Procès Claude MUHAYIMANA: mercredi 8 décembre 2021. J13


Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NSANZUMUHIRE, alias REAGAN, en visioconférence, détenu à la prison de Rubavu.

Le témoin connaît l’accusé. C’est lui qui conduisait les attaquants sur les collines de Bisesero. Lui-même faisait partie des tueurs. Claude MUHAYIMANA les a aussi conduits avec la Daihatsu sur les collines de Karongi et Gitwa. Ce même véhicule était parfois conduit par un certain Bosco, alias MAYAYI.

Le témoin, qui a connu l’accusé alors qu’il avait une vingtaine d’année, sait qu’il était chauffeur et habitait Ruganda. Il appartenait à une fratrie de cinq garçons, plusieurs ayant été condamnés pour génocide. REAGAN dit avoir été membre de la CDR (NDR. Le parti le plus extrémiste pendant le génocide[1]).

Sur question du président, il donne les noms des autorités locales qui donnaient les ordres de tuer les Tutsi: le préfet KAYISHEMA, le bourgmestre Augustin KARARA, le conseiller NAMBAJIMANA et REBERO qui travaillait au MINITRAP. Ce sont ces dirigeants qui organisaient les réunions dont les les décisions étaient répercutées à la population. On leur disait que les Tutsi étaient mauvais et on les incitait à tuer.

En 1990, après l’attaque du FPR[2], les complices ont bien été arrêtés mais Claude MUHAYIMANA ne faisait pas partie du lot.

Dès la chute de l’avion[3], ordre a été donné par la radio de rester chacun chez soi. « Nous avions tous peur » dit le témoin. On a commencé très vite à brûler les maisons des Tutsi, à piller et à tuer. Ce sont les Inkotanyi, soldats du FPR, qui étaient accusés d’avoir abattu l’avion du président HABYARIMANA.  Les Tutsi se sont réfugiés à l’église, au stade, sur les conseils, parfois, de leurs amis Hutu. Quant aux autorités, elles donnaient aux Tutsi la même consigne, mais c’était pour les rassembler pour pouvoir mieux les exterminer.

Le témoin va évoquer ensuite les divers lieux de massacres auxquels il a participé, dans l’ordre où ils se seraient produits: l’église de Kibuye, le Home Saint-Jean, le Stade Gatwaro, la colline de Ruhiro et l’école de Nyamishaba, les collines de Gitwa et Karongi et enfin Bisesero. ( NDR. S’il s’agit de l’ordre chronologique, on doit pouvoir en déduire, comme certains témoins le rapportent, que Claude MUHAYIMANA aurait pu participer aux massacres dans la ville de Kibuye. Mais monsieur le Président a déjà rappelé que pour ces massacres-là, l’accusé a bénéficié d’un non-lieu et qu’il ne peut être jugé pour ces faits.)

Le témoin va ensuite décrire dans les détails les attaques sur la colline de Gitwa et la mort du gendarme MWAFRIKA. Pour lui, ce gendarme n’aurait pas été tué par une grenade mais pas des pierres lancés par les Tutsi qui se défendaient. Sa version est quelque peu différente de celle d’autre témoins. Quant au transport du corps à Ruhengeri, c’est bien l’accusé qui conduisait et le voyage a duré environ deux jours. (NDR. On est loin de la dizaine de jours revendiquée par Claude MUHAYIMANA.)

Le témoin affirme n’avoir vu Claude MUHAYIMANA ni à l’église, ni au Home Saint-Jean, ni au stade Gatwaro, ce qui, comme le lui fera remarquer l’avocat du CPCR, ne veut pas dire qu’il n’y était pas. Au stade, le témoin reconnaît être resté « jusqu’à la fin du travail » (sic).

Concernant Bisesero, REAGAN avoue avoir fait le voyage deux fois avec MUHAYIMANA, mais le chauffeur était resté à bord du véhicule. Quand les miliciens sont revenus avec la tête de monsieur  BIGILIMANA, il précise que le chauffeur n’était pas l’accusé, mais MAYAYI. Maître Louis Marie MORIN obtient du témoin la réponse suivante: « Même si tu cachais des Tutsi, tu sortais avec machette et gourdin, sans tuer ». Il fallait se montrer pour ne pas être suspecté. Et de préciser que les attaques de Gitwa se sont bien déroulées après les massacres du stade.

