Procès Claude MUHAYIMANA: mardi 14 décembre 2021. J17

Matinée consacrée aux parties civiles[1]:

Le reste de la journée a été consacrée aux plaidoiries des avocats des parties civiles. Nous publierons ultérieurement celles que les avocats voudront bien nous communiquer.

 




 

Témoignage de monsieur Marcel KABANDA, ancien président de l’association IBUKA.

 

Témoignage de madame Dafroza MUKARUMONGI GAUTHIER, co-fondatrice du CPCR.

Je suis née au Rwanda, le 04/08/1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une famille d’éleveurs Tutsi. Une partie du berceau familial de mon père habitait la région de Nyaruguru à l’Ouest de Butare, dans l’ancienne préfecture de GIKONGORO. Nous étions des grandes familles qui habitaient les unes non loin des autres, beaucoup de tantes et oncles, beaucoup de cousins et cousines…

Mais très vite, et très tôt, la violence s’est invitée dans ma petite enfance.

Je me souviens de cet instant où mon père vient annoncer à la maison la mort du roi MUTARA III RUDAHIGWA, je devais avoir autour de 5 ans. Je vois les grandes personnes bouleversées et ma mère qui s’essuie les yeux… mais ce n’est que plus tard que je comprendrai la portée de cet événement…

Un deuxième événement, plus proche de nos familles, et qui doit se situer vers fin 1960, fut l’assassinat de mon instituteur de l’école primaire, à coups de hache, décapité, (on apprendra cela plus tard) : il s’appelait LUDOVIKO. Il était très aimé sur notre colline. Un voisin est venu souffler quelque chose à l’oreille de ma mère. Je la vois paniquée, catastrophée, déstabilisée, et cachant ses larmes…

Depuis cet assassinat, commence un exil et une dispersion de nos familles. Nous avons quitté notre colline et sommes allés habiter à côté de chez un de mes oncles avec d’autres membres de la famille. Un premier regroupement familial commençait.

Notre maison a été brûlée, nos biens pillés, je ne suis jamais retournée sur notre colline de RWAMIKO.

Dès la mort du Roi, nos familles ont été menacée surtout ceux qui travaillaient dans l’administration coloniale. Certains de mes oncles et leur famille ont fui le pays, d’autres ont été jetés en prison.

Et c’est en ces années-là, de 1959 à 1962, que nos familles tutsi de la région vont fuir en masse et se réfugier au Burundi. Nous habitions à peine à 20km de la frontière.

L’année 1963 fut une année meurtrière et sanguinaire dans notre région de Gikongoro. Au moins 20 000 morts. André RUSSEL, philosophe, parle du « petit génocide de Gikongoro» dans le journal Le Monde daté du 6 février 1964 :

« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis ».

A 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclat et où les églises sont devenues des lieux d’exécution et l’église de Kibuye, de Mubuga, en sont des exemples !

Suite à ces massacres de la région de Gikongoro, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déplacés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. C’était à l’époque une région habitée de bêtes sauvages, une région inhospitalière, sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins.

Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Il n’y a presque pas eu de survivants dans la région du Bugesera. Le génocide les a emportés en masse.

Nous avons été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays. Je suis allée en pension très jeune, de la 3ème à la 6ème primaire, chez les religieuses, avec d’autres enfants tutsi dont ma cousine Emma. Nos parents nous avaient mis à l’abri, pensaient-ils. Nous avons appris à nous passer d’eux très tôt, et trop jeunes, à nous passer de la douceur familiale. Nous avons grandi orphelins et nous nous contentions du minimum.

Nous étions des citoyens de seconde zone, nous Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ». Nous étions des étrangers chez nous.

Plus tard, après mes années de collège à Save, à 10 km de Butare, quand j’entre au Lycée Notre-Dame à Kigali à environ 130 km, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la Nyabarongo, au pied du Mont Kigali, nous devions descendre du bus pour y être contrôlés et présenter nos laisser-passer, nous, les Tutsi, au vue de notre faciès…. Cette opération pouvait prendre des heures … Nous étions insultés, voire brutalisés parfois, humiliés, et tout cela reste gravé dans nos mémoires.

Nous avons grandi dans cette ambiance de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous … ! Enfant, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, il fallait se taire, baisser les yeux, raser les murs…!

J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’Etat.  C’était la période des quotas.

Et, c’est en ce début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi après la période des pogroms de cette époque. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique, et autres emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.

J’entends encore notre mère nous dire, en ce début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard… Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité… Je me souviens de ces moments si tristes, si déchirants… à la nuit tombée, où il fallait partir très vite, sans se retourner, …!

Après notre départ, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune, un certain J.B KAGABO, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !

 

Je vous épargne le récit de ce périple en pleine nuit à travers les marais de la KANYARU, le fleuve qui sépare le Rwanda et le Burundi. Une traversée interminable en deux jours, où le groupe de nos amis de Butare, nous ayant précédés, n’aura pas cette chance : ils ont été sauvagement assassinés par les passeurs, ces piroguiers qui voulaient prendre leur maigre butin… Nous avons eu de la chance, les hommes de notre groupe étaient nombreux et nous avons pu regagner le nord du BURUNDI, près de Kirundo, au bord de l’épuisement, mais sans trop de dégâts. Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars, nous avons vu la mort de très près. Nos corps en portent encore les stigmates.

