Procès de HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 12 juin 2023. J21



Audition de madame Anne-Marie MUTUYIMANA, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître KARONGOZI, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de KIGALI.

Anne-Marie MUTUYIMANA, qui s’est constituée partie civile, habitait dans le secteur de NYAMURE, à côté de l’établissement scolaire de NYAMURE. Elle faisait partie d’une famille composée de ses parents et de cinq enfants, un garçon et quatre filles dont la plus jeune âgée de 2 ans. Son père était secrétaire de la paroisse de NYANZA, il travaillait aussi pour la CARITAS et dirigeait la succursale paroissiale de NYAMURE.

Quelques jours après le début du génocide, son père a vu que des barrières avaient été érigées. Dans les jours qui ont suivi, Anne-Marie a vu la situation se dégrader. Elle et sa famille se sont réfugiées sur la colline de NYAMURE pendant plusieurs jours. Son père a eu des informations sur une éventuelle attaque des gendarmes de NYANZA. Il a donc éloigné sa famille de la colline, et l’a emmenée au domicile d’une connaissance à lui. Une fois réfugiés dans cette maison, Anne-Marie et le reste de sa famille ont entendu des tirs et des gros bruits qu’elle décrit en disant : « C’est comme si la colline allait s’effondrer ». Ils entendaient des bruits de pas et des cris. Durant cette attaque, la témoin a perdu ses grands-parents paternels, plusieurs de ses oncles et de ses cousins.

L’homme qui les a hébergés leur a demandé de partir pour ne pas se mettre lui-même en danger. Au moment de la tombée de la nuit, la famille a été séparée et Anne-Marie s’est retrouvée avec seulement deux de ses sœurs et son frère. Ils ont ensuite essayé de rentrer chez eux, mais ont vu en arrivant que leur maison avait été détruite. Ils se sont ensuite cachés dans un champ voisin et ont pleuré ensemble. Un groupe d’attaquants les a trouvés et Anne-Marie et le reste de sa fratrie se sont dispersés.

La témoin explique qu’elle a passé ensuite plusieurs jours cachée dans des buissons et dans des champs avant de tenter de finalement retourner à l’endroit où elle avait vu son père en dernier. Elle l’a ainsi retrouvé, puis a aussi retrouvé l’une de ses sœurs. Ils se sont dirigés vers la maison d’un ami de son père, mais ce dernier en tant que secrétaire de la paroisse faisait partie des Tutsi qui étaient activement recherchés.

Ne pouvant rester chez leur ami plus longtemps, Anne-Marie et sa famille se sont rendus dans la région d’origine de sa mère à KIRUNDO. Arrivés sur place, ils ont été saisis par un groupe de Hutu qui ont reconnu le père de la témoin et qui les ont conduits à une barrière près du centre de KIRUNDO. À cette barrière, les Hutu ont torturé le père d’Anne-Marie avant de le tuer avec son oncle. Ils ont dit à la grand-mère d’Anne-Marie, qu’ils avaient retrouvée quelques jours plus tôt, de marcher jusqu’à NYAMURE afin qu’elle soit tuée là-bas.

Quelques jours après, les Inkotanyi[1] sont arrivés dans la localité dans laquelle ils se trouvaient et des combats entre eux et des Interahamwe[2] ont commencé. Anne-Marie et sa famille ont fui. Enfin, le FPR[3] a pris le contrôle de la région et a offert des soins et de la nourriture aux rescapés dont Anne-Marie faisait partie. Elle a pu retrouver sa mère et le reste de sa fratrie intacte.


Audition de madame Florence NYIRABARIKUMWE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître PARUELLE, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de KIGALI.

Florence est également une partie civile au procès. Elle avait neuf ans au moment du génocide et vivait avec ses parents et ses quatre frères et sœurs dans la cellule de GATARE, en contre-bas de la colline de NYAMURE.