REAGAN manifestera sa colère. Il ne supporte pas l’idée d’avoir été condamné à perpétuité alors qu’il avait été remis en liberté. En fait, il avait accepté de l’argent dans le dossier de Charles TWAGIRA[4] contre lequel il avait témoigné.

La défense, qui a la parole en dernier, le met face à ses contradictions. Alors qu’il prétend être resté au chevet de son frère à la mi-mai, et donc n’être plus retourné à Bisesero,  il évoque l’arrivée d’un hélicoptère français alors qu’il tuait sur les collines de Bisesero. Impossible, les Français ne sont arrivés que fin juin[5]. Pas grand chose à répondre.

 

Audition de madame Samila MUKANDANGA, épouse du gendarme MWAFRIKA.

Le témoin rapporte les circonstances de la mort de son mari sur la colline de Gitwa. Elle ne peut dire que ce que les témoins de la scène lui ont rapporté. Le corps du défunt, après avoir été préparé au camp militaire de Kibuye, aurait été transporté à Ruhengeri dès le lendemain et inhumé dès leur arrivée, selon le rite musulman, sans cercueil. Après avoir passé la première nuit chez sa belle-mère, ils ont repris la route le lendemain matin mais ont dû passer une seconde nuit, au camp Mukamira, le gendarme BUFFALO ayant voulu aller saluer sa famille. Le voyage a bien duré trois jours. Elle maintient la date du 16 avril, sans grande certitude toutefois: « Ça devait être le 16« .

Sur question de la défense, le témoin est obligée de rappeler le rite musulman pour les obsèques. Le corps a été mis sur un brancard et enveloppé d’un drap blanc avant d’être déposé à l’arrière de la camionnette. Toujours pas de cercueil, comme ne cesse de l’affirmer l’accusé. Et il est bien seul à le dire.

 

Audition de madame Delphine UMWIGEME, épouse GAPUNDU.

J’ai pris le parti de restituer presque intégralement les propos du témoin pour en garder la valeur du récit.

 

« J’ai connu Claude MUHAYIMANA après le génocide par l’intermédiaire de son ex-épouse, madame Médiatrice MUSENGEYEZU.

En 1994, j’habitais à Kibuye centre à environ 2 km de chez l’accusé. Etant célibataire je vivais chez mes parents qui avaient pris la décision de quitter Kayove à cause de l’insécurité. Je venais de finir mes études et avais trouvé un travail de comptable dans une ONG qui dépendait de la coopération suisse.

Le 7 avril 1994, nous apprenons l’attentat contre le président HABYARIMANA. Le couvre-feu est décrété et nous restons à la maison jusqu’au 12, dans la peur.. Nous entendons des tirs, voyons des maisons brûler. On décide alors de nous rendre à l’église de Kibuye où le curé de la paroisse nous accueille. Beaucoup de Tutsi affluent à l’église. Des attaques sporadiques se produisent et nous répondons en lançant des pierres. L’attaque finale se produire le dimanche 17 avril vers 10/11 heures. Les miliciens encerclent la paroisse pendant que les militaires tirent à partir du camp de gendarmerie tout proche.

Grièvement blessée, je suis laissée pour morte. Je faisais partie d’une fratrie de sept frères et sœurs et j’étais l’aînée. Les autres avaient entre 24 et 7 ans. Un seul survivra car il n’était pas à Kibuye. J’étais blessée à la tête et à la main après avoir reçu cinq coups de machette. Je n’avais toutefois pas perdu connaissance et j’entendais tout ce qui se disait autour de moi. J’ai passé toute la nuit à attendre. Les miliciens sont revenus fouiller les corps le lendemain. Je les entendais dire qu’ils voulaient mettre le feu, ce qui attisa mon désir de quitter l’endroit. En partant, je tombe sur les corps de mon petit frère et de ma grand-mère paternelle.

Je me suis dirigée vers le Home Saint-Jean dans l’espoir d’y trouver de l’aide. Arrivée là, je vois que c’est le même spectacle qu’à l’église: des corps partout. Je me cache dans la brousse toute la journée car des miliciens reviennent: commence une véritable chasse à l’homme. Un gardien ne veut pas me laisser entrer et dans la nuit du 17 au 18, voulant me rendre chez des religieuses qui habitent près de là, je tombe dans un trou où se trouve ma belle-mère. Peu blessée, c’est elle qui va m’aider à marcher. Nous marchons toute la nuit et arrivons le lendemain dans l’après-midi.