Un camp du HCR nous attendait avec ses bâches bleues comme seul abri de fortune.

Nous n’avons pas été accueillis les bras ouverts par nos frères burundais, je m’en souviens. Une vie d’exilée est une expérience unique dont on ne sort jamais indemne. Elle conditionne le reste de votre vie !

Après quelques jours au camp de KIRUNDO, un premier tri est effectué pour rejoindre la capitale Bujumbura. Je fais partie du voyage. Je ne resterai à Bujumbura que 7 mois, pour ensuite rejoindre mon frère aîné, réfugié en Belgique depuis le début des années 60. J’ai pu poursuivre mes études.

Nous nous sommes mariés en 1977 et je suis venue habiter en France.

De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les familles qui s’y trouvaient encore.

Notre dernier voyage en famille, à Butare, date de l’été 1989, notre plus jeune, Sarah, avait 1 ans. Au cours de cet été 89, nous avons profité de ces vacances à Butare pour visiter nos familles réfugiées au Burundi. Je me souviens encore de cet incident où lorsqu’on arrive à la KANYARU, au poste frontière avec le BURUNDI, la police des frontières va nous arrêter. Elle va laisser passer tous les véhicules, sauf le nôtre. Ils nous ont fait attendre une journée entière, avec nos jeunes enfants ! Nous avions des papiers en règle, des passeports en règle, tout était en ordre, mais ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans explication : j’étais révoltée ! Cela me rappelait mes années lycée au pont de la NYABARONGO, sauf que je n’étais plus seule, nos enfants subissaient sans rien comprendre !

Des anecdotes de cette nature sont inépuisables, sous la première et sous la seconde république !

La guerre éclata le 1er octobre 90 et nous ne pouvions plus visiter ma mère.

Les nouvelles du pays nous arrivaient de différentes sources, notamment par les rapports des ONG qui ont été évoqués dans cette Cour d’assises. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’homme sur place, comme Fidèle KANYABUGOYI et Ignace RUHATANA, ses amis, membres fondateurs de l’association KANYARWANDA. Mr GUICHAOUA a évoqué ici un voyage qu’il devait effectuer le 7 avril avec Ignace RUHATANA à KIBUYE, voyage qui n’aura pas lieu car Ignace a été assassiné au petit matin du 7 avril. Fidèle et la quasi-totalité des membres de KANYARWANDA subiront le même sort.

En cette fin février 1994, je pars seule au Rwanda voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse St-André. Mes cousins avaient une pharmacie. Canisius, et Geneviève, sa femme, avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 80 lorsque le président Habyarimana a incité les réfugiés Tutsi à revenir pour reconstruire le pays. Certains de nos amis et membres de nos familles sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Les survivants de cette époque se comptent sur les doigts d’une main.

Je me rends donc au pays, en cette fin février 94, ce fut « un voyage au bout de la nuit » ! J’arrive à Kigali le jour du meeting du MDR qui avait lieu au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade, c’était des bagarres entre milices de la CDR, du MRND, du MDR, et du PSD, mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les bouc-émissaires de toujours ! C’est une période où la RTLM était à l’œuvre, elle diffusait nuit et toujours ses messages de haine, et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.

A Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre motif si ce n’est être des complices du FPR !

En ces mois de février et mars, dans la ville de Kigali, des Tutsi ont fui dans les églises, et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs, comme au Centre Christus, le couvent des Jésuites. Beaucoup de nos familles et amis y ont trouvé refuge : ils y passeront quelques jours. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif.

J’évoque cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire exfiltrer ma famille, surtout les plus exposés, comme mon cousin Canisius, pour qu’ils puissent quitter Kigali !  Mais il était déjà trop tard… ! Moi, comme d’autres, nous avons échoué car Kigali était bouclée par toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi! La tension était à son maximum !

Tous les jours on subissait des provocations de miliciens, de gros pneus brûlaient à longueur de journée devant la pharmacie, des cailloux étaient jetés sur le toit de la maison. Je me souviens de la quinte de toux que cela provoquait chez ma mère avec cette épaisse fumée de plastique et d’hydrocarbures…

Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons. On ne sait jamais, disait-elle, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne ! Comme si cela pouvait éloigner les violeurs… !

L’insécurité était totale dans le quartier de St-André et ailleurs dans Kigali. Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il faut partir le plus vite possible, comme en 1973… « Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps » ! Elle ne se faisait plus d’illusion ! Par l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour… !

Moi, j’ai sauvé ma peau, mais pas eux !

Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais… Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques…! Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse St-André pendant la semaine qui a suivi mon retour.

Alain, mon mari, se met à alerter de nouveau : il écrit à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert ! Il ne sera pas entendu à l’image de l’appel de Jean Carbonare sur Antenne2 à l’époque du massacre des Bagogwe !

Le 6 Avril 1994, je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, le matin, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président Habyarimana. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison, je reçois un coup de fil d’une compatriote journaliste à RFI, Madeleine, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali, et de la famille de Cyprien RUGAMBA, un historien, ami de la famille. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre. Je connaissais bien Agathe jeune, nous étions sur les mêmes bancs au lycée notre Dame des CÎTEAUX et elle était de la région de Butare comme moi, on prenait le même bus pour venir au Lycée.

Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine était cette-fois ci en marche !

Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure de la concession. Ils devaient être autour d’une douzaine ou peut-être 14 car il y avait des amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation dans Kigali. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles LWANGA, en face, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent. D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 ainsi que la nuit dans l’église.

Le 08 Avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir. Presque le même scenario qu’à l’église de Kibuye et ailleurs dans le pays… !

Ma mère, Suzana MUKAMUSONI, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied des escaliers. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés, ils ne sont pas les seuls, d’autres victimes jonchent la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, la femme d’un cousin, un des occupants de la maison. Grièvement blessée, elle sera évacuée par la Croix Rouge sur Kabgayi. Elle est la seule survivante sur les 14 occupants de la maison.

Nous apprendrons que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri.  Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour- là, mes deux cousins en font partie.

C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a pu avoir au téléphone un des prêtres de la paroisse. Et c’est le Père Henry BLANCHARD, qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle ; je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.

Mes cousins seront tués plus tard. Canisius KAGAMBAGE sera fusillé à Nyamirambo, chez les frères Joséphites, où il avait réussi à se cacher, le 6 juin 1994 avec environ 70 autres Tutsi dont 5 religieux. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon.  Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, à quatre jours d’intervalle, avec la centaine de réfugiés de la paroisse St-André ! Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont beaucoup d’enfants. Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, comme à Kibuye. Les miliciens y ont mis des pneus et de l’essence et les ont brûlés. Et lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires ! Nous avons même été privés de leurs dépouilles.

Dans cette Cour d’assises, vous avez écouté des rescapés qui cherchent à savoir où se trouvent les restes de leur famille. Difficile d’entamer un travail de deuil !

Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, où nous avons dû partir précipitamment, mon mari et moi, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse St-André. D’après certains récits, le corps de ma mère pouvait se trouver dans celle-là avec ceux qui avaient été assassinés le même jour. Nous partons tous les deux pour Kigali sans nos enfants. L’ouverture de la fosse s’est faite en présence des familles venues de partout : du Canada, d’Afrique du Sud, des USA et partout ailleurs. Quelques rescapés de Nyamirambo, des membres de ma famille et amis proches étaient là également.

Ce sont des moments difficiles. Difficile de contenir ses émotions. Les cris pour certains, des hurlements ou des crises de nerfs pour les autres accompagnent chaque coup de pioche et de pelle pour ce rituel bien particulier. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir. Le pire est que chacun croit reconnaitre les siens. Chacun va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure…Des odeurs qui ne vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans votre cerveau !

De cette fosse de la paroisse St-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés, il s’agit d’un jeune joueur de basket de 20 ans, Emmanuel, je crois, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaitre, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14 : il semblait dormir d’un sommeil profond, la tête enfoncée dans ce sol rouge sableux de la paroisse. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de 7 ans, identifié par son cousin, grâce aux habits qu’il portait ce jour- là.

Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés à Reims pour les montrer à nos enfants !

En 1994, au Rwanda, les Tutsi n’ont pas été enterrés, leur corps dépecés ont été jetés vivants ou morts dans des énormes fosses, des énormes trous, dans des latrines, dans des rivières, dans le lac Kivu, mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces. Les Tutsi de Kibuye, des collines de Gitwa- Karongi, de Bisesero, de l’école de Nyamishaba, n’échappent pas à la règle.

Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Je pense souvent aux enfants de mon cousin Vianney, tué avec sa femme Christine, à REMERA, près de l’aéroport. Ce sont eux qui nous accueillaient lorsqu’on arrivait en vacances. Leurs cinq enfants seront jetés vivants dans les latrines où ils vont agoniser pendant une semaine en appelant des secours qui ne sont jamais arrivés ! Voilà le genre de récit que nous entendons dans les GACACA. La quasi- totalité de ma famille de Kigali a disparu avant le 20 avril.

Nos familles de Nyaruguru ont péri en masse à l’église de Kibeho et à celle de  Cyahinda et partout sur leurs collines.

Du côté de ma mère, dans la région de Butare, aucun survivant retrouvé à ce jour ! Des familles entières disparues à jamais, vous en avez entendu parler dans cette Cour d’assises par les survivants-rescapés !

Le génocide c’est la mal absolu. Le mal dont on ne guérit jamais.

Après le génocide pourtant, une seconde vie commence. Une vie bancale, à la recherche d’un nouvel équilibre. Une vie chaotique parfois, une vie en survie. Cette vie peuplée de souvenirs et de souvenances, elle est celle d’une « mémoire trouée ». Celle que le génocide nous a laissé en héritage, elle est celle de « l’abîme et du néant », celle d’un silence assourdissant. Notre première vie s’est arrêtée brutalement, un jeudi 7 avril 1994. Notre statut a changé avec cet héritage. Nous vivons dans un monde à part, un monde parallèle, comme tous les héritiers de cette histoire.

Le génocide nous a définitivement abîmés.

Pour ma génération marquée par 27 années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsabilité. Nous avons traversé toute cette période trouble de 1959 à 1994. Nous sommes les témoins de cette Histoire du génocide des Tutsi, nous sommes des passeurs de cette Mémoire, des passeurs de cette Histoire que nous allons léguer aux plus jeunes, aux générations d’après nous.