Un jour, Florence a vu arriver chez elle la famille de sa mère, originaire du district de RUHANGO. Ils sont arrivés en disant qu’une guerre avait commencé chez eux. A partir de ce moment, la situation a évolué de mal en pis et les gens ont commencé à brûler les maisons. Florence et sa famille se sont réfugiés sur la colline de NYAMURE. Après quelques jours sur la colline, sont arrivés des Hutu qui portaient des feuilles de bananiers sur leurs têtes. Pour se défendre, les enfants et les femmes, y compris Florence, rassemblaient des pierres et les donnaient aux hommes qui les lançaient sur les assaillants. Un jour, vers 14h, Florence et sa mère ont vu arriver une voiture en contrebas. A ce moment, sa mère a dit à Florence que s’en était fini pour eux, parce que les gendarmes venaient d’arriver.

Florence a entendu des bruits de balle et a vu des bouts de corps tomber près d’elle. Elle n’a ensuite plus rien vu jusqu’à ce qu’elle se réveille dans la nuit. Elle a alors vu des gens qui venaient dépouiller les corps des Tutsi. Plus tard dans la nuit, elle entendit une voix l’appeler. C’était un de ses voisins. Il lui a conseillé de faire la morte. Pendant plusieurs jours, Florence est restée près des corps de sa mère et de sa fratrie qui avaient été découpés pendant l’attaque. Florence, elle, avait reçu des coups au niveau des tempes et des poignets.

Après être restée longtemps sur cette colline, Florence a décidé de partir de la colline. Elle est arrivée chez sa grande tante, la femme de l’oncle paternel de son père. Après qu’elle y fut restée plusieurs jours, un homme est venu pour leur dire de partir. Il leur a dit que si elles n’étaient pas parties quand il reviendrait, il les tuerait. La dame est partie de son côté et Florence s’est cachée dans des buissons et y a vécu pendant plusieurs semaines jusqu’à la fin du génocide.

Florence finit sa déclaration spontanée en disant qu’aujourd’hui, elle est seule, elle n’a plus personne pour demander conseil et pour parler quand elle a du chagrin. Seulement un de ses frères a survécu. Elle a pu terminer ses études et se faire en partie appareiller grâce au FARG[4], mais elle n’a jamais réussi à fonder une famille. Elle demande au président si elle peut poser une question à l’accusé : « Lorsque vous avez tué les nôtres, vous avez tué vos voisins, votre conscience ne vous disait-elle rien ? ».

Au moment des questions du président LAVERGNE, on en apprend plus sur la vie des Tutsi sur la colline avant les attaques. Il y avait des enfants, des femmes enceintes, des vieilles femmes, des vieillards, il n’y avait pas de soins. Les Tutsi ne pouvaient pas quitter la colline et sortir dans les champs parce qu’il y avait des assaillants autour. Le soir, ils sortaient pour aller chercher à manger et donnaient la nourriture aux enfants en priorité. Florence n’a pas vu elle-même les gendarmes, juste leur véhicule.

Le président laisse la possibilité à l’accusé de répondre à la question de la témoin, mais sa réponse étonne peu : « Je ne peux pas réagir parce que je n’étais pas là ».


Audition de monsieur Eugène HABAKUBAHO, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assisté par maître PARUELLE, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de KIGALI.

Eugène habitait avec sa famille de six enfants dans la commune de NTYAZO, secteur de GISASA en 1994. Il avait alors 11 ans et était en 4ème année d’école primaire. Environ une semaine après la chute de l’avion du président HABYARIMANA, lorsque les massacres ont commencé dans la région, Eugène et sa famille ont fui plus loin dans la commune de NTYAZO. Ils ont appris que le bourgmestre NYAGASAZA venait d’être tué par des gendarmes. Le père d’Eugène est allé voir un de ses amis qui était prêtre. Il lui a conseillé d’aller se réfugier à l’ISAR SONGA[5]. Au moment de partir, la famille d’Eugène a été dispersée.