Les religieuses nous donnent du lait à boire et nous indiquent un petit endroit pour nous cacher dans le hall de l’école. D’autres personnes occupent déjà ce petit espace. Les religieuses s’en vont après nous avoir laissé quelques médicaments pour nous soigner. Arrivent deux gendarmes; les Sœurs leur disent qu’elles ne savaient pas que nous étions là. Les gendarmes nous ont demandé de les suivre et de nous allonger pour nous tuer. Ils changent alors d’avis: ils vont nous tuer au bord du lac. Je décide de ne pas les suivre pour retourner à la maison des Sœurs où je vais rester quelques jours, nourrie et soignée.

Des militaires me retrouvent et décident de m’emmener à la gendarmerie où ils me traînent. Comme ils pensent que je vais mourir, ils me jettent dans le fossé. J’ai alors l’idée de me rendre à l’hôpital à la tombée de la nuit. Malgré la présence d’une barrière bien gardée, j’arrive à pénétrer dans l’hôpital mais des miliciens me trouvent et me disent qu’on ne soigne pas les Tutsi. Ils m’ont fait quitter l’hôpital et je me dirige vers des habitations. Ayant frappé à une porte, c’est une adolescente qui m’ouvre. La maîtresse de maison me demande ce que je veux. Je dis que je veux aller à l’hôpital car je connais un jeune homme, Bosco, qui y travaille comme laborantin. Comme elle le connaît, elle me dit d’attendre qu’il passe devant la maison. Quand Bosco me voit, il est embarrassé et il me demande de retourner à l’hôpital. La dame qui m’a accueillie me demande d’attendre le départ des miliciens à Bisesero pour quitter la maison. Ce que je fais. Arrivée à l’hôpital, les miliciens me refoulent et l’un d’entre eux m’accompagne, machette à la main. Les gens que nous croisons et qui le saluent lui demandent ce qu’il a gagné depuis qu’il s’est mis à tuer. Arrivés à un cabaret, on lui donne une bière et il repart en me disant qu’il va revenir.

J’en profite pour entrer de nouveau dans l’hôpital par une brèche dans la clôture. la nuit venue. Je trouve là des malades et deux jeunes filles qui sont blessées. Comme des miliciens font des contrôles, j’arrive à les persuader que je suis là depuis longtemps. Après deux jours, on nous déplace dans une chambre qui est un peu isolée, sans soins. Pas de blouses blanches, que des militaires et des miliciens. Bosco me remettait tous les jours un peu d’argent et des médicaments. Les miliciens passaient à tout moment, nous demandant notre carte d’identité? Chacun se défendait comme il pouvait. Je ne pouvais que leur dire que je n’étais pas Tutsi. Certains d’entre nous étaient sortis de la salle et tués.

De là où nous étions, nous entendions les miliciens qui partaient à Bisesero en chantant. A leur retour, certains, blessés, venaient se faire soigner ou se venger sur nous.

Nous sommes fin avril, il n’y avait plus beaucoup de Tutsi dans la ville et je n’avais pas d’autre plan. Arrive un jour un jeune homme, Canisius NYONSABA, Il fréquentait le grand séminaire de Nyakibanda, comme mon frère. Il me salue et me parle de mon petit frère qu’il connaît. Il m’enferme dans un placard en attendant de trouver une solution. J’y resterai une semaine. Une dame vient me rendre visite: c’est Médiatrice MUSENGEYEZU. Elle me dit qu’elle connaît mon frère Serge qui étudie à Nyamishaba où elle enseigne elle-même. Elle avait entendu dire que j’étais là. Canisius me demande de quitter l’hôpital et de me rendre près du lac où une pirogue m’attendra. Je trouve là un certain Pacifique qui se sentait menacé et qui voulait quitter le Rwanda. Retardée par la présence d’une barrière, je vais rater le départ de la pirogue.

Le lendemain matin, je manifeste ma présence aux religieux du couvent où je viens d’arriver et ils acceptent de me cacher après avoir vérifié mes dires. Je devrai attendre une semaine avant de pouvoir embarquer. J’ai pu alors traverser le lac jusqu’à l’île Ijwi avec un enfant de sept ans et deux passeurs qui avaient été payés par Canisius. C’était des Congolais qui parlaient en Kinyarwanda. C’était le 2 juin.