« IBUKA, souviens-toi »

Cette histoire, nous devons l’écrire à l’endroit pour leur éviter tant de souffrances, tant de traumatismes. Cette Histoire, je la partage aussi avec  l’accusé, Mr Claude MUHAYIMANA, sans haine, et sans esprit de vengeance, il est accusé du pire des crimes. Pendant ce procès, il a eu la parole, il a été écouté. Malade de la malaria pendant plus de deux mois, il ne sait pas ce qui s’est passé à Kibuye.

Aujourd’hui, dans cette Cour d’assises, nous représentons les absents, ceux qui seraient les plus à même de témoigner ne sont plus là, ils ne viendront pas à la barre pour réclamer justice. Nous avons une dette morale envers eux. Nous représentons aussi ces rescapés de la région de Kibuye, qui nous ont confié leur parole, blessés dans leur chair et dans leur âme, ce procès leur est destiné en premier lieu, pour leur reconstruction, pour leur deuil ! Ceux d’entre eux qui ont eu le courage de témoigner devant vous, dans cette Cour d’assises, ont partagé avec nous leur calvaire. Il n’est pas facile de raconter, car raconter c’est revivre, c’est replonger dans les vieux démons qui vous hantent toujours, vous les avez écoutés. Ils sont tous venus chercher « la Justice » disaient-ils.

La justice désigne le bourreau, elle désigne la victime, et chacun retrouve ainsi sa place. Cette Cour d’Assise réhabilite les victimes et honore la mémoire de tous ces disparus de la région de Kibuye. La justice les sort de ces « tombes sans noms », et leur donne une sépulture digne.

Les témoignages donnés devant cette Cour d’Assise sont une preuve indélébile de ce qui s’est passé à Kibuye. Nul ne pourra dire que cela n’a pas eu lieu. La justice est une pièce maitresse, une arme contre l’oubli, une arme contre le négationnisme, une pièce dans la reconstruction des survivants, des rescapés et de tous les Rwandais.

Dans cette Cour d’assises une occasion m’est offerte pour évoquer quelques-unes des victimes silencieuses de Kibuye, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifiées dans les charniers. Tous ces lieux martyrs, tout ce sang versé, le sang des innocents, ils n’avaient commis d’autre crime que d’être nés Tutsi.

Ferdinand KABERA : 65 ans

Déo IYAMUREMYE ; 23 ans

Aloys MUKESHIMANA : 2 ans

Christine MUKAMANA : 14 ans

Rose KAKUZE : 60 ans

Consolée MUNYAKAZI: 1 ans

Ignace HAGENIYAREMYE : 18 ans

Adèle NYIRAKAMONDO : 40 ans

Eric MUGENGA : 10 ans

Elias BUHANGA : 82 ans

Anathalie MUKAMANA : 3 ans

Anastasie BUGIRIMFURA ; 82 ans

Théo IMANIMURINDE : 4 ans

Samuel RUHUMULIZA : 70 ans

Jean Paul MUNYAKAZI : 7 ans

Béata MUKAYUHI : 28 ans

Jean HAVUGA : 67 ans

Immaculée MUKAMANA ; 11 ans

Charles KAGABO : 4 ans

Alfonse HAKIZIMANA : 25 ans

Jean GIHANGA : 12 ans

UWIMANA ; 20 ans

Marcel MUSHIMYIMANA : 4 ans

KAZUNGU : 40 ans

Marie UWIHORYE : 1 ans

Augustin BIVARA : 40 ans

Antoinette NDUWAMUNGU : 9 ans

Déo IYAMUREMYE : 23 ans

Agnès MUKAGATARE : 30 ans

KAYIRANGA Rubyogo : 7 ans

KAYIRANGA Matorosho : 5 ans

SIBOMANA Uziel : 2 ans

Stéphanie NYIRANGEZAHAYO : 54 ans

BAHATI : 18 ans

Vincent RUTAGANIRA : 20 ans

Aminadabu BIRARA : 68 ans, tué le 25 juin 1994 par une grenade. Il fut le chef de la résistance de Bisesero. Les massacres de Bisesero ont fait plus de 50 000 victimes : l’âge moyen était de 25 ans.

« N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas… » Primo LEVI

Mes remerciements vont à la Cour.

Mes remerciements vont à nos avocats, Alexandre KIABSKI, Nima AERI, Hugo MARCEL, Hubert DELERIVE et Louis-Marie MORIN qui ont porté ce dossier.

Merci aux membres du CPCR, qui portent ce travail avec nous : sans eux, rien n’aurait été possible.

A nos amis de Reims, qui se sont succédé pendant tout ce procès, à tour de rôle, discrètement, dans cette Cour d’assises et qui nous portent depuis 27 ans, sans jamais se décourager, !

Aux rescapés de notre famille au Rwanda, qui ont compris l’importance de ce travail indispensable, et exigeant.  Leur contribution, dès 1996, a été déterminante.

Ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidés à poursuivre ce travail de « Mémoire et de Justice ». Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous ! Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter, bien au contraire, ils nous ont entourés de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.

 

Témoignage de monsieur Alain GAUTHIER, président du CPCR.

Mon histoire avec le Rwanda commence en 1970, alors que je viens de terminer deux années d’études à la Faculté catholique de Strasbourg. Il est temps pour moi d’effectuer la période du service militaire. Depuis longtemps déjà, j’ai l’intention de l’effectuer dans le cadre de la Coopération. Je suis affecté au Rwanda, un pays qui m’est alors totalement inconnu. Je me rends à Save, une colline située à une dizaine de kilomètres de Butare, dans le sud du Rwanda.

