elle reçoive des dommages et intérêts. Quand Maître PHILIPPART lui pose des questions sur son clan. Apollonia explique que, pendant longtemps, elle n’osait pas raconter son histoire, par honte de ce qui lui était arrivé. Mais ensuite, elle a fait des listes des membres des ABAJIJI, et elle a écrit ce qu’elle savait sur ce clan, elle dit qu’elle aimerait bien écrire un livre si un jour elle avait l’argent pour. En attendant, elle écrit et raconte leur histoire pour qu’on ne les oublie pas. Apollonia dit que sans l’intervention de BIGUMA, personne n’aurait pu tenir bon face aux ABAJIJI.
Audition de madame Foïbe MUHIGANYANA , souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, assistée par maître GISAGARA.
Foïbe MUHIGANYANA est partie civile. Elle commence son récit et rapidement, le président réalise qu’elle a été victime de faits commis à NYABUBARE et non pas à NYAMURE. Il s’adresse au conseil de la partie civile qui explique qu’en effet il y a eu une erreur. Le président LAVERGNE s’emporte en disant que ce n’est pas qu’une simple erreur, mais que cela fait plusieurs fois que l’avocat fait auditionner des témoins qui ont trop peu de rapport avec les faits reprochés à l’accusé.
La partie civile reprend son récit. Elle raconte qu’elle est originaire du NYAMIYAGA mais qu’après le début du génocide, elle et sa sœur se sont retrouvées sur la colline de NYABUBARE avec d’autres réfugiés tutsi. Elle raconte que des militaires et des Interahamwe ont attaqué la colline. Elle a entendu un Tutsi à côté d’elle dire : « C’est BIGUMA qui vient, c’est fini ». Les gendarmes ont tiré et Foïbe a vu de la fumée. Elle a perdu un de ses frères à NYABUBARE, KAYIHURA Juvénal. Elle et sa sœur se sont cachées dans des ravins jusqu’à la tombée de la nuit. Elles se sont ensuite dirigées vers leur cellule d’origine.
Une fois qu’elles ont retrouvé leur famille, à NYAMIYAGA, le groupe de réfugiés qui s’y trouvait a aussi essuyé plusieurs attaques avant d’être frappé par une attaque finale dirigée par des gendarmes et des militaires. Ils ont encerclé la colline et ont tiré avec des armes à feu sur les Tutsi. Foïbe a été blessée en recevant des coups de gourdins dans le dos au moment de cette attaque. A la fin de l’attaque, le soir, Foïbe s’est réfugiée dans les cadavres et y a passé la nuit pour ne pas se faire repérer.
Le lendemain, Foïbe raconte qu’elle est retournée chez elle et a trouvé sa maison incendiée et ses vaches tuées ou volées. Elle a cherché à retourner près des cadavres afin de trouver des survivants. Elle a trouvé le corps de sa mère, dépouillé de ses vêtements. Elle a également trouvé les corps de sa grande-sœur et de son frère. Elle a entendu des voix ordonner d’enterrer les cadavres pour cacher les preuves.
La témoin explique qu’elle s’est ensuite dirigée vers le domicile de sa tante maternelle qui a été tuée près de chez elle avec sa famille peu de temps après son arrivée. Foïbe est alors retournée chez elle et s’est cachée en contre-bas de sa maison dans un sillon pendant plusieurs jours avant d’être dénichée par des Interahamwe qui l’ont emmenée avec d’autres Tutsi pour être jetée dans la rivière.
Sur le chemin de la rivière, près de l’église des adventistes sur la route qui mène à GIKONGORO, le groupe a vu un véhicule arriver et les Interahamwe[1] ont dit : « Voilà BIGUMA ». Plus tard, Foïbe a été jetée sur la rive opposée de la rivière alors que la plupart des autres Tutsi étaient lancés dans l’eau et emportés par le courant. Après avoir erré pendant plusieurs jours, Foïbe est arrivée chez une cousine à MUSHIRARUNGU qui a tenté de soigner ses plaies qui commençaient à s’infecter. Sa cousine et son mari l’ont cachée des assaillants en la mettant sous un pressoir. Au bout d’un moment, le mari de sa cousine est revenu la chercher et tous deux ont été sauvés par les Inkotanyi[2] qui les ont pris en charge. Ils les ont soignés, lavés, et nourris. Aujourd’hui, Foïbe a toujours des cicatrices et reçoit toujours un traitement.