Réfugiée à la paroisse,  je rejoindrai Goma une semaine plus tard et me rendrai au camp de réfugiés de Gituku. Je retrouve là des connaissances de Gisenyi dont une famille amie. Après deux semaines, des gens m’aident à quitter le camp pour vivre dans de meilleures conditions. Ils me gardent dans un lycée avec des enfants de l’orphelinat de Nyundo. Je me fais soigner au dispensaire de Goma.

En juillet, des réfugiés arrivent en masse à Goma. Comme beaucoup de miliciens  sont là, je décide de rejoindre la ville de Gisenyi début août. J’arrive à Kigali vers le 14 août avec l’aide d’humanitaires. Voulant avoir des nouvelles de s gens qui m’avaient aidée, je retourne à Kibuye début 1995: je retrouve Médiatrice et Canisius. C’est alors que je rencontre Claude MUHAYIMANA pour la première fois. Son épouse ne me dit rien de lui mais m’informe de la façon dont mon départ a été organisé.

Revenue à Kigali, je travaille et me marie. Je quitterai ensuite le Rwanda car j’avais envie de m’éloigner de ce que j’avais vécu, je n’avais plus d’attaches au pays, je voulais venir en France où j’ai rejoint mon mari en mars 2001. Installée en Seine et Marne, je suis toujours en contact avec Médiatrice. Je rencontre Claude MUHAYIMANA en 2001/2002: il vient me rendre visite. Ses filles arriveront un peu plus tard. Médiatrice venait voir ses filles mais je constatais que les relations avec son mari se dégradaient.

Un jour que je rends visite à Médiatrice dans leur nouveau logement, Claude tarde à venir. Quand il arrive, il nous enferme dans une chambre. J’appelle alors la police. Il prétend que je l’ai agressé, il ne veut pas qu’on poursuive les génocidaires, prétend qu’il y a autour de lui des escadrons de la mort envoyés par Kigali. Depuis, je n’ai de contacts qu’avec Médiatrice. »

Le récit de Delphine s’arrête là. Sur question du président, elle tente de dire ce qu’elle sait de Claude MUHAYIMANA: il a du mal à dire la vérité, à dire ce qu’il pense. Il ne lui avait jamais parlé des problèmes qu’il avait avec sa femme. Monsieur le président lui apprend que l’accusé a des engagements politiques au sein du RNC[6].

Maître GISAGARA va alors l’interroger et lire des extraits de conversations téléphoniques qu’elle a eue avec Médiatrice au sujet de l’accusé.  Comme son amie lui apprend que Claude a été arrêté, elle lui avait dit: « Ce n’est pas la première personne à être arrêtée parmi les Interahamwe[7] de Kibuye. » Il lui reproche d’avoir conseillé à son amie d’en dire le moins possible. Le témoin est mal à l’aise. Elle aurait accueillie chez elle un Interahamwe en connaissance de cause!

Sur question du ministère public, le témoin reconnaît être allée au Kenya entre 1995 et 1997 où elle a croisé Claude MUHAYIMANA. Ce dernier prétend l’avoir sauvée et qu’elle a quitté le Rwanda pour fuir le nouveau pouvoir. Elle ne confirme pas, reconnaît que Médiatrice a été emprisonnée au Rwanda mais elle n’en connaît pas les raisons.

Maître MATHE va voler à son secours.  » Si vous aviez su que Claude MUHAYIMANA était un Interahamwe, vous ne l’auriez pas hébergé, n’est-ce pas? » Le témoin se contente de dire que Claude était le mari d’une femme qui l’avait sauvée; elle devait l’accueillir.

On en restera là.

La journée se termine par la lecture d’un certain nombre d’auditions de personnes qui ont été entendues par les juges lors de l’instruction.

Alain GAUTHIER

 

 

 

  1. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[]
  2. FPR : Front patriotique Rwandais[]
  3. voir Focus – Avril – juin 1994 : les 3 mois du génocide : L’ATTENTAT CONTRE L’AVION PRÉSIDENTIEL[]
  4. Charles TWAGIRA est visé par une plainte déposée par le CPCR le 30 novembre 2009. L’affaire est toujours à l’instruction. Lire également notre article de février 2018 : Affaire TWAGIRA: le médecin de Rouen revient sur le devant de la scène[]
  5. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY[]
  6. RNC : Rwanda National Congress, groupe d’opposition au gouvernement de Paul KAGAME.[]
  7. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[]

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