Mon séjour va durer deux années scolaires: je suis professeur de Français au Petit Séminaire, sur une colline où de nombreuses écoles secondaires ont été construites. Ce fut pour moi un séjour riche d’amitiés, de relations sociales, d’engagements auprès de la paroisse où travaillent deux prêtres français et un prêtre espagnol: Henry BLANCHARD, originaire d’Ambierle (Loire), Joseph BILLAUD (Vendéen), Pedro SALA. Je tisserai avec eux et avec les professeurs rwandais des liens d’amitié solides.

Juillet 1972: c’est l’heure du retour. J’ai décidé d’entreprendre de nouvelles études et je m’inscris à la Faculté de Lettres modernes de Nice où je voulais retrouver des amies rencontrées deux ans plus tôt. Mon année de licence et ma Maîtrise, je la ferai à l’Université de Grenoble, mon université d’origine.

En août 1974, une jeune rwandaise originaire de Butare et que j’avais connue lors de mon séjour à Save, vient rendre visite au Père Henri. Comme j’habite l’Ardèche, pas très loin de la Loire, je réponds positivement à l’invitation du Père BLANCHARD alors curé de la paroisse Charles Lwanga, martyr de l’Ouganda, à Nyamirambo, quartier de Kigali. Ce sera le début d’une longue histoire qui dure encore.

Notre mariage se déroule en août 1977. Et pendant 13 ans, nous vivrons la vie classique d’une famille de trois enfants, Dafroza étant devenue Ingénieur chimiste et moi, d’abord professeur de Français puis directeur d’un Collège et d’un Lycée Professionnel. Jusqu’en 1989, nous nous rendrons assez régulièrement au Rwanda rendre visite à la maman de Dafroza restée à Cyarwa, proche du centre de Butare.

Le premier octobre 1990, le FPR[2] attaque le pays par le Nord. Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons plus nous rendre au pays. Ce n’est qu’en 1996, alors que le génocide des Tutsi a été perpétré, que nous prenons la décision de retourner au pays. D’avril à juillet 1994, le génocide des Tutsi a été perpétré, entraînant des bouleversements considérables dans notre petite vie rangée. Pendant les trois mois qu’ont duré les massacres, nous avons tenté d’alerter les autorités politiques françaises, les médias, pour dénoncer la situation au Rwanda où les autorités de notre pays avaient décidé de soutenir l’armée du président HABYARIMANA en déroute. Les accords de paix d’Arusha ne seront pas respectés, le multipartisme qui avait vu le jour voit les nouveaux partis d’opposition se scinder en deux: une partie reste fidèle à ses objectifs, une autre se rallie au mouvement PAWA, les extrémistes liés à la CDR[3].

Juillet 1996, correspond à notre retour au Rwanda, un pays dévasté où il nous est difficile de retrouver quelques rescapés du génocide. La famille de Dafroza a été en partie exterminée. Il va falloir reconstruire, tisser de nouveaux liens. C’est alors que nous commençons à recueillir nos premiers témoignages dans l’affaire MUNYESHYAKA, ce prêtre de la paroisse de la Sainte Famille à Kigali qui finira par bénéficier d’un non-lieu définitif en 2019, après plus de 20 ans de procédures judiciaires.

Présents au Procès dit des « Quatre de Butare » à Bruxelles, à notre retour, sur interpellation de nos amis  du Collectif belge, nous décidons de créer à notre tout, en France, le Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR)

Dans un premier temps, nous nous constituons partie civile dans les six dossiers déjà présents sur le bureau des juges d’instruction: Wenceslas MUNYESHYAKA, dans le diocèse d’Evreux, Sosthène MUNYEMANA , médecin à Villeneuve-sur-Lot, Laurent BUCYIBARUTA, ancien préfet de Gikongoro en résidence à Saint-André les Vergers, près de Troyes, Laurent SERUBUGA, ancien chef adjoint des FAR[4], un autre militaire, Cyprien KAYUMBA et Fabien NERETSE, que la France finira par extrader vers la Belgique où il sera condamné à 25 ans de prison en 2019[5]. Ce sera pour nous l’occasion de « réveiller » ces dossiers dont peu de juges s’occupent.

Après avoir déposé plainte contre madame Agathe KANZIGA, épouse HABYARIMANA en 2007, pendant les années qui suivront nous déposerons une trentaine de plaintes auprès du Pôle Crimes contre l’Humanité créé au TGI de Paris en 2012. Quatre non-lieux ont été prononcés, plusieurs personnes sont déférées devant la cour d’assises mais ont fait appel. La seule certitude à ce jour: le procès en assises de Laurent BUCYIBARUTA du 9 mai au 1 juillet 2022. Trois autres personnes ont été déférées devant la Cour d’assises mais ont fait appel: Sosthène MUNYEMANA (déjà cité), Eugène RWAMUCYO, un autre médecin du Nord et un ancien chef de gendarmerie, Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation, seul à être en détention provisoire après sa fuite au Cameroun.

A noter que si tant de dossiers croupissent sur le Bureau des juges, c’est parce que la France s’est fait une spécialité par la Cour de Cassation: toutes les demandes des extraditions en provenance du Rwanda ont été rejetées. Au nom de la compétence universelle, la France peut et doit juger ces personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide des Tutsi. Combien de temps faudra-t-il. Nous n’aurons bientôt que des vieillards à juger! Lenteur incompréhensible de la justice française à qui nous demandons sans cesse des moyens nouveaux pour accélérer les procédures.