Eugène, son père et son petit frère sont restés à l’ISAR SONGA pendant à peu près trois jours au cours desquels plusieurs petites attaques ont eu lieu. Eugène dit avoir vu un hélicoptère passer au-dessus du site. Les Tutsi arrivaient à les repousser en lançant des pierres sur les assaillants. Eugène explique que le 28 avril, aux alentours de 15/16h, sont arrivés des gendarmes et Interahamwe[2] en provenance de NYANZA. Ils ont tiré sur les Tutsi présents sur la colline. Eugène a vu des explosions et a été touché par des éclats. Il voyait les gendarmes en uniformes kaki avec des bérets rouges, armés et mélangés aux Interahamwe, qui eux portaient des feuilles de bananier à la ceinture et autour du cou. C’est ce jour-là que le père et un frère du témoin ont été tués, ainsi que ses tantes maternelles. La mère d’Eugène est morte plus tard sur une colline non loin de là, celle de CYOTAMAKARA.

Eugène a alors fui avec d’autres Tutsi vers le BURUNDI. Il a échappé de justesse à des Interahamwe qui tuaient les Tutsi dans un marécage. Eugène est arrivé jusqu’à l’ancienne commune de MUYEGA. Il a alors été intercepté et a reçu un coup en bas du cou, dont il garde encore la cicatrice aujourd’hui, par un Hutu qui marchait derrière lui. Il a perdu connaissance et s’est réveillé le lendemain. Un homme l’a trouvé et l’a pris chez lui, il l’a soigné et lui a donné de l’eau. Eugène est resté chez cet homme jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR[3].

A la fin du génocide, Eugène a pu retrouver  deux grands-frères qui avaient été séparés du reste de la famille et appris comment était morte sa mère. Il explique, au cours des questions du président, qu’à la fin du génocide, les personnes qui avaient survécu étaient pauvres, elles n’avaient pas de maisons. Eugène a dû attendre trois ans avant de pouvoir retourner à l’école primaire, quand le FARG[4] a pu financer ses études. Il est aujourd’hui commerçant à KIGALI, il est marié et a deux enfants.


Audition de madame Grâce BYUKUSENGE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître GISAGARA, convocation en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.

Quand le génocide a commencé, j’avais déjà atteint un âge de discernement, j’avais 15 ans. Quelque temps avant, une de mes tantes habitait à Gitarama. Cela ne faisait pas longtemps qu’on avait tué son mari dans le cadre de la chasse aux Ibyitso, les complices[6], qui avait eu lieu avant le génocide. Juste avant le génocide, je me trouvais chez cette tante paternelle. Comme la situation à Gitarama n’était pas bonne, j’ai dû lui dire que j’avais envie de rentrer pour retourner chez moi à NYAMURE. Nous sommes donc parties. En cours de route nous avons croisé une vieille femme qui lui a demandé où elle emmenait cette gamine. Je souhaitais retourner chez moi, car si je devais mourir, je meure avec mes propres parents.

Ma tante a décidé de renoncer à me conduire à NYAMURE et a décidé de rentrer chez elle. Après avoir moi-même hésité, j’ai décidé de continuer ma route. J’ai pris un bus à la gare routière qui m’a conduite jusqu’à BIGEGA. De là, j’ai continué mon chemin à pied. Elle arrivera chez elle dans la nuit. Beaucoup de gens pensaient que j’étais à GITARAMA pendant le génocide.

Comme nous étions une grande famille, quand je suis arrivée à la maison, j’ai trouvé beaucoup de gens, des membres de la famille et d’autres personnes qui ne faisaient pas partie de la famille. Nous y avons passé la nuit. La situation ne s’était pas beaucoup détériorée là-bas.  Le lendemain, des attaques des Interahamwe ont commencé à sévir dans notre localité. On disait que les Interahamwe venaient du Bugesera. Les gens de chez nous, Hutu comme Tutsi, sont allés barrer la route du côté de la rivière de NYARUBOGO. Les gens de chez nous disaient qu’ils ne voulaient pas que ces choses-là qui se passaient ailleurs arrivent et se reproduisent dans le secteur. Les femmes et les enfants restaient à la maison, ce sont les hommes et les jeunes gens qui allaient combattre les attaquants.

Les attaquants se sont rendu compte qu’il était impossible de franchir la rivière pour arriver à NYAMURE. Ils ont appelé certains Hutu en leur demandant d’aller vers eux car ils avaient des choses à leur dire. Ces Hutu sont partis et sont revenus. Probablement que les attaquants leur avaient dit qu’ils ne visaient que les Tutsi. Ils leur ont dit : « C’en est fini pour vous ».