Audition de monsieur Philippe NDAYISABA, cité à la demande du ministère public, souhaite se constituer partie civile (CPCR) assisté par maître Domitille PHILIPPART.
Le témoin qui est entendu ce jour commence par préciser qu’en 1993 un recensement avait eu lieu au Rwanda et que cela pouvait avoir un lien avec le génocide qui allait être perpétré quelques mois plus tard.
Le génocide perpétré contre les Tutsi dans sa région commence plus tard qu’ailleurs dans le pays. Beaucoup de gens ont commencé à affluer de GIKONGORO ou d’ailleurs pour se réfugier au BURUNDI. Les barrières avaient été érigées sous les ordres des autorités locales, le bourgmestre Esdron NYAMWENDA ou le colonel Michel HABIMANA.
Un jour, un policier communal de RUSATIRA est venu dire aux personnes qui s’étaient rassemblées à ISAR SONGA[3] que seuls les Tutsi étaient recherchés. Il utilisait pour cela un mégaphone: les Hutu sont aussitôt retournés chez eux. C’est alors que les attaques ont commencé. Gendarmes et Interahamwe[1] attaquaient les Tutsi qui les repoussaient. Ces attaques ont duré cinq jours. Un hélicoptère est même venu survoler les réfugiés.
Le matin, des gendarmes sont venus en voiture jusqu’à l’étable de l’ISAR SONGA, sans attaquer le groupe des Tutsi.
Le 28 avril, a commencé une attaque de grande envergure, gendarmes et civils réunis. Ils ont installé un mortier sur le flanc de la voisine d’en face. Des tirs ont déchiqueté les réfugiés et leurs troupeaux. Le témoin évoque des morceaux de chair qui retombaient sur le sol, au milieu de la fumée et de la terre retournée.
Les gens qui avaient pu échapper au massacre se sont enfuis de nuit. Arrivés à MUYAGA, ils vont faire face à une attaque qui va diviser les rescapés en deux groupes. L’un sera décimé pendant que l’autre, sous la conduite de Tharcisse SINZI[4], finira par rejoindre le BURUNDI. C’est en juin que le témoin reviendra chez lui pour apprendre que sa femme et ses enfants ont été tués. Ses biens ont été pillés.
Le témoin a refait sa vie. Il s’est remarié et a aujourd’hui sept enfants.
Audition du capitaine Christophe CONSELIN, OCLCH, cité à la demande du ministère public.
En présence du capitaine Christophe COUTELIN, enquêteur au sein de l’OCLCH[5], qui a participé à des reconstitutions des faits à NYABUBARE, NYAMURE et à l’ISAR SONGA[3], monsieur le président fait projeter des photos prises lors de ces reconstitutions. Le témoin est invité à commenter ces illustrations. En plus des trois lieux cités ci-dessus, il sera question aussi de l’emplacement des barrières.
La défense interrogera le capitaine CONSELIN sur la crédibilité des témoins qu’il a eu à rencontrer. Il se doit de préciser que ce sont les juges qui transmettent la liste des personnes à interroger. Quant aux membres de l’OCLCH, s’ils ne reçoivent pas une formation spécifique pour ce genre d’enquête, il précise que chacun fait son maximum pour s’informer par des lectures ou autres moyens. L’avocat de la défense émet des doutes quant à la crédibilité à accorder à des témoins emprisonnés au Rwanda pour génocide. Le capitaine CONCELIN le rassure. Les questions posées aux témoins sont des questions ouvertes qui permettent des réponses non imposées.
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public, fait préciser au témoin que toutes les photos ont été prises en présence des juges d’instruction français.
Pour une fois, l’accusé va répondre à des questions lors de la projection des photos. Il faut dire que ce qu’on lui demande n’a pas de rapport avec les faits qui lui sont reprochés.
Une audience quelque peu fastidieuse pour le public mais probablement importante pour les jurés. À l’avenir, peut-être serait-il bon, surtout lorsqu’il s’agit de la projection des cartes, d’utiliser un pointeur laser pour que le public puisse suivre avec intérêt les différentes explications.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
- Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑]
- Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑]
- ISAR Songa : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[↑][↑]
- voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023.[↑]
- OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda. Voir également les auditions du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH et Émilie CAPEILLE, directrice d’enquête, 15 mai 2023. [↑]