Occasion m’est donnée de préciser ce qu’est le CPCR, une association qui s’est donné comme objectif de poursuivre en justice toute personne soupçonnée d’avoir participé au génocides Tutsi et qui vit sur le sol français au moment du dépôt de la plainte. Ni « chasseurs de Hutu », ni « bras armé du régime rwandais », ni « recruteur de témoins manipulés »…

La défense a souvent tenté de dénigrer notre travail, de contester notre pratique dans le recueil des témoignages, notre proximité avec les autorités rwandaises, politiques ou judiciaires. Leur virulence à notre égard dépasse parfois les bornes de la décence. Pour preuve, c’est extrait d’un livre commis par un avocat de la défense après avoir perdu trois procès d’assises:

« La partie civile qui compte au procès de Pascal SIMBIKANGWA (le premier condamné pour génocide en France en 2014 et 2016 en appel) on l’a dit, c’est le CPCR. Le Collectif est avalé par le couple GAUTHIER, les époux qui ne s’aiment qu’au travers du combat aveugle de la troupe des génocidaires. Je n’aime pas le CPCR. J’ai besoin de preuves pour détester. Depuis quatre ans, je ramasse les grossiers témoignages de leur haine, les viles réflexions de son fondateur, les élucubrations de leurs gentils accompagnateurs. Plus que tout, Le CPCR dénie toute humanité à l’accusé ainsi qu’à ses avocats. C’est un drôle de combat que de vouloir ressusciter les morts alors qu’on est incapable de respecter les vivants. Les autres associations suivent. Elles regardent les GAUTHIER avec les yeux de l’amour ». (In Un génocide pour l’exemple. Patrice EPSTEIN, page 153) Ouvrage à ne pas lire, une recension se trouve sur le site[6].

Rien d’étonnant à ce que de courageux internautes anonymes quelques peu touchés psychologiquement se laissent aller à leur tout à des menaces non voilées:  » On va vous marquer à la culotte pendant ce dernier procès que vous intentez aux innocents hutu exilés en France pour échapper à votre beau-frère dictateur Tutsi Paul KAGAME. Dommage que le CPCR et son milliardaire de président ait transformé une Cour d’assises en un Tribunal de famille (NDR. Allusion aux problèmes du couple MUHAYIMANA). Ils sont forts ces Tutsi et leurs beaux-frères blancs. »

En conclusion, un génocide, ce n’est pas trois mois de peur, de terreur, de souffrances indicibles de viols pour les rescapés. C’est toute une vie saccagée, des traumatismes qui vont se répercuter de générations en générations si nous n’y prenons pas garde. Fébronie, une cousine de Dafroza, rescapée de Kibeho et polytraumatisée pendant des années nous à quittés dimanche dernier à l’âge de 58 ans. Nous assurons toute notre amitié à son mari, Lionel, trésorier du CPCR jusqu’à ces derniers mois.

Mesdames et messieurs de la Cour, je ne vous demande qu’une chose: suivre ce que votre conscience vous dictera de faire. L’expérience que vous avez vécue vous marquera probablement pour le restant de vos jours. Soyez forts et, après cette épreuve, retrouvez la joie de vivre avec les vôtres en ces jours de fêtes qui arrivent.

Je vous remercie.

Le reste de la journée a été consacrée aux plaidoiries des avocats des parties civiles. Nous publierons ultérieurement celles que les avocats voudront bien nous communiquer.

 

Plaidoirie de maître Mathieu QUINQUIS, avocat de la LICRA.

Procès de Claude MUHAYIMANA

Cour d’assises de Paris – 14 décembre 2021

Depuis quatre semaines, nous sommes plongés dans les abîmes de l’année 1994. Assis derrière les témoins qui s’avancent à cette barre, me reviens depuis ces quatre semaines en mémoire un poème. Un poème d’Henri Michaux, publié en 1946, qui dit ceci :

Année

année maudite

année collée

année-nausée

année qui en est quatre

qui en est cinq

année qui sera bientôt toute notre vie

[…]

Année, année, année que nous ânonnons sans fin

compagnons de la cendre

des débris calcinés

poursuivis de plis

poursuivis de plaies

A quand ton vin?

Singeuse de grandeur

mal balancée

balancée de ci de là

d’ici à là…

Et s’échappera-t-on jamais de toi?

« Et s’échappera-t-on jamais de toi ? » Depuis quatre semaines, beaucoup ici ont parlé de « rescapé ».  Je me demande si ce terme peut être justement employé. Le rescapé est celui qui « échappe à ».

La succession de témoignages à cette barre confirme à l’inverse qu’on ne parvient jamais à s’échapper d’un génocide. Je n’ai pas vu de rescapés, je n’ai vu que des survivants.

Chacune des victimes, chacun des survivants, a démontré qu’on reste enferré à jamais dans le génocide. Chacun d’entre eux est enchainé à sa douleur, à sa peine et transporte avec lui le vide de famille décimées.

Parmi tous ces témoignages, je me souviens plus particulièrement de celui de Providence RWAYITARE[7].

Je me souviens du rythme de son récit. Haletant, essoufflé quand il s’agissait de raconter ces longues journées, ces longues nuit d’avril à juin 1994.