Après avoir entendu que c’en était fini pour nous, nos proches ont jugé opportun de dire que nous devions nous rendre à NYAMURE, sur la colline, où d’autres gens avaient trouvé refuge.

Je reviens un peu en arrière. À la fin de ma 6ème année de primaire, j’avais réussi le concours d’admission à l’école secondaire mais ma place a été prise par quelqu’un d’autre qui s’appelait comme moi, BYUKUSENGE. Il y avait un enseignant prénommé Jean-Pierre, parrain d’un de mes frères, qui a dit qu’il n’était pas concevable qu’une enfant Tutsi aille étudier. Mon père, après avoir entendu cela, a dit que c’était fini pour nous. Cela lui a rappelé ce qu’il lui était arrivé à lui et à son propre père en 1973.

Mon père disait qu’il fallait absolument fuir. Nous, nous disions non, que rien n’allait nous arriver. Je dois préciser que ma mère était originaire de Kibuye. Mon frère RUDASINGWA vivait dans cette région natale de ma mère. Ma mère a dit qu’elle devait aller ramener son fils, en parlant de mon frère, pour que, s’il faut mourir, il meure avec les autres. Ma mère se faisait régulièrement frapper. Elle avait un nom qui ne plaisait pas, NYINAWUMWAMI (« la mère du roi »), les gens lui demandaient comment cela pouvait se faire qu’elle soit la mère du roi. Ils demandaient si c’étaient nous ses enfants les rois.

Quand le génocide a eu lieu, ma mère se trouvait dans sa région d’origine, à Kibuye. C’est dans ce contexte que nous avons escaladé la colline pour nous rendre à NYAMURE. C’est à dire nous et la famille élargie, notamment la famille de mes oncles paternels. Je me rappelle que, probablement à cette date-là du 22, que nous sommes arrivés à NYAMURE. C’est à partir de cette date-là du 22, 23 et ainsi de suite jusqu’au 26 que les attaques des Interahamwe[2] ont eu lieu. Il se peut que ces Interahamwe soient allés demander des renforts. Le 27 est arrivé un véhicule avec des gendarmes et des policiers.  Ils sont venus en provenance de MIGINA et ils étaient à bord d’une Toyota Bleu-Rouge. Ils sont arrivés jusqu’à l’école de NYAMURE, enfin la route se terminait à cette école-là. Je dois préciser que plus tard, la route a été prolongée jusqu’à Nyamure pour que les cérémonies de commémorations puissent se dérouler.

Ils ont tué des gens, y compris les vaches de ceux qui avaient pu se réfugier là avec du bétail. Il y avait là-bas des Tutsi de toutes les catégories, y compris les femmes et les enfants. Tous les Tutsi de NYAMURE étaient là, y compris d’autres venus d’ailleurs, notamment de Gikongoro et Gitarama. Je me rappelle qu’il y avait une femme qui était sur le point d’accoucher. Les autres femmes avaient entouré cette femme et elles avaient étendu leurs pagnes pour la protéger de la grande foule qui se trouvait là. En tant que petite fille très curieuse, je m’étais approchée pour voir comment une femme accouche. Alors que nous étions là, les gens ont vu le véhicule de gendarme et ont commencé à dire que probablement, pour nous, ce jour-là allait être le dernier. Ceux qui priaient ont commencé à prier, d’autres ont commencé à entonner des chants de louange pour qu’au moins, s’il fallait mourir, on meure dans cette présence divine. Les gens se disaient qu’il n’allait plus être possible de se battre avec les balles. Avant, nous les enfants et les femmes nous rassemblions des pierres pour les donner aux autres qui les lançaient. Mais on se disait que cette fois-ci cela n’allait pas être possible.