Je me souviens du calme qui survint, soudain, quand elle l’a achevé en disant : « A partir de là c’était la fin de tout ça pour moi. Je suis retournée à Kigali en octobre et la vie a continué. »

 * * *

Monsieur le Président,

Madame, Monsieur de la Cour,

Mesdames et Messieurs les jurés,

Je représente ici la LICRA – Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme

Cette association est ancienne. Elle a été créée en 1927, en marge d’un procès injuste, à l’initiative du journaliste Bernard LECACHE. Elle a été créée pour la justice et la dignité.

Quelques années plus tard, face aux menaces nazies et antisémites, elle a été contrainte d’étendre son action à la lutte contre le racisme et toute les discriminations.

Nul n’aurait cru à cette date là qu’il fallait encore, 95 ans après sa création, qu’elle vienne à cette barre défendre les valeurs universelles qui nous lient tous.

Que vient faire la LICRA dans ce procès ?

Nous n’avons pas directement vécu ce génocide, nous ne représentons aucun survivant.

Nous sommes ici parce qu’au fil des années, la LICRA a acquis une expérience essentielle de sa participation ancienne aux procès pour génocide et crime contre l’Humanité.

Joseph Kessel, qui en est des fondateurs et membre d’honneur, était déjà à Nuremberg pour relater ce qu’il s’y jouait.

Depuis cette date, nous avons participé à de nombreux procès de ce type, à commencer par l’ensemble des procès intéressant le génocide des Tutsi du Rwanda.

De cette expérience sont nées trois convictions que je veux aujourd’hui vous exposer.

La première de ces convictions est que le génocide est un crime intrinsèquement raciste.

Contre les arméniens, contre les juifs d’Europe, contre les Tutsi du Rwanda, les logiques sont chaque fois identiques.

Désignation d’un ennemi.

Stigmatisation de parias.

Extermination d’un groupe tout entier.

Retenez ceci, le génocide est l’idéologique raciste en action dans son expression la plus fatale.

Le génocide des Tutsi du Rwanda n’a pas surgi de nulle part.

Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé, dès les années cinquante, sur :

  • Un conditionnement des esprits,
  • Une mécanique de la haine et de la détestation,
  • Une volonté d’établir un ordre politique raciste,
  • La transformation des préjugés en armes et de la haine en crimes.

Ici, comme ailleurs, les mots sont devenus des actes.

Les mots ont progressivement construit, structuré, raffiné les massacres à intervenir.

Alors, de cette façon, le génocide n’est pas la fureur d’un accès de folie, c’est au contraire la mise en œuvre d’une gamme de violences qui visent une efficacité réelle et symbolique.

Efficacité réelle parce que, Patrick de Saint-Exupéry vous l’a expliqué, le rendement – le mot n’est pas mal choisi, sa brutalité renvoie à celle des actes commis, le rendement donc du génocide des Tutsi dépasse largement celui qu’on a pu connaître lors de celui des Juifs d’Europe.

Efficacité symbolique par que, Hélène Dumas l’a expliqué, la sauvagerie déployée « était un moyen de rechercher dans le corps de l’autre, à travers son corps massacré, la différence recherchée ».

Il a fallu trouver dans l’autre, l’autre qui était un voisin, un ami, un collègue, parfois même un membre de sa famille, la différence fantasmée.

Il a fallu aller très loin, très très loin, pour « animaliser » l’autre et espérer faire apparaître son altérité. Celle-ci n’est apparue que dans le massacre, dans la négation de ce qu’était les Tutsi du Rwanda.

La deuxième de nos convictions est qu’il n’existe pas de petits coupables.

Ce procès a commencé avec une petite musique, une petite cantate jouée sur les bancs de la défense :

« Le petit chauffeur de Kibuye devenu cantonnier à Rouen »

« Le petit chauffeur de Kibuye devenu cantonnier à Rouen »

Derrière cette idée, apparaît en réalité la volonté de vous faire faire la part des choses entre ce qui seraient des grands et des petits coupables.

Les grands seraient ceux qui ont pensé le génocide, qui l’ont institué puis organisé. Les petits seraient qui l’ont exécuté ou y ont contribué.

Cette distinction est artificielle.

D’abord, parce que le droit, la jurisprudence, d’autres juridictions avant vous, ont  largement répondu à la question de savoir « à quelles conditions, est-il justifiable, justifié et juste de tenir chaque individu qui participe à un génocide personnellement et criminellement responsable de ce crime collectif ? »

 Ensuite, parce qu’un génocide c’est autant une préparation qu’une perpétration.

Un génocide c’est une organisation, un plan concerté, bien sûr.Mais c’est aussi une multitudes d’actes de mort, des meurtres, des assassinat, des viols, des massacres de masse.

Dans cette entreprise, chaque élément se répond, s’alimente, se nourrit.

Dans cette entreprise, chaque maillon est essentiel.

Tous sont nécessaires, aucun n’est suffisant.

Tous sont nécessaires.

Aucun n’est suffisant.

Ici des témoins sont venus répéter pendant plusieurs jours que sans les chauffeurs, les tueries auraient été ralenties, limitées, entravées. Que les interahamwe, que les miliciens, que les gendarmes n’auraient pas pu atteindre aussi facilement les collines de Bisesero, de Karongi ou de Gitwa. Ils disent tout qu’il y aurait eu moins de morts, moins de blessés.