Le véhicule s’est arrêté, les gendarmes sont descendus. Mais avant qu’ils ne nous atteignent, ils se sont arrêtés un peu pour se concerter. Dans le temps, au Rwanda, on avait peur de tout ce qui portait un uniforme. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous nous sentons à l’aise vis-à-vis d’eux. À leur vue, chacun a commencé à reculer pour fuir. Moi, petite que j’étais, je me suis faufilée vers l’arrière. Ce qui m’a poussé à savoir que c’était BIGUMA, c’est que lui a marché devant les autres. Il a fait 2-3 pas et c’est lui qui a tiré en premier comme pour dire « Allez-y ». À l’époque je ne savais pas si ce qu’il a tiré était une balle ou autre chose, en tout cas cela est tombé là où les femmes entouraient celle qui accouchait. Quand les gens ont entendu cette balle, ils ont pris la fuite. Sinon les autres sont restés sur place. D’autres gens sont venus par après achever les blessés avec des machettes. Je figure parmi ceux qui ont fui. J’ai descendu la colline en direction de notre maison. Une fois sur place, j’ai constaté qu’il n’y avait plus rien, que la maison avait commencée à être détruire.

Comme on était à la mi-journée, aux environs de 14 heures, j’ai cherché à me cacher. Je me suis cachée quelque part jusqu’à la tombée de la nuit. Durant cette période, les tueurs marchaient en se vantant. Je me souviens que quand ils sont passés par là où j’étais, ils parlaient de mon père qui s’appelait RUSATSI. Quand ils descendaient, ils parlaient aussi du nom de ma grande-sœur qui s’appelait Claudine  et d’une cousine germaine Clotilde. Ils sont descendus en citant ces noms. Lorsque ces gens descendaient, ils disaient qu’ils allaient faire de ma sœur et de ma cousine germaine des femmes des jeunes gens et d’une certain BUDIBAWEHO. J’ai entendu cela et j’en ai déduit que ces gens les avaient prises pour aller les violer. Je suis allée voir ces filles. J’allais à peine m’approcher d’elles lorsque ma sœur Claudine m’a dit : « Va-t-en, vas te cacher ». Je suis partie aussitôt pour aller me cacher de nouveau. Peu de temps après, je me suis rendue à GATARE qui se trouve dans la même cellule mais ce n’est pas tout à fait à coté de notre domicile. Une de mes tantes paternelles avait épousé un Hutu prénommé Eliab. Il était à la tête des Interahamwe en sa qualité de responsable du MDR[7].

Mes deux oncles paternels sont passés à son domicile, ainsi que ma grand-mère paternelle. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille moi aussi à cet endroit. Pour finir, j’ai vu une attaque sur l’autre rive de la rivière. Je suis restée sur place. Le jour s’est levé. Jusque-là, je ne savais pas que mon père se cachait lui aussi dans cette localité. Ce qui me l’a indiqué, c’est que mon père a été trouvé et attrapé par une attaque qui provenait d’un lieu-dit NYARUBUNGA. Directement, ces gens ont dépouillé mon père de l’argent qu’il avait dans sa poche. Mon père a demandé de ne pas le tuer et qu’il allait montrer l’endroit où se trouvait ma grand-mère. Cela s’est produit à trois reprises.

Le témoin continue son récit en disant que son père sera finalement repris et tué un peu plus loin , chez un certain SEFIGI. Un jeune homme va les conduire dans une propriété appartenant à des religieux, à KABUBARI. Souhaitant rejoindre NYABISINDU, le témoin va rencontrer des Interahamwe à une barrière. Avec ceux qui l’accompagnaient, elle a dû se coucher par terre et ceux qui étaient autour d’elle ont été tués.

Un des tueurs lui demande alors qui elle est et où elle va. Elle ment en disant qu’elle va chez sa tante qui a épousé un Hutu. Elle reçoit un coup de gourdin et finit par se rendre compte qu’elle a fait un mauvais choix de s’être réfugiée à cet endroit. Sous la conduite de militaires, elle se rend dans un centre religieux mais le portail est fermé. Après avoir forcé l’entrée, elle se dirige dans une pièce d’où elle ressort aussitôt. Femmes et filles se font violer. Le témoin restera dans cette situation jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi.

 

Audition de madame Grâce KEZUMUKIZA, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître GISAGARA, convocation en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.