Ne vous y trompez pas, en distinguant le petit et le grand coupable, la défense cherche à vous amener sur le terrain de la contrainte.

Elle veut vous faire dire qu’en réalité, petit  Claude MUHAYIMANA a été contraint par quelques grands.

Il y a dans cette défense un paradoxe. Mon confrère du Collectif des parties civiles pour le Rwanda en a parlé, on ne peut pas sérieusement soutenir « je n’ai rien fait, mais par ailleurs ce que j’ai fait j’y étais contraint ».

Vous n’avez pas l’historique de tout ce dossier, mais je dois vous le dire. Cet argument est récent. Il n’a émergé qu’opportunément, en fin d’instruction, comme ultime point de fuite.

Quoi qu’il en soit, cet argument n’est pas sérieux.

Claude MUHAYIMANA vous dit ne pas avoir pu s’opposer parce qu’il avait peur. En réalité il n’évoque une crainte diffuse, une inquiétude.

Claude MUHAYIMANA vous dit qu’il n’a pas refusé parce qu’il était menacé. Le dossier ne compte aucune trace de pression.

Claude MUHAYIMANA vous dit « ceux qui refusaient étaient tués ».

Il évoque pour la première fois ici à l’audience le cas d’Augustin, chauffeur de l’hôpital, qui aurait été tué. Personne n’en a pourtant jamais parlé.

Il évoque le cas de Alphonse KALISA, dont la seule évocation donne une version différente de sa disparition.

Par ailleurs, contrairement à ce qu’il prétend, d’autres ont refusé ; plusieurs témoins sont venus le confirmer ici, devant vous.

Et si jamais vous deviez encore en douter, des études, des scientifiques, des historiens sont venus objectiver la question.

Nous avons produit un extrait du livre de Florent Piton au cours de cette audience. On y lit notamment :

« Le génocide n’est pas plus le résultat d’une obéissance aveugle à l’autorité que d’une fureur spontanée. De même que les autorités mettent en avant leur incapacité à contrôler le chaos et la colère populaire, les génocidaire ont tout intérêt à insister sur la contrainte qui provoque leur passage à l’acte. […] D’après une enquête auprès de 300 rwandais répartis dans tout le pays, Omar MacDoom a demandé ce qui pouvait arriver à ceux qui refusaient de participer aux attaques : dans les deux tiers des cas, les personnes interrogées répondent qu’il ne leur arrivait rien, un pourcentage d’ailleurs plus élevé chez les enquêtés Hutu que chez les enquêtés Tutsi. »

Vous ne suivrez donc pas la défense sur ce terrain.

La troisième conviction que nous avons acquise est que les procès sont des outils de justice et de mémoire.

Je vous parlais précédemment de Joseph Kessel, membre d’honneur de la LICRA. Il écrivait dans France-Soir, dont il était l’envoyé spécial au procès de Nuremberg, que ce procès avait pour but :

« […] de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc. »

 Sur les bancs de la partie civile, on est revenu sur cette idée.

Sur les bancs des parties civiles, nous avons cessé de placer nos attentes et nos espoirs entre les mains des criminels qui comparaissent.

Ce sont entre vers les témoins, les victimes que nous nous tournons entièrement.

Monsieur le Président, Madame, Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est aussi vers vous que l’on se tourne aujourd’hui.

Bien sûr, le travail de ce procès est de juger Claude Muhayimana. Mais à travers lui, sans instrumentaliser le procès, il s’agit aussi d’œuvrer contre l’oubli.

Lors d’un précédent procès, un confrère représentant la LICRA avait justement affirmé que « le contraire de l’oubli, ce n’est pas que la mémoire, c’est aussi la justice ! ». C’est aussi la justice

* * *

Malgré la monstruosité des actes commis, le génocide des Tutsi et Claude Muhayimana ont des figures humaines. C’est d’ailleurs parce que les actes commis sont monstrueux que le génocide appartient atrocement à l’histoire humaine.

Un dramaturge sud-américain disait alors à ce sujet : « Il n’y a pas d’histoire silencieuse. Qu’on la brûle, qu’on la brise, qu’on raconte n’importe quoi dessus, l’histoire humaine refuse de se taire. »

A travers votre arrêt, vous serez les porte-voix de cette histoire humaine.

Examinez-la et condamnez ce qui doit l’être.

Nous, nous avons fait notre travail.

Nous vous avons raconté cette histoire.

Nous vous avons apporté le récit.

Aujourd’hui nous vous la remettons.

Rendez-lui justice !

 

 

  1. voir également dans la revue de presse le reportage de Rwanda TV:

    []

  2. FPR : Front patriotique Rwandais[]
  3. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[]
  4. FAR : Forces Armées Rwandaises[]
  5. Lire notre article de décembre 2019: Fabien NERETSE condamné à 25 ans de réclusion[]
  6. Pour vous éviter de lire « Un génocide pour l’exemple » de Fabrice EPSTEIN[]
  7. Lire l’audition de Providence RWAYITARE, rescapée du Home Saint-Jean et de l’église de Kibuye. Témoin citée par le CPCR.[]

Lire aussi

Procès en appel HATEGEKIMANA : mercredi 20 novembre 2024. J12

Auditions de Lameck NIZEYIMANA, Alfred HABIMANA, Hamza MINANI, Marie-Claire et Immaculée KAYITESI (parties civiles). Interrogatoire de l’accusé.