Le témoin commence par dire qu’elle n’était pas à NYAMURE quand le génocide a commencé. Elle était chez son père à BUTARE depuis le 5 avril. Son épouse était commerçante et allait souvent au CONGO. Sa sœur, elle aussi commerçante, habitait TUMBA.

À BUTARE, les Tutsi commençaient à avoir peur: on détruisait les maisons, les assaillants les frappaient et tuaient.

Un gendarme originaire du même secteur qu’elle, BURARA, leur rend visite et qu’on avait tué plusieurs personnes de sa famille. Il est venu les rejoindre là où elle se cachait. Grâce lui a  demandé de l’aider. La mère de ce gendarme était la marraine de sa propre mère.

Un autre gendarme de sa connaissance est arrivé à son tour: comment pouvoir se rendre à NYAMURE?  Ce gendarme lui a demandé au témoin si elle avait sa carte d’identité (en réalité, elle l’avait jetée pour ne pas qu’on sache qu’elle était Tutsi[8]).

Le témoin est partie d’abord à pieds vers l’ESO (École des Sous-Officiers, près de l’hôpital) et s’est rendue jusqu’au stade où ils ont pris une voiture. Le gendarme qui l’accompagnait et qui avait une femme tutsi avait pris soin de lui donner le nom de ses propres parents pour échapper aux contrôles.

Monsieur le président manifestement fatigué et pris par le temps demande au témoin d’aller à l’essentiel: les massacres de NYAMURE.

Le témoin continue son récit. Arrivés à BIGEGA, à l’embranchement de la route qui mène à NYAMURE, Grâce demande à son accompagnateur de la conduire chez elle. Mais ce dernier lui fait savoir que sa famille a été exterminée et qu’ils ne peuvent entreprendre ce déplacement. Ils se rendent au camp de gendarmerie de NYANZA. Avant de poursuivre sa route vers KIGALI, le gendarme confie le témoin à une famille de sa connaissance.

Les Inkotanyi[1] étaient proches. Elle fui alors au CONGO avec ceux qui l’hébergent jusqu’au camp de PANDI. Avant d’arriver là, elle rencontre une certaine MUHUHUKAZI, sa marraine. Elle est alors confiée à un Interahamwe[2] qui la considèrerait bien comme sa femme. Elle croise des miliciens de chez elle: ces derniers sont surpris de la voir en vie.

Grâce KEZUMUKIZA aurait bien souhaité rentrer chez elle, mais elle a peur de ne retrouver personne de sa famille. Plus tard, quand elle aura le courage de revenir, elle découvre une tombe où on avait enterré une cinquantaine de personnes. Elle retourne chez sa cousine à NYANZA. Elle prendra chez elle quelques enfants survivants, se marie et aura elle-même trois enfants. C’est lorsqu’elle est enceinte du troisième qu’elle ira bâtir à NYAMURE un véritable monument pour y ensevelir dignement les victimes de sa famille. C’est en allant s’assoir sur cette tombe qu’elle retrouve peu à peu la paix. Depuis, son enfant qui a dix-sept ans aujourd’hui, présente des troubles: il est toujours triste.

Le président invite le témoin à donner le nom de ceux de sa famille qui sont morts à NYAMURE. Grâce égrène un à un  tous les noms de ses défunts.

L’assesseur remplaçante souhaite avoir des nouvelles de son enfant traumatisé. Il a besoin d’un suivi psychologique.

Lorsque son avocat demande à sa cliente de donner les noms des défunts de sa famille à NYAMURE, monsieur le président ne manque pas de lui faire remarquer qu’elle vient de répondre à cette question.

Une photo versée au débat est alors projetée: ce sont quelques-uns des défunts de la famille de la témoin.

 

Margaux GICQUEL

Alain GAUTHIER

Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

  1. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[][]
  2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[][][][]
  3. FPR : Front Patriotique Rwandais[][]
  4. FARG : Fonds d’assistance aux rescapés du génocide[][]
  5. ISAR Songa : Institut des sciences agronomiques du Rwanda[]
  6. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[]
  7. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[]
  8. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[]

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